Jean Prévost et Les Nouvelles littéraires
1S’il existe une idée de la littérature à l’œuvre dans Les Nouvelles littéraires, àla fois au cœur de l’establishment, aux avant-postes d’une transformation du statut de l’écrivain après la Guerre et à la pointe, démocratique et humaniste, d’un journalisme culturel qui s’invente alors, Jean Prévost, assurément, l’a parfaitement incarné, lui qui fut, pendant deux ans, de 1925 à 1927, un des collaborateurs le plus régulier du journal. L’apport fut mutuel : le jeune auteur remarqué de Plaisirs des sports, qui signalait l’ambition de l’hebdomadaire très ouverte à la culture au sens large, y apprit le journalisme, qui devait devenir l’une des activités majeure de ce polygraphe.
Un jeune homme pressé
2Il a été remarqué dans La NRF à peine un an plus tôt, où, à peine sorti de l’École Normale Supérieure, il a publié Journée du pugiliste en mars 1924, et à laquelle il donne 11 notices en 1924 et 8 en 1925. Incontestablement, Prévost compte parmi les jeunes gens, à la fois talentueux et pressés, aspirés par les revues littéraires les plus prestigieuses très tôt (il a 23 ans), au bénéfice du tragique écrêtage de la génération précédente par la Guerre. Doué d’une vaste curiosité naturelle, d’une grande puissance et rapidité de travail, il fait partie de ces esprits normaliens qui les intéressent particulièrement1. Le révèle son portrait par Adrienne Monnier, qui, en février 1925, à la lecture de Jeunesse de l’Odyssée dans La NRF, propose de devenir secrétaire de la rédaction de sa revue, Le Navire d’argent, à ce « garçon très instruit. Normalien, c’est-à-dire esprit fort, volontairement laïque. » « Il avait, poursuit-elle, le tempérament d’un encyclopédiste. C’était l’homme qu’il fallait au Navire où je voulais instaurer un Courrier d’ordre culturel, un service d’information et de critique qui pût répondre aux besoins et aux goûts individuels2 ». Un tel courrier étendu aux dimensions d’un hebdomadaire, telle est l’ambition des Nouvelles littéraires proclamée dans le « manifeste » du numéro 2 (28 octobre 1923) : il s’agira de « permettre à ses lecteurs de suivre à peu de frais les diverses tendances les plus audacieuses ou les plus traditionnelles de la vie culturelle française ».
3Par sa tournure, son ouverture d’esprit, et déjà sa place à La NRF – car il serait innocent d’oublier la forte participation de Gallimard dans le capital des Nouvelles littéraires –, Jean Prévost est tout naturellement susceptible d’intéresser la rédaction de l’hebdomadaire. De son côté, il est poussé vers le journalisme avant même son entrée rue d’Ulm, dont il pense que, loin d’empêcher cette vocation, elle peut la favoriser : si l’enseignement n’avait à ses yeux « aucun prestige », « Normale Supérieure, qui y mène, en avait beaucoup. C’est que je pensais aux exceptions, dit-il, aux évadés dans la politique, le journalisme et même la littérature3». Une première expérience dans une rubrique de chiens écrasés ne l’a pas écarté de ce désir, qui lui permet, plus prosaïquement aussi, de répondre à la nécessité impérieuse de gagner sa vie. Les Nouvelles littéraires lui permettent d’associer heureusement besoin, goût et conception personnelle de la culture.
4À défaut d’autres traces, on peut suivre les étapes qui mènent à cette collaboration effective. La chronique d’Edmond Jaloux du 25 juillet 1925, qui concernait, entre autres, Tentative de solitude, le premier livre publié de Prévost, le désigne comme « un des écrivains les mieux doués de sa génération, un de ceux qui ont les plus grandes dispositions à penser par eux-mêmes » et, pour qui voudra désormais « pénétrer l´état d’esprit des jeunes intellectuels français d’après-guerre », il faudra lire cette œuvre, « particulièrement forte », témoignant de « plus de pensée et d´expérience que bien des gros volumes ». Ces lignes du critique majeur des Nouvelles littéraires est, incontestablement, un adoubement pour le jeune auteur de 24 ans4. Cinq mois plus tard, le 21 novembre, il publie dans l’hebdomadaire « Amitié du fleuve », une des parties de Plaisirs des sports, paru fin octobre chez Gallimard. Le décor est posé ; il est prêt à faire son entrée en scène comme chroniqueur régulier.
5Dans sa période de collaboration la plus nourrie, entre le printemps 1926 et la fin 1927, Jean Prévost, parallèlement à ses contributions à La NRF et à son rôle de secrétaire de rédaction d’Europe, donne trente-sept articles aux Nouvelles littéraires. Au total, et malgré une régression de son activité dans les deux derniers mois, où se met en place sa rubrique mensuelle dans La NRF, il est donc présent dans à peine moins de la moitié des numéros. Il y donnera quelques articles de littérature, dont un sur Jules Romains (« Romains conteur populaire »,, le 4 septembre 1926), un compte rendu de la Décade de Pontigny consacrée à l’Humanisme, la première à laquelle il assiste (le 18 septembre 1926), un compte rendu de la parution d’un inédit de Stendhal (le 19 mars 1927), dans laquelle, pour la première fois, se manifeste son intérêt pour l’auteur dont il deviendra l’un des plus fins connaisseurs. Par ces rares articles, il ne s’éloigne pas des comptes rendus qu’il donne alors à La Revue européenne (4 pour 1924), au Disque vert (La Guérison sévère de Jean Paulhan, n° 3 de 1925) et à La NRF. Un entrefilet en hommage à Lucien Herr (le 22 mai 1925), le bibliothécaire de l’École Normale récemment disparu, en revanche donnera lieu à un éloge plus long et plus personnel dans le numéro de juillet d’Europe5, ce qui marque bien la différence entre revue et journal culturel, où un compte rendu d’une manifestation sur Spinoza en Sorbonne (le 5 mars 1927) est tout autant chronique mondaine que philosophique.
6Cependant, pour l’essentiel, Jean Prévost est identifié, dans les pages de l’hebdomadaire, comme un chroniqueur cinématographique et l’on peut dire grossièrement qu’en 1926, il y a, en termes de critique, un Jean Prévost des Nouvelles littéraires et un Jean Prévost de La NRF et des revues littéraires.
Jean Prévost, chroniqueur cinématographique
7Cette arrivée à la rubrique cinématographique n’est pas incongrue : il a donné au Navire d’argent une étude sur Charlot6 en janvier 1926, ce qui est presque un lieu commun. Paradoxalement, c’est sans nul doute d’abord Plaisirs des sports qui le désigne comme l’homme de la situation. En un temps où l’éloge du sport est encore rare et distinctif, cet élève d’Alain s’est révélé représentant incontestable d’une « nouvelle culture », à la fois héritier de la formation normalienne et louangeur de la culture de masse moderne7. Il s’agit bien, dans les pages des Nouvelles littéraires, de traiter le cinéma comme une expression artistique propre à son époque, alors qu’on ne le rappellera jamais assez, il n’est considéré alors comme un art que depuis dix ans tout juste et que ce jugement est loin d’être unanime parmi les intellectuels et les lecteurs des revues littéraires. Ce changement dans la conception du cinéma dans Les Nouvelles littéraires est rendu sensible par le choix de Prévost pour succéder aux cinéphiles Ricciotto Canudo (du 21 août 1922 au 10 novembre 1923, peu avant sa mort), l’inventeur précisément de la formule « sixième » puis « septième art », René Jeanne (de janvier à février 1925), journaliste spécialiste de cinéma. Il révèle aussi une évolution notable dans la place du cinéma dans le milieu intellectuel car désormais les écrivains, et non plus seulement les cinéphiles spécialistes, n’hésitent plus à écrire sur le cinéma comme pratique culturelle.
8Chargé de tenir les lecteurs « au courant des événements du mouvement cinématographique », tous les quinze jours à partir du 10 avril 1926, Jean Prévost va, au fil de ses trente chroniques, asseoir cette rubrique devenue instable après la mort de Canudo. Contrairement à son éphémère prédécesseur, Jean-François Christamant, qui, en octobre-novembre 1925, donnait des nouvelles du monde de cinéma en trois temps, avec une visite à un cinéaste (sur le modèle des rencontres de Frédéric Lefebvre avec des écrivains), des échos, et une critique de film à proprement parler, Prévost se consacre à la critique des films et à des réflexions sur l’art du cinéma. Il faut y voir aussi pour raison qu’au contraire de ses prédécesseurs, il n’est guère cinéphile spécialisé ni homme du sérail, mais simplement un écrivain aimant le cinéma.
9Une des originalités des chroniques de Prévost réside dans son plaidoyer farouche pour que soit reconnue l’autonomie du cinéma. C’est en écrivain qu’il juge que le cinéma, cet ancien divertissement des foires foraines, doit gagner son indépendance en tant qu’art, sans avoir à se réclamer de la littérature, dont il n’est aucunement une province éloignée et rustre. L’adaptation, selon lui ratée, de Manon Lescaut par Arthur Robinson, montre toute la vanité d’une entreprise qui serait assujettissement ou rivalité forcenée du cinéma à l’égard de la littérature. Leur relation doit être, en revanche, pensée en terme de parenté, idée qu’il suggère à plusieurs reprises sans toutefois l’argumenter parfaitement. Disons qu’elle est de l’ordre de l’émulation réciproque, comme lorsqu’il écrit que la création d’une nouvelle école française cinématographique pourrait passer par une étude des émotions fondée sur l’observation des caricatures de Léonard de Vinci, ou des souvenirs de pages de Darwin ou de Dumas (8 mai 1926), ce qu’il avait déjà évoqué de manière assez proche, dans son éloge de Chaplin dans Le Navire d’argent. Par ailleurs, à plusieurs reprises, la parenté est de l’ordre de la compénétration. Il trouve ainsi des traces de « précinéma », au sens où l’entendra Eisenstein, chez Mérimée (27 novembre 1926) et parallèlement, l’acteur Adolphe Menjou lui semble donner, pour la première fois dans un film, un caractère aussi précis et aussi riche que celui d’un roman de Balzac » (8 mai 1926). Ou encore, à propos de Chaplin, créer « des personnages dont nous aurions cru seuls capables un Stendhal (pour L’Opinion publique), un Tolstoï (pour La Ruée vers l’Or) » (20 août 1927). L’idée est dans l’air du temps dans le cercle de Prévost puisqu’on la retrouve dans une conférence donnée au Vieux-Colombier par André Maurois, « Cinéma et littérature », à l’automne 1925. Elle témoigne de l’élan analogique entre les deux arts dans lequel des écrivains s’emploient à légitimer le cinéma sans succomber à la tentation de les hiérarchiser.
10Prévost plaide aussi pour une élimination du texte dans les films et des sous-titres qui divisent l’attention, sollicitée alternativement par l’image et la lettre. Ils ne sont pas seulement une double parodie de cinéma et de littérature, mais constituent aussi tout simplement un exercice insupportable pour le spectateur. Plus insupportable encore est la prétention à la littérature – ou à son vernis –, de la part de l’auteur de sous-titres, quand il est un écrivain frustré, qui veut « faire littéraire » et montrer « qu’il a de l’esprit » comme celui de la Croisière noire. Si Allégret et Gide ont évité l’écueil, c’est en proposant des poèmes, et quasiment des calligrammes (26 mars 1926) en guise de texte. Et peut-être aussi parce qu’ils étaient Gide et Allégret.
11Le cinéma a des moyens propres, qu’il les utilise ! Tel est, en somme, le credo de Prévost. Un film, et ce serait peut-être le secret d’une autonomie du cinéma et d’un art complet, ne consisterait pas tant à raconter une histoire, ce que peut la littérature aussi bien, qu’à utiliser les visages des acteurs comme « matière première » (8 mai 1926) et d’en tirer des caractères. D’où la réticence du critique pour les visages pittoresques en eux-mêmes et son intérêt pour des visages inexpressifs à l’origine, comme ceux d’Adolphe Menjou et d’Emil Jannings, et sur lesquels peut se construire une émotion. De là découle aussi, presque toujours dans les critiques, l’absence du récit de l’intrigue ou de l’information sur le nom des réalisateurs. L’exception du compte rendu d’Insurrection, qui fait une large place à l’analyse des plans (23 juillet 1927), montre que Prévost en était tout à fait capable. Mais la description minutieuse des gestes, des attitudes, des mimiques des acteurs prédomine sur tout car, loin de succomber au star-system naissant, le corps des acteurs témoigne, au cœur du cinéma, de la présence centrale de l’homme, avec pour corollaire la conviction que le cinéma est le lieu privilégiée d’un humanisme moderne, où est permise la connaissance, immédiate et empathique, de l’homme.
12C’est aussi pourquoi Prévost écrit : « L’étonnement ne peut pas être un but pour l’art : il n’est qu’un moyen passager d’amener autre chose, un sentiment personnel de la nature et de l’homme » (29 mai 1926). La critique qui accompagnera les films de Jean Painlevé (12 mars 1927) sous-tendait déjà le jugement sur les films d’avant-garde, tels les Opus de Ruttmann, qui veulent donner par l’image le sentiment du rythme, et sont trop abstraits et fatigants (29 mai 1926). Fait-Divers d’Autant-Lara est « passionnant et irritant », parce qu’il met en scène tous les moyens propres du cinéma, mais à l’excès (ibid. ). La technique, de manière générale, et la virtuosité dans son utilisation, ne valent pas, pour Prévost, en elles-mêmes, mais « lumière et mouvement ne sont que des moyens ; le but du cinéma, comme de tous les arts véritables, c’est un certain aspect de l’homme » et seulement cela (26 février 1927). Quant au Château de dés de Man Ray, qualifié de poème, s’il est salué pour son utilisation des transparences dans le cristal, Prévost ne goûte guère ces « plaisanteries de rapins » des surréalistes que sont les yeux crevés peints sur les paupières et les faux cols déchirés, et une absence de lien logique : le film est « charmant tel qu’il est, mais c’est tout » (11 décembre 1926). Sa réserve à l’égard du surréalisme, déjà exprimée dans Le Navire d’argent en décembre 19258, le met à l’unisson des Nouvelles littéraires.
13Il l’est aussi par sa fréquentation des hauts-lieux de la cinéphilie parisienne, mais en refusant tout snobisme. L’éloge du Studio des Ursulines, l’ancien Coquet Cinéma du temps de ses études rue d’Ulm, le peint pleinement conscient de la naissance de la cinéphilie dans les milieux parisiens autour de 1925, et des débuts de la formation d’« un art classique » qui durera peut-être quarante ans (25 juin 1927). La chronique consacrée à la reprise des Frères Schellemberg, en dehors de toute actualité cinématographique, rend compte de l’apparition contemporaine de l’idée de répertoire cinématographique (9 juillet 1927). Pour autant, ce spectateur fidèle des Ursulines, n’hésite pas à reprocher le « truc » qui y a cours pour mieux faire apprécier l’audace des films abstraits. On y projette en effet en première partie des films d’avant-guerre démodés, qui doivent exciter des rires condescendants ; par contraste, le spectateur investit le cinéma contemporain en snob (12 février 1927)9. Au rire de supériorité, Prévost oppose l’éloge du rire spontané, au spectacle du cinéma américain et des burlesques en particulier, là encore proche de l’évolution des goûts dans le milieu cinéphile à la fin des années 30. Si l’éloge de Charlot et de Buster Keaton est presque un topos de l’époque, la dimension universelle et démocratique du comique muet est accentuée chez Prévost : le rire est le moyen d’une communion intuitive avec « les nourrices et les enfants », qui n’a peut-être pas grand-chose à voir avec « le sens esthétique », mais au moins « avec la sagesse ou tout au moins l’hygiène » (5 juillet 1926). Cette hygiène du corps et de l’esprit est un des caractères les plus louables du cinéma qu’apprécie Prévost : un cinéma qui « utilise toute sa puissance […] pour notre santé ou notre plaisir mais non pas pour notre souffrance physique » (6 novembre 1926) et qui rejaillit dans les cascades de rires et de joie dans les salles évoquées par lui (11 décembre 1926).
14Cette idée capitale de plaisir, de vivacité, d’art démocratique et humaniste est liée, pour Prévost, à un style d’écriture vif. S’il le fait rarement aussi directement qu’au seuil de sa chronique sur Jim le harponneur (« J’aurai toujours un faible pour les films où l’on voit la mer » (6 novembre 1926), il n’hésite pas à affirmer sa subjectivité pour justifier la partialité de ses choix, qui ne coïncident pas nécessairement l’actualité à « couvrir » : « On me demande pourquoi je n’écris rien sur la Grande Parade… » (12 mars 1927). Ses jugements rappellent son portrait par Adrienne Monnier en auteur de notes « quelque peu présomptueuses », « si jeune ! si sûr de sa grammaire et de son art de vivre10 ».S’agissant de chroniques journalistiques,qu’iltraite, avec la même « manière de prendre l’air du temps comme on prend une ville, à la hussarde11 » que Marc Dambre prêtera à Roger Nimier, épigone et admirateur de Prévost, démontrer lui importe ici moins que dans Le Navire d’argent, comme on l’a dit de son rapprochement entre cinéma et littérature. De fait, sa manière critique repose sur une ambivalence. Le conseil donné aux spectateurs se plaignant que « le cinéma leur blesse les yeux » (« Tenez-vous devant l’écran sans effort pour le regarder, sans attention volontaire : gardez-vos yeux en état de nonchalance ») est tout aussi bien métaphorique : le critique doit garder une certaine « nonchalance » , c’est-à-dire à la fois une disponibilité et un refus de sacraliser le cinéma sous prétexte de le légitimer. Il ne s’interdit donc pas des critiques désinvoltes de films jugés mauvais, comme Désert blanc devant lequel une salle entière est gagnée par le bâillement, ou Nocturne, chanson triste dont le résumé est bâclé en quelques lignes (4 juin 1927). Mais la vivacité des affirmations de Prévost et sa désinvolture affichée ne doivent pas faire illusion. Ailleurs, la minutie de l’observation et de l’analyse, forcent d’autant plus l’admiration si on les rapporte à la difficulté propre à la chronique cinématographique, fugace par excellence, puisque destinée à s’effacer au même rythme que l’actualité à laquelle elle s’efforce de « coller », écrite sur le vif dans une salle obscure et sur des images déjà évanouies. Plus révélateur de cette distance du regard est son conseil, au terme d’une critique pourtant élogieuse du Faust de Murnau, de quitter la salle avant la fin du film, bien inférieure au début. Amateur de cinéma, il refuse de sacrifier à une cinéphilie inconditionnelle, relevant du « snobisme », et qui, selon lui, passera de mode (25 juin 1927).
Des Nouvelles littéraires à La NRF
15Quand Jean Prévost quitte Les Nouvelles littéraires à la fin de 1926, leur influence sur son activité est notable : ses chroniques sont une forge pour lui. En premier lieu, sa réflexion sur le cinéma devient un élément à part entière de son œuvre. Les réflexions des chroniques, ainsi que les notes qui seront publiées de manière posthume dans Caractères (1948), sont les pierres fondatrices de Polymnie (1929), ouvrage sur les arts mimiques conçu comme une longue analyse des mouvements de visage des acteurs. Surtout, désormais, Prévost est identifié, parmi les écrivains, comme un des meilleurs connaisseurs du cinéma. Parallèlement à la parution de Polymnie dans la collection « Les Neufs Muses », dont il a été nommé directeur chez Rieder, il redevient, à partir du 1er novembre 1927, un collaborateur régulier de La NRF et ce, de manière presque exclusive, si bien qu’on pourrait parler de vases communicants, car pendant sa contribution aux Nouvelles littéraires, Prévost n’avait plus donné que quatre articles à La NRF en 1926 et quatre en 1927. On notera aussi, qu’il ne donne pas de critique cinématographique à Europe dont il est pourtant, en 1927-1928, le secrétaire de rédaction, comme si l’équilibre en la matière se jouait, au plan éditorial, entre Les Nouvelles littéraires et La NRF, entre l’hebdomadaire culturel, qui vise le grand public, et la revue d’élite.
16S’il y avait, au début de sa collaboration avec Les Nouvelles littéraires, deux Jean Prévost distincts, son retour complet à La NRF marque une transformation complète sous la forme d’une unité enfin acquise. En effet, en plus de ses régulières contributions sur des ouvrages ou des sujets littéraires et philosophiques, Jean Paulhan lui propose de reprendre la chronique des spectacles : du point de vue de La NRF, le cinéma s’ajoute au théâtre traditionnellement traité ; et, nouveauté très éphémère, du côté de Prévost, le théâtre s’ajoute au cinéma, entremêlé au début du moins de « choses vues », ce qui délaie la chronique dans l’ensemble plus général des « spectacles », comme « le lieu où l’on voit l’homme ». La NRF lui offre ainsi désormais, à la différence d’Europe et des Nouvelles littéraires, la possibilité de conjuguer le cinéma, la littérature et les essais et de jouer d’un clavier plus large. Et il ne se prive pas du plaisir de montrer au lecteur de cette revue qu’il sait en jouer. À ce clavier, il manquera ensuite, à son goût, la politique, raison pour laquelle, vers 1934, Prévost participera à Marianne, mensuel d’actualité politique et sociale appartenant aussi au groupe Gallimard, où il donnera également des critiques de cinéma, puis à Pamphlet, avant de revenir en force à La NRF à la fin de la décennie, mais désormais sans cinéma12.
17Mais le point le plus remarquable de ce retour à La NRF est que, sans différence notable, Jean Prévost y transpose le traitement du cinéma qu’il a expérimenté dans Les Nouvelles littéraires. Pour lui compte moins l’objet « revue » ou « journal culturel », avec leurs pratiques de lecture différentes, mais bien davantage le genre de la chronique. En témoigne l’écart entre l’étude approfondie sur le mouvement, titrée explicitement « Essai sur Charlot », qu’il donne au Navire d’argent, et ses articles sur le même sujet publiés dans Les Nouvelles littéraires et La NRF. Manifestement, Prévost considère la rubrique cinématographique de La NRF, revue littéraire prestigieuse s’il en est, sur le patron du journalisme littéraire des Nouvelles littéraires. Que Jean Paulhan ait souhaité faire entrer ce nouveau souffle dans la revue, dans son perpétuel jeu d’équilibre entre les diverses tendances qui y ont cours, n’est pas à mettre en doute. Et si Prévost se plaît manifestement à bousculer la hiérarchie des arts, dans ses chroniques à La NRF, en y soulignant également les analogies entre l’effet produit par la littérature et par le cinéma, il ne fait qu’amplifier sa manière des Nouvelles littéraires.
18Le rôle des chroniques cinématographiques dans l’œuvre de Prévost se lit aussi sur le plan littéraire. Il s’y habitue à traiter des sujets les plus divers, à assouplir son écriture, à varier les tons13. La pratique, récurrente chez Prévost, de donner des articles sur des sujets semblables à plusieurs revues, est sans doute explicable par la nécessité pressante de gagner sa vie. Mais il s’agit aussi de tester concurremment plusieurs points de vue sur divers publics, parfois similaires et parfois identiques, mais pas nécessairement, et, quand ils le seraient, dans des dispositions de lecture légèrement différentes. Le journalisme et la critique, outre une manne, furent une discipline – Catherine Helbert l’a parfaitement montré pour Marianne – dont il donna une idée dans Traité du débutant en 1929 : « On envie l’assouplissement, la variété que donnaient à Goethe ses entretiens sur mille sujets avec Eckermann et bien d’autres. Mais un pauvre journaliste qui se croit écrasé, vidé par sa tâche, y trouverait bien, s’il le voulait, justement le même genre d’exercice et de difficulté que donnent les conversations fortes ». Si il n’en est pas encore à cette période des années 30, où le journalisme et la chronique contribuent à un « renouveau de la forme romanesque », son article consacré à Jules Romains, « conteur populaire » à propos de la réédition de Sur les Quais de la Villette (sous le titre Le Vin blanc), porte en lui les prémices d’une réflexion sur le roman populaire qui aboutira aux Frères Bouquinquant, en 1930, lequel fut initialement un scénario destiné au cinéma14. Ici point déjà l’injonction centrale dans son œuvre ultérieure de romancier, comme Romains, normalien, « évadé » comme lui, « à étudier et à décrire des hommes authentiques », avec un vocabulaire et un style vraiment populaires, qui ne soient ni d’après « l’imprimé », ni citation d’argot « qui s’use vite et ne paraît pittoresque qu’un moment ».
Persistance de l’esprit des chroniques de Prévost
19L’idée de confier, dans Les Nouvelles littéraires, les chroniques cinématographiques à des écrivains journalistes,rôle que joua si bien Jean Prévost, trouvera de belles illustrations après le départ de ce dernier.
20Son successeur, Alexandre Arnoux, est lui aussi un écrivain, dont la manière, en outre, est assez proche de la sienne, quoique moins véhémente. Ce ton, ainsi que la conception de la littérature, désormais plus fraternelle que dédaigneuse à l’égard du cinéma que Prévost imposa, on en trouve aussi l’influence chez des lecteurs de l’hebdomadaire. Notre vision, aveuglée par des destins si dissemblables, le plus apparemment éloignés, répugne à reconnaître en eux l’existence de traits et goûts communs aux membres d’une même génération, comme devait le concéder Aragon dans son Projet d’histoire littéraire15.
21Ainsi la ferveur suscitée par la lecture des Nouvelles littéraires et la conception du cinéma chez Prévost sont perceptibles dans Notre avant-guerre (1941) de Robert Brasillach. La parution de l’hebdomadaire est, en 1927, le moment le plus attendu dans la semaine dans la khâgne de Louis-Le-Grand. « À sa suite, raconte Brasillach, nous nous embarquions, vers les querelles du temps, et vers des lectures diverses16 ». Il faut voir en lui, sans aucun doute, un des épigones de Prévost, même s’il ne se priva pas de le malmener dans les colonnes de L’Action française, à l’âge, il est vrai impétueux, où Prévost, quelques années auparavant, n’hésitait pas à parler, sinon à écrire de même17. On trouve salué dans l’Histoire du cinéma qu’il donna avec Maurice Bardèche, moins de dix ans plus tard, « l’excellent combat qu’ont mené aux Nouvelles littéraires d’abord Canudo, puis Jean Prévost, puis Alexandre Arnoux » : c’est « grâce à eux », entre autres, ainsi qu’à Léon Moussinac (Le Crapouillot, L’Humanité, Europe), Jean Fayard (Candide), Pierre Bost (Les Annales) ou François Vinneuil (L’Action française) « que le cinéma commercial a pu être condamné, au moins dans l’esprit de quelques-uns, et condamnée en même temps l’impudence des notes “critiques de cinéma” qui ne sont que des textes de publicité affermés purement et simplement pour des sommes considérables dans la plupart des journaux18. » Ce rôle croissant des chroniques cinématographiques, essaimant alors non seulement dans des revues spécialisées mais aussi dans des quotidiens, hebdomadaires ou mensuels plus généralistes et dotés de prestige culturel, sera en effet essentiel dans l’émergence d’une véritable critique cinématographique en France19.
22Cette introduction de Maurice Bardèche à l’édition posthume des œuvres de Brasillach donne un tableau en creux de l’attitude de Prévost, dans une époque où « le film était la grande affaire […], où l’on était assez passionné pour ne pas se soucier de paraître sérieux et où l’on pratiquait le seul conformisme qui ne soit pas une duperie : la liberté de chacun pour soi ». Avec le bain de curiosité et de nouveauté qu’elles offraient, Les Nouvelles littéraires, écrites ou lues, ont ainsi uni des hommes de formation proche, à la carrière journalistique et critique tout aussi fulgurantes, et jamais comparés. Culturellement du moins, on croit entendre parler de Prévost en lisant ce plaidoyer pro domo :
Si l’on n’est pas toujours d’accord avec ses auteurs [de l’Histoire du cinéma], on ne peut qu’être séduit par leur enthousiasme et leur allégresse. Ils aiment à aimer et ne s’attardent pas à blâmer ce qu’ils ne goûtent point. On ne trouve chez eux aucune de ces oppositions formelles, aucun de ces ostracismes puérils qu’impose l’engagement dans une chapelle ou un parti. En outre, comme ils savent ce qu’ils veulent dire, ils écrivent limpidement et ne recourent pas à l’obscurité afin de paraître profonds. Ces normaliens n’ont cure d’étaler leur savoir et la politique n’égare pas leur jugement. Ce qu’ils désapprouvent, c’est le film bourgeois, l’héritage d’un théâtre révolu et d’une littérature importune, tout ce qui menace de gangrener un art qui n’a que faire du passé. […] Si ces historiens avaient pris une devise, c’eût été : poésie d’abord.20
23Cette manière-là, cultivée, liant littérature et cinéma dans une démarche curieuse et enthousiaste, est l’expression de l’esprit des Nouvelles littéraires.