Désir et concession dans La Place Royale de Corneille
1La principale question que pose La Place Royale, c’est celle du consentement : à quoi exactement l’amoureux consent-il dans l’amour ? comment se positionne-t-il face au désir de l’autre ? et comment répond-il à l’appel de son propre désir ?
2Amoureux n’ayant plus cœur à l’être, Alidor ne veut « plus consentir à de si rudes gênes » (v. 2301). Ainsi rejetée, Angélique peut, faute de mieux, « consentir à ces tristes accords » que lui propose Doraste en voulant l’épouser (v. 773). Cependant, si Alidor « consen[t] qu’un autre la possède », c’est à Cléandre qu’il la destine (v. 966). Mais c’est compter sans un revirement de dernière minute, lorsque soudain sa « raison ne peut plus consentir » à abandonner Angélique (v. 1369). Même Doraste, auprès de qui Angélique avait engagé sa foi, accepte au final de reconnaître leur amour : « Vous l’aimez, j’y consens, et lui cède mes droits. » (v. 1497, éd. 1660-1682)
3En reliant une à une les différentes occurrences du verbe consentir et de son dérivé nominal, on peut résumer l’intrigue tout entière – y compris ses ramifications secondaires : si Phylis ne « consen[t] pas » (v. 587) que Cléandre la fuie au début de la pièce, celui-ci est pris, à la fin, d’un autre sentiment et obtient même le « consentement » (v. 1456) des parents de la belle indifférente qui, tout à coup, ne le laisse plus, lui, indifférent.
4Consentir, c’est « agréer qu’une chose se fasse, ne s’y pas opposer » (Furetière). En somme, il s’agit là d’une réaction, plus que d’une initiative, un « mouvement de la volonté qui condescend à quelque chose » (Richelet). Or condescendre, « se conformer aux volontés d’autrui » (ibid.), c’est précisément ce que ne veut plus Alidor. Il refuse de se laisser fléchir, d’abaisser son désir à celui de quelqu’un d’autre, et plus subtilement encore de se laisser abaisser par son propre désir : « quand j’aime je veux […] / Que mon feu m’obéisse au lieu de me contraindre, / Que je puisse à mon gré l’augmenter, et l’éteindre. » (v. 216-219)
5De telles déclarations lui valent le surnom d’« amoureux extravagant ». À y regarder de plus près, l’extravagance d’Alidor est une extravagance au carré : non seulement le jeune homme s’écarte des normes ordinaires en énonçant les siennes propres ; mais encore, une fois celles-ci établies par lui, il ne les suit pas davantage – ou du moins pas de manière rectiligne ni infaillible. Ainsi Alidor ne consent ni aux règles de la doxa, ni même à celles qu’il se donne.
6Mais en réalité, Alidor n’est pas le seul amoureux qui soit extravagant. Phylis est, elle aussi, une extravagante puisqu’elle ne consent pas aux « fausses maximes » de l’orthodoxie amoureuse (v. 98). Cléandre, à sa façon, n’est pas moins extravagant : épris d’Angélique, il feint d’aimer Phylis et se met, au bout du compte, à l’aimer pour de bon : sa trajectoire amoureuse a bel et bien les allures d’une errance – pour rappel, vagans signifie « errer ». Et que dire des errements d’Angélique, « âme troublée » (v. 1510) qui se retrouve « maîtresse d’Alidor et de Doraste » (p. 82), pour choisir in fine la réclusion ? Tout bien pesé, l’extravagance n’est tant pas celle des divers amoureux de la pièce que de l’amour lui-même.
7Voici maintenant la double hypothèse que je voudrais avancer : parce qu’elle prend le contrepied de la logique ordinaire, la concession est l’expression stylistique favorite de l’extravagance amoureuse dans La Place Royale ; et parce que concéder, c’est consentir au point de vue de l’autre, du moins momentanément, la concession est une porte d’entrée pour interroger, au niveau linguistique aussi bien que psychologique, les mécanismes du consentement à l’œuvre dans la pièce.
8Dans un premier temps, je passerai en revue les principaux marqueurs concessifs qu’on trouve dans le texte – sans viser toutefois l’exhaustivité. Puis dans un second temps, je reviendrai sur la question du consentement qu’on peut lier à celle de la concession.
I. Les différents marqueurs de la concession
9Ce n’est sans doute pas un hasard si la comédie s’ouvre par une concession, qui varie selon les différents états de la pièce. Les trois premiers vers de 1637 :
Ton frère eût-il encor cent fois plus de mérite,
Tu reçois aujourd’hui ma dernière visite,
Si tu m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi. (v. 1-3)
10deviennent par la suite :
Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite,
Mais souffre qu’envers lui cet éloge m’acquitte,
Et ne m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi. (v. 1-3, éd. 1660-1682)
11Quelle que soit sa forme, la concession initiale livre ce qui est, au fond, l’une des moralités de la pièce : l’amour a sa logique que la logique ne connaît pas.
12En effet, la concession prend le contrepied de la logique ordinaire : de manière assez complexe, elle consiste « à faire entendre qu’un phénomène, entraînant normalement comme conséquence un autre phénomène, se trouve, dans le cas considéré, n’avoir pas eu d’effet » (Bonnard, [1986] 1989, p. 833).
13Bien qu’il aime Angélique, Alidor veut s’en séparer. L’amour, qui habituellement conduit à souhaiter que la relation amoureuse se perpétue, n’empêche pas que l’amant veuille ici y mettre fin. Dans tout mouvement concessif, c’est un lien sous-jacent entre une cause et une conséquence, ou plus généralement entre deux phénomènes, qui est démenti : ce qu’on attendrait communément n’est pas ce qui se produit. En l’occurrence, l’amour n’est pas nié ; ce qui l’est, c’est une implication ordinairement perçue comme vraie, qu’on peut formuler ainsi : si on aime, on ne quitte pas l’être aimé. C’est cette équation-là qui est renversée.
14Or la subtilité de la concession, c’est de donner à entendre à la fois ce lien logique ordinaire, cette équation amoureuse banale, et sa négation. Pour le dire avec les termes d’Oswald Ducrot, le « locuteur », qui est responsable de l’acte de parole, met en scène dans son discours le point de vue d’un autre « énonciateur » : représentant le plus souvent la doxa, ce dernier assume l’implication sous-jacente qui relie les propositions entre elles selon une logique courante. Cette vision des choses, qui n’est pas la sienne, le « locuteur » la représente dans son discours à des fins argumentatives : il s’y « rallie tout en s’en démarquant » (Garagnon, Calas, 2002, p. 100).
15Mais ce n’est pas là le seul phénomène polyphonique à l’œuvre dans la concession. La plupart du temps2, le segment concédé, du fait même qu’il est présenté ainsi, est censé être pris en charge par un « énonciateur » autre que le « locuteur » ; ce dernier l’approuve avant de formuler son propre point de vue. Il en va ainsi dans toutes les concessions que je vais examiner maintenant, en les classant selon leur nature, dans une perspective stylistique, qui unit la théorie linguistique au commentaire littéraire de certaines occurrences particulièrement signifiantes.
1. Les subordonnées
16• Encore que
17Placé en tête de phrase, encore que signale d’emblée un « conflit » entre deux points de vue : celui du « locuteur » et celui d’un « énonciateur » autre, que le premier représente dans la subordonnée. Ce point de vue étranger, pour ainsi dire, n’est pas démenti par le « locuteur » ; néanmoins, l’implication entre les deux propositions n’est pas celle qu’on attendrait normalement.
18À l’acte V, Lycante plaide auprès de Doraste pour le mariage de Cléandre et Phylis :
[… ] de son ravisseur faites-en son mari,
Encor que son dessein ne fût pour sa personne,
Faites-lui retenir ce qu’un hasard lui donne. (v. 1417-1419)
19« Encor que son dessein ne fût pour sa personne » reprend le point de vue de Doraste, auquel adhère Lycante. Mais à partir de cet argument qui pourrait être contraire au mariage, Lycante conclut pourtant en faveur de celui-ci. L’implication entre les propositions est proprement paradoxale, ou extravagante : elle contredit la logique commune – ce que montre bien l’antithèse entre « ravisseur » et « mari » qui transforme le crime en union légale.
20Dans l’édition princeps, Corneille privilégie la conjonction encore que à bien que mais transforme l’une en l’autre dans les éditions suivantes :
[… ] de son ravisseur faites-en son époux :
Bien qu’il eût fait son dessein sur une autre personne,
Faites-lui retenir ce qu’un hasard lui donne […]. (v. 1417-1419, éd. 1660-1682)
21Si bien marque « la validité d’un jugement », encore insiste davantage sur « la discordance entre ce que l’on s’attend à trouver […] et ce que l’on trouve » (Morel, 1995, p. 24), et donc, en l’occurrence, sur l’extravagance de ce mariage.
22• Les concessions à focalisation indéfinie
23Elles ont ceci de particulier qu’elles proposent un parcours de la pensée rendant l’argumentaire imparable.
24Phylis, indifférente, s’adresse à Cléandre, son supposé amant :
Et quelque part que j’aie en tes affections,
C’est encor trop pour moi […]. (v. 601-602)
25On peut paraphraser cet énoncé de la sorte : « je peux bien avoir n’importe quelle part en tes affections, c’est encore trop pour moi ». Comme dans toute concession, est ici niée une implication couramment admise : il y a forcément une manière d’être mêlé à l’affection de quelqu’un qui ne soit pas « trop » pour celui qui aime. Pour démentir cette assertion, la pensée parcourt l’ensemble des possibles, à savoir toutes les formes d’amour, et n’en retient aucune qui puisse empêcher Phylis de déclarer : « c’est encore trop pour moi. »
26C’est le propre de ce type de concession que de se focaliser sur des éléments « interprétés comme particulièrement discordants avec le fait énoncé dans la principale » (Morel, 1995, p. 116). Les envisageant tous, le locuteur prévient n’importe quelle opposition à son discours. Ainsi Alidor, au sujet d’Angélique :
Quelque empire sur moi que son visage obtienne,
Ma passion fût morte avec sa liberté […]. (v. 719-720)
27« Empire » et « passion » étant pour Alidor synonymes, on pourrait s’attendre à ce que l’un suppose l’autre. Et pourtant, à l’entendre, il n’en est rien : Alidor sera désengagé sitôt qu’Angélique sera engagée ailleurs, et cela quel que soit le degré d’emprise qu’elle a sur lui. En effet, l’indétermination véhiculée par le déterminant indéfini quelque porte implicitement sur « le haut degré, voire le degré maximal » (Morel, 1995, p. 129). De la sorte, l’échelle des possibles est parcourue jusqu’à ses extrémités supérieures. Ce faisant, Alidor emploie donc ce qu’on pourrait appeler un argument hyperbolique, auquel il est impossible de rétorquer. Ici encore :
Et quelques doux assauts qu’un autre objet me livre,
C’est de moi seulement que je prendrai la loi. (v. 1572-1573)
28L’adjectif « doux » vient renforcer les « assauts » amoureux et les rendre encore plus irrésistibles. Du moins en théorie, car Alidor revendique sa liberté à travers une phrase clivée où la paronomase indique bien qu’il n’accepte point d’autre loi que de soi.
29Avec quoi que, la pensée opère aussi un parcours aléatoire, où rien n’est capable d’enrailler la logique discordante, qui est ici celle d’Alidor épris d’Angélique :
Hélas ! c’est mon malheur, son objet trop charmant,
Quoi que je puisse faire y règne absolument. (v. 192-193)
30Quoi évoque les choses au « au maximum de la virtualité » (Moignet, 1981, p. 179) : s’il permet ainsi d’épouser tous les éléments susceptibles de se soulever contre la tyrannie de l’amour, la concession les épuise tous et signe, contre toute attente et contre toute tentative, l’impuissance d’Alidor.
31C’est la même impuissance dont souffre d’Angélique, incapable de se déprendre de son amant :
Je n’y puis résister, quelque effort que je fasse. (v. 810)
32Si les amants se séparent, les concessions se répondent, mettant au jour la logique illogique de l’amour.
33• La subordination implicite : avoir beau
34La locution est employée par Alidor dans la première et la dernière scène où apparaît le héros :
Les beautés d’une fille ont beau toucher mon âme,
Je ne la connais plus dès l’heure qu’elle est femme. (v. 294-295)
J’avais beau la trahir, une secrète amorce
Rallumait dans mon cœur l’amour par la pitié […]. (v. 1558-1559)
35Beau fonctionne comme un intensif permettant d’insister sur le contraste entre l’implication attendue et ce qui est finalement asserté3. En effet, à travers ces deux phrases qui se font écho, Alidor apparaît comme un libertin contrarié. La sensualité et la trahison : Alidor revendique l’une et l’autre. Mais la concession témoigne de « l’inutilité de l’effort fourni » (Morel, 1995, p. 74) pour les vivre pleinement : quelque chose en Alidor résiste à sa propre volonté – j’y reviendrai dans un instant – et d’autres sentiments viennent, pour l’heure, contrecarrer ses velléités donjuanesques.
2. Les adverbes : cependant, pourtant, toutefois
36Plus discrets que les propositions subordonnées, les adverbes permettent aussi d’exprimer la concession.
37Cependant et pourtant apparaissent tous les deux dans une même tirade, acte premier, scène 4 : Alidor y expose les raisons qui le poussent à rejeter le mariage, et par conséquent celle qu’il aime.
38Comme en témoigne son étymologie, cependant permet de mettre en suspens les implications dont un énoncé est porteur4 :
Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,
Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
Cependant Angélique à force de me plaire
Me flatte doucement de l’espoir du contraire […]. (v. 244-247)
39La critique des liens du mariage, à laquelle Alidor vient de se livrer, supposerait qu’il batte en retraite. D’un tel réquisitoire, cette idée sous-jacente pourrait être induite ; mais elle se voit suspendue par cependant. Le nom contraire, qui rime avec plaire, révèle bien la logique dissonante de l’amour, qui « flatte » l’amant au point de renverser, en pratique, ce qu’il pense en théorie.
40L’adverbe pourtant « détient un pouvoir de relateur très puissant entre des énoncés » qui devraient normalement s’exclure (Morel, 1995, p. 53) :
Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire […]. (v. 254)
41Antithétiques, les deux attributs du sujet sont paradoxalement reliés par l’adverbe concessif, combiné à la conjonction mais sur laquelle je reviendrai. En résulte l’ambivalence d’une résolution, qui ne revient pas à autre chose qu’à fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve.
42L’adverbe toutefois apparaît, entre autres, dans les stances d’Alidor, qui forment l’épilogue de la pièce :
Beautés, ne pensez point à réveiller ma flamme,
Vos regards ne sauraient asservir ma raison […].
Nous feindrons toutefois pour nous donner carrière,
Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu […]. (v. 1574-1579)
43L’adverbe concessif permet ici de restreindre, sans l’infirmer5, la validité des deux phrases négatives où Alidor revendique l’indifférence sentimentale. C’est bien ainsi qu’il vivra, indifférent, mais jusqu’à une certaine limite qui concerne la forme plus que le fond, puisqu’il est question de déguisement, et pour le rendre moins artificiel, Alidor entend désormais aimer « un peu ».
3. Les prépositions malgré et en dépit de
44Les prépositions malgré et en dépit de expriment aussi la concession, c’est-à-dire une certaine forme d’extravagance incarnée, en premier lieu, par Alidor qui, aimant Angélique, veut pourtant la faire souffrir :
Quels efforts, cher ami, ne me suis-je point faits ?
Malgré tout mon amour, prendre un orgueil farouche,
L’adorer dans le cœur, et l’outrager de bouche […]. (v. 725-727, éd. 1660-1682)
45La logique discordante instituée par la préposition malgré est ici soulignée par une série d’antithèses : « amour/orgueil », « adorer/outrager », « cœur/bouche ».
46De la même manière, absurde, Alidor prétend à Angélique :
[…] je vous fus fidèle en dépit de ma lettre […]. (v. 818)
47Étymologiquement, la locution prépositionnelle vient de despectus, qui signifie « regarder de haut en bas » et donc « mépriser ». De fait, c’est au mépris de toute logique qu’Alidor se revendique fidèle et c’est au mépris de toute vraisemblance que s’opère le retournement de situation à l’acte III, lorsqu’Angélique pardonne à son « déloyal » amant (v. 778).
4. La conjonction mais
48Avec mais deux voix contradictoires se font entendre : « […] mais, placé entre deux énoncés, indique que le premier porte une visée argumentative opposée à celle du second, et que le locuteur ne prend en charge personnellement que cette dernière […]. » (Ducrot, 1983, p. 9)
49Ainsi, par exemple, lorsqu’Angélique se dispute avec Phylis au sujet du nombre d’amants qu’il convient d’avoir :
Qui peut en avoir mille en est plus estimée ;
Mais qui les aime tous, de pas un n’est aimée […]. (v. 94-95)
50Du premier vers, on pourrait conclure qu’il faut privilégier la pluralité – visée qui correspond à la vision de Phylis ; mais le second vers renverse le mouvement argumentatif en prônant, selon la disposition de cœur et d’esprit d’Angélique, l’exclusivité amoureuse.
51Comme tous les autres marqueurs concessifs, mais révèle la logique discordante propre à l’extravagance amoureuse :
Tu vois comme Alidor est plein de perfidie,
Mais je mets dans deux jours ma tête à l’abandon,
Au cas qu’un repentir n’obtienne son pardon. (v. 475-477)
52Sans remettre en cause la validité de l’énoncé concédé, mais vient en rectifier la portée.
53« Ce petit mot de "mais", écrit Gombrowicz, qui rend la vie à peu près possible » (1998, p. 18). À peu près possible parce que ce terme permet d’associer des éléments qui normalement ne sauraient être associés. Aussi bien, c’est ce qui rend la vie impossible aux personnages de Corneille.
54Mais est en effet un élément perturbateur : il engendre une péripétie logique, un revirement de situation dans la cohérence argumentative. Cléandre :
J’aime Alidor, j’aime Angélique,
Mais l’Amour cède à l’amitié […]. (v. 154-155)
55Le parallélisme décrit une situation initiale qui laisserait penser à un équilibre des forces amicale et amoureuse. C’est compter sans la conjonction, qui engendre un déséquilibre à l’origine de la crise intime que vit le personnage, soulignée par un chiasme.
56Le cas d’Alidor est, encore une fois, paradoxal. L’amoureux attend en vain quelque chose qui viendrait provoquer la rupture :
Un moment de froideur, et je pourrais guérir,
Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,
Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie :
Mais las ! elle est parfaite […]. (v. 197-200)
57L’élément perturbateur, introduit par mais, c’est justement que rien ne vient perturber la perfection d’Angélique. C’est, en somme, la tragédie d’Alidor, comme en témoignent les interjections « las » ou « hélas » souvent associées à la conjonction mais6 qui, décidément, rend la vie bien difficile aux personnages de la comédie.
II. Concession et consentement
58Nombreuses et variées, les structures concessives ont ceci en commun qu’elles donnent à entendre plusieurs voix. En reprenant la métaphore théâtrale, par laquelle les linguistes de la ScaPoLine décrivent la polyphonie, on peut dire que chaque énoncé concessif, parce qu’il est polyphonique, « constitue un drame » (Nolke, Flottum, Noren, 2004, p. 55) : « l’auteur du drame », c’est le locuteur, « c’est lui qui construit le jeu polyphonique, mais il n’y participe pas (directement) lui-même ». Les « acteurs du drame », ce sont ces énonciateurs, de purs « êtres discursifs », dont il met en scène les points de vue : au sein de son énoncé, le locuteur crée et distribue les rôles à la manière d’un dramaturge.
59La concession apparaît donc comme un théâtre de voix multiples ; le discours qui en résulte est une scène sur laquelle sont représentés des points de vue étrangers à celui du « locuteur », qui leur accorde néanmoins une certaine validité pour mieux s’en démarquer ensuite. Aussi existe-t-il un lien entre concession et consentement : dans un système concessif, le locuteur consent à reconnaître le point de vue de l’autre, auquel il donne son assentiment, pour en réalité asserter un point de vue divergent. Il condescend à la logique adverse pour mieux faire émerger celle qui lui est propre.
60Cette voix, à qui le « locuteur » fait endosser la valeur de vérité de l’énoncé concédé, est souvent celle de l’allocutaire, dont il peut reprendre les propos à l’identique :
CLÉANDRE. Étrange humeur d’Amant !
ALIDOR. Étrange, mais utile […]. (v. 258)
61Ou bien reformuler le point de vue de celui-ci :
CLÉANDRE. Crains-tu de posséder ce que ton cœur adore ?
ALIDOR. Ah ! ne me parle point d’un lien que j’abhorre,
Angélique me charme, elle est belle aujourd’hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ? (v. 234-237)
62Dans les deux cas, Alidor aurait pu ajouter certes, afin de souligner le mouvement concessif, qui s’ouvre à la pensée de Cléandre pour mieux la rectifier. La concession, avant d’introduire une divergence de point de vue, établit les bases d’un consentement mutuel.
63Mais le consentement à l’autre, et à sa vision des choses, peut être feint. Ainsi à l’acte II, Cléandre s’adresse à Phylis en ces termes :
Encor que votre ardeur à la mienne réponde,
Je ne veux plus d’un bien commun à tout le monde. (v. 546-547)
64Dans la subordonnée, Cléandre semble adhérer à la croyance de Phylis, qui le pense amoureux d’elle et prétend l’être aussi. Le locuteur représente le point de vue de son interlocutrice : l’équation amoureuse qui postule une égalité de sentiments laisse entendre l’existence de tels sentiments. C’est du moins ainsi que Phylis est invitée à déchiffrer l’implicite de cet énoncé. Mais la concession se teinte ici d’ironie. Cléandre, qui ne l’aime pas, estime l’ardeur de Phylis à son endroit comme à peu près nulle. Le consentement au point de vue de l’autre n’est pas sincère : il est simulé, moins pour rallier Phylis à sa cause que pour railler son érotomanie. L’ironie du personnage se retournera contre lui en ce qu’il ne sera pas épargné par l’ironie du sort, autrement dit l’ironie du dramaturge : à la fin de la pièce, l’ardeur de Cléandre équivaudra bien à celle qu’il contrefait ici.
65De manière plus retorse, celui qui orchestre le jeu polyphonique à travers la concession peut manipuler, voire abuser, l’autre en lui faisant tenir un point de vue qui n’est pas le sien, ou pas tout à fait le sien.
66Ainsi Alidor à Angélique, à l’acte II :
[…] encore qu’Alidor ne soit plus sous vos lois
Il va vous obéir pour la dernière fois. (v. 410-413)
67En reliant les deux propositions par encore que, Alidor présente l’énoncé concédé comme « ayant fait l’objet d’une assertion préalable » par son interlocutrice (Morel, 1995, p. 9). De fait, la subordonnée reprend peu ou prou la requête formulée précédemment par Angélique : « Insolent, ôte-toi pour jamais de ma vue. » (v. 407)
68Mais cette stratégie argumentative repose sur un défaut de consentement. Angélique est contrainte de prendre une décision contraire à sa volonté. La rupture qu’elle exige, c’est bien sûr Alidor qui l’y pousse. Angélique ne veut pas rompre ; ou plus exactement, elle veut rompre à défaut de pouvoir obtenir ce qu’elle veut vraiment : un amour sincère et durable. La séparation, que souhaite Alidor sans l’assumer entièrement, Angélique y consent – si c’est consentir que d’y être forcée.
69Ce qui se joue dans le monde réel se rejoue au sein du discours et ses méandres polyphoniques : Alidor se décharge de la responsabilité de la rupture, présentée ici comme un constat partagé7. En tant que locuteur, il force Angélique à accepter le rôle qu’il lui destine à l’intérieur du discours qu’il construit : avant d’être invitée à adopter le point de vue d’Alidor, ce qui est de bonne guerre dans une concession, Angélique est d’abord obligée d’assumer comme étant sien un point de vue qu’Alidor en réalité lui impose d’avoir.
70Ici s’exhibe la mauvaise foi d’Alidor, qui agit comme s’il exprimait la volonté d’Angélique à laquelle il ne ferait que consentir. Alidor feint d’aller au-devant des désirs d’Angélique qui sont en vérité les siens. La concession n’est que de façade puisqu’on assiste à un chassé-croisé des arguments et des volontés : le supposé point de vue d’Angélique, exposé dans la subordonnée, correspond en fait au dessein secret d’Alidor de n’être plus sous sa loi ; et inversement, le point de vue qu’il exprime dans la principale, « il va vous obéir », correspond à ce qu’il combat en réalité : sa soumission.
71Parce qu’elle feint d’admettre ce qu’elle nie en réalité, la concession est une figure duplice qui convient parfaitement aux personnages qui le sont eux aussi.
72Mais la duplicité n’est pas toujours synonyme de fausseté. Si la concession donne à entendre plusieurs voix, la source de cette altérité n’est pas toujours à chercher du côté de l’allocutaire ni même de la doxa, voix anonyme porteuse d’une logique ordinaire. La concession peut faire entendre une discordance entre les différentes voix du locuteur lui-même, c’est-à-dire entre les divers points de vue qui cohabitent dans sa psyché et qui font qu’il ne consent pas toujours à ses propres décisions.
73Pour mieux appréhender ce phénomène de polyphonie qu’on pourrait qualifier d’interne, on peut reprendre la distinction opérée par Oswald Ducrot entre le « locuteur en tant que tel » (considéré uniquement comme celui qui parle au moment où il s’exprime) et le « locuteur en tant qu’être du monde » (envisagé comme un individu possédant d’autres propriétés hors de l’énonciation présente).
74Au moment où il emploie un mécanisme concessif, l’être de discours s’écarte de ce qu’il pourrait penser, ou a pensé, par ailleurs en tant qu’individu. C’est ce qui arrive constamment à Alidor, d’où la multiplication des marqueurs concessifs dans son discours – ici, par exemple, lorsqu’il envisage de reconquérir Angélique pour Cléandre :
Déjà presque échappé je rentre dans ma chaîne,
Il faut encore un coup m’exposant à ses yeux,
Reprendre de l’amour afin d’en donner mieux.
Mais reprendre un amour dont je me veux défaire,
Qu’est-ce qu’à mes desseins un chemin tout contraire ?
Allons-y toutefois puisque je l’ai promis,
Toute peine est fort douce à qui sert ses amis. (v. 759-765)
75Alidor refuse les implications qu’il pourrait, ou qu’il a pu admettre comme vraies par ailleurs – parfois même l’instant d’avant, dans la scène ou l’acte qui précèdent. Les concessions, donnant à voir plusieurs images du locuteur, témoignent de ceci : l’unité d’Alidor est problématique. Sa dualité est d’ailleurs ici renforcée par des antithèses (« presque échappé je rentre dans ma chaîne », « reprendre »/« donner »/« défaire », « Toute peine est fort douce ») et par la répétition de termes identiques : « Il faut reprendre de l’amour », « Mais reprendre un amour… ». Dans ces vers, Alidor s’oppose à ses propres vues comme il le ferait avec un autre que soi. L’amoureux extravagant se dédouble, pour ainsi dire.
76Outre la concession qui établit cette polyphonie interne, on trouve d’autres phénomènes de dissociation dans le discours d’Alidor, lorsqu’il s’adresse à lui-même :
Alidor, tu consens qu’un autre la possède ! (v. 966)
77ou qu’il parle de lui à la troisième personne :
Mais mon esprit s’égare, et quoi qu’il se figure
Faut-il que je me rende à des pleurs en peinture,
Et qu’Alidor de nuit plus faible que de jour
Redonne à la pitié ce qu’il ôte à l’amour ? (v. 1071-1074)
78Les synecdoques participent à ce dédoublement de soi, notamment lorsque la partie (ici l’« esprit ») s’avère indépendante du tout, c’est-à-dire de la personne. Il en va de même pour le « cœur » d’Alidor qui paraît jouir d’une existence autonome :
[…] mon cœur surpris d’un vain regret
Fait à ma perfidie un reproche secret,
Il tient pour Angélique, il la suit, le rebelle,
Parmi mes trahisons il veut être fidèle […]. (v. 1053-1056)
79Dans ses errements, Alidor est lucide : il perçoit en lui une division. À l’en croire, il y aurait même plusieurs Alidor. Alidor de jour et Alidor de nuit. Cette distinction épouse une certaine vision baroque de l’inconstance, qu’Alidor résume à sa manière :
Du temps qui change tout les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions ? (v. 240-241)
80Mais cette hypothèse temporelle (divers moi dans divers temps8) ne rend pas compte entièrement des errements d’Alidor. Ce n’est pas tant qu’Alidor veuille quelque chose le jour puis son contraire la nuit. Il veut, ou du moins il vit, dans un même temps, une chose et son contraire. C’est ce que donne à entendre la concession, en associant dans un même énoncé des états contradictoires, comme ceux qu’il éprouve dans la relation amoureuse :
Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,
Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
Cependant Angélique à force de me plaire
Me flatte doucement de l’espoir du contraire […]. (v. 244-247)
81L’adverbe cependant, qui marque la concession, exprime aussi la simultanéité de sentiments qui devraient normalement s’exclure.
82« À force de me plaire » : l’expression manifeste bien l’ambivalence de la relation amoureuse, qu’Alidor ne parvient pas appréhender autrement qu’à travers une lutte de pouvoir ou d’influence qu’il prétend subir.
83Si désormais Alidor ne consent plus à l’amour d’Angélique, il y a pourtant consenti. On peut formuler les choses ainsi. Mais sans doute sont-elles un peu plus complexes. Aujourd’hui, certes, Alidor ne veut plus qu’Angélique force « [son] courage » (v. 956). Mais une concession vient restreindre, sans l’invalider tout à fait, cette assertion :
Le forcer ! mais hélas que mon consentement
Par un si doux effort fut surpris aisément ! (v. 956-957)
84À nouveau, la concession introduit une dualité, de sorte qu’on a l’impression qu’Alidor semble avoir consenti, et dans un même mouvement, n’avoir pas consenti pleinement à l’amour – car qu’est-ce qu’un consentement pris ou surpris ?
85S’il a bel et bien goûté auprès de sa maîtresse un « excès de plaisirs » (v. 958), il s’est avisé bien tard de « cette violence » (v. 959). D’où sa trahison envers Angélique, qui est un juste retour des choses :
Que lui fais-je après tout qu’elle n’ait mérité
Pour avoir malgré moi fait ma captivité ? (v. 948-949)
86À cet instant, c’est évident, Alidor ne consent pas, ou plus, à l’amour d’Angélique. Mais en vérité, ce qui caractérise Alidor, c’est qu’il ne consent pas toujours à ses propres désirs, ou du moins pas absolument. En effet, c’est la même expression, « malgré moi », qui revient pour parler d’Angélique ou de son propre cœur qui agit contre sa volonté :
Je le sens malgré moi de nouveaux feux épris […]. (v. 1058)
87Alidor, n’adhérant pas totalement aux mouvements de son cœur, ne coïncide pas toujours avec ses propres émotions ou ses propres fantasmes, du moins pas à cent pour cent.
88Dans la pièce, Alidor n’est pas toujours égal à lui-même parce qu’au fond je est un autre. S’il ne le formule pas ainsi, bien sûr, Alidor l’exprime à sa façon, et plusieurs fois :
Suis-je encore Alidor après ces sentiments ? (v. 1077)
Suis-je plus Alidor ? (v. 1500)
89En définitive, La Place Royale nous renseigne peut-être moins sur l’inconstance des désirs humains que sur l’inconsistance de l’être humain lui-même, qui manque de cohérence. Durant toute la pièce, en effet, Alidor n’arrive pas à accorder ses « desseins » avec ses « désirs » (v. 1364) – ce qui est, d’une certaine manière, le but de la cure psychanalytique, au cours de laquelle, selon Lacan, « le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire » (1966, p. 682).
90Quand Alidor pense vouloir ce qu’il désire, au début de l’acte V9, c’est une illusion qu’il dissipe dans l’épilogue : s’il espère reconquérir Angélique, c’est, dit-il, que « mes desseins cèdent à mes amours » (v. 1555) et non pas qu’ils coïncident.
91Céder, concéder, consentir : tout cela part d’un même mouvement, achevé ou non, qui consiste à trouver un point d’accord avec l’autre, mais aussi avec soi-même, ou les diverses versions de soi-même qui coexistent sans pour autant se confondre.
92Qu’un être humain ne coïncide pas toujours avec ses propres désirs, ce n’est pas seulement le fait d’Alidor et de sa supposée extravagance. Ou alors l’extravagance est partagée, humaine en un mot, car Angélique, elle aussi, ne concorde pas toujours avec ses envies ou ses pulsions lorsqu’il s’agit d’Alidor :
Tout criminel qu’il est il me semble adorable,
Et mes souhaits qu’étouffe un soudain repentir
En demandant sa mort n’y sauraient consentir. (v. 451-453)
93La polyphonie à l’œuvre dans la concession est un moyen parmi d’autres de faire entendre cette « inégalité de mœurs » qui n’est pas propre à Alidor mais à l’être humain, traversé de voix multiples et simultanées qui bruissent de désirs parfois contradictoires – ce qui rend la question du consentement bien plus complexe qu’il y paraît.