De la parodie à la (re)création – reprises et méta-reprises dans Le Menteur et La Suite du Menteur de Corneille
En littérature comme en peinture, la mise en abyme relève d’un processus de duplication formelle hiérarchisée assorti d’un rapport de type contenant/contenu. Chaque unité de sens, motif narratif, image, semble insérée dans une structure supérieure présentant les mêmes propriétés morphologiques que celles qu’elle contient. La réitération formelle et le changement d’échelle s’y expriment non par le truchement d’une juxtaposition analytique et linéaire, mais par celui, plus énigmatique, de l’enchâssement, dispositif synthétique et fascinant. (Letalleur-Sommer, 2002)
1C’est André Gide qui rattache la mise en abyme à l’héraldique : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre par comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le premier, à mettre le second en abyme » (Journal, 1893). Il se trouve en effet qu’on appelle « abîme » « le point central de l’écu, où une pièce ou figure est placée de telle façon que les autres pièces ou figures ne sont ni chargées, ni même touchées par elle et qu’elles apparaissent en relief, celle en abîme étant située comme au fond1 ». Incrustation, damasquinage, effet de miroir, mots venus de la joaillerie, du textile et de la verrerie, offrent d’autres équivalents imagés d’un procédé structurel que nous souhaitons étudier dans Le Menteur et La Suite du Menteur.
2Stricto sensu, il n’y a de mise en abyme dans La Suite que le récit fait par Cliton d’une représentation du Menteur qu’il aurait vue à Paris (acte I, scène 3, v. 269-306). Deux faits pourtant invitent à un élargissement de la notion : d’une part, la disparition à partir de 1660 d’une ultime scène, où Philiste « montre Le Menteur imprimé » à ses interlocuteurs Dorante, Cléandre et Cliton, le valet évoquant la possibilité que « l’aventure » de La Suite soit à son tour théâtralisée, la discussion portant dès lors sur les qualités et défauts de cette hypothétique représentation2. D’autre part, le choix qu’a fait Corneille d’un titre comme La Suite du Menteur, sa revendication d’une construction étroite des deux pièces en diptyque, son regret que cette particularité pourtant voulue et délibérée ait pu nuire au succès de la seconde3.
3Notre étude procèdera par élargissements successifs : tout en gardant à l’esprit la mise en abyme effective (La Suite du Menteur, v. 269-306), et sa réduplication supposée (la scène de 62 vers qui venait initialement se placer après le vers 1902 de La Suite et conclure la pièce), nous rattacherons à la mise en abyme une constellation de faits qui n’obéissent que partiellement à la définition, n’en conservent que certains traits, mais relèvent d’une intention semblable de récursivité et de réflexivité : des échos, reprises, réécritures d’autres scènes ou d’autres pièces de Corneille venant enrichir l’écriture et la représentation. Ce procédé, essentiellement nourri de réduplications enchâssées, contamine différents niveaux du texte, selon le modèle des poupées russes : il touche les situations, les mots, les vers, les rimes mêmes, se traduisant par de très nombreux parallélismes, symétries et antithèses, figures de la dualité dont tous les critiques ont souligné l’importance dans l’écriture cornélienne.
I. Mise en abyme et « micro-récit »
1. Condensation
4La mise en abyme stricto sensu de La Suite répond à l’une des exigences de Ricardou que rapporte Dällenbach : « jamais la micro-histoire ne doit être plus longue que l’histoire qu’elle reflète, sous peine de devenir l’histoire reflétée. C’est dire que l’histoire contenue ne peut évoquer l’histoire contenante que sous l’espèce d’un résumé » (Ricardou, 1967). Elle se développe sous la forme du récit, à la fois récit d’aventures et récit de paroles. Ce type de « micro-récit4 », narratif par essence, risquerait de compromettre l’essence du théâtre, s’il n’était pas justement lié de manière indissoluble à la thématique des deux pièces : le mensonge, qui, dans sa large polysémie, peut s’entendre comme une affabulation ou par extension, comme une réflexion en miroir sur le pouvoir des « fables ». Corneille dote ses personnages, Dorante essentiellement, d’un goût pour le mensonge, pour l’invention exubérante et hyperbolique d’histoires, que croient ou feignent de croire ses partenaires sur scène, et qui sont justement dénoncées par leur hybris – mais histoires que le lecteur-spectateur écoute… non sans plaisir. La dénonciation morale du mensonge est aussi et toujours interrogation sur les pouvoirs de la littérature et sur la relation, ô combien délicate, entre mimesis et catharsis.
5Inventant la densité extradiégétique qui accrédite l’existence des « personnages », Corneille construit à l’intérieur de l’œuvre des réalités qui lui sont extérieures5. C’est sur cette frange poreuse ou ce seuil, que se situent les échanges entre le réel et la fiction, que se nouent le pacte littéraire et celui de la mimesis. Cette frange est spéculaire, elle a la texture des miroirs. Ces récits, nous l’avons dit, sont condensés. La mise en abyme n’est pas totale mais, à la différence de l’héraldique, partielle. La condensation est essentielle pour éviter de lasser le public et pour conserver la dynamique conversationnelle, le dispositif de la Suite différant en cela de celui de l’Illusion comique.
2. Polysémie et polyphonie
6Le coup de force de Corneille réside dans la portée et l’interprétation de la pièce en abyme6. Comme l’énonciateur principal des vers 269-306 du Menteur est Cliton, on pourrait penser que le micro-récit en abyme se limite à une portée moralisante, et qu’il contient la légende de la pièce, ce que l’énoncé sentencieux fabriqué par la doxa cherche à faire croire (On dit quand quelqu’un ment qu’il revient de Poitiers). Mais le théâtre permet la confrontation des visées. Si Cliton est l’énonciateur, Dorante est le récepteur de ce récit, qui déclenche chez lui un rire spontané : rire qui déconcerte Cliton, rire salutaire et cathartique, et rire qui introduit une lecture plurielle. Cette polysémie interprétative se poursuit jusque dans la dernière scène supprimée où la pièce était imprimée, où le micro-récit était devenu œuvre, totalité, là où il n’avait été que fragment. Loin d’être strictement morale, la leçon relève presque d’un art poétique.
3. Tentation et danger de la mise en abyme totale
7Dans l’Épître dédicatoire de la Suite du Menteur, Corneille reconnaît en effet qu’« elle [La Suite] n’a pas été si heureuse au théâtre que l’autre ». La constatation de ce demi-échec revient en tête de l’Examen :
L’effet de celle-ci n’a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu’elle soit mieux écrite… L’obscurité que fait en celle-ci le rapport à l’autre a pu contribuer quelque chose à sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu’on ne peut entendre, si l’on n’a l’idée présente du Menteur.
8Sans doute peut-on expliquer par ce regret que Corneille ait supprimé à partir de 1660 l’ultime scène de La Suite, où la pièce dans la pièce revenait en force dans la didascalie initiale (« Il [Philiste] lui montre Le Menteur imprimé ») et la localisation des représentations au Théâtre du Marais. Poussant le mécanisme d’enchâssement jusqu’au vertige, Dorante évoquait la possibilité que La Suite, donnée comme une histoire vraie par l’illusion référentielle, ne devînt à son tour un texte imprimé et joué. Comme à l’acte I, scène 3, ces vers supprimés évoquent l’éventuelle réception critique de la pièce (« je crains que votre histoire / Soit peu juste au théâtre », affirme péremptoirement Cliton), moins parce qu’elle aurait du mal à se plier à la règle des vingt-quatre heures (objection formelle de Cliton) que du fait de sa « monstruosité », que souligne le valet devenu critique littéraire (« Si le sujet est rare, il est irrégulier, / Car vous êtes le seul qu’on y voit marier »). Par un remarquable effet de symétrie avec la toute première mise en abyme, Cliton s’élève en censeur et commente en puriste, Dorante inventant alors le possible romanesque d’une pluralité de mariages (« Cléandre en même temps épousera Climène / Et pour Philiste, il [l’auteur] n’a qu’à me faire une sœur / Dont il recevra l’offre avec joie et douceur / Il te pourra toi-même assortir avec Lyse »). Par un raffinement de minutie, il est même question de régler le sort du cheval dont Dorante est tombé (v. 1117-1119). Et la catharsis propre au rire d’offrir la conclusion de l’échange (« Allons voir comme ici l’auteur m’a figuré / et rire à mes dépens après avoir pleuré ») : un rire cependant trop cérébral ou formel, quand contenu et contenant se superposent. La suppression de la dernière scène devient alors un acte fort – comme si Corneille s’apercevait qu’il est allé trop loin, qu’un bouclage trop parfait affaiblissait le dispositif au lieu de lui permettre de monter en puissance, que la catharsis par le rire perdait de sa force.
9Avec le micro-récit de Cliton, Corneille choisit l’effet de miroir. La suppression de la dernière scène acte le refus d’une « galerie des glaces », d’une nouvelle réverbération qui n’éviterait ni la mécanisation, ni la banalisation, et changerait en profondeur la nature du comique.
10Sans poursuivre l’objectif d’une typologie exhaustive des faits plus ou moins directement rattachables à la mise en abyme, on peut, semble-t-il, retenir quelques types de réflexion en miroir, miroir éventuellement déformant, tous inclus dans une structure qui les englobe.
II. Incrustations, damasquinages et effets de miroir
1. Par juxtaposition confrontatoire
11Moins par inclusion que par confrontation, la reprise par les valets de la parole des maîtres et les phénomènes de distanciation ironique que produit cette reprise suscitent le comique d’une différence de tonalité et de registre. Nous limiterons l’exploitation des variations diastratique et diaphasique à l’évocation de scènes où la déclaration amoureuse des maîtres engendre en écho celle des valets. C’est le cas de la scène 2 de l’acte III de La Suite, dont nous avons étudié ailleurs le détail (Picciola, Calas, Garagnon, 2024). Le procédé est repris à la scène 1 de l’acte V, dans l’amusant dialogue entre Cliton et Lyse, inextricable mélange de préciosité et d’exigeante sensualité dans un galimatias imagé où se fondent les deux tendances, moins incompatibles qu’il n’y paraît au premier abord : l’amour comme auberge du cœur (« Je ne souhaitais pas meilleure hôtellerie », v. 1581), comme brasier incandescent (« Si son âme est en feu, la mienne est enflammée », v. 1594), comme récolte (« Mais je ne sais pas moins qu’on a fort peu de fruit / Et de l’âme et du cœur, si le reste ne suit », v. 1623-1624), un amour sans cesse anthropomorphisé, qu’il soit chevaleresque (« Un amour délicat hait ces faveurs grossières », v. 1617) ou prédateur (« Mais l’amour aujourd’hui dans les cœurs les plus vains / Entre moins par les yeux qu’il ne fait par les mains », v. 1604-1605). Un échange d’autant plus divertissant qu’il multiplie les expressions toutes faites, porteuses d’un reliquat d’image sans doute plus perceptible à l’époque que de nos jours (en tenir pour quelqu’un au sens d’« être de son parti » et par litote, « lui être attaché » ; aimer but à but, c’est-à-dire « sur un pied d’égalité », ainsi qu’au jeu de barres, les concurrents se réfugient dans des positions équivalentes ; marché nul, comme dans une transaction commerciale).
2. Intratextualité
12Par emprunt à son œuvre personnelle, la réécriture que fait Corneille de l’un de ses textes antérieurs produit cet effet d’analogon, d’autre lui-même, de correspondant thématique et formel propre à la mise en abyme. Il peut s’agir de pastiche ou de parodie lorsqu’à la scène 2 de l’acte V du Menteur, Géronte, tel un avatar de don Diègue, déclame un monologue plein de réminiscences de la scène 4 de l’acte I du Cid7, v. 237-240 :
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
(Corneille, Le Cid, 1980, p. 224)
Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
13La trajectoire d’ensemble est identique : une même ponctuation par des déplorations exclamatives que dramatise le ô vocatif initial, une même série de reprises lexicales (vieillesse, affront, infamie, honte) ou une simple variation synonymique (motif de la canitie du grand âge) ; même recours aux figures d’insistance (gradation en chiasme pour Géronte, anaphore pour don Diègue) ou aux synecdoques (le bras, le cœur) : des synecdoques métonymiques si usuelles dans la tragédie du temps qu’en lien avec les autres caractéristiques, elles tirent le monologue du côté de l’héroï-comique, d’une grandiloquence en décalage avec la désillusion d’un vieillard trop crédule, d’un père trop indulgent.
14Il peut aussi s’agir de parodie burlesque : le lecteur/spectateur des années 1643-1644 avait nécessairement en mémoire la scène 4 de l’acte III du Cid, où Rodrigue conte au roi son combat contre les Mores. À la scène 5 de l’acte II du Menteur, il pouvait voir Dorante assiégé dans la chambre d’une jeune Poitevine comme une version aussi dégradée que plaisante de Rodrigue. En dépit des différences qui séparent la seconde narration de la première (brièveté relative de cette scène d’intérieur, enjeu vaudevillesque plus que guerrier…), se faisaient sans doute jour des ressemblances dans l’histoire (la nuit, les péripéties, l’ignorance du héros…) comme dans le récit (présent de réactualisation d’un fait passé). C’est en tout cas l’intention du locuteur Dorante : faire d’une mésaventure en chambre un exploit quasi-militaire de poliorcétique, susceptible de convaincre, émouvoir et amadouer son père qui l’écoute.
3. De l’intratextualité à l’intralocutif : les variations allusives
15Tandis que, dans La Suite, certains micro-récits rappellent l’intrigue du Menteur et dotent le protagoniste d’une histoire, les mensonges de Dorante dans la pièce d’origine ne sont évoqués que par allusions, sous-entendus, insinuations, qui présupposent chez le lecteur-spectateur un ensemble de connaissances partagées.
Ces mentions brèves et subtiles passent par des groupes nominaux qui synthétisent les inventions du jeune homme sur son héroïque passé militaire (« guerres d’Allemagne », v. 104), son mariage forcé (votre / l’hymen de Poitiers, v. 134 et 610), le faste imaginaire de sa vie parisienne (« le festin sur l’eau », v. 610 ; « le festin en l’air », v. 630), ou s’attachent, avec un
16effet de liste ou d’inventaire, aux objets qui ont enrayé sa stratégie trompeuse (« Le pistolet ensemble, et l’épée, et la montre », v. 136, rappel des vers 632-652 du Menteur). Même pratique de l’allusion dans la caractérisation axiologique de ces anciens mensonges, que le locuteur Cliton penche vers la réprobation ou l’indulgence (« artifice », v. 28, « finesse », v. 31, « noble adresse », v. 604 ; « traits de jeunesse », v. 612 ; « petites humeurs », v. 620, « conte », v. 631), qu’il opte pour l’expression directe ou pour le détour métaphorique, grâce à la catachrèse (« Et fais-je à votre nom quelque nouvelle tache », v. 628) ou à l’image familière (« Ne sait-il pas encor les plus rusés détours, / Dont votre esprit adroit bricola8 vos amours ? », v. 633-634).
III. Le lexique mis en jeu et en abyme
17Au risque de briser l’illusion référentielle, peut-être même dans l’objectif facétieux ou iconoclaste de la briser pour éclairer plus crûment l’art de l’illusion qu’est le théâtre9, le systématisme du vocabulaire exhibe, non l’œuvre, mais le travail de l’œuvre, sa fabrication de « work in progress », avec la mention de l’auteur, des genres et des formes, de l’écriture, du nécessaire dualisme ente émission et réception.
1. Le champ lexical du mensonge dans Le Menteur et La Suite du Menteur
18Sur le mode du rappel et du souvenir, toutes les allusions de La Suite aux nombreux mensonges de Dorante dans Le Menteur servent la problématique morale du mensonge, question fort à la mode à l’époque. S’opère ainsi une structuration en miroir où les mensonges utiles et vertueux de la pièce 2 ne se pèsent qu’à l’aune des mensonges d’imagination débridée, de fanfaronnade, d’intérêt et de tromperie de la pièce 1. Sans oublier, dans cette pièce 1, les mensonges de mensonges, ceux que, dans une sorte de spirale, enclenche une première contre-vérité. Dans ce curieux dosage d’implicite et d’explicite, de concrétisation et d’abstraction, le rappel des vantardises mythomaniaques, des mensonges utilitaires, des mensonges nés d’autres mensonges ouvre sur l’exploration d’une autre facette du mensonge : son avers solaire et généreux, où, devenu vertueux et désintéressé, il naît de l’obéissance à une force supérieure, la générosité ou l’amour.
19Ce dispositif allusif resterait fragile s’il n’était fermement soutenu par l’importance et la continuité du champ lexical : verbe mentir (12 occurrences dans Le Menteur, 13 dans La Suite) ; nom d’agent menteur (5 occurrences dans Le Menteur, 8 dans La Suite) ; dérivé nominal menterie (4 occurrences dans Le Menteur, une seule dans La Suite), à quoi s’ajoutent, venus d’autres familles lexicales mais fortement apparentés sur le plan sémantique, le substantif jeu (4 occurrences dans Le Menteur, 4 aussi dans La Suite) et le verbe jouer (7 occurrences dans Le Menteur, 4 dans La Suite) ainsi que l’image du masque, absente du Menteur, simple hapax dans La Suite (« Votre feu père même est joué sous le masque10 », v. 291). Chacun de ces mots appellerait une étude co(n)textuelle précise, que nous ferons, non sur mentir, mais sur ses dérivés menterie et menteur.
20Menterie est, selon Littré, « un synonyme familier de mensonge » et tendrait à n’évoquer qu’« un mensonge léger et badin, sans conséquence ». Variation diastratique et atténuation hypocoristique s’associent dans ce substantif, aujourd’hui vieux ou régional. D’ordinaire mis dans la bouche de Cliton (v. 314, 1202 du Menteur, v. 376 de La Suite) ou de Sabine (v. 1334 du Menteur), donc porteur d’une connotation de registre social, il rime avec effronterie l’unique fois où Clarice l’emploie (v. 977-978 du Menteur). Manifestement cher à Corneille, ce mot est particulièrement riche dans Le Menteur : il entre dans une stratégie d’évitement de Cliton (« J’appelle rêveries / Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries », v. 314), lequel euphémise son accusation avec autant de prudence que d’impertinence. Il constitue surtout le mot-clé de l’épitaphe de Dorante, qu’improvise un Cliton plein de verve (« C’était en menterie un auteur très célèbre, / Qui sut y raffiner de si digne façon, / Qu’aux maîtres du métier il en eût fait leçon ; / Et qui tant qu’il vécut, sans craindre aucune risque, / Aux plus forts d’après lui put donner quinze et bisque », v. 376-380) : une oraison funèbre particulièrement réussie où, parodiant à la perfection la codification du genre, se mêlent l’archaïsme (« menterie »), l’hyperbole des superlatifs de type synthétique (« très célèbre ») ou analytique (« aux plus forts ») et des intensifs (« si digne »), l’hyperbate (« Et qui… »), le paradoxe d’un élève qui en remontre aux maîtres, avec en guise de pointe finale, la métaphore du jeu de paume, où Dorante, désavantagé au départ, sortirait victorieux d’une épreuve à handicap.
21Dans Le Menteur, Philiste recourt à l’emploi adjectival du nom d’agent pour une brève éthopée de son ami Dorante (« Est vaillant par nature, et menteur par coutume », v. 818), où l’être et le faire se contredisent, tandis que Clarice se sert du substantif dans le cadre d’une sentence (« Un menteur est toujours prodigue de serments », v. 972) dont l’argumentation péremptoire se limite à un enthymème. La tendance aphoristique s’accroît chez Cliton dans deux déclarations qui se veulent soit enseignement d’une vérité générale (« Quand un menteur la dit, [la vérité] / En passant par sa bouche elle perd son crédit », v. 1079-1080), soit règle mathématique de l’exception qui confirme la règle (« Les menteurs les plus grands disent vrai quelquefois », v. 1336). C’est d’ailleurs Cliton qui a le mot de la fin (« Comme en sa propre fourbe un menteur s’embarrasse ! », v. 1801), en fustigeant les dangers que court tout menteur, dangers auxquels justement Dorante échapperait « avec grâce » : habilité de Corneille qui, en co-énonciation avec son personnage, fait l’éloge de l’intrigue et de son héros, malice aussi d’un auteur qui n’hésite pas à inciter son public, non à mentir, mais à apprendre à « bien » mentir.
22La Suite explore d’autres virtualités du mot, toutes, ou presque toutes, dévolues à Cliton : Menteur devient une antonomase de typification, qui, sur le modèle de désignations comme le Sauveur (Jésus-Christ) ou le Malin (Satan), remplace le nom propre par un nom commun flanqué de la majuscule (« Dorante, et le Menteur, à présent ce n’est qu’un », v. 270 et 306). Menteur est aussi, pour Dorante, un « nom de guerre » (v. 293), c’est-à-dire une identité de remplacement, comme les pseudonymes la Tulipe ou Sans-Quartier que prenaient les soldats en s’enrôlant, ce qui tourne en dérision le passé militaire que s’est inventé le jeune écolier pour mieux séduire. Exceptionnellement adjectivé dans la phrase qui sert d’embrayeur à l’épitaphe étudiée plus haut, souligné par l’inversion et la répétition (Menteur vous voulez vivre, et menteur vous mourrez, v. 374), le substantif menteur sert d’amusant correctif à une expression parémiologique (« Elle [l’occasion] fait le menteur, ainsi que le larron », v. 1536). Le jeu verbal parvient à déplier une dernière trouvaille (« Oui, Monsieur, et j’en jure / Par le dieu des menteurs, dont il [Dorante] est créature », v. 607-608) : une sorte de jurement sacrilège que fait Cliton à Philiste, une badinerie plaisamment blasphématoire.
2. Le jeu dans le jeu
23Chez Corneille, semble avoir très tôt existé la tentation de délibérément manifester ce qu’est la nature du théâtre, d’en démonter l’illusion et ses rouages, sans doute dans le droit fil de son éducation chez les Jésuites, qui liaient indissolublement rhétorique et dramaturgie, érigeant le spectacle (latin) en « apothéose d’un enseignement qui visait à la maîtrise du langage » (Fumaroli, 1968). C’était le but de L’Illusion comique, cet « étrange monstre » joué pendant la saison 1635-1636 et publié, selon l’achevé d’imprimer, en mars 1639, une pièce que Marc Fumaroli qualifie de « sorte de parade où le théâtre contemporain, sous tous ses aspects, vient se donner en spectacle », une « parade » qui ferait le lien entre théâtre ancien et théâtre moderne, entre formes populaires (théâtre des tréteaux) et formes élitistes, non sans une sorte de rapport dialectique entre spectateur et dramaturge.
24Plus modestement, plus conformément aussi aux objectifs et aux méthodes du commentaire stylistique, nous aimerions rendre compte du vocabulaire qui, dans les deux comédies, s’aventure jusque dans la fabrique de l’œuvre et par un phénomène d’attraction ou de gravitation, se rattache à la mise en abyme. Qu’on parle métaphoriquement de poupées gigognes ou d’exosquelette pour tenter de saisir cette « monstration », son vocabulaire nécessite qu’on l’inventorie et qu’on l’analyse.
25Le substantif jeu (4 occurrences dans Le Menteur, 4 également dans La Suite) et le verbe jouer (7 occurrences dans Le Menteur, 4 seulement dans La Suite) jettent un pont entre théâtralité et thématique du mensonge. De la mention de l’art du comédien et des traditions de la scène (« Votre feu père même est joué sous le masque », La Suite, v. 291), le couple glisse assez vite vers l’expression d’un ensemble de rôles au sein de la comédie sociale : s’y produisent les maîtres (« Tu vas me voir, Cliton, jouer un nouveau jeu », Le Menteur, v. 1728, au moment où Dorante, informé de son erreur sur l’identité de Clarice et Lucrèce, modifie sa stratégie de séduction, change « de batterie », comme il le confie lui-même). Mais s’y prêtent tout autant les valets : « Je sais bien mon métier, et ma simplicité / Joue aussi bien son jeu que ton avidité » (Le Menteur, v. 1311-1312), affirme Sabine qui se targue d’égaler Cliton dans sa manière d’escroquer les maîtres et de faire pleuvoir les pistoles. Les rapports humains deviennent autant de machinations, manigances, manèges et manœuvres, comme par exemple dans Le Menteur (« Il faut jouer d’adresse », v. 582 ; « me jouer un si sensible tour », v. 751 ; « Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître », v. 697 ; « Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse / Et ne fait que jouer des tours de passe-passe », v. 1773-1774).
26Trois emplois du verbe jouer semblent pousser à l’extrême cette fusion du social dans le théâtral, ce topos du theatrum mundi qui file l’analogie ente la vie et la scène :
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La construction transitive directe de jouer avec pour complément d’objet direct, un animé humain (« Vous me jouez, mon frère, assez accortement », La Suite, v. 1280) et sa variante pronominale (« Quelqu’un a pris plaisir à se jouer de vous », Le Menteur, v. 520) ;
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Étroitement associée à jeu/ jouer, la périphrase faire le N (« Pour le mieux éblouir, je faisais le sévère / C’était un jeu tout propre à gâter le mystère », La Suite, v. 1545-1546)11 ;
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Les périphrases ou constructions à verbe support, telles celles de La Suite (« Comme toutes les deux jouent leurs personnages ! », v. 1014 ; « À jouer avec vous de si bons personnages », v. 1250).
27Resterait à voir le substantif enchantement, rattaché à la famille de carmen, carminis, le chant incantatoire : au pluriel dans Le Menteur (« Vous allez au-delà de leurs enchantements », v. 355), au singulier dans La Suite (« Que j’ai cru, la voyant [la représentation parisienne du Menteur], voir un enchantement », v. 274), il tend à confondre la magie littéraire d’un récit fictif ou d’un spectacle de théâtre et la magie tout court. « La magie comme métaphore des pouvoirs de la parole rhétorique et dramatique » (Fumaroli, 1968), la littérature comme puissance occulte et mystérieuse, telle pourrait être la clé de cet emploi d’enchantement qui, plus fort à l’époque que de nos jours, relève, non du divertissement, mais de l’envoûtement.
3. La pièce dans la pièce
28Intervient d’abord une constellation de métatermes, mettant à nu toutes les composantes scripturaires de la création théâtrale. De manière assez prévisible, le phénomène d’autodésignation, la dimension autonymique sont beaucoup plus prégnants dans La Suite, qui enchâsse un bref avatar du Menteur, que dans Le Menteur lui-même. Le substantif auteur peut désigner Corneille, sous un anonymat feint, à la fois discret et orgueilleux (« fait-on cas de l’auteur ? », La Suite, v. 294) et se spécialiser, par autodérision, quelques vers plus loin (« Ce maraud de farceur », v. 300). Dans l’évocation d’une polyphonie, d’une circulation ou réduplication des discours à l’intérieur du Menteur, auteur s’emploie pour un porte-parole comme le vieux Géronte que sa crédulité conduit à relayer les mensonges de son fils (« Et d’un discours en l’air, qu’il forge en imposteur, / Il me fait le trompette, et le second auteur », v. 1495-1496). Enfin, dans l’épitaphe de Dorante par Cliton, le mot fait du mensonge un art de la parole performative, dont le jeune homme serait l’artisan ou l’artiste par excellence (« C’était en menterie un auteur très célèbre, / Qui sut y raffiner de si digne façon, / Qu’aux maîtres du métier il en eût fait leçon », La Suite, v. 376-378).
29S’inscrit ainsi dans le sillage d’auteur, une série de métatermes, qui établissent une typologie des sous-genres (comédie, v. 272, 273, 287 de La Suite, et farce, v. 281), posent le problème de l’imitation et de la réécriture en entrant dans la dialectique de l’original et de la copie, mentionnent les actants (héros et personnages), l’intrigue (histoire) et jusqu’aux accessoires (masque). Si le mot théâtre n’apparaît que dans les didascalies (« Cliton, en s’éloignant toujours derrière le théâtre, Cliton, derrière le théâtre », acte IV, scène 5 de La Suite), il est ouvertement question des qualités d’écriture que requiert la création dramatique : « La pièce a réussi, quoique faible de style » (La Suite v. 295), une phrase où Cliton fustige, moins le style moyen conventionnellement adopté pour la comédie face au style haut ou élevé de la tragédie, que certaines imperfections de l’ouvrage, comme celles que signale Corneille dans son Examen du Menteur (doutes quant à la vraisemblance des apartés, « duplicité d’action [qui] gêne un peu l’attention de l’auditeur », conception assez souple de l’unité de jour…). Il est même question de la tradition versifiée de la comédie classique, initialement conçue comme « poème dramatique » (« Les vers en sont-ils bons ? », La Suite, v. 294).
30Achevons l’inventaire du métalangage par l’étude du substantif pièce : systématiquement perçu comme un discours peu sérieux, un mensonge, un artifice dans Le Menteur (v. 881, 966, 1009, 1482, 1650, 1762), le mot pièce récupère sa spécialisation théâtrale dans la mise en abyme de La Suite (« Cette pièce doit être et plaisante et fantasque », v. 292 ; « La pièce a réussi, quoique faible de style », v. 295) : si l’on en croit le témoignage de Littré, pièce au sens de tromperie, moquerie, petit complot (passim dans Le Menteur) viendrait justement d’une comparaison avec une pièce de théâtre, l’école de la vie ne faisant alors que calquer l’école du théâtre.
31Le vocabulaire littéraire employé de manière condensée dans les vers 269 sqq sature la structure mise en abyme et confère à cet emploi une dimension autonymique vertigineuse, que Corneille parvient à inscrire dans le registre comique. L’emploi autonymique se constitue notamment grâce aux énoncés percontatifs, dont la visée est faussement informative et affecte les mots comédie et nom : « Qu’en une comédie on a mis votre histoire > En une comédie ? Mais son nom ? > Votre nom de guerre », Le Menteur. Ces reprises diaphoniques situent les énoncés entre dialogisme et polyphonie, puisque le soulignement sur les métatermes attire l’attention de l’interlocuteur et le conduit à préciser leur sens ou leur portée. Ces mentions autonymiques, désignées par Jacqueline Authier-Revuz (1995) comme « dialogisme interlocutif immédiat » sont les principaux supports de la scénographie « mise en abyme ». Cette dernière est en effet « encadrée », soulignée, détachée du reste de la scène par ces termes métalittéraires. La densité de l’isotopie littéraire (langage, vers, auteur, comédie, style, héros, parole, jouer, farce, masque) indique une préoccupation constante de la fabrique de l’œuvre, une tension féconde entre le sujet écrit et le sujet écrivant.
32Cette fonction spéculaire d’une œuvre qui modifie l’écrivain et de l’écrivain qui s’observe à l’œuvre peut se lire encore dans la versification rapprochant les lexies Menteur/auteur, creusant davantage la mise en abyme par le choix de dissyllabes de même suffixation et ouvrant la question de la vérité de la littérature, sans pour autant oublier de refermer le texte second sur la problématique du texte premier : le mensonge. Quant au couple comédie/copie, il interroge autant la dialectique de l’être et du paraître que l’essence d’une création qui est toujours (re)création. Se déploie quelque chose de baroque dans les divers jeux, tant langagiers que théâtraux, la pièce dans la pièce ne pouvant se réduire à un simple jeu formel.
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33Le Menteur et sa Suite accueillent, comme on vient de le voir, de nombreuses allusions, reprises, reformulations, citations et autocitations, soit à d’autres pièces de Corneille, soit à une parole antérieure de tel ou tel personnage, soit enfin entre les pièces elles-mêmes, dans un système de dialogisme intralocutif et d’anaphore transtextuelle inédite : autant de ressorts d’une nouvelle forme de comique de complicité intellectuelle et ludique avec le lecteur-spectateur.
34La mise en abyme instaure une réflexion novatrice sur le genre de la comédie et réalise, dans un mélange de célébration et d’autodérision, un faux éloge paradoxal sur la création littéraire. Elle nous invite aussi à ne pas nous laisser prendre au mot, à ne pas limiter notre intérêt à l’histoire racontée, laquelle, comme les romans baroques, connaît des élargissements romanesques et rocambolesques, à « réfléchir » enfin, grâce à la magie de la « représentation représentée », à ce qui fonde la puissance de la littérature.
35Elle s’inscrit dans la « par-odia », non pas le chant en marge du chant, mais le chant dans le chant, et inaugure une réflexion sur « le pouvoir fécondant » de la littérature, pour reprendre la formule d’Italo Calvino, autre spécialiste des romans-gigognes, des brouillages diégétiques, de l’oscillation savante ou ludique entre texte et métatexte.