Un « féminisme agressif » ? L’inconstance au féminin dans La Place Royale
1J’étais en train de songer – assez vaguement je l’admets – à me dépêtrer du sujet quelque peu vaseux que j’avais annoncé – « Relances et reconnaissances de l’image » –, tout en relisant paresseusement mes textes favoris de l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset, quand je tombai en arrêt devant cette note à laquelle je n’avais jamais vraiment prêté attention, qui porte sur un extrait de La Place Royale retenu par le critique genevois dans la section « Protée ou l’inconstance » :
C’est l’inconstante Phylis qui parle ; Phylis incarne non seulement une forme de féminisme agressif, entre la Corisca du Pastor fido et l’Armande de Molière, mais surtout le « change » cornélien ; c’est le thème de la pièce, que porte au paroxysme le pendant masculin de Phylis, Alidor ; c’est lui qui prend la parole dans le fragment suivant. (Rousset 1961, p. 264)
2Sur le coup, ce passage m’a véritablement désarçonné : Rousset annonce un sujet pour le moins intrigant avant d’anéantir son petit effet en le rabattant sur un topos éculé, ce qui n’est d’ordinaire pas son habitude. Très intrigué, j’ai donc relu séance tenante ce qu’il avait écrit sur La Place Royale dans sa grande thèse de 1953, La Littérature de l’âge baroque en France, avant de revenir à l’Anthologie, et ma surprise a augmenté. Je livre ici le résultat de mes recherches sur l’appréhension du personnage de Phylis par Rousset et quelques autres. Je reviendrai ensuite sur le texte de Corneille.
3Dans sa thèse, Rousset cite un condensé de l’extrait qu’il donnera huit ans plus tard dans l’Anthologie :
Pour moi, déclare Phylis, j’aime un chacun…
Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager…
Tout le monde me plaît, et rien ne m’importune.
De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,
Mon cœur n’est à pas un et se promet à tous…
4Il le commente en ces termes :
C’est le moyen de n’être qu’à soi, de ne dépendre de personne et de ne pas souffrir ; elle fait de l’amour une sorte de ballon libre, dégagé de tout lien avec un être particulier ; bien entendu, elle le vide de toute substance, mais elle n’en a cure puisqu’elle ne se soucie que d’être indifférente et incertaine, c’est-à-dire apte à aimer n’importe qui ; quand on n’aime personne, on aime tout le monde. (Rousset 1953, p. 207)
5On perçoit d’emblée dans ce passage une certaine désapprobation, ou du moins une absence d’a priori favorable à l’endroit du personnage, accusé de réduire à néant le sentiment amoureux. Cependant, on reste dans le cadre d’une analyse anthropologique de l’inconstance, qui constitue l’un des apports majeurs de Rousset à l’herméneutique du baroque. Mais ce dernier ajoute aussitôt :
Phylis vagabonde légèrement à travers les cinq actes de la comédie, toujours fidèle à son inconstance, souriante, moqueuse et prête à tout, monnayant son petit catéchisme et l’appliquant sans défaillance. Cet Hylas féminin nous rappelle les inconstants de la pastorale et, parmi eux, avec moins de férocité et de noirceur, la Corsica du Pastor fido. (Rousset 1953, p. 207)
6On distingue une certaine différence de ton, à seulement quelques lignes d’intervalle : on est passé d’une approche demeurant critique à une sorte de badinerie allègre et leste convoquant d’autres figures d’inconstants et mettant en parallèle « masculin » et « féminin ». Rousset voit d’ailleurs en Phylis le deuxième personnage principal de la comédie, puisqu’il la considère comme le « pendant » d’Alidor, qui est « le vrai centre de la pièce », mais celle-ci est bien « centrée sur ces deux inconstants de forte trempe » et de ce fait elle « va faire triompher le change » (Rousset 1953, p. 209). Quel est le sens exact de ce diptyque d’inconstants, et comment comprendre l’introduction du « féminisme agressif », déjà en germes dans le portrait de Phylis en « Hylas féminin » (on retrouvera en effet les mêmes comparaisons entre 1953 et 1961 : Hylas et Corsica) ? Revenons à l’Anthologie et à ce fameux extrait :
… Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,
Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager ;
Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;
Tout le monde me plaît et rien ne m’importune.
De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,
Mon cœur n’est à pas un, et se promet à tous ;
Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;
Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;
L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,
Mille encore présents m’empêchent d’y songer.
Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change ;
Un monde m’en console aussitôt ou m’en venge.
Le moyen que de tant et de si différents
Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?
Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,
Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse :
Il aura quelques traits de tant que je chéris,
Et je puis avec joie accepter tous maris…(Rousset 1961, p. 110)
7Rousset a choisi le texte de 1660, contrairement à Marc Escola dans l’édition au programme, où on lit en effet « Mon cœur n’est à pas un en se donnant à tous » (Escola 2001, v. 68, p. 86) et non « se promet à tous ». Mais surtout, cet extrait comporte une bizarrerie qu’il convient impérativement de relever : il y a un trou non signalé de quatre vers entre « Mon cœur n’est pas à un, et se promet à tous » et « Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ». Il ne s’agit pas d’une différence entre les éditions de 1634 et de 1660 puisqu’à la réserve de quelques variantes, dont celle mentionnée à l’instant, le texte y est identique. On n’aurait a priori pas lieu de s’en émouvoir : après tout, l’anthologie en son principe même n’entretient-elle pas un tel tropisme du « sécateur » ? Sauf que Rousset indique scrupuleusement pour tous les textes quand il coupe : pourquoi n’est-ce pas le cas précisément pour cette prise de parole de Phylis ? Restaurons les quatre vers supprimés subrepticement pour tâcher d’y voir plus clair :
Pas un d’eux ne me traite avecque tyrannie,
Et mon humeur égale à mon gré les manie,
Je ne fais à pas un tenir lieu de mignon,
Et c’est à qui l’aura dessus son compagnon. (v. 68-72, p. 86)
8Je crois que l’on peut tenter une interprétation cohérente en avançant que Rousset est fortement indisposé par ce qu’il identifie comme un « féminisme agressif », qu’il tente de circonvenir en évitant d’exhiber trop ostensiblement les marques les plus patentes de ses effets « toxiques » sur le « masculin » : en éliminant le cynisme tranquille de la manipulation que Phylis déclare pratiquer – on reviendra sur son usage du discours de revendication plus loin – il s’efforce, me semble-t-il, d’éviter sa propagation. D’où le fait aussi qu’il rabatte immédiatement, dans la fameuse note de bas de page que j’ai citée en ouverture de cet article, le « féminisme agressif » sur le « change » cornélien : il y a dans ce geste une forme de désubstantialisation de la portée que le critique identifie comme « féministe » de ce texte. On rejoint ici une analyse que j’ai proposée ailleurs avec Michèle Rosellini à propos du dispositif de « ventriloquie » féminine dans l’Anthologie de la poésie baroque française : Rousset y utilise la prise de parole de femmes dans les poèmes écrits par des hommes pour tisser une prétendue nature féminine inconstante, les personnages féminins n’étant considérés en ce sens que comme des fonctions discursives (Cartron-Rosellini). De plus, les deux textes de La Place Royale – après celle de Phylis on lit ensuite une autre revendication d’inconstance, celle d’Alidor – ferment la section intitulée « Protée et l’inconstance ». Rousset justifie ce choix en invoquant « l’Alidor et la Philis de Corneille, dont les manifestes doctrinaires et provocants apportent sa conclusion à ce premier chapitre » (Rousset 1961, p. 8-9). Les deux textes de Corneille expriment à ses yeux l’inconstance à son paroxysme, son versant féminin pouvant alors être qualifié de « féminisme agressif », tandis que sa variante masculine reste simplement « extravagante ».
9Je ne cherche bien évidemment pas à faire de Rousset un misogyne de la pire espèce1, mais à mettre en lumière les biais se glissant dans son analyse, comme l’indique ce double standard au sujet de l’appréhension genrée de l’inconstance, qui le conduit à occulter des caractéristiques d’un personnage plus complexe qu’il n’y paraît, comme je vais essayer de le montrer plus loin. Il n’est du reste pas le seul, loin de là : Jean-Claude Joye analyse également Phylis sous cet angle de l’inconstance (il parle même de « polyandrie ») mais donne l’impression de prendre le contrepied de l’attitude roussetienne, en se plaçant de prime abord du point de vue « féministe » : à son avis Phylis « dit les choses assez brutalement et dans un langage où se reconnaîtraient bien des femmes d’aujourd’hui, lassées d’être considérées par la gent masculine comme une propriété exclusive » (Joye 1986, p. 106). D’après lui en effet, Phylis « est très proche, par le point de vue qu’elle expose et dont elle entend bien ne point démordre, de toute une génération de femmes contemporaines, qui ont beaucoup œuvré à leur libération et à celle de leurs compagnes », au point que son propos « rejoint ou annonce nettement certaines thèses appelées féministes » (Joye 1986, p. 111). Joye n’est pas pour autant un sympathisant de cette cause, puisque son ton volontiers badin – la « polyandrie » est qualifiée par lui « d’aimable » et il suggère une équivoque quelque peu grivoise en ajoutant qu’elle « est plus verbale que charnelle (?) » (Joye 1986, p. 111) – révèlent bien davantage un lecteur en quête de « croustillant » ; son chapitre traitant de La Place Royale est d’ailleurs significativement intitulé « De quelques “étrangetés immorales” de Corneille ».
10Auparavant, Jean-Claude Brunon avait lui aussi repris dans son édition de 1962, qu’il en ait conscience ou non, ce tropisme axiologique en notant :
Fidèle à son état civil poétique, Philis est le visage de l’Amour facile. Avant tout, c’est une fille de bonne compagnie, qui ne sait rebuter personne. Lisis, Cléandre, « un million » d’autres poussent vers elle des soupirs toujours bienvenus. Elle se prête au jeu sans rien exiger, qu’une cour agréable. (Brunon 1962, p. XXIX)
11Mais Brunon, contrairement à Rousset et Joye, manifeste une certaine sympathie pour Phylis, s’appuyant pour ce faire sur le témoignage de Corneille lui-même et délivrant par là un portrait en deux temps du personnage :
« Phyllis jocosa », fertile en amusantes réparties, elle se donne libre cours lorsqu’elle console, à sa manière, l’infortuné Doraste. D’ailleurs elle n’est pas sans finesse, et saura pénétrer aisément les desseins d’Angélique, voire l’extravagant caractère d’Alidor. Enfin, elle a le goût de l’intrigue, et ce dernier trait achève de la rapprocher d’un type qui fera fortune plus tard sur le théâtre : celui de la soubrette de comédie. (Brunon 1962, p. XXIX)
12« Phyllis jocosa » est une citation de l’Excusatio, un poème en latin composé par Corneille en 1633 (voir Civardi), qui attire l’attention sur un aspect du personnage que Rousset et Joye oblitèrent totalement, et qui est pourtant évident : sa dimension comique, à côté de laquelle les deux critiques suisses passent allègrement en insistant autant sur « l’inconstance » du personnage, ou plutôt en la considérant avec un tel esprit de sérieux. Brunon, aidé par Corneille, l’a pour sa part bien sentie, tout comme avant lui Antoine Adam, qui qualifie Phylis de « jeune fille rieuse, volontaire, pleine de lucidité et d’énergie » (Adam 1948, p. 497). Sauf qu’Adam délaisse bien vite cet aspect du personnage pour introduire une autre lecture, radicalement différente de celle que développera Rousset après lui :
Faut-il pourtant avouer qu’elle n’atteint pas l’intérêt d’Alidor ? Cette jeune fille aime s’entourer de mille adorateurs, elle a des sourires pour tous, elle est coquette en diable. Mais pas un instant elle ne se trouble, et nous ne sommes que trop tranquilles sur sa vertu. Ses audaces ne vont pas loin, et le mariage est un dogme qu’elle ne discute pas. (Brunon 1962, p. 497-498)
13Phylis conformiste ? C’est textuellement ce qu’écrit Adam, pour qui elle « n’est qu’une petite bourgeoise » (Adam 1948, p. 498). On est loin ici du « féminisme », qu’il soit ou non « agressif ». Il est pourtant bien un point commun entre Adam et Rousset : la tonalité axiologique de leurs analyses respectives. Tandis que le critique genevois pourfend la dimension qu’il estime subversive de Phylis, le spécialiste de la libre pensée française brocarde son exact inverse :
On touche là les limites de ce théâtre des mœurs, si intéressant par ailleurs. Qu’il y ait là une concession à la mode ou un mouvement naturel de son esprit, Corneille travaille pour un public qui ne badine pas sur le chapitre des convenances et de la morale. Il avait risqué dans ses deux premières pièces quelques expressions un peu libres. On n’en trouve plus de semblables dans les suivantes. Dans le monde qu’il décrit, il y a des menteurs et des jaloux, mais il n’existe pas de passions coupables, de liaisons illégitimes, d’intentions contraires aux lois du mariage. (Adam 1948, p. 498)
14S’agit-il ici d’une manifestation de la dent féroce qu’Adam, ancien séminariste, gardait contre la religion catholique, que le cas de Phylis lui permettrait de critiquer ? À la lumière de ce passage, il ne me paraît pas trop imprudent d’avancer une telle hypothèse.
15Autre point commun significatif, Rousset a manifestement pris chez Adam la comparaison de Phylis avec la Corsica de Guarini, son devancier écrivant pour prolonger sa réflexion volontiers teintée d’anticléricalisme :
À quoi l’on objectera qu’il n’était pas question, en ce siècle catholique, de toucher à des principes sacrés. Le personnage de Corsica, dans le Pastor fido, est là pour répondre à cette objection. Cette admirable création de Guarini avait affirmé, avec une audace tranquille, un affranchissement total de la femme, et son droit à faire librement son bonheur. Ses théories largement développées allaient munir d'arguments les belles affranchies du grand siècle. Non pas seulement Ninon, mais les héroïnes de la Fronde et les nièces de Mazarin. Corneille n’est pas allé si loin. (Adam 1948, p. 498)
16Le personnage de Phylis, on s’en avise ici, cristallise des passions idéologiques singulières, les critiques ne s’entreglosant pas ni ne se citant, mais se répondant implicitement par études interposées. L’éditeur de Corneille dans la Pléiade, Georges Couton, en est un exemple paradigmatique, puisqu’il reprend Adam pour débattre avec Rousset. Ne cachant pas sa sympathie pour le personnage de Phylis, qui semble l’amuser irrésistiblement, il l’oppose à Alidor, qu’il est à son sens « malaisé de ne pas trouver odieux » allant jusqu’à évoquer son possible « sadomasochisme » (Couton 1980, p. 1355). Cette bipartition se retrouve mêlée avec la thèse d’Adam, qu’il reprend de toute évidence :
Cette Phylis joyeuse, qui ne se pique pas de la « vanité » de rester fidèle, mais qui entend laisser ses parents « disposer » d'elle, parce que les filles en cette matière n'ont que des « jugements imparfaits », apporte dans cette pièce une bonne humeur bien nécessaire, en même temps qu'un conformisme qui lui confère un esprit moralisant exceptionnel. (Couton 1980, p. 1355)
17À nouveau, l’Excusatio fournit une forme d’argument d’autorité à l’appui d’une lecture axiologisée, qui revêt un intérêt certain en ce qu’elle retourne comme une crêpe la thèse roussetienne, que Couton connaissait de toute évidence puisqu’il cite La Littérature de l’âge baroque en France à propos d’Alidor2. Alors qui a raison de lui et du critique genevois ? Phylis « féministe agressive » dont la « soumission » finale ne serait en réalité que « feinte et moqueuse », selon l’interprétation de Cecilia Rizza (Rizza 1978, p. 179)3, ou « conformiste » absolue, voire écervelée, comme l’écrit avec condescendance Léon Paquot-Pierre, qui juge en prenant le texte au pied de la lettre qu’elle est « légère, pétulante, superficielle » et qu’elle « s’accommoderait volontiers du premier soupirant » (Paquot-Pierre 1943, p. 25) ? Il est révélateur que ce personnage suscite deux interprétations aussi diamétralement opposées et plus encore, des commentaires aussi marqués sur le plan axiologique : ce fait signale non seulement une complexité et une résistance aux approches trop univoques, mais surtout l’idéologie qui anime les historiens de la littérature du XVIIe siècle. Certes, Jean Serroy a bien tenté, avec une finesse tout à fait remarquable, de réconcilier Adam/Couton et Rousset, en avançant que « la philosophie du change et de l’indifférence » que Phylis « exprime avec tant de conviction » (Serroy 2006, p. 20) n’était en définitive « pas si fantasque », Phylis « trouvant au bout du compte ce qu’elle a toujours cherché : un amour entériné socialement par le mariage sans que sa liberté personnelle en soit écornée » (Serroy 2006, p. 21), mais cela ne suffit à mon sens toujours pas : je trouve que c’est ménager un peu trop ingénieusement la chèvre et le chou. Il est donc plus que temps d’aller voir de plus près le texte cornélien pour confronter ces analyses à la réalité de l’œuvre.
18Si on observe la stratégie argumentative de Phylis, on constate bien de prime abord qu’elle semble correspondre au portrait brossé par Rousset, du moins pour ce qui est du « catéchisme de l’inconstance »4. Le relevé suivant, sans nulle prétention à l’exhaustivité, en rend compte :
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« Fasse état qui voudra de ta fidélité, / Je ne me pique point de cette vanité / On a peu de plaisirs quand un seul les fait naître, / Au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître » (I, 1, v. 47-50, p. 85) ;
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La fameuse tirade démarquée par Rousset (« Pour moi j’aime un chacun… ») avec le passage supprimé par lui sur la manipulation des galants à laquelle déclare se livrer Phylis ;
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« Défais-toi, défais-toi de ces fausses maximes » (I, 1, v. 97, p. 87) ;
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« Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux » (I, 1, v. 100, p. 87) ;
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(à Cléandre qui la range dans la catégorie des « volages, / Qui peuvent en un jour adorer cent visages », II, 7, v. 549-550, p. 110) : « Est-ce à moi s’il vous plaît à vivre à votre mode ? / Votre amour en ce cas serait fort incommode, / Loin de la recevoir, vous me feriez la loi : / Qui m’aime de la sorte, il s’aime et non pas moi » (II, 7, v. 557, p. 110) ;
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« Je suis plus incommode encor qu’il ne te semble » (II, 7 v. 609, p. 113).
19On est loin de ce que Ralph Albanese appelle l’ « identité sexuelle jugée socialement acceptable » par l’École républicaine et visant à « développer, à travers le théâtre de Corneille » une doxa des comportements féminins que l’on imagine bien à des années lumières de l’inconstance : « primauté du mariage et de la maternité » (Albanese 2006). Cependant ces « manifestes doctrinaires et provocants », pour reprendre l’expression roussetienne, nous empêchent de voir d’autres aspects du personnage de Phylis, autrement mieux écrit – Serroy, qui s’en est avisé avec acuité, en fait même le véritable « héros » (Serroy 2006, p. 22) de la pièce – que cette espèce de caricature décrite par Rousset. Plusieurs commentateurs insistent du reste sur le paradoxe apparent d’une Phylis inconstante qui finit par se marier5, la thèse Adam/Couton sur le conformisme apparaissant alors comme la solution toute trouvée pour le résoudre. Mais dans les deux cas, cela ne peut fonctionner qu’à la condition expresse de pratiquer une lecture de type anthologique consistant à extraire les morceaux de bravoure de la pièce, ce qui a pour effet de laisser de côté les autres dimensions du personnage.
20Si Phylis est une fausse inconstante, du moins au sens où Rousset l'entend, ce dont je suis convaincu, ce n'est pas car elle serait en réalité conformiste, mais parce qu'une lecture se voulant réellement intégrative doit prendre également en compte les deux autres aspects suivants de son discours pour les mettre en rapport avec l'inconstance qu'elle affiche ostensiblement :
21I ) La dimension matamoresque : on pense à L’Illusion comique : « Mille mouraient par jour à force de m’aimer » déclarera Matamore à propos de ses prétendues adoratrices. Phylis comme premier crayon de ce Capitan ?6 De fait, on peut trouver sans difficulté plusieurs passages à l’appui de cette thèse : « De mille que je rends l’un de l’autre jaloux, / Mon cœur n’est à pas un en se donnant à tous » (I, 1, v. 67-68, p. 86) ; « L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger, / Mille encore présents m’empêchent d’y songer » (I, 1, v. 75-76, p. 86) ; (à Angélique) « Choisis de mes Amants sans t’affliger si fort, / Et n’appréhende pas de me faire grand tort, / J’en pourrais au besoin fournir toute la Ville / Qu’il m’en demeurerait encore plus de mille » (II, 4, v. 463-466, p. 105) ; « D’un million d’Amants je puis nourrir les feux » (II, 7, v. 539, p. 109).
22Encore convient-il de noter que là où Matamore est grotesque, Phylis est drôle et sympathique, comme l’a bien perçu Couton. Voir à ce propos la manière dont elle console Doraste, qui ne manque point d’autodérision : « Il n’est point de douleur si forte en un courage / Qui ne perde sa force auprès de mon visage » (I, 3, v. 137-138, p. 88-89). Ce dernier répond d’ailleurs : « Tu me forces à rire en dépit que j’en aie » (I, 3, v. 142, p. 89).
23II ) La dimension moraliste : comme l’a bien vu Couton, qui évoque la « lucidité » de Phylis7, son discours moraliste ponctue l’action, à travers des sentences8 : « La constance est un bien qu’on ne voit en pas un, / Tout se change ici-bas, mais partout bon remède » (II, 4, v. 460-461, p. 105) ; « Qui change une fois, change à toute occasion » (II, 4, v. 488, p. 106). Ajoutons à cela qu’elle appelle par deux fois Angélique à pardonner Alidor (« De grâce prends pour lui des sentiments meilleurs », V, 7, v. 1529, p. 157 ; « Adieu, par mon exemple apprends comme il faut vivre, / Et prends pour Alidor un naturel plus doux », V, 7, v. 1552-1553, p. 158) même si elle a dit avant : « Tu vois comme Alidor est plein de perfidie » (II, 4, v. 474, p. 105). La lucidité de Phylis a tout à voir avec l’attitude détachée du moraliste devant le théâtre des passions humaines.
24Phylis est par conséquent déterminée par cette alliance étrange et drolatique du matamoresque et du moraliste, qui fait le sel du personnage et définit son caractère comique, tout en ouvrant sur une autre lecture, qui n’est ni celle de l’inconstance ni celle du conformisme, mais tout bonnement de l’extravagance9, que sa construction en miroir avec Alidor, relevée par plusieurs critiques10, justifie sur tous les plans : Phylis est une extravagante au même titre que son double masculin.
25Il y a toutefois quelque chose de plus. Je reviens à Serroy, qui a une très belle intuition :
Ce qu’elle est, Phylis a choisi de l’être, et cette conduite de légèreté n’est ni plus ni moins qu’une carapace qu’elle s’est forgée contre les coups d’un monde changeant, et encore moins favorable aux femmes qu’aux hommes. (Serroy 2006, p. 20)
26Là où Jacques Scherer voyait les personnages de La Place Royale comme « lieu d’une expérience pure de la liberté » (Scherer 1984, p. 30), Serroy se montre plus fin psychologue, en regardant dans le détail les failles que Corneille a laissé apparentes dans son personnage. Cette attitude de Phylis résonne en effet jusque dans ce que Rousset appelle « le catéchisme de l’inconstance », lorsque la jeune femme déclare à propos des conséquences de la « fidélité » d’Angélique, qui reviennent selon elle à « accepter un maître » (éd. Escola 2001, I, 1, v. 47 et 50, p. 85) :
Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,
Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,
Et de peur que le temps ne lâche ses ferveurs,
Le combler chaque jour de nouvelles faveurs,
Notre âme s’il s’éloigne est de dueil abattue,
Sa mort nous désespère, et son change nous tue. ( I, 1, v. 53-60, p. 85-86)
27Qu’est, en fin de compte, l’inconstance affichée par Phylis, sinon la résultante d’une peur, symétrique de celle de l’engagement observée chez Alidor par Scherer11, d’être trompée et de vivre le deuil ? On voit bien ici comme on glisse insensiblement du refus d’avoir un « maître » à l’angoisse qui se cache derrière, martelée un peu plus loin par Phylis : en refusant de s’attacher à un en particulier « je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change » (I, 1, v. 77, p. 86). L’inconstance est une voie de secours pour éviter le traumatisme de la tromperie et du deuil12 : celle qui se revendique inconstante a peur de l’inconstance et n’est inconstante que pour éviter celle des hommes. D’où notamment cette déclaration – elle répond à un acte de soumission de Lysis13 –, qui est inexplicable sinon :
J’aime des serviteurs avec cette souplesse
Et qui peuvent aimer en moi ce qui les blesse. (II, 6, v. 533-534, p. 109)
28Ce qui caractérise structurellement, profondément Phylis, c’est le sentiment d’inquiétude14, souvent évoqué à propos de ces turbulentes années 1630, et qui n’est pas réductible à l’inconstance roussetienne, même s’il partage plusieurs de ses caractéristiques. C’est ce dont témoigne en dernière instance le personnage de Phylis : d’une angoisse métaphysique. Rousset aurait à ce titre eu lieu de la ranger dans « l’inconstance noire » et non dans « l’inconstance blanche15 ». Joye avait à cet égard bien perçu le « refus de souffrir » qui habite le personnage, mais il manque à son analyse cette dimension existentielle, qu’il élimine en considérant que Phylis se contente de « disculpe[r] les amantes infidèles » (Joye 1986, p. 108). La raison tient me semble-t-il à nouveau à ce biais interprétatif à l’endroit du féminin déjà aperçu à de nombreuses reprises chez les historiens de la littérature : le critique bernois rejoint en effet Rousset dans sa vision négative du personnage de Phylis : il évoque son « ton tour à tour agressif, moqueur ou franchement cynique » et considère sa logique amoureuse avec une ironie mordante : « non seulement il ne faut pas être fidèle parce que les hommes ne le sont guère, mais encore parce qu’ils ont parfois l’incroyable outrecuidance de mourir ! » (Joye 1986, p. 108). Au bout du compte, il semble donc que sa mise en avant initiale de la « polyandrie » conduise en droite ligne au même résultat que celui proposé par Rousset : un réflexe masculiniste craignant par-dessus tout « le plaisir équivoque de tyranniser les hommes » (Joye 1986, p. 109) prêté à Phylis, ce qui nécessite, aux yeux du critique, de la vouer aux gémonies en la qualifiant sans frémir d’« allumeuse », terme qui, ajoute-t-il en note pour faire bonne mesure, « est encore bien indulgent »16. Phylis, victime d’un déchaînement assez incroyable de passions interprétatives idéologisées, est cependant bien plutôt à mes yeux construite par Corneille comme un être humain tourmenté par les vicissitudes du temps présent.