Jean Cassou, pour une redéfinition de la poésie dans Les Nouvelles littéraires des années vingt
1Lorsque Les Nouvelles littéraires paraissent en 1922, la déclaration d’intention de ses fondateurs révèle un projet ambitieux : « provoquer chez tous la plus saine curiosité de ce domaine spirituel que l’honnête homme ne doit jamais se lasser d’explorer et d’étendre ». Si ce « domaine spirituel » recouvre essentiellement la littérature, il englobe également la philosophie, les arts du spectacles (théâtre et « cinématographe »), la musique, la peinture et les sciences. La volonté de se faire l’écho des publications contemporaines n’exclut pas un certain hommage à ceux que les rédacteurs nomment « les Maîtres » dans un bilan publié en janvier 1924, après dix-huit mois de parution, dans un contexte d’après-guerre encore sensible :
[...] nous nous sommes efforcés de découvrir les jeunes écrivains capables d’enrichir un pays que l’héroïsme et l’intelligence avaient désigné à l’attention du monde. [...] Nous n’avons pas négligé non plus de rappeler l’exemple et de préciser le rôle des Maîtres, qui du passé continuent à enrichir notre vie littéraire1.
2Dans le domaine de la critique poétique, « l’approbation » des Maîtres, que Jacques Guenne et Maurice Martin du Gard disent être pour eux « le plus bel encouragement2 », ne fait pas défaut : en 1924, Remy de Gourmont par exemple rend hommage à la revue, dont il admire la belle tenue et la constance dans la qualité.
3Le recrutement de Jean Cassou confirme le désir d’éclectisme de cette nouvelle publication, en même temps qu’elle projette Les Nouvelles littéraires vers l’avenir : on pourrait en effet tenter d’étudier le traitement réservé à la poésie en observant le travail substantiel de Tristan Derème, poète et critique, mais les choix de Cassou apparaissent comme plus modernes, parfois plus provocateurs, souvent plus subtils. De plus, Cassou est un ami proche de Maurice Martin du Gard, et l’un des premiers collaborateurs à la fondation de la revue, qu’il quitte en 1937 juste après son directeur.
4Après avoir dressé un rapide panorama de la critique poétique dans Les Nouvelles littéraires des années vingt, nous verrons de quelle façon Jean Cassou promeut un engagement autant littéraire que politique en faveur d’une Europe des lettres, en même temps qu’il se dresse contre tout ostracisme de pensée, et tente de proposer, dans ses chroniques, une nouvelle définition de la « poésie ».
La poésie dans Les Nouvelles littéraires
1 ‑ La critique de la poésie
5Dans une livraison du 5 juillet 1924, Bernard Faÿ constate qu’au lendemain de la première guerre mondiale, une opposition aiguë se dessine entre poètes de générations différentes, opposition que relaient les critiques. Des courants poétiques divers, selon lui, « coexistent, rivalisent, se mélangent et s’ignorent. [Ils] ne trouvent d’accord que pour foudroyer les ouvrages des plus jeunes à qui l’on attribue incohérence, extravagance et absurdité. Ceux-ci, à leur tour, renient en bloc leurs aînés, ne voyant que verbiage et ennui dans ces amas de vers3. » Si Les Nouvelles littéraires relaient, de loin en loin, cette querelle « entre anciens et modernes », elles s’efforcent surtout de révéler des filiations, des panoramas, et de s’en tenir à leur mot d’ordre : l’impartialité. Elles tâchent ainsi d’épouser les soubresauts de l’actualité littéraire en écrivant l’histoire au moment où celle-ci se crée. Bernard Faÿ présente par exemple deux nouvelles tendances, une poésie de la « ritualité » illustrée par Charmes de Paul Valéry, et une poésie dite « sportive » représentée par Henry de Montherlant. Et de conclure : « Depuis le XVIIe siècle, [...] nous n’avons jamais créé une poésie aussi personnelle, aussi forte, aussi mâle, aussi nôtre4. »
6Cette prétention à l’objectivité n’a pas empêché quelques manquements, comme celui qui concerne l’énergique sinon « mâle » mouvement surréaliste. Le Manifeste du surréalisme paraît à la fin de la même année, en octobre 1924 : certes Maurice Martin du Gard en personne en rend immédiatement compte dans un long article5. Cependant et jusqu’en 1930, la revue ne reflète absolument plus l’activité littéraire et artistique – quand ce ne sont pas les scandales6 – du mouvement si fécond, ce qui marque bien la difficulté de rendre compte avec justesse de l’histoire littéraire au moment où elle se tisse, malgré toute la bonne volonté d’une équipe de rédacteurs.
7Pourtant, cette équipe se réclame d’une certaine ouverture censée favoriser la clairvoyance : « La qualité des juges, leur nombre, leur âge, les diverses générations auxquelles ils appartiennent indiquent l’éclectisme avec lequel opèrera ce tribunal hebdomadaire7 ». Parmi ce groupe, qui est chargé de la critique de la poésie ? Dans les premières livraisons de 1922, Francis de Miomandre s’occupe en grande partie de la critique des livres, et la poésie n’est, et d’une façon générale dans la revue, guère à l’honneur. Très vite cependant, la direction de la revue prône « la division du travail », et même la « taylorisation » : « Aux Nouvelles littéraires, la tâche sera désormais répartie entre les meilleurs spécialistes. D’abord, division entre la prose et le vers : les poètes seront jugés par un des leurs, Tristan Derème, le jeune et déjà célèbre auteur de La Verdure dorée. » À Tristan Derème succèdent Lucien Fabre, René Crevel, Paul Fierens, Marcel Sauvage ou encore Louis Thomas, tantôt dans la page « Critique des livres » pour une chronique poétique (intitulée « Poèmes »), tantôt pour un article monographique consacré à tel ou tel poète.
8Si Tristan Derème ne manifeste pas le discernement dont Jean Cassou fera preuve pour reconnaître les auteurs dont la renommée s’inscrit dans tout le XXe siècle et jusqu’à nos jours, il offre en revanche une vision très précise et très parlante du paysage poétique français de l’époque. Parmi les auteurs retenus par Derème, on trouve des poètes de l’avant-garde belge (Justin Sauvenier, René Purnal), des voix féminines (Rosemonde Gérard, poétesse et épouse d’Edmond Rostand ; la poétesse et dramaturge Adrienne Blanc-Péridier), des auteurs à l’accent régionaliste (Loys Labèque pour les Landes, Maurice Magre pour l’Occitanie), et tout simplement des poètes mineurs, que l’histoire littéraire n’a pas retenus, bien qu’ils correspondissent de façon très étroite à l’esprit de leur temps (Lucien Dubech, Alphonse Métérié, Robert Boudry). Parmi les poètes dont parle Derème, ceux qui, aujourd’hui, possèdent encore la faveur du public lettré d’aujourd’hui, soit ont déjà été adoubés par le XIXe siècle (Théodore de Banville), soit demeurent de facture assez classique (comme François-Paul Alibert ou Francis Viélé-Griffin), ou encore appartiennent au cercle amical de Derème, notamment à l’École fantaisiste dont il se fait l’illustrateur et le défenseur (comme Jean Pellerin). Sa critique manque quelque peu de « vision » (Cassou de son côté parlera d’Éluard, de Rilke, de Michaux...).
9Si un petit nombre d’écrivains règne sur les « Nouvelles poétiques », la critique de la poésie circule néanmoins parmi les collaborateurs, au gré des événements et des hommages (la mort de Pierre Louÿs entraîne un numéro spécial en juin 1925, celle de Rilke en janvier 1927). La revue promeut également les séries d’étude critique consacrées aux contemporains (l’article de tête de Maurice Martin du Gard, réservé aux poètes adoubés : Anna de Noailles, Maeterlinck, Jammes...) ou aux poètes du siècle précédent (la rubrique « Nos poètes » par Louis Thomas en 1927-1928, consacrée à Glatigny, Banville, Ephraïm Mikhaël...), ainsi que les articles de fond, répartis sur plusieurs numéros comme la longue étude d’Henri Bremond consacrée à la « poésie pure ».
2 ‑ Jean Cassou : des « Lettres espagnoles » aux « Nouvelles poétiques »
10Lorsque Jean Cassou entre comme collaborateur aux Nouvelles littéraires, il possède déjà une expérience de revuiste, ayant fondé en 1917 la revue Le Scarabée avec quelques camarades étudiants en Sorbonne, dont André Wurmser et Georges Pillement, revue qu’il transforme et rebaptise en 1918 Les Lettres nouvelles, dans une formule qu’il juge plus moderne. Lui qui fut grouillot au Mercure de France à dix-sept ans pour subsister après la mort de son père, puis secrétaire du symboliste Pierre Louÿs en 1919 (grâce à qui il croise Verlaine et Mallarmé), se fait connaître dès 1921 au même Mercure de France par une chronique dite « Lettres espagnoles » où ses articles remarquables attirent l’attention. Toujours avec Georges Pillement, Cassou fonde également Les Lettres parisiennes, revue « mal dégagée du symbolisme8 », mais dont « le principal mérite » est de paraître dans une période d’extrême « disette poétique », au milieu de laquelle ces feuillets, malgré une certaine maladresse, réussissent à se détacher de « la copie d’arrière-garde9 ». C’est Pillement qui présente Martin du Gard à Cassou afin que les deux jeunes gens mettent au point un numéro en commun10. Quelques années plus tard, sous l’impulsion de la maison d’édition Berger-Levrault, Martin du Gard – qui a dirigé en 1922 Les Écrits nouveaux – reprend en main ce petit « orphéon [Les Lettres parisiennes] au sommaire disparate mais parfois brillant » (Durtain, Duhamel, Romains, Spire, Vildrac...), pour en faire une « revue presque à la mode »11.
11Dans le tournant des années vingt, Martin du Gard décrit Cassou comme quelqu’un de « passionné, pétulant, pétillant, dévorant, un fils du feu12 ». Grâce à sa seconde épouse, Cassou pénètre le milieu des musiciens (le fameux « Groupe des six », dont fait partie, entre autres, Darius Milhaud), se passionne déjà pour l’art moderne, écrit un premier roman (Éloge de la folie) qui lui vaut la protection d’Edmond Jaloux, et se crée un réseau intellectuel et artistique très dense : « Il y avait compagnonnage, échanges, dialogues et multiplication de dialogues, surenchère de dialogues, festivités de l’esprit13 ». Très vite, il collabore à plusieurs grandes revues (La Revue européenne, La Revue de Paris, La Revue de Genève, La Revue hebdomadaire...). Malgré un engagement opiniâtre dans les fameuses « Notes » de La NRF, Jean Paulhan ne parvient pas à le faire entrer comme rédacteur.
12Camarade des débuts, Cassou prend en revanche naturellement sa place au sommaire des Nouvelles littéraires, d’abord dans les domaines les plus variés entre 1922 et 1927 : il fournit comme auteur plusieurs contes14, rédige des critiques d’ouvrages, des portraits, des hommages, s’intéresse à la poésie française et étrangère, au roman, au cinéma et au théâtre. Martin du Gard lui donne une légitimité en tant qu’écrivain grâce à une critique flatteuse de son deuxième roman, Les Harmonies viennoises, en 1926. À partir de 1927, sa participation devient plus fréquente et plus régulière, et se resserre autour du genre poétique, d’abord dans la page « Poésie », à partir du 29 octobre 1927, puis dans la rubrique « Les Nouvelles poétiques » à partir du 1er juin 1929. C’est véritablement en 1928 que la « voix » de Jean Cassou s’affirme et prend une réelle autorité. Sa pensée concernant le genre poétique se déploie amplement et s’affine ; ses textes gagnent en brio et deviennent plus affirmés, plus longs et plus substantiels. Il se détache de la tentation biographique et d’une critique parfois « mondaine » pour approfondir les perspectives historiques, dégager les influences, mettre au jour l’originalité d’un style. Il se dit lui-même avide de toute nouveauté dans ce domaine, « toujours en état d’alerte, toujours en disposition de réponse à une sollicitation de l’actualité15 ». Ainsi, Les Nouvelles littéraires lui procurent-elles une magnifique vitrine médiatique, et sa chronique y est-elle « très attendue du public lettré16 ».
13Le critique réussit en effet à dialoguer mois après mois avec ses lecteurs, qu’il guide, conseille et exhorte, ainsi qu’il le fait avec les auteurs et les éditeurs, recommandant l’élaboration d’un recueil à l’un, ou la traduction d’un indispensable écrivain étranger à l’autre. Si le rôle du critique est de mettre en valeur les pépites des publications contemporaines, il choisit aussi parfois de réhabiliter tel auteur selon lui négligé. Mais c’est avant tout avec la littérature espagnole, et plus largement la culture hispanique, qu’il fait œuvre de passeur et de promoteur.
De l’Espagne à l’Europe des lettres
14Jean Cassou s’est fait connaître dans le milieu de la critique grâce à la rubrique consacrée aux « Lettres espagnoles » qu’Alfred Valette lui confie au Mercure de France et qu’il tient jusqu’en 1929. Sa mère, d’origine andalouse, lui transmet une solide culture classique (Gracián, Góngora, Cervantès, mais aussi les mystiques chrétiens) ; et une ascendance hispanique plus large (père béarnais, grand-mère mexicaine) lui vaut « un certain anarchisme, un certain penchant à l’outrance, quelque chose d’une sublime folie17 ». Il ressent une véritable urgence à diffuser en France la culture espagnole, en particulier la littérature contemporaine, ainsi qu’à dénouer les préjugés adoptés par le public et la critique. Il traduit lui-même ses auteurs de prédilection comme Unamuno et Ramón Gómez de la Serna, et rend grâce à Francis de Miomandre (autre collaborateur des Nouvelles littéraires) de promouvoir lui aussi cette littérature en traduction.
15Il n’est pas anodin que le tout premier article de Cassou dans Les Nouvelles littéraires en 1922 soit consacré à la littérature espagnole. Ses considérations sur le genre poétique englobent d’ailleurs par la suite une réflexion plus large sur le roman, la philosophie, la musique et les arts plastiques (Ramón Gómez de la Serna ou Pío Baroja pour le roman, Góngora et le conceptisme espagnol ainsi qu’Eugenio d’Ors pour la philosophie, Goya, Picasso et l’artiste contemporain José Solana pour la peinture, entre autres exemples).
16Son regard précis sur la jeune poésie espagnole met en lumière les différences d’orientation entre France et Espagne : « la désaffection du roman, dont on parle tant chez nous, est là-bas un fait accompli, et ceci au profit d’un très vif renouveau poétique. [...] Il s’agit d’un retrait de toute l’activité littéraire se contractant sur le seul exercice des vers et la spéculation la plus intime et la plus difficile18. » Le critique fait ressortir aussi bien les spécificités de la poésie espagnole que tout ce qui la relie à la création française (et réciproquement) : il rapproche ainsi le Canto de Jorge Guillén, dont il admire la « perfection plastique », du recueil Charmes de Paul Valéry19, ou démontre ce que la poésie didactique de Pierre Guéguen peut avoir de commun avec le conceptisme de Góngora20. À plusieurs reprises, il évoque l’influence de la culture espagnole, pleine « d’audace » et « d’enthousiasme », sur Maurice Barrès21, autre hispanophile et rédacteur d’un essai sur Le Greco22.
17Mais la principale démarcation que Cassou opère entre les deux pays est presque davantage d’ordre politique que littéraire. Au lendemain de la première guerre mondiale, à une époque où chaque pays exalte « l’âme » de sa nation, le critique affirme que l’Espagne s’est détachée « de ses inquiétudes nationales et politiques » pour se tourner résolument vers une Europe des lettres. Selon lui, l’avant-garde poétique « semble rompre, pour s’européiser et s’universaliser, avec ce qui [lui] paraît être la vitalité espagnole, strictement, férocement espagnole23 ». L’Espagne montre la voie. L’idée que la grande famille des artistes formera une sorte d’école européenne en lieu et place des sectes nationales court depuis le XIXe siècle, et se trouve fortement relayée par le cosmopolitisme revendiqué des années vingt. Cassou, aidé par sa connaissance des langues et son aptitude à la traduction, se forge une conscience européenne, au plan littéraire comme au plan politique. « L’envergure de [son] intelligence », la « largeur de compas d’un regard capable d’englober toutes les cultures24 », le poussent à collaborer à des revues largement ouvertes à la création étrangère et à la traduction, comme La NRF, La Revue européenne, ou La Revue de Genève, revue « internationale sans être internationaliste » comme le proclame sa page de garde. Les Nouvelles littéraires quant à elles relaient cette ouverture par la création d’une rubrique « La vie artistique et littéraire en province et à l’étranger », mais il faut bien reconnaître que la place accordée à la poésie étrangère reste mineure, se cantonne aux plus connus des poètes européens (avec une prééminence de la poésie belge) et internationaux, et enfin ne touche pas vraiment à la création contemporaine, contrairement à ce que Cassou défend.
18Il choisit de son côté ses « frères en poésie », se laissant guider par une sensibilité artistique non plus nationale mais internationale. La conscience d’un « espace-monde » lui semble en effet « plus pertinent[e] que les limites nationales pour penser la modernité25 », tant dans son futur ouvrage consacré à Machado, Milosz et Rilke26, que dans ses articles des Nouvelles littéraires. Dans le « Paris-Babel » des années vingt, « le travail de traducteurs comme Coindreau, Larbaud, Parijanine27 » prend son essor, de même que l’on crée de grandes collections de littérature étrangère, comme le « Cabinet cosmopolite » chez Stock, la « Collection d’auteurs étrangers » ou « Feux croisés » chez Plon, « Du monde entier » chez Gallimard. Cassou admire d’ailleurs le travail de Valery Larbaud, initiateur du renouveau des lettres anglaises et espagnoles de l’époque. Edmond Jaloux, Charles du Bos ou Bernard Groethuysen sont autant de « passeurs internationaux, bilingues ou polyglottes, frontaliers culturels, transfuges et émigrés, qui ont leurs réseaux, cafés ou salons, leurs relations diplomatico-culturelles, sans parler des Thélèmes internationales comme l’abbaye de Pontigny28 », les colloques de Royaumont ou les PEN Clubs, qui signent bien la volonté de reconstituer une Europe de l’esprit29.
19Une générosité sans borne et un caractère quelque peu « utopique » feront de Cassou dans les années trente le « champion de l’Espagne républicaine30 ». Mais dès 1924, il écrit à Larbaud pour lui demander d’intervenir en faveur de Miguel de Unamuno, déporté aux Canaries « par ordre de la dictature militaire ». Les deux écrivains rédigent deux articles de protestation en première page des Nouvelles littéraires le 1er mars31, ainsi que dans le Mercure de France un mois plus tard : « Il est impossible que les intellectuels français demeurent insensibles à l’appel de leurs confrères voisins. On a privé l’Espagne de sa conscience, on l’a bâillonnée. » Cassou salue en Unamuno non seulement un « poète », une « autorité morale », mais également un « prophète qui juge les hommes et les rois et se sent digne de porter dans le concert de l’Europe intellectuelle la parole de l’Espagne ».Avec ces articles, il signe un engagement qui ne fera que s’intensifier au cours du temps.
20Sa conviction d’un salut par une « Europe de la culture » s’élargit naturellement à un humanisme d’échelle internationale, s’appuyant sur un patrimoine mondial du savoir et une libre circulation des idées, dynamique artistique destinée à enrichir la créativité de chaque nation. C’est encore une fois par son hispanicité que Cassou introduit cette idée, en affirmant que le contact du jeune continent hispano-américain provoquera un « rajeunissement » de la poésie française, admirant en particulier la veine neuve et vivifiante, la puissance d’inspiration des poètes mexicains32.
21Cette ouverture intellectuelle le conduit naturellement à porter un jugement sévère sur son propre métier de critique littéraire. Joë Bousquet dit d’ailleurs partager avec lui « une même façon de détester [...] les fabrications de l’opinion littéraire, les jugements d’autant plus claironnants qu’ils sont de surface et à côté, et en bref la charlatanerie33 ».
Contre le dogmatisme
22 Présentant Jean Cassou dans ses Mémorables, Maurice Martin du Gard dessine le portrait d’un jeune homme farouche, qui « abomine les idées, les dogmes, le jansénisme, le jacobin, le bourgeois, le tout-fait, qui selon lui n’est pas à faire, enfin tout ce qui emprisonne et sclérose34 ». Cassou se dresse en effet à plusieurs reprises, dans les colonnes des Nouvelles littéraires, contre la littérature régentée : « Il est toujours difficile de juger une littérature qui se fait, surtout si elle se veut exclusivement lyrique, et par conséquent si elle arbore ces airs de petites chapelles et d’académismes provinciaux qu’ont toujours affecté les mouvements poétiques35. » À l’instar de Miguel de Unamuno, il fuit les concepts et les théories :
23L’Espagne n’a jamais produit d’idées, elle n’a produit ni apologistes, ni théoriciens, ni philosophes. Unamuno, qui n’a fait l’apologie, la théorie et la philosophie que de l’Espagne, a perpétuellement combattu l’idéocratie, c’est-à-dire notre aveugle soumission à la force mécanique des idées.36
24 Son caractère iconoclaste et sa réticence devant une interprétation exclusivement métaphysique de la poésie le poussent à prendre position – jamais en première ligne, mais plutôt au cœur de ses chroniques – dans le fameux débat sur la « poésie pure » qui agite les milieux littéraires de 1925 à 1930. Le 24 octobre 1925 à la séance publique des cinq Académies, l’abbé Henri Bremond prononce un discours dans lequel il développe une théorie de la « poésie pure » selon laquelle il existe une analogie d’essence entre l’expérience mystique et l’expérience poétique et, au-delà, les arts « aspirent tous, mais chacun par les magiques intermédiaires qui lui sont propres, à rejoindre la prière37 ». Les Nouvelles littéraires offrent entre 1925 et 1926 une tribune à l’abbé Bremond pour développer sa théorie, et l’occasion à ses adversaires d’y répondre.
25Cassou rejette les prises de position relevant selon lui d’un « faux esthétisme », de celui qu’il qualifie avec une pointe d’ironie de « perspicace expert en poésie », « rompu à l’art de flairer le vers viable38 ». Le débat touche à des questions fondamentales dans la définition et la représentation de la poésie : il s’interroge en effet sur les critères de la poéticité. Cassou, qui défend farouchement la liberté des ressources en poésie, ne peut accepter la devise de la « poésie pure », qui encourage le lecteur à séparer, dans les poèmes, l’essence poétique de toute matière censément « étrangère ». Il loue ainsi la poésie didactique de Pierre Guéguen, la poésie parlée de Tristan Corbière, la poésie populaire, le vers libre, le poème en prose et même l’argot en poésie.
26Avant même d’ailleurs que l’abbé Bremond ne s’en empare, il avait déjà employé l’expression de « poésie pure » dans une acception plus large et plus humaniste (à propos d’une pièce d’Édouard Dujardin en 1923, Le Mystère du Dieu mort et ressuscité) : « La pièce d’Édouard Dujardin ne sera donc ni du théâtre à thèse, ni du théâtre historique, mais du théâtre pur, comme cette poésie pure et cette peinture pure que recherchent, en ce moment, des artistes plus jeunes que lui39 ». La « poésie pure » est celle qui cherche à toucher à l’essence même de l’humanité, et qui, dans une faille, dans un éclair, donne prise à l’universel. Quelques années plus tard, Cassou se réapproprie le concept en le débarrassant de ses impératifs idéalisants pour n’en garder que l’intuition d’une part obscure de la création poétique (encore à propos du théâtre, une pièce d’Ibsen) :
27Il est, dans chacune de ses pièces, deux ou trois moments qu’il me paraît impossible d’entendre s’approcher sans ressentir un frémissement, car ils sont, à l’intérieur de l’action dramatique, comme ces vers qui, selon M. Bremond, se détachent d’un poème et que parcourt miraculeusement, exceptionnellement, le courant de la poésie pure. [...] La poésie, on l’a répété assez souvent, est présence ; elle est révélation ; elle se fait sentir par ce que les spirituels appellent des touches, et celles-ci ont une évidence aussi indéniable qu’incommunicable.40
28Pour désigner cette part obscure de la poésie que la critique échoue à nommer, Cassou choisit une définition « en creux », négative (« indéniable », « incommunicable »), ou bien assume une définition entièrement métaphorique : il saisit ainsi la « fleur exquise d’humanité » de Novalis, la « soif d’un mélange de silence et de tonnerre » de Jean de Bosschère, le « grand magma musical » de Pierre Guéguen, le « monde auroral » de Léon-Paul Fargue, ou encore la veine « noire et venimeuse » de Ribemont-Dessaignes41... Il s’inscrit ainsi dans la conception wildienne qui intime au critique de considérer l’œuvre littéraire comme un « point de départ pour une nouvelle création ». C’est à ce titre que Cassou reconnaît la réussite de Pierre Guéguen dans son ouvrage consacré à Paul Valéry42, ou de Pierre Louÿs, sa Poétique élaborant « une mystique de la connaissance poétique43 ». Lui-même affiche un style profus et subtil, parfois formulaire et élaborant un art poétique disséminé à travers ses chroniques.
29Jean Cassou passe donc la poésie au crible de sa sensibilité, sans s’encombrer de canons prétendument objectifs. Il défend avec ardeur la singularité du poète, qu’il cherche toujours à mettre en lumière (sans se priver d’une éventuelle généalogie littéraire). Il professe volontiers une auto-critique, dénigrant les bavardages superficiels des commentateurs face à l’œuvre poétique, perpétuellement neuve, et qui s’élabore en secret, loin des regards.
Pour une redéfinition de la poésie
30L’apport majeur de Cassou à l’idée de poésie dans Les Nouvelles littéraires consiste enfin en une redéfinition de la poésie, par un « décisif élargissement du champ de prospection en-deçà et au-delà de ce qui délimitait jusque là très conventionnellement le domaine poétique44 ». La distinction des genres est parfois difficile dans son œuvre : de même que sa critique ressortit souvent à la poésie, son roman peut se lire comme une autobiographie déguisée, une prose poétique ou comme un essai : ainsi Maurice Martin du Gard recommande-t-il à l’admiration des lecteurs « les folles et rêveuses histoires des Harmonies viennoises qui ont ravi à chacun des deux genres trop souvent ennemis, le roman et la poésie, leurs plus précieuses facultés d’illusion45 ».
31 En tant que critique, Cassou fait évoluer la notion même de poésie au-delà des genres : « selon la contexture plus ou moins serrée des combinaisons toniques », il y a selon lui « différence de degré entre la prose et les vers, mais non différence de nature46 ».
32 Le 29 octobre 1927, la rédaction des Nouvelles littéraires accompagne le critique dans cette nouvelle approche :
Notre ami Jean Cassou commence aujourd’hui la publication d’une série de chroniques poétiques, qui ne se limiteront pas à la critique banale du dernier livre de vers paru, mais qui tenteront de donner, à l’occasion des circonstances les plus diverses – aussi bien livres que films, concerts, manifestations, débats ou polémiques – l’état et la température de nos goûts et de nos sentiments en fait de poésie, et dont l’ensemble pourra aider à un établissement du problème poétique, tel qu’on peut l’envisager aujourd’hui.47
33Et en effet, Cassou excelle à déceler en toute chose « l’élan lyrique », non seulement dans la littérature, mais également dans tous les arts (musique, peinture et cinéma), et, au-delà, dans la réalité quotidienne (« La poésie découvre dans la nature des rapports singuliers et des correspondances inouïes, indépendantes des lois qu’y découvrent le savant ou l’homme pratique48. »). L’exemple le plus frappant se situe dans le compte-rendu du passage à Paris de l’écrivain espagnol Ramón Gómez de la Serna, « paladin extravagant et fantasque », dont il salue l’arrivée spectaculaire :
C’est un bien bel hommage à la poésie que, juché sur un éléphant, Ramón Gómez de la Serna, hôte de Paris, a prononcé l’autre soir, au Cirque d’Hiver. [...] On se tromperait si l’on ne voyait dans l’œuvre de Ramón que l’amusement d’une imagination un peu vive. On ne pourrait plus alors employer à ce sujet le terme de poésie. Mais il y a chez Ramón un phénomène poétique, le phénomène poétique à l’état brut, c’est-à-dire une croyance vivante et constante.49
34Cassou reconnaît la « pointe étincelante50 » de la poésie dans la folie de l’écrivain espagnol, et, dès lors, apparente l’essence du lyrisme à une liberté exacerbée de création et d’être :
35Peut-être était-il nécessaire que la poésie finît par ne plus être, sinon l’absence de loi et de canon, du moins je ne sais quel vague objet, le plus proche qui soit de se confondre avec l’état de liberté. [...] Ainsi la poésie est-elle devenue, franchement, presque cyniquement, tout ce qui se rit des contraintes humaines. Elle déborde l’art des vers et peut-être même l’art d’assembler des mots et s’étend, se répand, s’infiltre dans toutes les activités. Elle est de la nature des vapeurs, qui corrompent ou qui soulèvent. Partout où il y a allègement, voire destruction, il y a poésie.51
36On retrouve là le penchant anarchique, pour ne pas dire anarchiste, de l’écrivain. Il est normal qu’il illustre son propos en invoquant Rimbaud, le « plus merveilleux phénomène poétique de notre histoire terrestre52 » :
Dégagée de l’exercice d’une raison dont l’abus n’a su que nous ligoter dans une armature toute extérieure et toute pratique, la poésie cherche à utiliser des recherches plus secrètes, et c’est là que, reprenant la suite de Mallarmé et de Rimbaud, on l’attend à l’œuvre. Dès lors elle s’applique à écouter les rêves et les délires de l’âme et à y surprendre cet homme nu et vrai, objet des plus antiques recherches et de toute grande tradition morale.53
37Jean Cassou rejoint en dernier lieu son idéal humaniste (« grande tradition morale », « l’homme nu et vrai »). Mais ce faisant, il s’inscrit également – et Les Nouvelles littéraires avec lui – dans la modernité littéraire, par un brouillage générique revendiqué, dont il voit le parangon dans l’Ulysse de Joyce.
Après les années vingt
38Si Jean Cassou ressent une prédilection pour les poètes de grand souffle comme Walt Whitman, Goethe et Rimbaud, c’est qu’il voit en eux des « prophètes au message porteur d’espérance et d’avenir, et ayant foi en l’action54 » ; action dans laquelle Cassou s’engage en devenant membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes en 1934 et en dirigeant, à partir de 1936, la revue Europe. Sa conception de la poésie évolue alors :
« Il s’est convaincu que l’urgence appelle une littérature “responsable”, fidèle à la réalité, en prise sur la société et sur l’histoire. À peine en fonction (mai 1936), il l’affirme après Nizan. La valeur est clairement placée du côté du réalisme, non de la recherche formelle ni de la fonction poétique. La polyphonie et la polysémie ne sont pas de saison. [...] La poésie fait les frais de la conjoncture55. »
39Arrêté en 1944 alors qu’il appartient au réseau de résistance « Bertaux », l’expérience de la geôle le ramène à la poésie, avec les Trente-trois sonnets composés au secret, publiés sous le pseudonyme de Jean Noir à sa sortie de prison. La poésie reprend alors le rôle que Cassou lui confère au cœur de ses chroniques des Nouvelles littéraires : être un « immense cri d’amour pour l’univers [...] mais aussi un acte de négation et de résistance, un appel à une vérité, à une sombre, courageuse et amère vérité56 ».