Claudel, Les Nouvelles littéraires et Maurice Martin du Gard
1On connaît la relation parfois tumultueuse de Paul Claudel à La Nouvelle Revue Française et à ses directeurs, Jacques Rivière et Jean Paulhan en particulier. Par ailleurs, la récente édition de la correspondance entre Paul Claudel et Maurice Noël, par Michel Lioure1, a mis en évidence l’importance des liens que Claudel a développés avec Le Figaro et Le Figaro littéraire où, à partir du milieu des années 30, il a publié un grand nombre d’articles. Mais les rapports de Claudel avec les autres revues et journaux, en particulier dans l’entre-deux-guerres, sont beaucoup moins connus. Or, à cette époque, contrairement à l’image d’un poète ambassadeur loin de la France et de ses préoccupations qu’on a souvent colportée, Claudel est bien présent dans le champ littéraire français. Si son théâtre est peu joué, son œuvre, depuis les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, est connue et reconnue, et l’hostilité qu’elle suscite, de l’Action française au surréalisme, conforte simultanément son importance. On parle régulièrement de Claudel, en particulier à l’occasion de la publication de ses œuvres nouvelles, et, réciproquement, il intervient dans les revues où il publie la plupart de ses drames et de ses poèmes, ainsi qu’un large éventail de textes en prose.
2Cette étude voudrait montrer les liens qui se sont établis entre Claudel, Les Nouvelles littéraires et son fondateur et directeur pendant plus de dix ans : Maurice Martin du Gard. D’abord centré sur les rapports de Claudel aux Nouvelles littéraires de 1922 à 1934, puis sur la relation plus étroite qui s’est construite entre Claudel, Maurice Martin du Gard et Les Nouvelles littéraires entre 1935 et 1936 ; cet article s’intéressera ensuite à l’ouvrage laissé par Maurice Martin du Gard, Les Mémorables, et à la vision qu’il dessine de Claudel. On tentera in fine de s’interroger alors sur l’idée de littérature proposée, à travers ce cas particulier, par Claudel, par Les Nouvelles littéraires et par son directeur le plus marquant.
Claudel et Les Nouvelles littéraires de 1922 à 1934
3L’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires est fondé en octobre 1922 alors que Claudel est ambassadeur de France au Japon. L’événement n’avait donc pas de raison précise pour l’atteindre et se constitue totalement à l’écart de lui qui est principalement à l’époque un auteur de La NRF. Néanmoins, il paraît indéniable que Claudel a été rapidement un lecteur des Nouvelles littéraires.
4Dans Les Mémorables, à l’occasion de sa première rencontre avec Claudel en avril 1925, Maurice Martin du Gard rapporte que Claudel « ne lisait plus que la Bible, Le Temps, le Times, les Nouvelles Littéraires et quelques publications commerciales et financières. » Dix ans plus tard, le 23 février 1935, il présente Claudel attrapant son train pour se rendre à Bruxelles, Les Nouvelles littéraires sous le bras2. Maurice Martin du Gard n’oublie pas, rétrospectivement, de faire la promotion de sa revue. Mais ce témoignage partisan semble refléter la réalité, l’hebdomadaire ayant de quoi séduire Claudel : contrairement à des journaux comme L’Action française soumis à un engagement politique précis – malgré les quelques largesses d’esprit dont savait occasionnellement faire preuve Léon Daudet – ou à des revues inféodées à un courant esthétique précis comme La Révolution surréaliste, voire à un état d’esprit comme La NRF, Les Nouvelles Littéraires se voulaient indépendantes, et même si certaines plumes avaient tout pour déplaire à Claudel – comme Paul Léautaud, collaborateur intermittent –, le large éventail des contributeurs maintenait un esprit d’ouverture. Le format même de la revue, emprunté au journal quotidien, faisait de la littérature, mais aussi de la science, un objet d’étude et de vulgarisation, ce qui devait séduire le diplomate engagé dans son époque ; Les Nouvelles littéraires constituaient sans aucun doute pour lui une précieuse source d’information sur la vie intellectuelle française et parisienne dont son activité professionnelle le tenait fréquemment éloigné.
5Néanmoins, la présentation matérielle des Nouvelles littéraires était peu faite pour attirer sa collaboration. Certes, l’hebdomadaire publiait des poèmes, les « bonnes pages » d’ouvrages récents ou des nouvelles sans parler, naturellement, de textes critiques. Mais il n’accueillait qu’exceptionnellement du théâtre et le format réservé aux poèmes appelait plutôt les formes classiques et brèves que les larges versets claudéliens ou les toutes petites formes expérimentées au Japon. Les articles en prose trop longs n’avaient pas non plus leur place. On comprend que Claudel reste généralement fidèle à La NRF, dans laquelle, jusqu’à 1939, il publie aussi bien des extraits de son œuvre poétique, dramatique et exégétique que des articles critiques, malgré des crises récurrentes qui l’amènent à collaborer, assez régulièrement, à d’autres revues, en particulier La Revue de Paris dans laquelle il publie des textes critiques importants – « Le Drame et la musique » (1930), « Richard Wagner, Rêverie d’un poète français » (1934), « Introduction à la peinture hollandaise » (1935).
6Claudel n’ignore pas pour autant l’hebdomadaire. Jusqu’à 1935, il y publie quelques poèmes3. Les textes en prose sont un peu plus nombreux : textes de réflexion poétique et artistique comme la « Lettre à l’abbé Bremond sur l’inspiration poétique », publiée le 16 juillet 1927, qui signale l’intervention tardive de Claudel dans le vaste débat suscité par les ouvrages Poésie pure (1925) et Prière et poésie (1927), débat largement orchestré par Les Nouvelles littéraires. Claudel utilise les Nouvelles pour polémiquer avec Paul Souday, le critique du Temps, en y publiant des lettres ouvertes : « La nécessité dans le vers français » (19/1/29)4, suivie de « Lettre à propos de Paul Souday5 » (19/2/29) ; on peut ajouter, dans le même esprit « Sur la grammaire » (3/5/30). Mentionnons également l’article « Nô », publié le 24 septembre 1927 et le texte « Nijinsky » paru en première page le 26 mai 1934 – pourtant déjà édité dans le volume Positions et Propositions – à l’occasion de la parution du même texte en préface au Nijinsky de Romola Nijinsky chez Denoël. À cela s’ajoute des textes liés aux fonctions de représentations du poète ambassadeur comme « Remerciements à l’Espagne6 », publié le 25 juillet 1925 suite à un séjour d’une semaine en Espagne, ou le « Premier discours aux hommes de lettres belges », publié sous le titre « Diplomatie et poésie » le 15 juillet 1933, alors que Claudel est ambassadeur à Bruxelles. On relève encore deux textes à la lisière du poème en prose : « La Pérégrination nocturne », publiée le 10 septembre 1932, et « La Salle d’attente », publiée le 4 février 1933. Claudel a donc sa place dans une publication caractérisée par son éclectisme, mais elle est occasionnelle.
7Parallèlement, il allait de soi que ce journal littéraire ne pouvait ignorer une des figures marquantes des lettres qui, depuis la veille de la Première Guerre mondiale, se constituait une audience bien plus large qu’elle ne l’était dans les premières années du siècle. Il semble que Les Nouvelles littéraires étaient bien disposées à l’égard de Claudel7. En voici quelques exemples : le 14 avril 1923, elles publient en première page un extrait des mémoires de Francis Jammes, « Ma première rencontre avec Paul Claudel », qui sera suivi, quinze jours plus tard, d’une mise au point d’André Gide, « Claudel, Jammes et André Gide »8. Surtout, Les Nouvelles littéraires ont l’occasion de montrer tout l’intérêt qu’elles portent à l’ambassadeur alors en poste à Tokyo à l’occasion du tremblement de terre qui frappe la ville le 1er septembre 1923. Le numéro du samedi 3 septembre – il sortait en fait dès le vendredi –, ignorait encore l’événement. Mais dans la semaine qui suit, devant les incertitudes pesant sur la vie du poète – certains annoncent sa disparition9 –, on pense à un numéro d’hommage. Maurice Martin du Gard raconte, dans Les Mémorables, que Montherlant, croyant Claudel mort, avait déjà envoyé son article se terminant par la phrase : « Claudel arrive au centre du monde, il est là chez lui10. » Le numéro du 8 septembre 1923 annonce prudemment l’événement pour la semaine suivante. Il présente en première page, au centre, un large article, orné d’une photographie de Claudel en costume d’ambassadeur, intitulé : « Les Nouvelles Littéraires organisent un gala au profit des artistes japonais et en l’honneur de Paul Claudel », avant de préciser « Notre prochain numéro apportera au poète de Connaissance de l’Est l’hommage de nos collaborateurs ». Il est question d’organiser « une représentation de gala qui permettra au public de saluer l’un de nos plus grands poètes et de collaborer à une œuvre de charité internationale. » Lugné-Poe, qui signe la lettre ouverte qui suit, est à l’origine du projet : « L’effroyable catastrophe d’hier entraîne le monde artistique et littéraire à regarder vers Paul Claudel dont le génie, s’il est encore hermétique à certains, est cependant reconnu aujourd’hui par l’ensemble des pays étrangers. » Mais le numéro suivant, du 15 septembre, précise, dans une notule de la première page intitulée « Hommage à Paul Claudel » : « Nous avons décidé de faire coïncider le numéro qui apportera à Paul Claudel l’hommage de nos collaborateurs avec le Gala que les Nouvelles littéraires organisent, et qui sera donné en octobre, au profit des artistes japonais dans un grand Théâtre de Paris ». Finalement, ce projet de gala n’aboutit pas : Maurice Martin du Gard s’en est expliqué dans Les Mémorables : pour le gala, il voulait un spectacle inédit en France, qui venait d’être créé en mars 1923 au Théâtre impérial de Tokyo, en japonais et avec une musique japonaise : La Femme et son ombre, ce à quoi Claudel a répondu : « Impossible, pas d’acteur européen pour les rôles japonais. Et puis il y faudrait de la musique et la musique n’est pas écrite11. » Seule la publication, dans ce même numéro du 15 septembre, du poème « Verlaine » – déjà publié dans Le Mercure de France en 1919 sous le titre « Le faible Verlaine », puis dans une plaquette éditée par la NRF en 1922, avant d’être repris dans le recueil Feuilles de saints en 1925 – laissait une trace de l’hommage projeté, avec un encart publicitaire généreux offert à la NRF pour indiquer les nombreux ouvrages de Claudel paru chez elle.
8Par la suite, parmi les articles les plus saillants consacrés à Claudel, il faut mentionner les deux très beaux entretiens réalisés par Frédéric Lefèvre dans sa rubrique « Une heure avec… » : celui publié le 18 avril 1925, alors que Claudel, ambassadeur au Japon, passe pratiquement l’année complète en France, et celui du 7 mai 1927, alors que Claudel vient de prendre ses fonctions d’ambassadeur aux États-Unis. Un an plus tard, le 4 août 1928, Nino Frank publie une interview sur le séjour aux États-Unis. D’autres courtes interviews anonymes suivront : le 7 juin 1930 pour les « Déclarations sur la représentation de Christophe Colomb à Berlin et sur le séjour aux États-Unis », déjà publiées, le 1er juin, dans Le Cri de Paris12, et les « Déclarations sur les problèmes internationaux13 », publiée le 4 octobre 1930. Dans le domaine critique, il faut mentionner l’article de Jean Cassou à l’occasion de la publication du Soulier de satin en édition courante en deux volumes, le 22 février 1930. L’article, orné d’une photo de Claudel, se montre très louangeur. Cassou a de belles formules pour saisir la substance poétique du drame, comme dans ce paragraphe :
Aussi bien les plus belles pages du Soulier de satin ne sont-elles point tant les pages de prêche et de théologie que les pages d’amour terrestre et charnel. Là, le lyrisme claudélien se gonfle d’une véhémence terrible et foudroyante et dénonce on ne sait quelle énorme gloutonnerie de l’âme. Claudel pourrait être considérée en quelque sorte comme le Rabelais de la vie spirituelle. Le sentiment qui, au plus haut point, exalte ses personnages, c’est le désir, une frénétique avidité d’embrasser tout ce qui est désirable, et de l’embrasser par les sens autant que par le cœur et l’imagination. De là qu’il lui faut promener ses bonshommes à travers tous les points du globe et à travers toutes les savoureuses métaphores que suggèrent ces diverses contrées. Et qu’ils ne peuvent évoquer un objet sans le faire précéder d’un solide adjectif démonstratif et sans le faire suivre de périphrases délectables qui en soulignent la substance et la configuration. Tout est ainsi chargé, juteux et dense, et pareil, encore un coup, à une architecture de Churriguera ou de Dienzenhofer14.
9Cassou peine en revanche à reconnaître l’originalité de la conception scénique du Soulier, se contentant de souligner « le désordre le plus complet » du spectacle : « Il affirme ce désordre, il exige que tout, dans la présentation de l’action et de ses décors, apparaisse fait à la diable et surgi n’importe comment. Pourquoi pas ? » Néanmoins, il se garde de tomber dans le cliché d’une écriture plus poétique que dramatique et précise que « nul autant que [Claudel] ne connaît les forces de l’art dramatique, le poids d’une réplique bien assenée, l’effet des silences, et surtout la valeur des mots et l’inépuisable richesse de la langue française. » Le théâtre est vu essentiellement comme un art des mots, moins comme un art de la représentation ce qui constitue pourtant un des aspects les plus originaux du Soulier.
10Un second article, dû à René Lalou, paraît sur Le Soulier, cette fois en première page, orné d’une photo, le 31 mai 1930. Alors que Christophe Colomb vient d’être créé à Berlin avec « plusieurs millions dépensés » pour les représentations, le critique s’insurge contre la frilosité des scènes françaises et en vient à souhaiter, devant ce « contraste accablant », une création scénique du Soulier.
11Même si les représentations de drames claudéliens au théâtre sont assez rares en cette période, on relève l’article très louangeur de Maurice Martin du Gard, chroniqueur dramatique alors régulier des Nouvelles littéraires – et qui le restera après avoir été écarté de la direction en 1936 – à l’occasion des représentations de L’Otage à la Comédie-Française en novembre 1934. Il salue cette « entrée de l’Otage à la Comédie [qui] relève certainement la maison pour la postérité » et, dès l’introduction de son article, il se risque à prophétiser : « Aujourd’hui la Comédie, demain, l’Académie, il était temps. Il était temps pour elles15. »
La non-élection de Claudel à l’Académie et ses conséquences (1935-1936)
12Cette question de l’élection de Claudel à l’Académie va modifier le rapport de Claudel aux Nouvelles littéraires en général et à Maurice Martin du Gard en particulier. Si l’on fait confiance aux Mémorables, un projet d’élection de Claudel à l’Académie aurait déjà pris forme en décembre 1926 :
L’abbé Bremond s’est mis en tête d’avoir Claudel à l’académie car il s’y trouve un peu seul. C’est le moment, me dit-il, Claudel vient d’être nommé ambassadeur aux États-Unis ; l’Officiel fera passer ce que sa poésie a d’impossible pour la Coupole. Il faudrait avoir l’avis de Philippe Berthelot. Allez-y donc16.
13Si, selon Maurice Martin du Gard, Berthelot soutenait le projet, c’est Claudel qui l’aurait fait échouer en télégraphiant à Berthelot : « Remerciez vivement l’abbé Brémond, mais je me sens incapable de faire l’éloge de Richepin17 ». Jean Richepin18 aurait été le prédécesseur de Claudel, dont, on le sait, il est de tradition de faire l’éloge dans son discours de réception. Ce projet, vite enterré, de candidature, n’était pas le premier : dès 1921, on l’avait encouragé à postuler au fauteuil de Jean Aicard, et il avait même commencé « quelques visites vagues pour l’Académie », selon les termes de son Journal19. En 1925, Claudel a été à nouveau encouragé par François Curel à se présenter, et y a renoncé par crainte de l’opposition de René Doumic, secrétaire perpétuel de l’Académie et directeur influent de La Revue des Deux Mondes20. En 1934, les choses se présentent autrement : si Claudel, qui sait que sa carrière d’ambassadeur touche à son terme, hésite à se lancer dans l’aventure, il a, à l’Académie, quelques soutiens indéfectibles, parmi lesquels François Mauriac qui le guide, le conseille et le pousse. Mais la maladresse de Claudel dans ses visites, l’opposition que rencontraient toujours son œuvre et sa personne, et le contexte politique auront raison de son élection : le 28 mars, au terme d’une journée marquée par trois élections successives, c’est Claude Farrère, élu en même temps que Jacques Bainville et André Bellessort, qui l’emporte sur Claudel ; le camp de l’Action française triomphe et s’apprête à accueillir bientôt Charles Maurras dans ses murs. Le 14 février, ce dernier s’en était d’ailleurs pris à Claudel avec une aigreur et une violence jamais atteintes21.
14Cet échec de la candidature de Claudel, paradoxalement, va largement contribuer à élargir la connaissance et l’audience du poète, d’abord par les nombreuses protestations qu’il suscite ; « votre échec a été vraiment triomphal », pourra ainsi lui écrire Mauriac22. Parmi les textes de protestation, il faut mentionner celui qui a paru dès le 30 mars dans Les Nouvelles littéraires, publié le même jour que celui de Maurice Noël dans Le Figaro littéraire, sous le titre « Les élections de la Mi-carême », et le lendemain de celui de Georges Bidault, dans L’Aube, « Trois élections, une honte ». L’entrée en matière de l’article de Maurice Martin du Gard, « L’Académie contre Claudel », est efficace :
L’Académie avait une belle occasion de montrer en quelle estime elle tenait le plus grand poëte dramatique d’aujourd’hui. Elle ne l’a pas manquée. M. Paul Claudel n’est pas élu. Tant pis pour elle. Il lui eût apporté l’éclat d’une œuvre considérable qui n’a contre elle que le génie.
15Sa conclusion se fait plus ironique : « L’Académie en refusant Paul Claudel, notre Dante, créateur au siècle des mimes, a gravement alourdi son bagage d’erreurs et d’injustices. On parle beaucoup de propagande française. Elle s’entend à la faire, comme vous voyez. » L’expression « notre Dante »23, le terme de « génie » répété dans l’article, pourrait faire croire à un simple panégyrique. Dans L’Action française du 3 avril, Léon Daudet ironise : « Martin du Gard, dans l’égarement de sa douleur et de son horreur, est allé jusqu’à comparer Claudel à Dante ! Pourquoi pas à Homère et à Eschyle24 ? ». En réalité, l’article est plus subtil que ne le laisse entendre à dessein Léon Daudet. Pour expliquer l’échec, Maurice Martin du Gard souligne que son œuvre « peut dérouter », moins par ses obscurités qui passeront, que « par le mépris de ce que Sainte-Beuve appelait la convenance heureuse et l’harmonie ménagée ; de plus « la personne de l’auteur [n’est], à première vue pas plus facile [que son œuvre] ». Il développe un beau portrait physique et moral de Claudel, sans complaisance :
M. Paul Claudel, puissant et lourd sur ses jambes, installé dans une sorte de supériorité rurale, trapue, gloutonne, ironique ou hargneuse, qui s’y endort, sourd à volonté aux futilités et nécessités mondaines, la main agrippée à l’accoudoir du fauteuil avec l’instinct de la possession, et qui se réveille avec la même brutalité pour se colleter une fois de plus avec quelque chose et pour émettre des ondes. C’est qu’il vit, qu’il est avide, contracté, qu’il lui est impossible de s’en cacher, de ne pas dire ce qu’il pense, de ne pas écrire comme il marche et comme il parle, entre ses lèvres pesantes et mécaniques, d’une voix où il y a de la Champagne et de l’Ardenne. Rien ne saurait l’empêcher de brasser constamment en lui la matière et le ciel, ni d’être joyeux comme un enfant, l’œil châtain alors si clair sous le gros sourcil, plus farceur et plus clown qu’eux tous, mais aussi plus sérieux que tous les papes qui sont rois de ses tragédies. Il est de l’Est et jamais personne ne lui en a fait accroire, que Dieu.
16L’essentiel du texte consiste en une présentation biographique de Claudel, mettant surtout en valeur le début de sa vie et, plus particulièrement, sa conversion. Elle souligne les auteurs qui l’ont influencé – Pascal, Bossuet, Aristote, saint Thomas, Dante, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud – et donne une idée assez juste de sa poétique :
Dieu lui fut sa matière et sa nécessité. C’est pour les lui offrir qu’il recréait les objets et les êtres. Ne méritant son nom d’homme que parce qu’il donne par sa main une image de la totalité du monde, entrecroisant tous les thèmes comme les fils de notre destinée, docile aux réalités terrestres, les plus dégradées même, que son art accueille, absorbe et transfigure.
17L’œuvre en elle-même est très succinctement évoquée : Tête d’Or, à propos duquel il a cette belle formule : drame « dont il a donné une seconde version mais qu’il a peut-être refait toute sa vie », à côté de Partage de midi, « un sommet du drame français », Le Père humilié et L’Annonce faite à Marie qui sont simplement mentionnés, ainsi que sa traduction d’Agamemnon. Pour la poésie, il évoque simplement « [l]es deux admirables poëmes qu’il a écrits » sur Verlaine, lus à l’occasion de la conférence donnée en mars à Paris et à Lyon25. Claudel a aussitôt écrit à Maurice Martin du Gard un brève lettre dont voici le début, avec une belle formule ironiquement assassine : « Mon cher ami, / Merci de votre article et de votre indignation généreuse. Personnellement, je trouve que l’Académie a bien voté et qu’elle a en Claudel Farrère un candidat à son niveau26. » Et d’annoncer qu’il ne sera plus jamais candidat. Dans le numéro du 6 avril, deux articles enfonçaient le clou : Boisrobert, dans sa « Chronique des cinq Académies », commençait ironiquement : « L’Académie française, au cours de sa dernière séance, ayant employé toute son activité à évincer un poëte de génie, fatiguée de cet effort, a laissé là ses travaux en cours et s’est renvoyée à huitaine. » Parallèlement, dans les brèves de « Paris et ailleurs », on trouvait encore différents échos de l’élection, dont ces paroles de Claudel : « Je n’aurais jamais cru […] qu’un échec pût comporter tant de félicitations ! »27
18Dans ce contexte, l’idée est vraisemblablement venue à Maurice Martin du Gard de faire appel plus régulièrement à la collaboration de Paul Claudel aux Nouvelles littéraires. Un ensemble de dix lettres inédites de Claudel à Martin du Gard, du 27 mars 1935 au 28 mai 1936, dont une copie est parvenue à Mme Nantet-Claudel qui l’a transmise au Centre Jacques-Petit, le confirme. Celles-ci accompagnent généralement l’envoi d’articles. Ainsi, la lettre du 27 mars, écrite de Bruxelles : « Mon cher Martin du Gard / Ci-joint la contribution que vous m’avez demandé. Prière instante de n’y faire aucune coupure ! / De tout cœur/ P. Claudel ». Il s’agit de l’article « Magie du verre », article publié le 6 avril en première page et illustré d’une photographie28. Les deux hommes se rencontrent à plusieurs reprises en cette période, selon Les Mémorables : le 23 février 1935, ils font ensemble le trajet en train de Paris à Bruxelles29 ; en mai, Maurice Martin du Gard rend visite à Claudel préparant son déménagement de Bruxelles et assiste à son discours sur Victor Hugo prononcé à Bruxelles le 24 mai. Cela explique la lettre suivante de Claudel, du 27 mai, toujours écrite de Bruxelles : « Mon cher Martin du Gard / Je vous envoie sous ce pli le texte de mon discours sur Victor Hugo que vous m’avez demandé. Puis-je compter sur votre promesse absolue de le publier sans coupures ? / De tout cœur / P. Claudel. » Il paraît le 8 juin 193530. Le 20 juillet 1935, sous le titre « Berlioz et le Dauphiné », Les Nouvelles littéraires publient un extrait d’une conférence prononcée le 11 juillet, à Brangues, lors d’un banquet de la Société des Écrivains dauphinois31. Le 21 septembre, Claudel répond, très brièvement, à une enquête sur les lectures d’enfant32, et le 11 janvier 1936, avec « L’esprit européen »33, il répond à une nouvelle enquête dont Les Nouvelles littéraires sont friandes.
19C’est à ce moment qu’a pris corps chez Maurice Martin du Gard le projet de demander à l’ambassadeur retraité, libéré de son devoir de réserve, des souvenirs diplomatiques qui seraient très régulièrement publiés dans Les Nouvelles littéraires ; il deviendrait ainsi un véritable collaborateur, rémunéré pour ses articles. Sa lettre du 30 janvier 1936 précise : « Comme vous me l’avez demandé, je vous envoie une première tranche de mes souvenirs diplomatiques. J’espère qu’on n’y fera pas de coupures. » La formule finale, « Avec mes meilleures amitiés », montre une plus grande proximité et intimité. Le 8 février, « encouragé » par la publication du premier article, Claudel envoie le second et annonce : « Suivront un troisième, sans doute consacré à Briand, et peut-être un quatrième ». Il conclut sa lettre par la formule « Amicalement ». Le 1er mars, il envoie le troisième ; le 13 avril, il signale, de façon complémentaire, l’envoi de l’article « Au confluent de la musique » qui paraîtra le 25 avril et demande, le 8 mai, à être également payé pour cet article qui recycle une présentation de concert rédigée lors de son ambassade à Bruxelles34. Sept articles vont ainsi paraître, en première page des Nouvelles sous la rubrique « Souvenirs diplomatiques » :
- « 1. L’année 1912 » (8/2/36)
- « 2. Le téléphone » (22/2/36)
- « 3. Briand » (7/3/36)
- « 4. Choses de Chine (28/3/36)
- « 5. Le chat noir et la douzaine du boulanger » (11/4/36)
- « 6. L’Affût du lutteur » (9/5/36)
- « 7. Édouard Herriot » (23/5/36) »35
20La parution de ces articles à dimension politique, ne va tarder à poser problème. Sans doute s’est-il révélé gênant, dans un journal aussi éclectique et politiquement peu engagé que Les Nouvelles littéraires, d’aborder précisément des questions encore d’actualité, d’autant que l’époque, on le sait, est marquée par la crispation des débats, avec la montée des problèmes économiques et des tensions diplomatiques. À cela s’ajoutait vraisemblablement un problème interne aux Nouvelles littéraires mettant en cause Maurice Martin du Gard, considéré comme « de gauche » et comme proche du Front Populaire qui remporte les élections de mai : il sera question que Blum le nomme administrateur de la Comédie-Française. C’est le prétexte qui sera employé par André Gillon, propriétaire de Larousse, pour lui retirer la direction des Nouvelles littéraires. Le 26 septembre, le n° 728 des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques ne comportent plus le nom de Maurice Martin du Gard comme directeur.
21On comprend ainsi qu’il était par exemple délicat de proposer, en mai 1936, un portrait louangeur d’Édouard Herriot, même si ce dernier se positionnait volontairement en marge du Front populaire. Claudel évoquait l’attitude courageuse d’Herriot, en décembre 1932, qui avait dû quitter la présidence du conseil sur la question de la dette française à l’égard des États-Unis. L’essentiel du travail de Claudel comme ambassadeur aux États-Unis avait consisté à trouver – vainement – une solution à ce problème : la France avait contracté une dette importante à l’égard des États-Unis lors de la Première Guerre mondiale et au moment de la reconstruction ; elle souhaitait que le remboursement de cette dette soit directement lié à la question du paiement des réparations demandées aux Allemands, ce que les États-Unis n’étaient pas prêts à accepter. Cela aboutit, en décembre 1932, à la décision par la Chambre de ne pas honorer cette dette. Or, dans son portrait d’Herriot, Claudel prenait on ne peut plus clairement parti :
L’attitude de Herriot dans la question des dettes américaines, le courage avec lequel il tint tête à la Chambre, au cours d’une nuit mémorable, non seulement à ses adversaires et à son propre parti mais, on peut le dire, à la quasi-unanimité de l’opinion française, est à mon avis un des chapitres de son histoire qui lui font le plus d’honneur. Cet homme qu’on dépeint comme un démagogue, comme un personnage incertain et versatile, n’hésite pas à sacrifier son poste de commandement, son avenir, sa carrière politique tout entière, par loyauté au vieil idéal de l’honnêteté ménagère et française, à nos traditions d’amitié avec l’Amérique, au sentiment de la force que représente la sympathie, à nous prouvée pendant la guerre avec un désintéressement magnifique de la grande république d’outre-Atlantique. Le déchaînement d’injures, de mensonges et de violences par quoi notre Chambre des Députés signala cette rupture d’un accord librement débattu et consenti, le manque de formes brutal qui accompagna notre refus de payer, est un des plus tristes souvenirs de ma carrière diplomatique. Si à ce moment la France conserva aux États-Unis quelques traces d’une amitié et d’un prestige dont nous aurons peut-être un jour de nouveau à apprécier la valeur, c’est à Édouard Herriot seul que nous le devons. Que ce témoignage lui soit rendu par un homme qui est fier d’avoir combattu à ses côtés !36
22Claudel annonçait, dans la suite de l’article, la communication « de certains documents qui sont en [s]a possession » sur une ultime tentative de négociation entre le président Roosevelt, nouvellement élu, et Édouard Herriot, en avril 1933 : c’était le sujet de son prochain article prévu : « L’Amérique et nous37 ». Il l’envoie le 28 mai à Maurice Martin du Gard : « Ci-joint mon 8° article, très important. / Beaucoup de gens ont entendu parler de mes articles et ne savent pas où ils paraissent. Ne pourriez-vous pas faire autour d’eux un peu de publicité ? » Or, cet article ne paraîtra pas.
23Déjà, à la fin de l’article sur Herriot, un PS avait été ajouté pour prévenir les susceptibilités politiques de certains :
M. Paul Claudel, au cours de ses prochains souvenirs diplomatiques, traitant de son ambassade en Amérique, reviendra sur la question des dettes. Il va de soi que, sur ce problème si controversé, notre collaborateur exprime une opinion qui peut ne pas être celle de tous ses lecteurs. – N.D.L.D.
24Dans « L’Amérique et nous » Claudel dénonçait une nouvelle fois sans ménagement l’attitude de la chambre des députés, à la fois en décembre 1932 et au printemps 1933 : elle n’avait même pas pris le soin d’examiner le nouveau plan proposé par Roosevelt et Herriot. Claudel expliquait ainsi le ressentiment profond de la population des États Unis contre la France se traduisant – déjà – par un boycott des produits français, et enfermant les États-Unis dans l’isolationnisme. Claudel en appelait ainsi « à tous les lecteurs de bonne foi38 » pour leur faire avouer, avec le recul, l’erreur de l’attitude française.
25Il existe deux documents précis sur la rupture de cette collaboration : d’abord la seule lettre conservée dans les Archives Paul Claudel, de Claudel à Martin du Gard, en réponse à un courrier perdu de ce dernier qui faisait manifestement comprendre l’impossibilité de la publication de « L’Amérique et nous ». Signe de son importance, cette lettre apparaît à la fois sous la forme d’un brouillon, d’une copie manuscrite et d’une dactylographie. Datée du 26 juin, elle explique la fin de la collaboration régulière de Claudel aux Nouvelles littéraires :
Mon cher Martin du Gard
J’ai enfin obtenu de vous la réponse que je sollicitais depuis plusieurs semaines et qu’il vous aurait été facile de me donner tout de suite. L’article sur « l’Amérique et nous » que je vous ai envoyé a suscité vos « hésitations ». Vous me dites qu’il a un caractère politique étranger à la ligne des Nouvelles littéraires et que de plus sa publication pourrait avoir pratiquement des inconvénients.
En ce qui concerne le premier point il me semble que le P.S. que vous avez ajouté à mon article sur Herriot suffisait à souligner un fait par lui-même évident, qui est la liberté d’expression que tout journal littéraire doit tenir à honneur de laisser à ses collaborateurs. D’autre part littéraire signifie humain : et rien d’humain ne peut rester étranger à un amateur de lettres, c’est-à-dire de faits et de sentiments promus par l’expression à une portée générale. Vous m’avez demandé des Souvenirs diplomatiques. Vous devez donc admettre que pour une fois je m’occupe directement de diplomatie et de l’événement qui a formé le trait le plus marquant de ma mission de six ans aux États-Unis.
Vous craignez de plus que mon article n’ait des inconvénients pratiques. Laissez moi [sic] vous dire que sur ce point je suis aussi bon juge que quiconque et que je sais ce que je fais. L’article a été lu et approuvé. Bien loin d’avoir des inconvénients dans les circonstances actuelles il est demandé et désiré. Et c’est cette raison, beaucoup plus encore qu’une question de dignité littéraire qui me fait insister pour la publication dans votre prochain numéro.
J’espère que ces arguments vous permettront de triompher d’une opposition qui j’en suis sûr, ne vient pas de vous mais vous est imposée d’ailleurs.
S’il en était autrement, je considérerais qu’il s’agit d’une véritable rupture de contrat absolument injustifiée et je porterais ailleurs ma collaboration et la suite de mes Souvenirs diplomatiques. Ce ne sont pas les propositions qui me manquent.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments les plus amicalement dévoués.
Paul Claudel39
26C’est à cette lettre que répond Maurice Martin du Gard le 30 juin :
Monsieur l’ambassadeur
Je suis confus de vous avoir fait attendre notre réponse. Vous aviez fort bien compris nos hésitations et quelles ne m’étaient pas entièrement personnelles. Je vous admire et vous aime trop pour ne pas vous dire – tout à fait confidentiellement, ce qui s’est passé avec cet article sur l’Amérique et les dettes. Ne voyez aucune influence politique : M. Daladier40 n’y est pour rien ; c’est bien plus simple et d’ailleurs aussi désagréable, et pour moi bien plus encore.
Le premier article où vous touchiez à la question des dettes avait soulevé tant de protestations et valu à la librairie Larousse de telles lettres que son directeur, M. Gillon, m’avait demandé de lui transmettre le second article. Redoutant je ne sais quel nouveau scandale il m’avait imposé son veto… mais je pensais bien, le temps aidant, le faire revenir à une opinion plus saine et plus libérale. Le symbolisme, puis la mort de Gorki41 envahissant les numéros qui allaient suivre, je n’aurais pu vous passer d’ailleurs. Je dois voir M. Gillon vendredi et j’espère bien lui faire comprendre la gêne dans laquelle il me mettait à l’égard d’un collaborateur aussi considérable et autour duquel depuis dix années nous avions ici, parmi nos lecteurs, créé un tel mouvement de sympathie et d’admiration. Et voilà votre billet qui m’arrive, avec une telle brutalité. Je vous assure que je ne mérite pas un tel traitement. Vous ne pouvez savoir combien ces lignes me rendent malheureux et accablent votre admirateur toujours très respectueux et très fervent
Maurice Martin du Gard
27Quoi qu’il ait tenté, Martin du Gard ne put assurer la publication de cet article dans Les Nouvelles littéraires, ce qui confirma la rupture : la suite des souvenirs diplomatiques de Claudel a paru, à partir de juillet 1936, dans le quotidien Paris-soir : le 10 mai 1933, il avait déjà fait paraître dans ce quotidien une interview par Robert Rémy où il était essentiellement question des États-Unis42. L’article « L’Amérique et nous », réintitulé « Les dettes, l’Amérique et nous » y parait le 3 juillet. Une dizaine d’articles suivra. Il semble que Claudel, conscient que l’opposition ne venait pas de Martin du Gard, ne lui en ait pas voulu personnellement. Le 12 octobre, il note dans son Journal avoir reçu sa visite, à Paris43, ce que confirme et précise le récit pittoresque que fait Maurice Martin du Gard dans Les Mémorables (p. 952-955) de Claudel dans son lit, commençant à se remettre de son anémie qui avait fait craindre pour sa vie. Il y fait dire au poète : « J’ai quelques pages à écrire sur mon expérience d’exilé pour terminer mes Souvenirs diplomatiques, que j’avais commencés quand vous dirigiez vos Nouvelles et cet imbécile d’André Gillon m’a contraint de continuer à Paris-Soir. » (p. 953). Après le départ de Maurice Martin du Gard de la direction, la signature de Claudel, sans disparaître, se fera plus rare dans Les Nouvelles littéraires, retrouvant d’une certaine manière, le rythme d’avant 1935. Il y publie de rares textes en prose : ainsi le court texte sur le chef d’orchestre Louis de Vocht, « Un interprète du génie flamand », le 25 septembre 1937, à l’occasion d’un concert de la Cæcilia d’Anvers à Paris. Il y répond à des enquêtes – le 24 juillet 1937 sa réponse à l’enquête des Nouvelles littéraires sur le Discours de la méthode de Descartes44, et le 14 août, celle à l’enquête « Où écrivez-vous ? »45 – ou à des interviews – le 11 décembre 1937, ses « Déclarations à Pierre Lagarde sur la jeunesse de la littérature et sur l’académie46 ». Le 19 février 1938, Les Nouvelles littéraires publient encore une « Interview par Roger Lannes sur le théâtre littéraire… et l’autre47 ». Après-guerre, on relève de même une « Interview par Jeanine Delpech sur son œuvre », le 30 mai 194648 une « Interview sur Partage de midi49 » (23/12/48) et une réponse à une enquête de Claude Cézan : « Que doit être l’opéra de demain ? » (4/1/51)50. Quelques poèmes y paraissent de même : le 7 avril 1938, certains qui formeront les Dodoitzu – « La Barque trouée », « Le Crapaud », « L’Aiguille de pin », « Et d’autre part… », « Le Moulin » – ou Autres poèmes d’après le Chinois – « Parmi les bambous », « Sur la rivière », « La Pleine lune » – le poème « À Louis Gillet » (21 juin 1945), enfin « Saint Michel archange » (14 octobre 1948). À titre de comparaison, si Claudel n’avait publié que 9 articles dans le Figaro de 1914 à 1936, on en compte 28 de 1937 à 1939, et plus de 100 entre 1940 et 1955. On peut donc dire que Claudel a été un véritable collaborateur du Figaro et du Figaro littéraire, ce qui n’est pas le cas pour Les Nouvelles, en dehors du premier semestre de 1936.
Maurice Martin du Gard face à Claudel dans Les Mémorables.
28Ces relations étroites qui se sont temporairement établies entre Claudel et Maurice Martin du Gard, via Les Nouvelles littéraires, invitent à s’interroger sur l’image que le critique a laissé du poète dans ses Mémorables.
29Sous le titre Les Mémorables ont paru trois recueils de souvenirs de Maurice Martin du Gard couvrant la période 1918-1945, les deux premiers en 1957 et 1960. Le troisième ne parut qu’en 1978, huit ans après la mort de son auteur, grâce à Éric Roussel, guidé dans cette tâche par Philippe Martin du Gard, André Bay et André Damien. L’ensemble fut reprit par Gallimard, avec quelques nouveaux chapitres prévus pour un tome IV, en 1999, avec une annotation de Georges Liebert et une préface de François Nourissier. Cet ouvrage offre une mine de renseignement sur la vie littéraire de l’entre-deux guerres. Maurice Martin du Gard n’emploie que rarement la première personne, même si sa position de directeur des Nouvelles littéraires constitue, de manière sous-jacente, son point de vue dominant ; il organise le plus souvent ces mémoires sous la forme de scènes, souvent précisément datées, qui ont pour justification un dîner, une rencontre, une visite, un spectacle, une célébration particulière. Il est ainsi mis en relation avec tel écrivain, plus rarement tel musicien ou artiste, ou tel homme politique célèbre à l’occasion. Il laisse alors le plus souvent la parole à ces personnalités s’exprimant au discours direct. Parallèlement, il apporte un commentaire qui élargit l’horizon et met ces interventions en perspective.
30Le tableau proposé à l’échelle générale de l’ouvrage n’est pas exhaustif : Maurice Martin du Gard assume pleinement la subjectivité de son point de vue. Certaines figures sont très présentes : Barrès est, par exemple, un aîné très souvent convoqué. Drieu la Rochelle est un intime. Mais, au final, il n’est guère d’écrivains célèbres qui n’y trouvent leur place, depuis Proust ou Valéry jusqu’aux écrivains aujourd’hui méconnus – Henri Béraud ou Jean-Jacques Brousson par exemple. Quelques noms, simplement évoqués, restent dans l’ombre, comme Malraux, voire Gide, ainsi que les surréalistes qui revendiquaient haut et fort leur marginalité et qui s’en étaient pris violemment aux Nouvelles littéraires et à son directeur en mai 1926. Si les œuvres peuvent être mentionnées, ce sont avant tout les personnalités qui intéressent Maurice Martin du Gard, et il excelle à détailler les origines, les rapports de famille, les liens sociaux, les habitudes de vie, en croquant superbement ces figures au physique comme au moral. Il se plaît dans ces rapports à la fois mondains et artistiques, sans être dupe des travers de chacun : une distance humoristique et ironique s’installe souvent, mais, au final, c’est la sympathie, mêlée de nostalgie sous-jacente à l’égard d’un milieu qui a disparu au moment de la conception générale de l’ouvrage, qui l’emporte.
31On peut se poser la question de la composition de ces textes : comment, après la Deuxième Guerre mondiale, Maurice Martin du Gard a-t-il pu faire parler certains hommes disparus 20 ans auparavant ? Il a parfois puisé dans ses propres textes antérieurs – ouvrages, comme les Moralités libérales de 1932 qui contenaient déjà différentes études d’écrivains et d’artistes, ou articles parus dans Les Nouvelles littéraires – mais il avait aussi accumulé une documentation personnelle très importante. François Nourissier raconte :
On dit qu’il lui arrivait, aux Nouvelles, de faire attendre un visiteur, occupé qu’il était à coucher sur le papier les propos du visiteur précédent. Cela s’appelle écrire sur ses manchettes. La précision sténographique (ou qui paraît telle) des dialogues, l’impression de vérité que dégagent les mots, les voix – on croit les entendre –, tout cela suppose un travail immédiat, méticuleux, systématique51.
32Cela dit, on peut aussi émettre quelques réserves ponctuelles sur l’exactitude de ces scènes ; on y reviendra à propos de Claudel.
33D’après l’index, après Barrès et Valéry, Claudel est l’auteur le plus souvent mentionné dans l’ouvrage. De fait, Les Mémorables constituent un document inégalable sur la réception claudélienne dans la France de l’entre-deux-guerres. On y voit d’abord, avec Francis de Miomandre – premier à avoir représenté Tête d’Or avec son théâtre de marionnettes (p. 60) –, Camille Mauclair (p. 261), Eugène Montfort qui « regrettait de n’avoir pas gardé pour lui, dans un demi-secret, celui qu’il qualifiait jadis d’un des plus beaux génies qui aient vécu » (p. 314), ou Lugné-Poe (p. 298 et 994), le témoignage d’une époque où Claudel n’était qu’un auteur pour happy few qui tentaient, par leurs articles ou leurs représentations, de le faire accéder, si ce n’est au plus grand nombre, du moins à un plus grand nombre52. On rencontre à plusieurs reprises Philippe Berthelot (en particulier p. 536), admirateur inconditionnel du poète, qui œuvre pour sa reconnaissance : c’est lui qui tente d’obtenir un article de Maurice Barrès sur Claudel. Maurice Martin du Gard fait ainsi parler Barrès : « Berthelot, c’est un athée et ce Claudel est à genoux avec le gros chapelet. Il y a donc là quelque chose. » (p. 342). Mais si Barrès était près à donner 500 francs pour le Festival Claudel, annoncé alors qu’on avait des doutes sur la survie de Claudel après le tremblement de terre de Tokyo, sa connaissance de l’œuvre du poète dramaturge reste superficielle. Il n’empêche que Maurice Martin du Gard en profite pour reconstituer à cette occasion une de ces saynètes comiques et cruelles particulièrement réussies en faisant ainsi parler Barrès :
En a-t-il de la veine, celui-là ! Disparaître dans ce tonnerre et ces eaux, la Bible ! Sodome et Gomorrhe ! Passer de l’Enfer au Paradis dans l’heure, la belle histoire, avec la bénédiction du Pape et des Agences, du Claudel pur ! Eh bien ! n’en parlons plus, Dieu, vraiment, n’est pas gentil pour un poète qui a tant fait pour Lui !... […] Dommage surtout qu’il ait raté sa mort ! Elle lui allait ! Mourir maintenant, qu’il essaie ! (p. 341)
34Autour de Berthelot, qui tente d’œuvrer avec l’abbé Bremond pour faire entrer Claudel sous la Coupole (p. 536-41), on voit également apparaître Giraudoux, admirateur du poète et diplomate reconnaissant à l’égard de ce que Claudel a fait pour lui53 (p. 79), Paul Morand, beaucoup plus rarement Alexis Léger. L’élargissement de la connaissance de Claudel passe également par une nouvelle génération d’écrivains qui, pour des raisons parfois divergentes, admire le poète. Ainsi, François Mauriac est-il présenté, en février 1924, « entra[nt] en transes » au nom de Claudel : « Lui, le seul ! je le dis : le génie à genoux ! À la veille de la guerre, L’Annonce faite à Marie me donna l’avant-goût de ce que Polyeucte appelle : les saintes douceurs du ciel… ». De là ce regret : « Si on joue du Claudel, j’y cours, mais on ne le joue jamais. » (p. 384). Pour Drieu la Rochelle et Montherlant, c’est plutôt le poète qui est admiré. Drieu place ses livres à côté de Péguy et Rimbaud (p. 187) et, en 1924, alors que la France organise les jeux olympiques, il regrette que Péguy ne soit plus là ou que Claudel ne soit pas plus jeune pour « chanter en grandes laisses » le sport. Et quand Maurice Martin du Gard lui montre trois poèmes que Montherlant s’apprête à publier dans les Nouvelles à ce sujet : « Qu’est-ce que je disais ! le Claudel ! C’est la forme qui convient. » (p. 416). Du côté des contemporains et proches du poète, l’admiration professée par Francis Jammes n’est pas dénuée d’une ironie certaine à l’égard de l’homme. Maurice Martin du Gard le fait ainsi parler à propos de Claudel en 1934, à l’occasion d’une visite :
« Ah ! quel animal ! Sitôt arrivé dans un hôtel, il marche pieds nus dans sa chambre, des heures et des heures. Tu ne trouves pas ça magnifique ? […]
As-tu reçu des nouvelles de l’ambassadeur ? … Qu’est-ce qu’il fait une Amérique ? des gaffes ! J’ai tort de dire ça. C’est un sauvage, il aime Dieu et les décorations. Il a toutes les décorations qu’on peut imaginer. Il m’a envoyé des photos de lui avec toutes ses chamarrures, couvert de croix, de médailles, cravaté de toutes les couleurs, avec des plaques et des plaques, pour se rafraîchir les doigts par les grandes chaleurs…. Mais le matin, après la messe : à la besogne ! Une correspondance personnelle inouïe ! Et puis, aux affaires, toute la journée, et les rapports, et les rapports, et très bien faits, je te l’assure. Tu connais celui-là, célèbre dans la Carrière, où mon cher Claudel compare les Chinois à des rats, assimilant la natte des Chinois à la queue des rats, et tirant de ce parallèle des effets foudroyants dans le domaine économique ? Il veut arriver. C’est un arriviste. Quand il sera là-haut, il demandera à Dieu de le faire Grande-Croix. » (p. 589-861)
35Chez André Suarès, en revanche, qui avait échangé une belle correspondance avec Claudel54, il ne reste plus que de la jalousie et de l’aigreur, d’après cette visite du 20 avril 1935, peu après l’échec de Claudel à l’Académie : « Ce que vous avez osé écrire sur Claudel ! Dante, vous l’avez comparé à Dante ! […] de là à dire qu’il a du génie ! Non ! Non ! Vous exagérez. […] Il a tout ! Il a les ambassades, les rubans. Il a le Vatican. Vous voulez qu’il ait ça aussi ! » Il reconstitue ainsi la cause de sa rupture définitive avec un Claudel prétentieux et imbu de lui-même : « Hugo a écrit La Fin de Satan. Eh bien ! Claudel, quand nous donnerez-vous La Fin de Dieu ? Quand vous aurez pris sa place, celle-là aussi ? » (p. 908)
36Maurice Martin du Gard ne se prive pas, d’ailleurs, de laisser la parole aux auteurs et critiques qui ne supportent pas Claudel. Il prend nettement ses distances à l’égard d’Henri Béraud, qui, dans sa jeunesse, aurait voulu monter Tête d’Or à Lyon (p. 398), et qui, une fois arrivé dans le monde des lettres, attaque maladroitement l’ensemble du clan NRF et Claudel qui serait, d’après un de ses articles, un ancien normalien (p. 181). Mais il reproduit le bon mot, passablement usé, de Jean-Jacques Brousson, collaborateur occasionnel des Nouvelles pour qui Claudel est « Un ambassadeur qui parle allemand » (p. 616). On voit aussi Jean Sarment déclarer que « Depuis la mort d’Henry Bataille, la scène française est vide. » (p. 424) Surtout, il donne une large place à Paul Léautaud, adversaire haineux de Claudel : pour lui ce n’est pas un écrivain de langue française (p. 304), ni un poète – « Assez de cette plaisanterie » (p. 525).
37Et Maurice Martin du Gard, qu’en pense-t-il ? Dans la préface à la réédition complète des Mémorables chez Gallimard, François Nourissier précise que Maurice Martin du Gard « fut l’ami de plusieurs écrivains situés dans la mouvance de la NRF : Claudel, Valéry et surtout Drieu. » Que Maurice Martin du Gard ait été admiratif de l’art claudélien, cela ne fait pas de doute. Mais cette admiration ne semble pas avoir été d’emblée acquise. La première mention à Claudel, dans Les Mémorables, se fait de manière indirecte, à partir d’une rencontre avec Milosz, datée de 1918. Il écrit à son propos :
Si j’osais, je dirais : plus grand que Claudel, plus vrai. Il n’aura pas eu besoin de livres pour écrire, ni de carton pour son Moyen Âge.
Sans Laforgue, pas d’Apollinaire. Sans Milosz, pas d’Apollinaire ni de Claudel quelquefois !
Qui vient de dire cela ? C’est bien gros ! Mais si l’on y réfléchit ? … (p. 53-54).
38En 1923, face à Barrès, il professe son admiration pour L’Annonce faite à Marie qui est, pour lui, « le sommet de l’œuvre claudélienne » (p. 342). À la date d’avril 1925, il développe le premier long récit d’une rencontre avec Claudel à l’occasion de son retour du Japon. Il y fait largement parler Claudel, rêvant d’écrire Le Mariage de la tête de veau (p. 477), attaquant Proust en « vieille juive fardée » (p. 478), s’en prenant à Gide et à son Corydon, mais faisant la louange de Valéry qu’il a connu chez Mallarmé. La rencontre paraît décevoir Martin du Gard : Claudel « retombe dans un monologue haletant et jovial dont j’espérais du sublime » (p. 478) ; il termine en écrivant : « Il faut admirer beaucoup pour ne pas sortir de chez lui complètement… au fait, comment dire ? mettons : attristé, furieux ahuri. […] il m’a donné envie, en rentrant, de lire Renan, Montaigne et Voltaire, oh ! quelques lignes : pour me détendre et sourire. » (p. 484).
39Le discours de Claudel est entrecoupé de commentaires qui nourrissent la présentation de l’écrivain. Maurice Martin du Gard exprime son admiration pour la Cantate à trois voix qui l’« avait bouleversé », mais ironise sur le « Tant que vous voudrez mon général ! », « lancé d’un bon abri ensoleillé à des milliers de kilomètres du front » (p. 479) : aurait-il voulu que ce père de famille nombreuse, à plus de 45 ans, soit envoyé sur le front ? Mais le portrait qu’il fait, au physique comme au moral est néanmoins des plus réussis :
Claudel ressemblait à un consul ou à un entrepreneur, ou à un commerçant, énergique, madré, un quincaillier radical socialiste, avec la moustache noire en brosse et la chaîne de montre barrant le gilet. […] trop immodeste pour bien connaître les hommes, aussi les raille-t-il et leur impose-t-il son génie avec le reste, agressivement, par timidité de provincial ; il dit tout ou il ne dit rien ; pour cacher son jeu et surprendre celui de l’autre, il ne saurait filer d’affables banalités. (p. 479)
40Dans l’histoire de Claudel qu’il récapitule, avec quelques approximations, il rapporte cette anecdote qui se serait déroulée à Shangaï en 1894 :
Ce qu’il était arrivé dans cette ville, à Tête d’Or, on en parlait encore là-bas, après tant d’années. Qu’aurait donné Charlot pour trouver et tourner cette scène ! Quel succès assuré ! Un scrupuleux dépositaire du folklore consulaire qui, à son retour de Chine, me l’avait, il y a peu, rapportée, en pleurait encore de rire. Donc il avait fallu que Claudel en personne citât Shanghai pour qu’aussitôt je l’y visse et qu’il se transformât tel que l’éternité ne l’avait pas encore changé, mais l’amour, mais la jeunesse, mais la jalousie. Ce Claudel que j’avais devant moi il y avait un instant, 80, rue de Passy, cet ambassadeur qui commençait son séjour à Paris, serré dans un sombre veston tout à fait correct et familial, ce Claudel-là avait disparu ; c’était un consul hagard, cramoisi, le col défait que je voyais renfiler à la hâte son pantalon blanc pour se sauver à toutes jambes à travers la concession française, bousculant les Chinois craintifs, que la course désordonnée de l’homme blanc stupéfiait, car il court, Claudel, sa chemise est à tordre, son cœur éclate, il court, le consul de France poursuivi par un libraire, le revolver au poing, par un libraire qui est un mari qui l’a surpris avec sa femme. Encore un dernier effort, et voici l’église ; elle est ouverte ; il y fonce ; il se jette au pied de l’autel, la tête dans ses mains, offrant à Dieu la balle que le jaloux va lui tirer dans la nuque. Claudel, en prière, attend. Succède un long silence au tumulte de son cœur. Au bout d’un quart d’heure, il se risque à relever le front. Tout à côté de lui, le libraire était à genoux : il croyait !
41Quel crédit accorder ici à Maurice Martin du Gard ? Cette scène est-elle une reconstitution tardive, de la fin des années 50, à partir de souvenirs ? Avait-il gardé une trace écrite de l’événement ? Avait-il transcrit sur le champ la confession du « scrupuleux dépositaire du folklore consulaire » qui reste anonyme ? On est très clairement dans le « on dit » et, pour redonner, vraisemblablement, un peu de vérité à la scène, il faudrait transposer la scène à Fou-Tchéou, en 1901 ou 1902 et donner au libraire le nom de Francis Vetch, alors homme d’affaire qui ne deviendra libraire que plus tard.
42Dans l’année 1929, un développement est consacré à une visite à Charles Du Bos le 10 mars, où l’unique sujet de discussion porte sur Claudel et sa décision de ne plus collaborer à LA NRF (p. 650-652). Maurice Martin du Gard aurait reçu de Claudel cette lettre « Je vous serais reconnaissant d’annoncer à vos lecteurs que j’ai cessé ma collaboration à la Nouvelle Revue Française et que j’ai rompu toute relation avec ce périodique. » Maurice Martin du Gard se donne le beau rôle en décidant, contre Charles Du Bos, de ne pas publier cette lettre, l’avenir lui ayant donné raison.
43C’est surtout à partir de 1934, c’est-à-dire dans le troisième volume paru de façon posthume, que Claudel est fréquemment l’objet de scènes : dans « Claudel à la comédie », daté du 10 novembre 1934, Maurice Martin du Gard recycle en grande partie son article paru dans Les Nouvelles littéraires à propos des représentations de L’Otage (p. 877-879). Les développements « Claudel dans le train de Bruxelles », daté du 23 février 1935, et « Claudel fait ses paquets », daté de mai, reprennent et amplifient l’article « Les malheurs de Claudel avec l’Académie », paru dans Le Rouge et le Noir, le 10 octobre 1950 dans la rubrique : « Suite des chroniques indiscrètes de Maurice Martin du Gard ». Ils sont à nouveau l’occasion de sorties comiques et décapantes de Claudel concernant ses visites à des académiciens moribonds ou de jugements à l’emporte-pièce sur Flaubert et Hugo qui valent difficilement Eugène Sue ou Paul Féval : « Eugène Sue était le maître de Dostoïevski, il en avait décidé » (p. 913). Quand au développement « Le jeudi de la mi-carême quai Conti », daté du 28 mars, il reprend des passages des actualités non signées parues dans Les Nouvelles littéraires du 6 avril 1935 pour faire un récit haut en couleur de la non-élection de Claudel ; Maurice Martin du Gard cite également des bribes de son article du 30 mars et rappelle les réactions qu’il a suscitées dans l’Action française. Le développement du 12 octobre 1936, « Claudel dans son lit, rue Jean-Goujon », est l’occasion de présenter un Claudel satisfait d’avoir « tout dit [s]on affaire » mais qui paraît finalement avoir échappé à la mort et se remettre de ses crises d’anémie. En mars 1939, Maurice Martin du Gard rapporte le souvenir de la délégation française assistant au couronnement du pape Pie XII, délégation à laquelle appartenait Claudel. Le récit est pittoresque, mais peu aimable pour Claudel qui se trouve face à un pape ignorant manifestement tout de son œuvre. Surtout, alors qu’on s’apprête à célébrer une messe dans les grottes vaticanes, il nous présente Claudel « Au pied de chacun des tombeaux, s’inclinant, s’agenouillant, mais avant de recommander plus loin ses dévotions, vidant sur la pierre sacrée le contenu de ses poches ; il étale sa montre, son mouchoir, ses clés, de vieux tickets de métro, son portefeuille, qu’à ce contact il sanctifie. » De là les bons mots rapportés de certains membres de la délégation : « L’ambassadeur se constitue à bon marché des reliques inestimable » ; ou « M. Claudel est un grand fétichiste. » Et alors que la messe va commencer, Claudel arrive furieux : on lui a fauché son portefeuille ! (p. 982) La dernière scène consacrée à Claudel déçoit : rapide – moins d’une page – elle prend prétexte d’une visite à Paris en 1944 à l’occasion de la création du Soulier de satin ; s’agit-il vraiment d’un texte totalement achevé et fiable ? Il commence ainsi : « Les journaux de Paris qui viennent de nous arriver à Vichy contiennent des choses stupéfiantes » ; il s’agit donc d’un témoignage rapporté ; Maurice Martin du Gard cite la déclaration authentique de Claudel concernant son regret de ne pas avoir choisi l’épicerie. Ensuite, il fait état du témoignage de Pierre Daye, membre du gouvernement belge, sur un Claudel, « entouré d’officiers allemands délirants », qui lui aurait déclaré : « Voyez, mon cher, je crois que j’ai bien servi la France ! » (p. 1026) Pourquoi pas, mais le discours doublement rapporté paraît suspect et gênant.
44Quand Michel Malicet et Jacques Houriez ont préparé l’édition des Suppléments aux œuvres complètes de Claudel, où étaient recueillies les différentes interviews de Claudel parues dans la presse, s’est posée la question de ces passages des Mémorables : fallait-il les considérer comme authentiques ? Ceux publiés du vivant de Claudel ont été maintenus, les autres écartés. Faut-il leur donner tort ?
45Quelle idée de la littérature peut-on tenter de constituer à travers ces relations entre Claudel, Maurice Martin du Gard et Les Nouvelles littéraires ? Il est évident qu’on n’est pas dans une idée pure de la littérature : si Les Nouvelles littéraires accueillent des poèmes, des nouvelles, des textes en prose, des textes de critique littéraire, leur format les apparente davantage à l’« universel reportage » que Mallarmé prenait bien soin de distinguer de la littérature. À travers l’écrivain, c’est toujours l’homme qui est présent, dans une conception qu’on peut dire humaniste de la littérature, modèle que Proust ou Valéry remettent en cause à la même époque. Sur ce point, aussi critique soit-il avec la méthode de Sainte-Beuve55, Claudel paraît assez en phase avec l’orientation générale des Nouvelles littéraires et celle de leur premier directeur, Maurice Martin du Gard. Pour Claudel en effet, l’idée de la littérature comme absolue et comme forme autonome est absurde. Il ne saurait y avoir une idée de la littérature en tant que telle. Si l’expression littéraire n’est pas un simple produit de l’être humain – « L’huître n’explique pas la perle »56, comme il le dit joliment –, l’expression littéraire n’a de sens que comme expression profonde de l’être humain ; il n’a que mépris pour une littérature d’inspiration parnassienne, à la recherche du beau – c’est le meilleur moyen, dit-il, pour le manquer – et la perspective mallarméenne de « céder l’initiative aux mots » lui a toujours paru une monstruosité. Sa « lettre de rupture » adressée à Maurice Martin du Gard, citée supra, en offre la meilleure preuve : « littéraire signifie humain : et rien d’humain ne peut rester étranger à un amateur de lettres, c’est-à-dire de faits et de sentiments promus par l’expression à une portée générale ». On ne sera dont pas surpris que Claudel puisse proposer aux Nouvelles aussi bien des textes littéraires (poèmes, textes de prose poétique, textes de critique littéraire) que des textes issus de son activité diplomatique (« Remerciements à l’Espagne » est le premier texte qu’il fait paraître dans Les Nouvelles littéraires en 1925).
46En ce qui concerne Maurice Martin du Gard, on peut rappeler le projet initial des Nouvelles littéraires qui ont initialement pour titre complet : « Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques » et qui portaient comme sous-titre en 1935 : « Le grand hebdomadaire intellectuel » ; le programme initial consistait à « provoquer chez tous la plus saine curiosité de ce domaine spirituel que l’honnête homme ne doit jamais se lasser d’explorer et d’étendre57. » On comprend ainsi comment a pu germer le projet de collaboration plus étroite entre Claudel et Les Nouvelles littéraires, à l’instigation de Maurice Martin du Gard, à propos des « Souvenirs diplomatiques » de Claudel. Pourtant, l’intégration du champ politique va marquer les limites de l’ouverture intellectuelle de l’hebdomadaire et la collaboration de Claudel aura été bien temporaire.
47De cette communion d’esprit entre littérature et humanisme que partagent Claudel et Maurice Martin du Gard, il ne faut pourtant pas conclure à une identité. Dans sa lettre, Claudel évoque bien « de[s] faits et de[s] sentiments promus par l’expression à une portée générale ». Comme écrivain, Claudel est responsable de cette « portée générale » qui est l’objet même de la littérature. Chez lui, toute la vie entre dans son œuvre littéraire, mais pour y gagner une valeur générale, exemplaire, parabolique que les faits bruts n’avaient pas ; c’est pourquoi il existe aussi et essentiellement chez Claudel une pensée précise de ce qu’est la littérature, portée par une conception générale du monde, exprimée notamment dans L’Art poétique. Maurice Martin du Gard, lui, n’est pas un écrivain. Malgré l’indéniable réussite formelle et stylistique, Les Mémorables sont d’abord un témoignage sur un monde littéraire disparu, témoignage centré sur les hommes beaucoup plus que sur leurs œuvres. Il réinstaure certes de l’humanité derrière la littérature, mais cette humanité oblitère l’aspect proprement littéraire et général. Il a conscience d’un Claudel nouveau Dante, mais ce n’est pas ce « génie » qu’il creuse et étudie à partir de l’œuvre : la personne parfois ridicule, frustre ou bornée qu’il a en face de lui s’impose bien davantage. Tout en ayant conscience, comme Proust, que l’œuvre littéraire est issu du « moi profond », la surface, donc, l’emporte, mais il faut avouer que cette surface, creusée au scalpel, a son charme.