Se mourir, être mort
1Corneille a beau s’enorgueillir, dans l’examen de Mélite, d’avoir résolument écarté les « Valets bouffons » au même titre que d’autres « Personnages ridicules » (Corneille, La Place Royale, 2001, p. 184), il livre ensuite avec Cliton l’une des incarnations les plus mémorables de ce type traditionnel. Un trait burlesque particulièrement accusé de Cliton, dans La Suite du Menteur, est sa tendance à dramatiser l’insignifiant, et plus précisément à faire de n’importe quel déboire une mort authentique, par une hyperbole cocasse, et malgré l’incongruité patente d’un tel thème dans le genre comique. Ainsi, à l’acte IV, désireux d’écarter l’importun Philiste pour favoriser les projets de son maître, il s’éloigne et se prétend agressé : « On m’égorge, on me tue. Au meurtre ! » (IV, 3, v. 1441-1442) L’affaire semble grave, au point que surgit cet énoncé paradoxal, dont l’existence même invalide objectivement le propos : « Je suis mort. » (v. 1445) À moins d’être insincère dans ses propos, autrement dit d’enfreindre délibérément la « maxime de qualité » (Grice, 1979, p. 57-72), il faut en principe être mort pour se déclarer mort. Mais bien entendu, seul un vivant peut prononcer la phrase qui le déclare mort : la contradiction entre l’énoncé et l’énonciation saute aux yeux, ce qui contraint le récepteur à interpréter la phrase en termes d’hyperbole (amplification d’une simple blessure) ou de métalepse (anticipation d’un moment objectivement ultérieur). Cliton prouve la fausseté de ce qu’il dit en le disant, puisqu’en dehors des rêveries imaginaires de la prosopopée ou du fantastique, voire des croyances du spiritisme, un mort ne saurait prendre la parole. « On peut se demander comment le récit pourrait émaner du mort lui-même », écrit Frédéric Weinmann pour définir l’étrange genre de l’autothanatographie (Weinmann, 2018, p. 13). « L’affirmation de ma propre mort renferme une absurdité intrinsèque », ajoute-t-il (p. 19). Ce qui est dit ne devrait pas pouvoir se dire, en tout cas pas à la P1 : seule une parole autre peut légitimement dire ma propre mort à partir du moment où elle se manifeste. Dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) on trouve au sujet du verbe mourir l’exemple banal il est mort de fievre1 ; on y chercherait en vain l’énoncé piquant mais obstinément déroutant *je suis mort de fievre.
2L’évidence objective, en dehors des rêveries ou des jeux stylistiques dont regorge la littérature, c’est qu’aucun mort ne saurait nous parler d’outre-tombe : toute parole est vivante. De là, on le conçoit, l’éternelle et irréductible impossibilité de savoir ce qu’est précisément la mort, où l’on peut voir « l’inconnaissable par excellence ». « Nous ne sommes pas plus avancés que l’homme de Néanderthal quant à la connaissance de “la mort” », constate de même Michel Picard sur un ton désabusé (Picard, 1995, p. 24). Cela tient à une cause purement empirique, très simple et très forte : aucune personne qui l’a éprouvée ne peut livrer son témoignage, et l’autothanatographie conservera toujours sa dimension fantasmatique. Le mystère, on le devine, se charge souvent d’angoisse. La religion, il est vrai, aspire à apporter de la sérénité en présentant la mort comme l’accès à une nouvelle vie : le christianisme, fondamentalement, est « une négation de la mort » (Dupouey, 2004, p. 150) – ou un déni, du point de vue des sceptiques. En ressuscitant, le Christ opère l’inconcevable : il tue en quelque sorte la mort, puisqu’il en dément le caractère définitif qui en est l’essence même. « Il terrasse la mort », écrit en toutes lettres Jean de La Ceppède (Rousset, 1988, t. II, p. 126) Admettre qu’il y a quelque chose après la mort, une autre vie et une autre parole, c’est magnifique et dérisoire tout à la fois. Car Pascal nous rappelle fortement que la foi ne peut pas se prouver, ni par conséquent se transmettre : c’est une confiance aveugle qui engage le cœur en ce qu’il a de plus intime ou de plus intuitif.
3Il suffit d’ouvrir le Manuscrit trouvé à Saragosse pour trouver une confirmation explicite de cette incompatibilité irréductible entre ce qui est dit et le fait de le dire : « Puisque j’ai l’honneur de vous raconter mon histoire, vous jugez bien que je ne suis point mort du poison que j’avais cru prendre. » (Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, [1805] 1993, p. 125) La négation syntaxique rétablit la possibilité de la profération. Même une parole sur la mort implique la vie pour se réaliser. Il n’y a objectivement de langage qu’en deçà du cap fatidique et irréversible, qui impose instantanément un silence éternel. De fait et sans surprise, dans La Suite du Menteur le démenti du prétendu meurtre tombe rapidement, et la situation triviale où Philiste trouve Cliton évoque simplement les maladresses et les élucubrations d’un ivrogne : « Je l’ai rencontré seul tombé sur des plâtras. » (IV, 7, v. 1504) On pourrait alors retourner contre Cliton la pointe ironique qu’il décochait finement à Dorante dans Le Menteur : « Les gens que vous tuez se portent assez bien. » (IV, 2, v. 1164) Cliton se porte bien lui-même pour un prétendu cadavre : la mort, de toute évidence, n’est que le prétexte de la farce et non une situation authentiquement tragique. Freud dirait sans doute qu’il s’agit alors d’humour plutôt que de comique : ce qui peut sembler triste et effrayant au premier regard s’avère finalement cocasse, d’où la neutralisation de l’émotion virtuelle, cette « économie d’une dépense d’affect » que Freud s’applique à décrire en termes purement économiques (Freud, [1905] 1988). Louis Rivaille disait déjà, dans un langage moins technique : « ce qui, normalement, devrait émouvoir, devient, à cause de certaines circonstances, comique. » (Rivaille, 1936, p. 177)
4Or le fait n’est pas isolé. Cliton opérait déjà une telle distorsion du discours sur la mort dès l’ouverture de La Suite du Menteur. On le sait persuadé de la vénalité de la justice, ce que rappelle un piquant enthymème : « Vous êtes prisonnier et n’avez point d’argent. / Vous serez criminel. » (I, 1, v. 149-150) C’est dire quelle importance décisive il accorde à la somme d’argent qu’apporte Lyse, seul moyen efficace selon lui d’obtenir un verdict favorable. Les tergiversations de Dorante qui, au lieu d’accueillir avec enthousiasme les cent pistoles, semble vouloir les refuser au nom de la politesse, paraissent alors tout à fait incongrues à ce personnage pragmatique, voire trivial, qu’est Cliton. Ne pas tendre la main serait une attitude suicidaire et incohérente de la part de son maître. Surgit alors une réplique qui produit un effet comique immédiat par la disproportion manifeste entre une cause dérisoire et une conséquence extrême : « Je me meurs, je suis mort. » (I, 2, v. 197) Là encore, la réfutation du paradoxe ne tarde pas, et prend la forme d’une résurrection miraculeuse, transposition burlesque de celle du Christ : « Je suis ressuscité, prêt ou don, ne m’importe. » (v. 199) À l’en croire, Cliton meurt d’attendre, mais d’une mort paradoxalement éphémère : le moindre délai apporté à l’acceptation des cent pistoles lui apparaît comme insupportable, incompatible avec l’espoir, donc incompatible avec la vie. On ne peut en toute justice, cependant, lui reprocher sa cupidité, puisqu’il songe avant tout aux intérêts de son maître, ce qui après tout n’est pas sans mérite de sa part. S’il pense avec les mains pour ainsi dire, s’il aime à ce point les choses concrètes et tangibles dont on peut se saisir, c’est qu’il en connaît l’efficacité et qu’il en mesure la nécessité, par contraste avec le doux rêveur ou l’idéaliste charmant et immature que reste, à sa façon, Dorante.
5Cliton se proclame donc mort à deux reprises dans la pièce, mais l’occurrence de l’acte I est plus riche et stimulante que celle de l’acte IV : c’est qu’elle articule deux propositions, dont la première peut sembler banale (je me meurs) mais dont la seconde est irréductiblement paradoxale du fait de l’emploi de la P1 (je suis mort). Dire qu’on se meurt est linguistiquement cohérent : l’imminence de l’événement qui bloquera à jamais la parole peut se dire sans absurdité au présent d’énonciation. La seconde proposition, en revanche, ne peut être prise au pied de la lettre et impose une interprétation figurée : si Cliton était réellement mort, il ne pourrait le dire. L’illustre raisonnement d’Épicure sur l’incompatibilité entre la mort et la conscience peut aussi se formuler en termes purement linguistiques. Tant que la mort est à venir, elle accède au langage ; quand elle est là, l’énonciation devient impossible. Le dédoublement de la phrase juxtapose donc deux situations chronologiquement très proches et ontologiquement très éloignées. Ne nous laissons pas leurrer par la contiguïté temporelle, qui masque une différence si radicale qu’on peut parler d’antonymie entre les deux propositions. Se mourir, précise l’Académie française en 1694, signifie simplement « estre sur le point de mourir », ce qui est absolument différent de « mourir » : jusqu’au dernier souffle, l’agonisant est pleinement vivant aux yeux d’un biologiste. Un instant infime peut séparer l’annonce et la survenue de la mort : mais à lui seul cet instant change tout, immédiatement et à jamais. Les deux propositions sont linéairement proches dans l’agencement de la phrase, et pourtant un abîme sépare les deux situations ainsi décrites. Se mourir, c’est s’approcher de la mort ; mais s’approcher de la mort, c’est encore être vivant. Le pourtour est extérieur. Paradoxalement, être presque mort signifie donc n’être pas du tout mort. De tels prédicats, on le conçoit, ne sont pas gradables. L’incompatibilité de la vie et de la mort, n’en déplaise au chat de Schrödinger, est inscrite dans les structures mêmes de la langue.
6On se doute que ce dédoublement du discours sur la mort, qui dissocie l’imminence et le fait, la virtualité et la réalité, les prémices et le référent, n’appartient pas en propre à Cliton. Il s’inscrit au contraire dans un ample discours collectif qui traverse le temps et se retrouve, plus ou moins à l’identique, sous d’autres plumes. Tout un arrière-plan littéraire et culturel affleure ainsi. C’est la juxtaposition immédiate de se mourir et mourir qui fait surgir le cliché ou « stéréotype d’expression » (Molinié, 1997, p. 127), dont l’appréhension est relationnelle ou syntagmatique : prise intrinsèquement, chacune des deux propositions peut sembler esthétiquement insignifiante, mais leur confrontation concrète crée l’effet de style. L’occurrence attestée la plus célèbre de ce diptyque virtuel est la phrase tétanisante, souvent citée et souvent imitée, que prononce Bossuet en 1670 : « Madame se meurt, Madame est morte ! » (Bossuet, « Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre », [1961], 2004, p. 171) S’articulent ici un cri de terreur (face au drame imminent) et un cri de désespoir (face au drame effectif) : tout se joue entre les deux propositions, où expire le souffle. La première proposition autorise encore le maigre espoir d’un prolongement, la seconde l’exclut à jamais. L’attente est déjà terrible, le constat est brutal et définitif ; associée à l’avenir, même effroyablement proche, la mort n’est pas aussi radicale que quand elle est rattachée au passé, que rien ne saurait altérer. Ainsi se combinent, pour ainsi dire, le tragique et le pathétique, ou si l’on préfère l’inéluctable et l’irréversible. La phrase de Bossuet est l’archétype du cliché, l’hypotexte central qu’on décèle en filigrane derrière bien d’autres versions de la même configuration stylistique.
7Mais bien avant Bossuet, Pierre Motin s’exprimait déjà précisément dans les mêmes termes au sujet de l’agonie du Christ : « Il se meurt, hélas ! il est mort. » (Rousset, 1988, t. II, p. 140) Le jaillissement de l’interjection traduit la brusquerie d’une réaction affective face au spectacle déchirant : mais faut-il la rattacher à la mort effective ou aux instants qui la précèdent ? L’hésitation semble irréductible. Le jeu sur l’aspect verbal saisit l’accomplissement en cours du procès, qui est présenté comme en voie de réalisation puis comme définitivement acquis, comme si l’on assistait au drame en direct en déployant linéairement le vers. Les mots représentent, au sens strict du terme, des faits révolus. Quand retombe la voix, tout est fini : mais, on le devine, la vie renaîtra bien vite de ses cendres par le biais de la foi chrétienne. L’essence même du christianisme est la remise en cause du caractère fataliste que les structures de la langue associent en principe à l’aspect accompli.
8Dira-t-on que le cliché est daté et qu’il ne s’actualise que dans des textes du xviie siècle ? Ce serait méconnaître la prégnance des paradigmes culturels, l’ombre portée que projettent fantomatiquement les phrases célèbres sur d’autres phrases. Il convient d’élargir la perspective, puisque ce discours collectif semble se répercuter jusque dans des productions contemporaines. Au xxe siècle, Gilbert Cesbron écrit encore sur le même ton : « La banlieue se meurt, la banlieue est morte, morte sous nos yeux2. » (Cesbron, 1974, p. 9) La personnification permet de transposer sur un référent inerte le discours ancestral sur l’irruption de la mort. La critique littéraire, dont l’expression est en principe plus sobre, à des fins de crédibilité scientifique, utilise pourtant parfois les mêmes procédés puisqu’on lit sous la plume de Louis Rivaille : « Dans La Galerie du Palais, la farce se meurt ; elle est morte, dès La Suivante, et ne reparaîtra pas dans La Place Royale. » ((Rivaille, 1936, p. 196) Même la culture populaire, a priori plus fruste dans ses ambitions, a parfois recours à ce type de formules codifiées, puisqu’on entend à la fin d’une chanson de Claude François ce gémissement accablé : « L’amour se meurt / L’amour est mort » (Cesbron, 1974, p. 9)
9Se met ainsi en place, d’une occurrence à l’autre, quelque chose comme un discours partagé, impersonnel par la force des choses, ténu mais frappant, dont l’évidente codification n’empêche pas une certaine justesse, voire une certaine profondeur. On pourrait dire, en termes structuraux, que toutes ces variations sur le même cliché combinent un invariant (l’organisation phrastique) et une variable (le sujet des verbes). Le double prédicat semble pouvoir s’appliquer avec le même naturel à d’innombrables thèmes. La régularité de l’agencement se prête en outre à des variations de ton considérables : la formule est tantôt déchirante, tantôt burlesque, selon que les circonstances sont objectivement graves ou légères. Au demeurant les linguistes ne cessent de rappeler que même la répétition exacte d’une phrase produit toujours des énoncés différents : on peut reproduire à l’identique des mots, jamais l’événement de la prise de parole. L’interprétation de mourir est tantôt littérale, tantôt métaphorique, et le référent du sujet n’est donc pas nécessairement animé. L’énoncé est généralement double, mais la structure reste virtuellement ouverte et une troisième proposition peut librement être ajoutée. La juxtaposition semble l’emporter nettement sur la coordination, même s’il faudrait idéalement un relevé plus copieux pour en juger. Du fait de l’absence de conjonction, la confrontation immédiate des deux situations radicalement différentes apparaît comme plus brutale ou plus saisissante encore : c’est toute la suggestivité de l’asyndète qui est ici en jeu. Mais l’essentiel reste la configuration rigide des formes verbales, le polyptote se déployant toujours dans le même ordre linéaire, pour d’évidentes raisons référentielles : forme pronominale, puis forme non pronominale. Dire il est mort, il se meurt, ce serait aussitôt produire un hysteron proteron pour le moins piquant, à la limite de l’agrammaticalité si l’on admet qu’en principe la disposition physique des propositions suit mimétiquement et en toute transparence la chronologie des événements. Partout le présent de l’indicatif s’impose, comme pour faire imaginairement coïncider le déroulement d’un procès objectivement antérieur et le moment de la prise de parole ; un rêve d’hypotypose traverse donc sourdement les textes.
10La différence majeure et décisive entre toutes ces occurrences et la phrase de Cliton, c’est le rang personnel utilisé. Le recours à la P3 n’a rien de paradoxal : rien ne m’empêche empiriquement de dire la mort d’autrui au moment même où elle survient. C’est ma propre mort que je ne puis dire au présent, et a fortiori au passé, à moins de mentir ou d’affabuler. La version de Corneille est nécessairement plus audacieuse en ce qu’elle ajoute au dédoublement usuel des propositions la « contradiction performative » (Weinmann, 2018, p. 19) dont se nourrit l’autothanatographie. Cette originalité ou cette incongruité fait tout le sel de la phrase, qui force le sourire quand celle de Bossuet étreint le cœur.
11Ce contraste grammatical est étroitement lié à un mécanisme psychologique plus général. On a dit et répété que la mort à la troisième personne (celle des hommes en général) peut se penser sans grande difficulté, mais que la mort à la seconde personne (celle d’un proche) se rapproche déjà de l’inconcevable, et que la mort à la première personne (la mienne) se dérobe à toute possibilité de pensée frontale ou transparente. « La mort, chacun sait cela, est quelque chose qui n’advient qu’aux autres », ironise plaisamment Vladimir Jankélévitch (Jankélévitch, 1977], 2017, p. 22). Je peux voir la mort d’autrui, même si je suis mal à l’aise de m’identifier plus ou moins consciemment à lui ; mais ma propre mort est un spectacle insoutenable pour ma conscience, de même que les rayons du soleil, quand ils ne sont pas estompés par un filtre, brûlent douloureusement la rétine3. « Il m’est impossible de la penser », observe en toute sincérité Michel Picard (Picard, 1995, p. 254). C’est philosophiquement faux pour la mort in abstracto, c’est psychologiquement vrai pour son application à ma propre personne. Tout cela est bien connu.
12Mais on a sans doute moins fait observer que ce problème psychologique a aussi une manifestation purement linguistique. Je peux dire sans inconséquence je mourrai, et même je vais mourir. Après tout, comme chacun sait, l’un des enjeux majeurs de la poésie dite « baroque » est précisément la pleine prise de conscience de ce memento mori lancinant qui veut me contraindre à superposer intimement les personnes et les périodes, par une double énallage, autrement dit à me reconnaître dans un sort objectivement extérieur et ultérieur : « Vois comme je suis morte et comme tu mourras » (Pierre de Saint-Louis : Rousset, 1988, t. II, p. 144). Mais comment dire je suis mort autrement que par une projection imaginaire, par contraste avec le caractère trivial ou purement descriptif de tu es mort ou il est mort ? À la P1, la phrase semble se gripper si l’on donne leur pleine valeur aux mots et aux formes grammaticales. Comment parler au présent ou au passé d’un événement qui échappe au langage dans sa réalité intrinsèque, puisque sa première manifestation est l’interruption de la parole ? L’impensable est peut-être d’abord un indicible.
13Il faut toutefois rappeler que le problème est d’ordre énonciatif plutôt que morphologique : le verbe mourir n’est pas intrinsèquement défectif, ce sont ses conditions concrètes d’utilisation qui imposent des limitations par la force des choses. Si le présent saisit un procès qui coïncide avec le repère fondamental maintenant5, il bascule dans l’absurdité. Mais il peut aussi anticiper sur un fait objectivement ultérieur, pour peu que le locuteur se projette mentalement dans l’avenir, en expérimentant déjà, en direct pour ainsi dire, ce qui ne s’est pas encore produit mais qui, croit-on, se produira indubitablement : « Demain je suis Médée, et je tire raison / De mon bannissement et de votre prison. »(Corneille, Médée, IV, 5, v. 1251-1252) La forme utilisée par Cliton retrouverait alors quelque légitimité linguistique : je ne suis pas mort, précisément, quand je dis je suis mort, et la phrase n’est pas pour autant mensongère, elle est tout au plus objectivement prématurée. Me sachant menacé ou condamné, je peux dire et penser l’issue virtuelle avant qu’elle ne devienne réalité. Socrate peut par anticipation s’estimer mort dès qu’il a bu la ciguë, mais cet événement en devenir ne le prive pas encore de la parole. C’est une certitude, mais ce n’est pas encore un fait. Le cadre hypothétique, de même, lève toutes les difficultés puisqu’il décrit par définition une pure virtualité : si je suis mort…
14Encore la phrase je suis mort recèle-t-elle intrinsèquement une équivoque que le grammairien serait bien en peine de résorber en l’absence de tout entourage cotextuel. S’agit-il d’un passé composé associant un auxiliaire et un participe ? Ou s’agit-il d’un présent associant un verbe attributif et un adjectif ? Le verbe utilisé est-il mourir ou être ? L’aspect est-il accompli ou non accompli ? Cette hésitation autorisée par le flou des formes grammaticales traduit en somme, plus fondamentalement, le double statut de la mort : « mort désigne conjointement un événement : on meurt, et un état : on est mort » (Dupouey, 2004, p. 22). La mort est à la fois, paradoxalement, un instant infinitésimal et une éternité : une frontière nette, et l’étendue vertigineuse qui la suit. L’interprétation non attributive met l’accent sur l’événement ponctuel, l’interprétation attributive sur l’état résultatif. On ne meurt qu’une fois, mais ensuite on reste mort à perte de vue. On voit bien par ailleurs le contraste entre je suis mort l’an dernier (événement passé) et je suis mort de peur (état présent), on voit bien aussi que seul le premier énoncé est paradoxal, puisqu’il est le seul à imposer une interprétation littérale du mot mort.
15On ne peut pas continuer à mourir : l’événement est unique et instantané, à moins d’admettre avec certains poètes que la vie même n’est jamais qu’une préparation à la mort. Mais on peut continuer à être mort : c’est même une obligation si l’on prend le mot mort au sens propre, alors que c’est une simple possibilité si on le prend au sens figuré. L’état peut se prolonger indéfiniment, alors que l’événement est rigoureusement unique et momentané. On reconnaît la distinction que posent les grammairiens entre les procès perfectifs, qui « comportent par eux-mêmes, indépendamment de tout effet extérieur exercé sur eux, une limitation », et les procès imperfectifs, « qui, s’ils ne sont pas interrompus par des circonstances extérieures, peuvent se prolonger sans limitation » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, p. 77-78).
16Le contraste formel entre la construction pronominale (se mourir) et la construction non pronominale (mourir) peut précisément apparaître comme l’expression concrète de cette distinction aspectuelle : « mourir est perfectif, mais le pronominal se mourir est imperfectif » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, p. 78). Je peux dire longtemps je me meurs sans jamais heurter la réalité factuelle ; mais dire je meurs, et à plus forte raison je suis mort, implique l’instantanéité. De même, l’agonie d’un malade peut être effroyablement lente : c’est qu’il se meurt sous les yeux accablés de ses proches. Mais le moment où il meurt n’a pas de durée identifiable. Une fraction de seconde auparavant, il était là ; une fraction de seconde plus tard, il n’est plus là. Même le dernier souffle n’est pas encore la mort : elle intervient après le râle ultime, qui pour sa part peut toujours se mesurer. L’instant n’a pas plus d’épaisseur, dans le temps, que le point n’a de dimensions, dans l’espace.
17Indépendamment même de la construction pronominale, mourir peut parfaitement s’interpréter comme un verbe imperfectif s’il est pris au sens figuré. Le Dictionnaire de l’Académie française, en 1694, reconnaît que l’hyperbole est pleinement lexicalisée, et par là transparente : « Mourir, se dit aussi par exaggeration. » L’un des exemples donnés fait alors surgir, sans paradoxe, la P1 : je meurs de faim. On voit mal pourquoi la perception d’un tel procès inclurait nécessairement un terme : on peut mourir indéfiniment de faim, de peur, d’envie… « On peut mourir d’envie de voir qqn (désirer vivement le voir) », confirme Joseph Hanse (Hanse, 1998, p. 567), et il faut bien entendu être vivant pour éprouver un tel désir. Girault-Duvivier associe toutefois à cette construction une connotation diaphasique : selon lui, le tour « je meurs d’envie d’aller […] ne se dit que dans la conversation familière6 ». Quand Cliton dit je suis mort, faut-il simplement comprendre « j’éprouve une impatience vive » ? On en conviendra sans peine : cela affadirait sensiblement le texte, en supprimant le paradoxe qui en fait tout le charme. Cliton ne parle pas de sa mort, on le conçoit : il parle de sa déception. Mais il en parle en termes expressément funèbres. Il feint plaisamment de mourir en renonçant à tout sens des proportions, mais ce faisant il retrouve un discours intemporel sur les trépas effectifs, et il y ajoute le coup de force singulier d’un embryon d’autothanatographie.
18Il est sans doute vain de vouloir identifier l’origine de ce discours constitutivement partagé et anonyme qu’est par définition un cliché : on peut tout au plus en suivre l’évolution ou en capter les inflexions ponctuelles. Se mourir, être mort : les deux prédicats ainsi confrontés, d’une plume à l’autre, dans une distribution rigide, se regardent en chien de faïence. Tout les rapproche extérieurement, tout les sépare intérieurement. La mort va bientôt surgir mais reste encore absente ; puis la mort a surgi, horriblement présente. Le contraste entre les deux volets de la structure est plus radical encore quand le discours ancestral emprunte paradoxalement la P1, puisque se heurtent alors une proposition linguistiquement autorisée et une proposition énonciativement impossible. Ce petit périple intertextuel, dont un seul vers forme le point de départ, semble nous mener bien loin du ton badin de La Suite du Menteur. On y croise des enjeux philosophiques d’une gravité inattendue. Et on peut avoir le sentiment d’une disproportion, voire d’une rupture entre l’occasion infime et le vertige qui s’y esquisse. Déplier le vers, c’est aussi le déployer, en lui octroyant une carrure inédite. Mais précisément, l’analyse freudienne de l’humour nous rappelle que même la farce peut receler de l’émotion. Il est tentant d’ajouter que même le clown peut exprimer de la sagesse.