Les Nouvelles littéraires ou l’invention de l’actualité
J’étais dans le métro ce matin quand monta à l’Étoile et s’assit en face de moi le premier lecteur des Nouvelles, je ferais mieux de dire : la première personne que je voyais avec les Nouvelles et que je ne connaissais pas. Il déplie le journal, caresse d’un œil les pages intérieures, puis commence sa lecture par la première, moi plus ému que je n’aurais pensé, souriant bêtement d’inquiétude et de fierté1.
1C’est ainsi que Maurice Martin du Gard, le jeune directeur des Nouvelles littéraires décrit son émotion en ce 21 octobre 1922. Si cette description un peu naïve des affres et enthousiasmes d’un patron de journal en herbe prête à sourire, force est de constater que cette scène de voyeurisme est bien à plus d’un titre une scène augurale dans la mesure où elle éclaire l’option stratégique de base du journal dans le champ littéraire : être un journal que l’on peut lire dans le métro comme n’importe quel quotidien, tout en ne traitant que de littérature, d’art et de culture. D’entrée de jeu, Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne, avec la formule de l’hebdomadaire littéraire, entendent ainsi se distinguer à la fois des grandes revues, comme La NRF, et en même temps du supplément des journaux comme le Figaro. C’est ce positionnement parmi les revues et supports littéraires que nous aimerions analyser de plus près à travers les publications de la première année. Il revient en effet aux Nouvelles littéraires d’avoir inventé ou mis en œuvre un concept : celui de l’actualité littéraire, et ce choix, à son tour, implique, un certain point de vue sur la vie littéraire que nous tenterons de reconstituer.
La politique éditoriale des Nouvelles littéraires
2Avant de prendre corps dans l’hebdomadaire, cette stratégie des Nouvelles littéraires se donne d’abord à voir dans les discours des jeunes fondateurs, tels que Maurice Martin du Gard les rapporte dans les Mémorables. Dans leur incessante quête de financement, ils déroulent inlassablement un « programme ambitieux autant qu’ingénu d’une action sœur du rêve2. » Même si la plus grande prudence est de mise face à des arguments qui peuvent très bien n’être que publicitaires, de grandes lignes de force s’esquissent néanmoins. À la différence peut-être des revues littéraires, d’entrée de jeu Maurice Martin du Gard vise le grand public. En témoigne le prix modique du journal. D’autre part, le lectorat visé s’étend aussi à la province : « J’avais pensé surtout aux lettrés dans les départements, aux rêveurs […] Ce journal ? C’est celui que j’aurais voulu lire si j’étais resté dans ma province3. » Il s’agit dès lors d’entreprendre une tâche de vulgarisation, ou, si l’on préfère, de médiation, de porter à la connaissance du public le plus vaste possible la culture, les auteurs, la vie littéraire au sens large, sans la réserver à une élite. Programme de démocratisation culturelle donc qui tient tout entier dans une de ces antithèses dont Martin du Gard a le secret : « un journal qui mettrait dans la grande circulation des auteurs encore réservés au petit nombre4. » Mais l’ambition des patrons encore virtuels ne s’arrête pas là : cette lutte contre l’élitisme dépasse le cadre purement culturel, ou plutôt, derrière la culture, il s’agit de promouvoir une civilisation, une éthique, recueillir « les forces et les curiosités flottantes, les valeurs vraies5 », dans une sorte d’idéal d’un journal catalyseur des forces vives et aspirations d’une génération. La rhétorique est certes un peu grandiloquente mais elle fait sens dans la mesure où cette revendication de vérité s’oppose à la propagande, la manipulation de la presse pendant toute la première guerre. Il s’agirait donc de refonder un pacte de transparence, d’authenticité entre la presse et les citoyens. Enfin, préfigurant en cela ce qui sera la ligne directrice d’une grande revue qui naîtra l’année d’après : Europe, cet humanisme est à la fois nationaliste et européen. Diffuser, faire connaître les forces vives de la culture française, c’est à la fois revendiquer un patrimoine national et favoriser une interculturalité européenne. Les déclarations d’intention du numéro 2 confirment ces grandes lignes du journal en expliquant ce qui a fait le succès du premier numéro.
3Si les nouvelles littéraires ont été si favorablement accueillies, c’est parce qu’il manquait au public un organe qui, par la précision de son information, son impartialité tant politique que littéraire, la largeur de ses directives, pouvait lui permettre de suivre à peu de frais les diverses manifestations de la vie intellectuelle, dans leurs tendances les plus audacieuses ou les plus traditionnelles6.
4La stratégie affichée est donc d’une grande cohérence, puisque l’éditorial met en avant la fonction de médiation précédemment mentionnée, avec toutefois ceci de particulier qu’elle ne s’exerce pas seulement en direction des lecteurs, mais aussi vers les libraires, à qui le journal entend donner non seulement des analyses mais aussi de précieuses indications bibliographiques. À ce programme s’ajoute une dimension supplémentaire : l’indépendance. Cette revendication d’impartialité revient régulièrement dans Les Nouvelles littéraires et il semble que ce soit un credo fondamental de l’équipe qui refuse d’être inféodée à un mouvement politique ou à un groupe littéraire, et entend refléter toutes les tendances de la vie culturelle. Force est de constater qu’au moins dans les grandes lignes le journal de ces premières années tient parole.
5Avec la semaine bibliographique qui recense les ouvrages parus dans la semaine, les articles de fond des premières pages, la critique des livres, etc., Les Nouvelles littéraires se dotent d’une signalétique de l’actualité littéraire sans précédent et sans égal à notre connaissance. De la même manière, la volonté affichée de sortir du cadre parisien se manifeste très clairement dans le journal. Les Nouvelles littéraires de cette première année, manifestent un souci constant de s’adresser à un public provincial avec des rubriques, comme « hors de Paris », qui s’intéressent à la vie culturelle en province. D’autre part, des articles de fond et souvent en première page traitent de la vie littéraire dans les régions : l’Alsace7, l’Auvergne8, l’Ouest9. L’orientation est aussi très nettement européenne avec la chronique « Lettres étrangères » d’Edmond Jaloux, les rubriques « Hors de France ». Enfin, conformément à la stratégie éditoriale affichée, le journal couvre un champ très vaste : l’actualité littéraire, culturelle et scientifique, comme l’indique le sous titre. Ainsi, à partir d’avril 1923, l’hebdomadaire passe à six pages, avec de nouvelles entrées : « Les nouvelles théâtrales », « Les lettres françaises » de Benjamin Crémieux, une rubrique « Lettres étrangères » et une place accrue à tout ce qui relève de la culture scientifique.
6Dans ce vaste champ des revues et journaux littéraires, Les Nouvelles littéraires se signalent donc par une physionomie très originale. Cette originalité tient à plusieurs facteurs :
7La densité des articles de fond, tout d’abord. Pour nous en tenir au strict plan littéraire : les chroniques de Maurice Martin du Gard, Frédéric Lefèvre, Benjamin Crémieux, Jean-Jacques Brousson sont souvent d’un niveau comparable à celui des grandes revues littéraires, et s’y ajoute souvent une multitude d’articles. En même temps, les illustrations, encarts publicitaires de toute sorte, les entrefilets, viennent rompre l’aspect rébarbatif que pourrait avoir cette masse de chroniques et rapproche les Nouvelles de l’univers de la presse quotidienne. Enfin, l’originalité du journal tient à une très grande diversité de ton avec des rubriques un peu décalées, voire loufoques qui préfigurent ou rappellent parfois Le Canard enchaîné : les brèves, les échos, la rubrique « errata », tenue par René Devigne. Pour donner quelques exemples de cet humour parfois un peu insolent, les échos et informations du n° 39, du samedi 14 juillet 1923, font un relevé des erreurs de date chez les grands romanciers : Bourget, Boylesve, Radiguet. Dans le n° 5, les mêmes se moquent de ce rituel des anniversaires consubstantiel au petit monde littéraire (ce qui n’empêche pas par ailleurs le journal d’y participer très largement). Ils proposent donc de fêter les anniversaires des grands personnages de roman ou des grands événements romanesques comme le trois cent cinquantième du célèbre procès de l’Abbesse de Castro. Enfin, le n° 2 s’adonne aux joies de l’éphéméride délirant et propose de célébrer le premier novembre, au choix : l’entrée de Sylla dans Rome (82 av. JC), ou le naufrage de Candide et Pangloss en rade de Lisbonne, en 1755.
L’invention de l’actualité littéraire
8Avec cette liberté de ton, cet enthousiasme d’un journal sérieux qui ne se prend pas toujours au sérieux, Les Nouvelles littéraires affichent un objectif majeur : rendre compte, témoigner de la vie culturelle pour ceux qui en sont éloignés. L’hebdomadaire va donc sélectionner, découper dans le domaine très vaste de l’actualité une série d’événements censés constituer l’actualité littéraire. Encore faudrait-il s’entendre sur le terme. En effet, cette notion d’« actualité littéraire » n’existe pas en ces années 1920 et il revient aux Nouvelles littéraires, précisément par ce pont jeté entre le monde de la presse et celui de la culture, de créer le concept en créant leur matière. De quoi cette actualité va-t-elle donc être composée ?
1 ‑ Les décès
9Le décès de Proust est ainsi annoncé le samedi 25 novembre 1922. Alors que les revues traiteront le décès par un numéro spécial, la stratégie choisie permet aux Nouvelles littéraires de coller à l’actualité, de faire vivre l’événement aux lecteurs en direct. Les procédés utilisés sont dès lors très proches de ceux qu’emploie la presse en général et consistent en une sur-valorisation de l’aspect dramatique de l’événement : l’utilisation du portrait en plein milieu de la une, les titres qui viennent renforcer le pathétique : en gros « Une agonie » (Paul Morand), en gras, « Marcel Proust est mort ». Bien sûr, l’article d’Edmond Jaloux traite de l’ensemble de l’œuvre, mais le point de vue des Nouvelles littéraires est plutôt celui du reportage, l’effet visé s’apparentant beaucoup, pour rappeler une célèbre formule, au « poids des mots » et au « choc des photos ».
2 ‑ Les prix littéraires et les distinctions
10Les prix forment l’élément de base de cette actualité littéraire, avec tout ce qui tourne autour : rituels, présentation du jury, attente des candidats et des journalistes, déceptions, soupçons, rumeurs, corruption, parfums de scandale. Évidemment, le plus célèbre d’entre eux, le prix Goncourt fait couler beaucoup d’encre.
11Le n° 3 démarre ainsi une rubrique intitulée « Avant le Goncourt » qui est constituée de reportages sur les prétendants et leurs œuvres. Rubrique qui, dans le n° 5, nous offre un reportage sur Paul Morand. Le numéro suivant revient sur cette question avec une interrogation tragique : « Qui aura le Goncourt ? » Dans le n° 7, André Billy se livre à un exercice qui deviendra un passage obligé : l’interrogation sur l’honnêteté des jurés. On y apprend que les bienheureux membres seraient en fait incompétents, frappés d’un manque de clairvoyance quasi pathologique et qui est plus est, manipulés voire vendus. Le n° 9, « Après l’attribution du prix », est tout entier consacré aux prix littéraires, qu’il s’agisse d’un article sur l’heureux lauréat, Henri Béraud, ce qui permet entre parenthèses une auto-célébration des journalistes qui avaient prévu sa victoire dans le précédent numéro, ou sur la déception des candidats malheureux, tel Jules Romains. Mais les prix littéraires sont décidément à l’honneur dans ce numéro puisqu’il y est question également du prix Femina-Vie heureuse attribué à Élémir Bourges, à la grande déception de Tristan Derème, copieusement exprimée dans le journal.
12Si les prix littéraires ont cette importance, c’est évidemment parce qu’il s’agit d’un centre d’intérêt des lecteurs, mais aussi parce qu’ils permettent de mettre en évidence la supériorité du traitement journalistique de l’information. À la différence des revues, la formule de l’hebdomadaire permet de coller au plus près à l’actualité littéraire, de rendre compte de l’événement quasi en direct. Ce qui permet de très beaux effets journalistiques : le reportage sur l’attente dans un boudoir enfumé, la proximité dramatique, « Prix Goncourt ce soir », le titre accrocheur : « Qui aura le Goncourt ? ».
13Signalons également dans cette rubrique un goût très prononcé du journal pour les entrées à l’Académie française et l’agitation qui en découle. Ainsi, le n° 14 célèbre, en page 3, l’admission de Pierre de Nolhac à l’académie française.
3 ‑ Les anniversaires
14S’ils sont parfois prétextes à sarcasme, nous l’avons vu, les anniversaires prennent une place décisive dans cette actualité littéraire, offrant l’occasion de numéros spéciaux, comme celui du samedi 23 juin 1923 (n° 36) qui marque le tricentenaire de Pascal.
15Cette rubrique permet aussi de faire de la publicité pour les autres revues, en annonçant les numéros à paraître ; de la même manière, un entrefilet enthousiaste salue la naissance d’une nouvelle revue : Europe.
5 ‑ Les querelles et polémiques
16Tout en revendiquant la plus stricte impartialité, la direction manifeste une très vive prédilection pour un autre ingrédient de base du monde littéraire : les polémiques. La matière ne manque certes pas, mais certaines querelles sont plus significatives que d’autres du contexte littéraire de l’époque. Ainsi en va-t-il de la polémique du Diable au corps.
17Tout commence le 10 mars, dans le n° 21, avec un article de Radiguet, sobrement intitulé : « Mon premier roman » et où il remercie son éditeur pour l’enthousiasme et l’ardeur dont il a fait preuve à la publication du roman (sens des affaires oblige, un extrait du dit roman est publié dans le même numéro, à la rubrique des bonnes feuilles). Les choses se gâtent doublement dans le n° 23, du 24 mars 1923, d’abord par une critique mi-figue mi-raisin de François Mauriac qui s’insurge contre la peinture de l’immoralité, mais surtout par un petit article où le journaliste revient sur ce que Radiguet appelait « l’enthousiasme de l’éditeur » :
On a reproché à l’éditeur du Diable au corps d’avoir lancé un ouvrage comme on lance un savon ou un produit pharmaceutique […] Pour nous une seule question se pose : Le Diable au corps est-il un bon ou un mauvais roman ? La critique a répondu.
18Cette question nous semble ainsi plus généralement être celle de la publicité pour les livres, de la frontière entre marketing et diffusion, de ce qui peut être acceptable ou non en matière de publicité littéraire. Derrière, c’est aussi la place et la fonction de la critique qui se trouvent questionnées : à l’éditeur qui vend s’oppose le mythe du critique, dégagé des réseaux d’influence et des préoccupations mercantiles, soucieux uniquement de juger. Un vaste débat s’engage alors, dans lequel Bernard Grasset intervient pour fixer les droits et devoirs de l’éditeur : « Mais il peut par contre librement exercer dans ces limites son art de convaincre et déployer son ingéniosité sans que l’objet singulièrement noble de son effort, puisqu’il appartient au domaine de l’esprit, l’astreigne à une réglementation particulière10. »
Nous ne sommes pas un journal de combat et il n’est pas dans notre dessein d’alimenter les polémiques qui peuvent surgir entre écrivains. Les Nouvelles littéraires, journal d’information et de critique, se doivent cependant de porter à la connaissance du public tous les éléments d’un débat qui après avoir pris naissance ici-même, s’être développé dans l’éclair […] a gagné la presse de province.
19Le journal publie donc une lettre de Gide à Albert t’Serstevens, suspecté d’être aux ordres d’Henri Béraud, déclencheur d’une vaste offensive contre La NRF, ainsi que la réponse de t’Serstevens :
Qu’il me soit permis de lui dire, avec une franchise égale à la sienne, que si La NRF avait à l’origine l’habitude de ne pas parler des livres de la maison, elle a si bien changé depuis qu’elle ne parle plus que de ceux-là et de ceux de se amis, c’est-à-dire des écrivains qui pensent tout le bien du monde de la NRF.
20La polémique resurgit le 14 juillet avec une lettre de Roger Martin du Gard qui se range délibérément aux côtés d’André Gide. Au final, dans les Opinions et portraits consacrés à Henri Béraud, Maurice Martin du Gard revient sur cette polémique avec son habituelle ironie : « Enfin tout s’est bien passé et cela a fait jusqu’aux vacances de l’excellente copie. Béraud nous a amusés et André Gide n’y a pas perdu un cheveu11. »
21Signalons, pour clore cette rubrique, les querelles liées aux affaires en général, que Les Nouvelles littéraires ne manquent pas de rapporter dès lors qu’elles intéressent la justice : les plagiats en tout genre (la publication d’une suite à l’Antinéa de Pierre Benoit par un illustre inconnu), les comparutions au tribunal, comme celle de Joseph Delteil pour la reproduction dans une revue d’un passage de son œuvre jugé contraire aux bonnes mœurs.
Point de vue sur le monde littéraire.
22Ces années 1920 sont un moment de développement considérable du marché littéraire, qu’il s’agisse des libraires dont le réseau est multiplié par trois entre 1849 et 1919, du lectorat, considérablement accru par quarante ans de scolarisation. Toutes les conditions semblent donc désormais réunies pour qu’une culture littéraire de masse fasse son apparition. Ce processus de mutation ne va bien sûr pas sans crise, sans questionnement, sans remises en cause brutales. Il semblerait que par ce souci de cerner au plus près l’actualité littéraire, Les Nouvelles littéraires aient été au cœur de ces tensions. La querelle du Diable au corps précédemment mentionnée en témoigne. Si l’on conçoit aisément que le rôle de l’éditeur, comme le dit Grasset est de « faire connaître un livre », jusqu’où peut-il aller dans la publicité ? De la même manière, la querelle de La NRF touche aux relations éditeur-critique-public. Ici, derrière la polémique, c’est le mythe du critique juge impartial qui est mis à mal dans la mesure où se trouvent questionnés la place et peut-être le pouvoir d’une revue dans le champ littéraire : espace d’expression mais aussi moyen de combat pour un groupe littéraire afin de conquérir la légitimité.
23Les Nouvelles littéraires témoignent ainsi d’une prise de conscience du bouleversement du marché traditionnel de l’édition sous l’effet des gros tirages et des enjeux financiers énormes qui en découlent. Les articles historiques de J.-P. Belin12 intitulés « le commerce du livre » analysent ainsi, sous l’angle économique, l’importance des libraires dans les circuits d’échange et les difficultés de l’édition française confrontée à une hausse brutale du coût du papier, sous l’explosion de la demande américaine.
24Enfin, le journal, à de multiples reprises, offre une réflexion très riche et très variée sur la critique dans l’institution littéraire, réflexion qui reflète les grandes mutations à l’œuvre. La crise de la critique revient ainsi comme un leitmotiv tout au long de cette première année des Nouvelles littéraires. Niée par certains qui arguent de la pléthore de rubriques critiques et de livres à critiquer, elle est au contraire farouchement dénoncée par d’autres qui y voient le symptôme d’une crise de civilisation. À Marcel Prévost qui attribue le malaise au peu d’entrain pour la critique de gens de lettres qui font ce métier en plus de leur tâche d’écrivain ou de professeur, le journaliste répond en ces termes indignés :
[…] vous comprenez maintenant que la petite crise de la critique n’est qu’un cas particulier de la grande et sourde maladie de notre race. Mon dangereux ami le docteur Toulouse appelle cela « psychoses d’après guerre ». Peu importe le nom. Comme un homme grippé, […] notre pays exsangue, souffre d’avoir perdu le don d’aimer.
25Dans cette crise, le journal n’a de cesse de revendiquer la dignité du critique littéraire, sa légitimité en tant qu’instance de médiation. On rappelle ainsi sa supériorité de spécialiste par rapport au public comme à la critique universitaire « trop casanière et trop purement livresque13. » La critique se veut donc genre littéraire à part entière. Les Nouvelles littéraires ont ainsi le mérite d’interroger l’institution littéraire, ses rouages, ses rapports de force, autour de grandes questions qui reviennent régulièrement :
26‑ La question de l’écrivain, sa liberté, face à la censure : dans ce débat récurrent, contentons nous de signaler une intéressante contribution de Pierre Mille qui dans la première page du n° 10 réclame un jugement des pairs, un syndicat des écrivains qui serait l’équivalent du syndicat des journalistes.
27‑ La représentation des écrivains : ce qui est en jeu plus globalement, c’est le statut social de l’écrivain, ses moyens de défense, de représentation. Le n° 16 du 3 février 1923 aborde cette problématique sous l’angle des représentants : la confédération des travailleurs intellectuels qui voit alors le jour, sa politisation, le rôle qu’y joue la société des gens de lettres : se borne-t-elle à encaisser les droits d’auteur, devenant de la sorte le « fisc de la littérature » ou peut-elle jouer un autre rôle ?
28Ce point de vue sur la littérature est aussi un point de vue sur les écrivains. Audace et tradition, il semble bien que la critique littéraire se soit conformée à ces deux principes. Les Nouvelles littéraires apprécient tout particulièrement les jeunes écrivains les plus audacieux ou leur font en tout cas une large place. Philippe Soupault, à l’occasion de la sortie de son premier roman, Le bon apôtre, fait l’objet de quelques articles élogieux dont celui de Benjamin Crémieux. Maurice Martin du Gard, réticent quant au dadaïsme, mais admiratif devant le talent de l’auteur lui consacre un « Opinion et portrait14 ». De la même manière, Cocteau bénéficie de neuf articles en un an, dont trois études approfondies15. Les Nouvelles littéraires saluent aussi toute une catégorie de romanciers psychologues : Proust, évidemment, mais aussi Raymond Radiguet. Ils manifestent également une très nette prédilection pour ce qu’un journaliste appelle la génération des cosmopolites16 : Giraudoux, Larbaud et Morand. Ce dernier, qualifié de « nouveau Stendhal17 », fait ainsi l’objet d’un « Opinion et portrait18 », ainsi que d’une rubrique extrêmement élogieuse de Benjamin Crémieux.
29Il convient toutefois de saluer l’éclectisme du journal qui s’intéresse également à des écrivains plus mûrs, plus traditionnels, les académiciens ou en passe de l’être : Paul Bourget, Henri Bordeaux, Maurice Barrès, ou, parmi les plus jeunes, François Mauriac. Témoigne de cette ouverture d’esprit Maurice Martin du Gard avec sa célèbre rubrique « Opinion et portrait », puisque s’il s’intéresse aux jeunes écrivains : Giraudoux19, Morand20, Mauriac21, Cocteau22, Soupault23, Carco24, il sait faire place aussi à une génération d’écrivains plus installés, plus reconnus : Paul Valéry25, George Duhamel26, mais aussi Henri Duvernois27, Abel Herman28, Henri Béraud29.
30Ce qui caractérise enfin Les Nouvelles littéraires, c’est aussi une façon de parler des écrivains. Il semble bien que le journal inaugure un style de critique, différent de la critique universitaire et de la critique des revues. Là encore, faute de place, mentionnons simplement deux axes qu’il conviendrait d’approfondir :
31‑ L’interview : on pense bien sûr à « Une heure avec… » mais les interviews en tout genre sont très fréquentes dans le journal. Si on y ajoute l’illustration, on pourrait y voir la préfiguration d’une stratégie qui propulse l’écrivain au premier rang, au devant de la scène, fait passer sa parole avant celle du critique.
32‑ Le reportage : Maurice Martin du Gard est probablement le représentant le plus brillant de cette nouvelle façon de parler de la littérature et des écrivains, qui consiste à attacher le plus grand prix au cadre de vie, à la personne physique de l’écrivain. Le déplacement du journaliste, le voyage, le pays, le cadre sont ainsi brièvement mais puissamment mis en scène. L’écrivain est à la fois représenté en majesté et désacralisé par l’illustration qui frôle parfois la caricature, par l’attention portée aux petits détails (les genoux faibles de François Mauriac saisi chez lui à la campagne avec sa femme et ses enfants).
33La stratégie des Nouvelles littéraires s’avère particulièrement payante. Dès 1925, elles tirent à 125 000 exemplaires et deviennent rentables. Le style fera école et les années suivantes verront arriver de nombreux émules : Candide, en 1924, Gringoire, en 1925, Marianne, en 1932. Ce succès tient peut-être à ce que le journal a su avant d’autres réussir ce difficile pari : parler de la littérature, de la vie littéraire, tout en s’adressant à un large public, concilier journalisme et critique littéraire.