1De nombreux artistes ont dénoncé le sort problématique du réfugié déraciné et sans attache, fuyant son propre pays. L’artiste Ai Weiwei en est un exemple parlant : son œuvre Law of the Journey (Loi du voyage, 2017), installée à Prague en 2017, est constituée d'un canot de 70 mètres de long qui flotte dans l'espace au-dessus du visiteur, rempli de 258 figures noires sans visage, représentant des réfugiés. Tout aussi dénonciatrice est l'œuvre Barca Nostra (Notre bateau, 2019) de Christoph Büchel, constituée de l'énorme épave rouillée d'un bateau de migrants échoué en 2015 en Méditerranée, qui a provoqué la mort d'environ mille personnes.
2Cependant ces œuvres spectaculaires s'arrêtent à la dénonciation, et font finalement peu pour pallier concrètement à la solitude et la marginalisation qu'éprouvent ceux parmi les réfugiés qui arrivent malgré tout à bon port. En effet, en observant la production artistique récente en matière de migration, on se rend compte que l'heure n'est plus tellement à la dénonciation, aussi importante et nécessaire soit-elle, mais qu'il s'agit de plus en plus de se pencher sur la solitude et la marginalisation du réfugié trop souvent livré à lui-même dans le milieu urbain ou regroupé avec une foule anonyme d'autres réfugiés qui n'ont en commun que de partager le même triste sort.
3Dans ce texte, je vais mettre en avant de telles œuvres, qui cherchent à remédier à l'isolement du réfugié en montrant comment il peut sortir des marges pour s'intégrer à la société, et cela sans perdre son identité. Trop longtemps obnubilé par la dénonciation ou la constatation, l'art est en train de délaisser ces visions sans issue, favorisant plutôt une réflexion affirmative et pragmatique, apte à aider les réfugiés et les marginalisés de manière concrète. Sans être exhaustives, les expositions et les œuvres que je présenterai ici mettent en avant les différentes approches, techniques, hypothèses et solutions auxquelles font appel les artistes qui s'intéressent à la question de la solitude, et aux moyens d'y remédier.
De la dénonciation à l'affirmation
4L'exposition « La Terra Inquieta » (La terre inquiète) a été organisée à Milan en 2017. Comportant une soixantaine d’artistes de partout dans le monde, elle reprend par son titre un poème d'Édouard Glissant. Celui-ci a prôné le métissage des cultures, les voulant non pas intégrées ou absorbées, mais plutôt en relation les unes avec les autres, de façon à éviter de les diluer. Organisée dans le but de favoriser la prise de conscience et un futur commun, l'exposition regroupe différents types d'œuvres, dont certaines sont encore dans le mode de la dénonciation. Parmi elles, Nowhere is Home (Nul part chez soi, 2015) par l'artiste syrien Manaf Halbouni, est une voiture pleine d'objets qui fait allusion aux déplacements sans fin des réfugiés. Quant à La Mer Morte (2015) du franco-algérien Kader Attia, elle commémore les réfugiés qui se sont noyés en mer. Cette installation est constituée de vêtements bleus d'occasion comme des jeans et des chemises, répartis par terre comme s'ils flottaient à la surface de la mer. S'en démarquent des œuvres comme le papillon d'Andrea Bowers portant le slogan « Migration is Beautiful », qui exprime une note d'espoir. En effet, le papillon monarque est une allusion au droit de tout être vivant de se déplacer librement. Comme le papillon, les humains traversent eux aussi les frontières à la recherche de territoires où ils seront en sécurité.
5Tout aussi inspirateur est Beyond Walls (Au-delà des murs, 2019), de Saype, une peinture éphémère montrant une série de mains géantes entrelacées installée dans le Champ de Mars à côté de la Tour Eiffel à Paris lors de la Journée Mondiale des Réfugiés. Réalisée avec une peinture biodégradable, cette peinture est un hommage à SOS Méditerranée, un projet de sauvetage à l'intention de ceux qui tentaient la traversée maritime meurtrière entre l'Afrique et l'Europe, et qui exprime la solidarité.
L'importance du regard
6Le regard que l'on pose sur les réfugiés n'est pas seulement négatif ou positif, il peut aussi être nuancé, comme le montre l'exposition « Calais. Témoigner de la jungle », organisée au Centre Pompidou du 16/10/2019 au 24/02/2020. Constituée de trois regards différents sur le campement de réfugiés à Calais, elle propose tout d'abord celui du photographe Bruno Serralongue à travers son projet documentaire Calais (2006-2018), puis le regard de l'Agence France-Presse, et finalement des témoignages d'anciens habitants du camp. Elle offre ainsi un panorama à la fois artistique, médiatique et documentaire de ce campement, qui souligne à quel point les regards sur les réfugiés peuvent différer.
7La série de photos de Bruno Serralongue explore, dans la tradition du tableau d'histoire, différents épisodes dans l'histoire du camp, depuis les premiers campements jusqu'à l'installation d'un véritable bidonville, et enfin sa dissolution. Ses tirages établissent une distance avec leur sujet qui contraste avec les photographies davantage médiatiques de l'Agence France-Presse, qui se doit de produire des images informatives et en même temps facilement diffusables. Finalement les images prises par les anciens habitants du camp avec des téléphones portables sont sans doute les plus proches de leur réalité. On peut en conclure que les deux premières approches manipulent jusqu'à un certain point le spectateur, alors que la troisième nous permet d'entrevoir une certaine vérité, exprimant leur solitude et désemparement au plus près. Comme l'avait constaté Georg Simmel, auteur de Les grandes villes et la vie de l'esprit de 1903, on peut ressentir la solitude dans toute situation, mais cette solitude semble particulièrement aigüe en milieu urbain, où l'individu se retrouve seul dans la foule.
8Il est vrai qu'une foule de grande taille a l'avantage d'être plus ouverte à l'individualité. Cependant le va-et-vient d'individus qui s'y croisent sans espoir ou possibilité de se connaître, produit une sensation d'anonymat qui fait que l'on se sent plus seul que jamais. De la même manière, un grand groupement de réfugiés vivant ensemble ne réussit pas forcément à créer des liens sociaux, à cause de la sensation d'anonymat, mais aussi parce les différentes nationalités peuvent se replier sur elles-mêmes afin de maintenir leur sens de communauté. Les photos des réfugiés exposées dans « Calais. Témoigner de la jungle » véhiculent ce problème de solitude dans la foule, tout autant qu'elles posent la question de la justesse du regard. Cependant c'est l'art participatif, auquel nous allons nous tourner maintenant, qui est davantage apte à le résoudre.
Un art participatif
9L'art participatif sollicitant l'engagement d'un public non professionnel permet, si ce n'est que provisoirement, d'ouvrir les esprits et de transformer les relations humaines, et elle est donc particulièrement adaptée à explorer la question des réfugiés. C'est le cas de Add Color (Refugee Boat) (Rajouter de la couleur (Bateau des réfugiés) 1960/2019), de Yoko Ono. Fonctionnant comme antidote au spectacle outré et dénonciateur de Barca Nostra, cette installation participative était constituée d'un petit bateau placé dans un espace vide à New York. Le public était invité à peindre ses pensées et ses espoirs sur les murs, le sol et le bateau lui-même, transformant l'espace en une célébration vivante et coloriée, à l'image des visiteurs qui y avaient participé. Ceux-ci se sont remémorés les contributions des immigrés à l'histoire des États-Unis par la même occasion.
10Mais qu'en est-il de l'accueil des réfugiés en dehors du monde de d'art et de son public d'initiés ? Pour contrer l'accueil négatif qui leur est souvent réservé, Good Chance Theatre, connu pour avoir organisé un théâtre éphémère dans la jungle de Calais, a imaginé The Walk, la marche de la Petite Amal, un projet artistique autour d'une impressionnante marionnette géante de 3,50m de haut. Celle-ci représente une réfugiée syrienne âgée de neuf ans qui aurait été séparée de sa mère et serait partie à sa recherche, comme le font de nombreux jeunes déracinés actuellement. La marionnette, qui est partie de la frontière turco-syrienne pour rejoindre l'Angleterre, accompagnée des membres de la compagnie sud-africaine Handspring Puppet Company, a fait de nombreuses escales au cours de son voyage, entre autres dans la vallée du Roya, localité connue pour son accompagnement de migrants, à Vintimille, à Toulon, et à Paris. Concerts, déambulations, rencontres avec les scolaires et d'autres événements culturels et artistiques ont rythmé son accueil dans les villages et villes sur son parcours. Datant de 2021, le projet a été mené sur 8000 km, au cours de quatre mois, dans 8 pays et à travers 70 escales artistiques, fédérant des artistes, des organismes culturels et humanitaires et les populations rencontrées sur son chemin. Suivie, acclamée, admirée et écoutée, Amal a pu oublier sa solitude, grâce à la chaleur des foules qui l'environnaient.
11Quant à l'image du camp de réfugiés hostile et débilitant, elle se transforme en son opposé dans l'exposition Flamme éternelle de Thomas Hirschhorn, présentée au Palais de Tokyo en 2014. On remarque tout d'abord les pneus, qui sont disposés partout, formant des murs, des couloirs, des gradins, des sièges ou des tables. Parmi eux, des photocopieuses, des espaces de travail ou de projection, et un bar permettent de diffuser des informations et d'organiser des évènements au cours des 52 jours de l'exposition. Le public peut ainsi visionner des films, flâner dans l'espace en écrivant des textes ou en faisant des dessins, tout en écoutant les conférences des 200 philosophes et intellectuels invités à partager leurs pensées durant ces 52 jours. Il s'agit d'une œuvre ouverte et accessible, qui s'adapte aux désirs du spectateur plutôt que le contraire, qui accueille toutes sortes de population sans restriction, et qui cristallise une vision utopique d'un campement idéal qui stimulerait la pensée en transmettant des connaissances et des savoirs.
12Dans cette installation, la solitude du réfugié dans son camp s'est transformée en flânerie à travers un campement de pneus. Quant au réfugié lui-même, il est devenu un flâneur, à l'image de la figure du flâneur postmoderne célébré par Jieun Shin dans son livre Le flâneur postmoderne. Entre solitude et être-ensemble, de 2014, selon laquelle le flâneur transforme son environnement morne et gris en un espace fluide et ouvert. Ce flâneur apprécie l'inutile et n'est pas pris par le temps. Mais surtout, il recherche la solitude dans l'anonymat de la foule, qui représente à ses yeux la liberté. Il se situe ainsi dans le sillage de Walter Benjamin, Georg Simmel et Michel Maffesoli.
13Cette solitude dans le sens de liberté, est-ce ce à quoi le réfugié urbain contemporain devrait pouvoir aspirer dans l'idéal ? Dans le premier chapitre de son livre, intitulé « Aimer la solitude dans la foule », Jieun Shin compare le flâneur à un corps spongieux, qui absorbe et se nourrit de ce qui l'entoure, alors que dans le second chapitre, intitulé « La vie flâneuse », elle souligne le caractère non-utilitaire de la flânerie et dans le troisième, « Le flâneur comme homo erraticus », elle explore la découverte de soi grâce à la flânerie, qui devient l'activité urbaine par excellence, une manière de prendre en main sa solitude, et voir la ville autrement.
14En tout état de cause, considérer la solitude comme positive n'est pas nouveau : dans son poème en prose « La Solitude », publiée en 1855, Charles Baudelaire note que même si l'âme oisive et le bavard souffrent de la solitude, celle-ci peut procurer à d'autres une liberté et un bonheur purs : tous ceux qui cherchent à s'oublier dans la foule le font parce qu'ils ont du mal à se supporter eux-mêmes, ignorant que rester seul dans sa chambre permet d'éviter presque tous les malheurs. Il s'agit de troquer la face négative de la solitude contre sa face positive, une liberté créatrice.
Un art connecté
15La capacité de l'art numérique à produire un sentiment de participation et même de convivialité dans l'absence de tout individu physique, le rend un terrain d'expérimentation fertile pour l'exploration de solutions à la solitude. En effet, cette forme artistique relativement récente est centrée sur la connectivité, l'interactivité et les relations entre les utilisateurs et leur environnement. Comme le précise d'ailleurs Giovanni Fontana : « Le phénomène de la connectivité qui, autrefois, était établi par les rapports directs, ensuite amélioré par les technologies traditionnelles et plus tard par les nouveaux médias, est aujourd’hui beaucoup plus efficace dans les réseaux numériques » (Fontana, 2017, p.67). En effet, ce n'est plus tellement l'œuvre en elle-même qui compte, puisqu'elle n'a plus de matérialité, mais plutôt comment le spectateur peut nouer des rapports conviviaux avec elle : il s'agit de créer une dynamique basée sur l'interaction, la collaboration, et surtout, la simulation car tout se passe dans un monde virtuel. Il ne s'agit donc pas de la proximité corporelle, affective et solidaire que recherche souvent en vain le réfugié, mais d'un substitut qui stimule la réflexion et montre la voie.
16Prenons l'œuvre de Rafael Lozano-Hemmer, dont les travaux interactifs, participatifs et performatifs cherchent à réintégrer le participant dans son environnement tout en maintenant une attitude critique vis-à-vis de l'exclusion et de la répression. L'installation interactive Frequency and Volume (Fréquence et volume, 2003), par exemple, enregistre les ombres des participants, pour ensuite les projeter sur le mur de l'espace d'exposition et les convertir en ondes radio. Il s'agit de critiquer les réglementations adoptées par le gouvernement mexicain de l'époque à l'encontre des radios pirates indigènes : la danse des ombres sur le mur symbolise la liberté, aussi bien des ondes radio que des indigènes. Tout aussi critique de réglementations gouvernementales, Border Tuner (Accordeur de frontière, 2019) est une installation participative qui relie les villes de El Paso, Texas et Ciudad Juarez, Chihuahua. Elle est constituée de projecteurs puissants qui permettent de relier six plateformes situées de part et d'autre de la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Chacune de ces plateformes est constituée d'un microphone, d'une enceinte et d'une grande roue. Lorsque le visiteur tourne la roue, trois projecteurs à proximité forment un bras de lumière pointé vers le ciel. Lorsque le bras de lumière croise dans le ciel un autre bras de lumière provenant d'une autre plateforme, un canal sonore bidirectionnel est automatiquement ouvert entre les individus situés sur les deux plateformes.
17Les spectateurs peuvent eux-mêmes actionner les projecteurs et prendre part aux conversations. Ce faisant, ils inversent le rapport de pouvoir associé à ces moyens de communication : les projecteurs communément associés à la surveillance et à l'intimidation sont ici dirigés par les citoyens. En plus, les échanges entre les personnes situées dans les deux pays atténuent la rigidité impersonnelle des frontières, opposant la convivialité à la séparation. Pendant que les participants se parlent et s'écoutent, la luminosité du pont de lumière varie en intensité, donnant à imaginer la chaleur et fluidité de leurs échanges. Ainsi, Border Tuner établit de nouvelles lignes de communication entre des communautés de part et d'autre de la frontière, tout en attirant l'attention sur leur coexistence et leur interdépendance.1
Un art du sensible
18D'autres œuvres de l'artiste se penchent sur des moyens de communication non pas numériques mais corporels. Under Scan (Sous surveillance, 2005) est une œuvre vidéo participative pour l'espace public qui souligne l'importance du contact visuel : des bénévoles qui se rapprochent de l'installation sont détectés par un système de surveillance qui réalise un portrait filmé de chacun d'entre eux, ces portraits étant ensuite projetés au sol à différents endroits dans l'espace public. Lorsque l'ombre d'un spectateur frôle un portrait, celui-ci s'active et établit un contact visuel avec le spectateur. Puis, lorsque le spectateur s'en va, le portrait détourne son regard, et finit par disparaître s'il n'est pas réactivé. L'œuvre est conçue pour faire écho aux portraits de peintres comme Velázquez, où le sujet regarde le spectateur dans l'œil. Cependant on ne peut s'empêcher de penser aux réfugiés ou autres marginalisés, qui cherchent souvent le contact visuel avec ceux qu'ils rencontrent, et lorsqu'ils en sont privés, retournent en quelque sorte dans l'ombre d'où ils sont issus. Dans cette œuvre, c'est le visiteur, ou par extrapolation le réfugié, qui décide avec qui, et combien de temps, il veut garder le contact visuel2.
Le réfugié et le citadin
19Le réfugié en ville est seul malgré la proximité physique de la foule, et il peut aussi se sentir désemparé par cette foule, à l'instar du citadin contemporain. C'est pourquoi nous pouvons nous référer à ce qui a été écrit sur le citadin solitaire pour mieux saisir la situation du réfugié urbain. C'est encore Georg Simmel, pionnier de la sociologie urbaine, qui a identifié dans Les grandes villes et la vie de l'esprit de 1903, les implications psychologiques et philosophiques de la vie urbaine, des implications que l'on pourrait appliquer aujourd'hui non pas seulement au citadin ordinaire mais aussi à celui qui habite dans les marges de la ville. Simmel note la rationalisation des relations sociales, qui provient du fait qu'en ville, à la différence de la campagne, le citadin doit se protéger d'agressions constantes provoquées par le rythme effréné de la vie. Cette rationalisation est accompagnée d'un manque d'affectivité dans les échanges entre les individus, d'une objectivité qui fait écho à la rationalisation des rapports économiques modernes. En plus, leurs échanges sont gérés par la ponctualité et donc par une temporalité mathématique qui éloigne encore davantage les citadins de la nature. On constate ainsi chez les citadins une nervosité provoquée par un excès de stimuli, en même temps qu'une indifférence et une perte de sensibilité. Le citadin mène une vie plus diversifiée et individualisée que le campagnard ; cependant la solitude qu'il peut ressentir est plus difficile à supporter dans la foule.
20Le citadin selon Simmel est donc libre mais manque de sensibilité : c'est pourquoi il faudrait penser à prendre en compte la dimension sensible en pensant la ville. C'est justement de ce manque de sensibilité et d'affectivité dans son entourage que souffre le réfugié, et qu'essaient de restituer les œuvres d'art de Lozano-Hemmer, en faisant place à la participation du spectateur, qui devient ainsi un sujet libre, responsable, sensible et affectif. Dans ses installations, Lozano-Hemmer souligne justement l'aspect sensible du corps humain, que ce soit en mesurant les battements du cœur de son public ou en traquant leurs visages et leurs mouvements. Il explore ainsi des thèmes politiques tels que les déséquilibres de pouvoir et les techniques de surveillance qui constituent notre actualité, toutefois en laissant au spectateur la possibilité de gérer la situation à son gré.
Le déracinement
21Mais il y a encore un autre parallèle entre le réfugié et le citadin : le déracinement. Comme le note Michel Maffesoli à propos de l'urbanisation, « le rapprochement dans l'espace finit par éliminer l'union dans le temps » (Maffesoli, 2001, p. 6), posant la question « d’un déracinement (Entwurtzelung [sic]) consécutif au bris du caractère mythique et traditionnel du milieu antérieur » (Maffesoli, 2001, p. 7). Ce déracinement par rapport à l'environnement connu et sécurisé qu'aurait pu connaître le citadin lors d'une éventuelle vie antérieure à la campagne n'est certes pas le même déracinement qu'éprouve le réfugié par rapport à son pays d'origine. Cependant pour le réfugié en milieu urbain, le déracinement causé par la vie citadine joue également un rôle, et ses effets sont assez semblables, bien que moindres : une perte de sensibilité, une indifférence teintée de désespoir.
Un art de l'affectivité
22Le remède ? Il faut favoriser les connections et les relations. Comme cela a été souligné ci-dessus, l'art numérique provoque une réflexion permettant de créer des relations et pallier ainsi à la solitude, ce qui est aussi, et tout particulièrement, le thème de l'exposition « Connecting », présentée à Kanal Bruxelles du 6/10 au 3/12/2023. Son but fut d'explorer les liens entre les mondes physiques et numériques, notamment à travers nos rapports virtuels en matière d'amitié ou de communauté. Le monde numérique prend aujourd'hui le relais du monde physique, le vivant et le non-vivant deviennent interconnectés, et l'émotion et la sensibilité ne sont plus des qualités exclusivement humaines. Ainsi, les connections explorées par les œuvres numériques pourraient potentiellement reconfigurer notre conception de l'amitié, de l'amour et de l'appartenance.
23Tout comme le réfugié est affecté par la vie urbaine, il l'est aussi par ses rapports avec le monde virtuel, celui-ci pouvant aider à résoudre des problèmes tels que l'isolement et le manque d'affectivité. L'œuvre Profundior (Lachryphagic Transmutation Deus-Motus-Data Network), 2022, de Zach Blas par exemple, montre comment l'émotion humaine est exploitée par l'intelligence artificielle. Dans cette œuvre une déité nommée Lacrimae consomme les émotions humaines en buvant les larmes : dans un cycle rituel répété à l'infini, elle extrait les larmes de simulations humaines en train de pleurer et les transforme en données, que ce soit texte, image ou son, dans le but de créer une représentation informatique parfaite de l'expression d'une émotion. L'œuvre fait allusion à la nécessité pour l'intelligence artificielle de pouvoir exprimer de l'émotion afin d’être à la hauteur des humains, et à son incapacité à y arriver, car même après des tentatives répétées elle ne peut produire que des données. Pour le réfugié ou tout autre personne, la vraie affectivité n'a pas son équivalent, comme le montre l'artiste.
24Quant à What Hath God Wrought? (Qu'a fait Dieu ?, 2023) d'Eva L'Hoest, il s'agit d'une réflexion à partir du conte de fée de Rapunzel, qui met en scène le conflit entre le désir de se protéger des maux de l'existence en restant enfermé dans une tour et celui de nouer des liens affectifs avec le monde extérieur, conflit que l'on peut retrouver chez le réfugié. Dans cette sculpture, les cheveux de Rapunzel évoquent des câbles, symbolisant ainsi la communication. Finalement, Ultra Wet – Recapitulation, 2017-2018, de Tabita Rezaire, est une projection destinée à réconcilier les énergies masculines et féminines afin d'aboutir à un monde plus harmonieux, affectif et équilibré. A travers des images animées et des collages vidéo, l'artiste évoque des sociétés africaines précoloniales où les séparations binaires et les normes patriarcaux occidentaux en matière de race et de genre, n'existaient pas encore. On aimerait imaginer que ces sociétés n'avaient pas de réfugiés ou autres laissés-pour-compte non plus.
Un art de l'étrangeté
25Mais sans doute le problème majeur pour le réfugié, celui qui sous-tend et provoque tous les autres, est son étrangeté. Cécile Croce souligne dans son texte « Quand l'art investit le corps migrant : la fabrique du réel », à quel point le regard occidental sur l'exilé a été marqué par le colonialisme, ceci étant une cause majeure de la souffrance et la solitude des réfugiés. Comme elle l'explique, de nombreux artistes explorent cette souffrance, pointant « l'écart entre les représentations portées sur l'étranger et son vécu intime. Leurs performances, fondées sur la souffrance, déploient une pensée profonde, philosophique, sur la conception de l' “immigré”, non seulement de son point de vue […], mais manifestant le regard social de la culture d'accueil – ce regard aveugle qui invisibilise ou stigmatise » (Croce, 2021, p. 196).
26Pour visibiliser l'étrangeté du migrant ou du réfugié par rapport au citoyen moyen, elle donne l'exemple de la performance The Year of the White Bear and Two Undiscovered Amerindians visit the West, (L'année de l'ours blanc et deux amérindiens non-repertoriés visitent l'Occident, 1992–94), une collaboration entre Coco Fusco et Guillermo Gómez-Peña. Les deux artistes mexicains s'exposent à cette occasion dans une cage dorée, habillés de plumes, peintures corporelles, bottes de cowboy, lunettes de soleil et peaux de bêtes, effectuant des tâches propres non seulement aux peuples indigènes mais aussi aux civilisés, comme par exemple coudre des poupées vaudous ou travailler sur un ordinateur. Les lunettes de soleil et le travail sur ordinateur paraissent bien moins étranges que les peaux et les plumes, montrant que la culture dominante a tendance à prévaloir et qu'aussi bien les peuples natifs que les immigrés ou réfugiés se voient en fin de compte obligés de délaisser leur culture d'origine et de s'y plier.
27Il est question dans cette œuvre de résister à l'effacement de l'autre, à l'insertion trop rapide de l'indigène ou du réfugié dans la culture dominante, et à la perte d'identité qui s'ensuit. Tout autant que la solitude dans la foule, c'est aussi la nécessité de résister à l'intégration trop rapide dans la foule, qui pose problème au réfugié.