L’espace contre le temps de la littérature : Fahrenheit 451
1On connaît la situation : partout en France, les filières littéraires des lycées se vident, et dans les universités les effectifs étudiants des départements de lettres, après avoir connu une chute brutale, stagnent ou continuent de diminuer. Interrogés, les étudiants expliquent souvent leur présence dans ces départements comme un pis-aller, faute d’avoir obtenu leur inscription dans une filière plus sélective, plus prestigieuse, plus prometteuse en matière d’emploi. Les métiers de l’enseignement ne font plus recette, et, quelques années plus tard, ces mêmes étudiants s’y résignent plutôt qu’ils ne s’y précipitent.
2Il y a là de toute évidence un phénomène de société, et même de civilisation : la littérature a perdu le prestige symbolique qui lui assignait jadis une position centrale dans le système éducatif, faisant de l’instituteur, homme du livre, le levier de l’ascension sociale, et de la maîtrise de la belle langue — la condition nécessaire d’une carrière politique ou entrepreneuriale. On n’obtenait point d’ascendant sur les hommes sans maîtrise des lettres ; point de prééminence sociale sans le magistère de la culture.
3La première question qui nous est donc posée aujourd’hui, non sans brutalité, est celle de l’utilité de la littérature, non une utilité morale ou démocratique1 plaidée sous forme de lamentations et de regret, mais une utilité, une fonction que nous pourrions constater dans la civilisation post-moderne. Plus radicalement encore, peut-on aujourd’hui penser une société sans littérature et, ce qui n’est pas exactement la même chose, sans livre ? De cette première question découle une seconde, plus essentielle encore : qu’entendons-nous par littérature ? Autrement dit, si notre civilisation est en train de perdre quelque chose, que perd-elle exactement ? Est-ce un objet qu’elle perd (des textes, des livres, une culture), ou un certain rapport à cet objet ? De là naît une troisième question, qui renverse la précédente : pouvons-nous transformer, par notre enseignement, ce rapport à l’objet ? Non plus déplorer une perte, mais, changeant de paradigme, saisir, accompagner une émergence ?
4Et pour commencer, mettons les choses au pire : supposons une société qui chercherait à se débarrasser, systématiquement, des livres, à éradiquer la littérature. C’est l’hypothèse du court roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, publié en 1953 : « 451 degrés Fahrenheit – la température à laquelle le papier d’un livre prend feu et brûle2 ».
5Bradbury imagine une société dont les pompiers seraient la cheville ouvrière, des pompiers chargés non d’éteindre les incendies, mais de brûler les livres et les maisons où il s’en trouverait encore. Le héros du roman, Guy Montag, est l’un de ces pompiers. Tandis que son épouse, Mildred, ne vit que pour la télévision, installée sur trois et bientôt quatre écrans muraux du salon, Montag fait un certain nombre de rencontres, une jeune voisine excentrique, Clarisse McClellan, un vieux professeur, Faber, qui l’amènent à s’interroger sur le bien-fondé de son travail. Montag commence à voler des livres, il essaye d’en lire. Soupçonné par son capitaine, Beatty, dénoncé par une amie de sa femme, Montag doit brûler lui-même sa maison. Il tue alors son capitaine et s’enfuit hors de la ville, où il rejoint d’autre marginaux, tandis que la guerre, annoncée comme imminente dès le début du roman, provoque le bombardement général du monde qu’il a quitté.
6I. Structure perverse de l’antimodernité
7 Publié en pleine guerre froide, Fahrenheit 451 se lit d’abord comme une dénonciation des régimes totalitaires. Une édition française de 19773, destinée au jeune public, enfonce le clou : le roman est suivi d’un dossier pédagogique, non signé ; oui, on a brûlé des livres dans l’histoire du monde. L’incendie des livres ordonné par Chi-hoang-ti, le premier des empereurs Tsin, en 214 avant Jésus-Christ, l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie en 641, un « autodafé de documents au Chili il y a à peine quatre ans » sont cités, mais pas un mot de la littérature désignée comme juive ou dissidente et brûlée par les nazis au printemps 1933 un peu partout en Allemagne. La mort des livres est éloignée dans le temps et dans l’espace. Le discours se veut rassurant : l’essor de la civilisation est puissant, universel, inexorable. L’écriture d’abord a permis « de conserver et d’échanger les informations », de « pérenniser » la civilisation. L’édition ensuite « allait permettre la constitution de banques de données (les bibliothèques) et autoriser la diffusion des idées et du savoir dans le monde ». Enfin, le téléphone, les satellites de télécommunication, la télévision, l’ordinateur assurent une sécurisation optimale de ces informations :
8« Finalement, la complexité des réseaux de communication, la dispersion et la multitude de banques de données — qu’elles soient livresques ou électroniques — font qu’il serait impossible à un dictateur, tel celui décrit dans le roman de Ray Bradbury, de supprimer toute trace de savoir à la surface du globe. Tout juste ce dictateur pourrait-il, momentanément, en contrôler la diffusion dans une région donnée. Ce que l’histoire nous montre chaque jour. » (Dernière page du dossier)
9Voilà donc notre jeune public rasséréné, prêt à tirer de la littérature un enseignement : restons vigilants face à un danger politique, la dictature, qui certes ne terrassera jamais l’humanité, mais peut perturber momentanément, régionalement, le système mondial de diffusion des connaissances humaines. Pour nous prémunir de ce risque, le dossier promeut le développement des techniques de communication, dont l’un des fleurons est l’écran de télévision.
10 Or, dans le roman de Bradbury, cet écran, et notamment le fameux quatrième écran mural que Mildred désire pour parfaire et clore sur lui-même son salon de télévision, est le symbole de la dictature, le moyen de triompher en douceur des livres et de la lecture4. L’opposition ne se fait pas chez Bradbury, comme dans le dossier, entre la dictature et le progrès, mais entre une civilisation du livre et une civilisation de la télévision, entre un patrimoine littéraire et une modernité technologique. La révolte de Montag n’est pas une émancipation progressiste ; c’est une révolte antimoderne.
11 Par le contresens de l’enseignement qu’il prétend tirer du roman, le dossier qui le suit en pointe paradoxalement le malaise essentiel, et en même temps la portée visionnaire : les livres qu’on brûle font signe comme scandale dans le combat des Lumières ; on songe au Dictionnaire philosophique brûlé sur le corps du Chevalier de la Barre à Abbeville en 1766. L’enjeu nous paraît clair, dans une partie dont le bon camp nous est tout désigné : d’un côté la tolérance, la liberté de conscience, la justice — les livres, la littérature sont de ce côté ; de l’autre, la superstition, l’obscurantisme, la parodie de justice — c’est le côté du bûcher aux livres.
12Mais les livres que les pompiers de Bradbury brûlent n’envoient pas exactement au lecteur ce jeu différentiel, ce signal. Ils ne contiennent pas, ou du moins pas spécifiquement, le message des Lumières, mais plutôt des discours contradictoires, des phrases apparemment vides de sens, c’est-à-dire la littérature en ce qu’elle ne se réduit pas à de la communication d’informations, à du savoir, à du progrès5. Et le monde qui brûle ces livres, ce n’est pas une dictature lointaine (« au Chili, il y a à peine quatre ans »), mais, avec ses métros et ses voies rapides, ses publicités et ses écrans plats, c’est le « monstre doux6 » de notre monde, de notre civilisation, justement actuellement frappée par la déshérence de la littérature. Dans sa révolte et sa tentative pour retrouver un chemin vers les livres, Montag est accompagné par un vieux professeur à la retraite, Faber. Celui-ci évoque ainsi la fin de l’ancien monde, où il enseignait la littérature à l’université :
13 « C’était l’année où je suis arrivé dans ma classe au début d’un nouveau semestre et où je n’ai trouvé qu’un seul étudiant pour suivre le cours de théâtre d’Eschyle à O’Neill. Vous imaginez ? Quelle belle statue de glace c’était, fondant au soleil. Je me souviens des journaux qui mouraient comme des papillons géants. Personne ne voulait plus en entendre parler. Personne ne les réclamait. Là-dessus, les gouvernements, constatant à quel point il était avantageux de n’offrir en lecture que des baisers passionnés et des coups de poing dans l’estomac, ont maintenu cet état de choses avec vos cracheurs de feu7. » (II, p. 91)
14L’enseignement de la littérature est une « belle statue de glace ». Point besoin d’iconoclastes pour la détruire. Ce n’est pas la puissance politique qui prend l’initiative de la fin de la littérature ; une déshérence s’est installée, un désintérêt s’est généralisé8. L’éradication de la littérature était déjà programmée avant sa mise en œuvre institutionnelle, que Faber observe en retrait, sans désir de résistance ni de combat : « Notre civilisation est en train de se réduire en poussière. Tenez-vous à l’écart de la force centrifuge » (p. 909). On reconnaît là tous les traits caractéristiques de ce qu’Antoine Compagnon désigne comme l’attitude antimoderne10.
15 D’abord l’attitude contre-révolutionnaire : à la révolution instaurée par « les gouvernements » qui ont fait du passé table rase, Faber ne prétend pas opposer la résistance d’un combat actif, le projet d’une contre-révolution. Il s’agira plutôt d’attendre l’effondrement inéluctable que cette révolution n’aura fait que précipiter11.
16Cette passivité politique se double d’une attitude de rejet vis-à-vis des Lumières et de leur idéologie du progrès. Faber n’a pas installé de grand écran mural de télévision dans son salon, mais un tout petit poste12. Lui et les siens ne travaillent pas. Enfin et surtout les livres qui sont évoqués comme le patrimoine en train de se perdre dessinent un curieux canon. La première phrase qui surgit comme lambeau de ce savoir perdu est celle de Hugh Latimer à son compagnon Nicholas Ridley, sur le bûcher des martyrs protestants d’Oxford en 1555 : « Soyez un homme, Maître Ridley ! nous allons en ce jour, par la grâce de Dieu, allumer en Angleterre un flambeau qui, j’en suis sûr, ne sera jamais éteint » (p. 48)13. Cette phrase, qui vient du Foxe’s book of Martyrs14, est prononcée par la vieille dame dont les pompiers viennent d’enfoncer la porte. Quelques pages plus haut, Montag relisait devant ses camarades la charte des pompiers : « Fondé en 1790, pour brûler les livres d’influence anglaise dans les colonies. Premier pompier : Benjamin Franklin. » (p. 43)15. Bradbury parodie le mythe américain, la table rase qui est faite de ses origines anglaises, protestantes, schismatiques. Alors que la caricature de Benjamin Franklin, l’homme des Lumières, le rédacteur de la Déclaration d’Indépendance de 1776, le premier ambassadeur des États-Unis en France, est rangée du côté de la dictature du monde sans livres, ce sont Latimer et Ridley, protestants modérés victimes de Marie la Catholique16, qui deviennent les figures tutélaires de l’opposition au monde sans livres. La vieille dame, en répétant la phrase de Latimer à Ridley, alors que tous deux montaient au bûcher à Oxford en 155517, garde les yeux perdus dans le vague18, ne s’adresse à personne, ne prend personne à parti, n’est pas elle-même une personne qui parle, mais une simple langue détachée, désubjectivée19. La phrase du Foxe’s book dessine une position de retrait, celle qui la prononce se retire dans ce monde des livres qui va brûler, elle se place ostensiblement du côté de la mémoire effacée, elle est en quelque sorte déjà morte. Depuis ce retrait, le bûcher du martyre n’accuse pas ; il hante, il fascine, il développe l’image d’un feu qui n’est pas celui des Lumières. Ce sont les pompiers désormais, fondés par Benjamin Franklin, qui incarnent un totalitarisme des Lumières, tandis que la flamme des partisans du Livre est identifiée au feu du bûcher, à cette justice de l’Inquisition dont Joseph de Maistre faisait l’éloge20.
17C’est donc feu contre feu, le feu des pompiers contre le bûcher des hérétiques, que Ray Bradbury construit l’opposition idéologique qui structure son roman. Mais s’agit-il réellement d’une opposition ? Face au discours de Faber sur la littérature, ou plus exactement face à son attitude de retrait pessimiste, le discours de Beatty, le capitaine de Montag, ne fait que dégager l’armature cynique et perverse d’un rapport identique au monde.
18« Les établissements d’enseignement formant de plus en plus de coureurs, de sauteurs, d’étameurs, de bricoleurs, de pilotes, de nageurs, et ainsi de suite, au lieu de professeurs, de critiques, de savants, d’artistes, le mot “intellectuel” est, bien entendu, devenu l’injure qu’il méritait d’être. On a toujours peur de l’insolite ; tu te rappelles sûrement le gosse qui dans ta classe était le fort en thème, qui se mettait toujours en vedette pour réciter ou répondre tandis que les autres, assis comme des idoles de plomb, le haïssaient. Est-ce que ce n’était pas ce brillant sujet que vous choisissiez pour le brimer et le torturer après les heures d’études ? » (p. 63-64)21
19D’un côté les sportifs, qui courent, sautent, nagent, les ouvriers qui étament et bricolent, figures viriles et positives du réalisme socialiste ; de l’autre les intellectuels, infatués et torturables, destinés à briller et à souffrir. Cet imaginaire là n’est pas différent de celui qui hante Faber ; un seul imaginaire pervers sado-masochiste habite les deux mentors antagonistes de Montag. Cette structure perverse de l’antimodernité a été clairement dégagée par Antoine Compagnon22, qui n’en tire pas cependant toutes les conséquences : le pervers nie l’altérité, écrase l’Autre ou le constitue en autre soi-même, ne rêve ou ne perpètre l’effondrement de l’Autre que pour s’en nourrir comme de sa propre abjection.
20On peut discuter de la configuration idéologique qu’Antoine Compagnon dessine dans l’histoire littéraire du dix-neuvième siècle, réorganisée, entre Joseph de Maistre et Maurras qui lui sert de repoussoir et, du coup, de légitimation perverse, autour de la haine de l’égalité, du mépris de la république, de la détestation des Lumières. Indiscutable en revanche est l’identification d’une partie de la communauté universitaire actuelle à cette position antimoderne, qu’on pourrait définir comme la détestation du discours de Beatty, qui est en même temps l’adhésion à ce discours. L’antimodernité est avant tout anti-dialectique : elle ramène le contradictoire au Même, haïssant dans le discours de l’Autre sa position sadique, sans remettre en question la structure qui lui assigne la posture masochiste. Elle amalgame ainsi Roland Barthes et Joseph de Maistre dans une même fascination pour leur détestation (de la Révolution chez Maistre, des Avant-gardes chez Barthes), qui est d’abord la détestation de la société moderne par le professeur de lettres modernes, idéologiquement récupérée dans une vision maurassienne-adoucie du monde, que la littérature viendrait légitimer.
21II. Temporalité de la littérature : le mirage herméneutique
22Comment la littérature en vient-elle à légitimer cette vision d’un monde où elle est amenée à disparaître ? Car il ne s’agit pas simplement d’un malaise dans l’enseignement de la littérature, mais de la conception même qu’on se fait de la littérature, comme si la littérature signifiait le malaise dans la civilisation, occupait, en elle, le point à partir duquel elle était destinée à s’effondrer. Dans Fahrenheit 451, ce signe du malaise, ce point d’effondrement est figuré par le mouvement irraisonné, incompréhensible, de Montag vers les livres. Il s’agit de comprendre ce que Montag va chercher dans les livres, quel rapport il noue avec eux, ce qui dans la littérature se déploie d’absolument irréductible et en même temps de profondément lié au monde en cours d’effondrement dans lequel il vit.
23Ce qui différencie radicalement la littérature du monde moderne, c’est d’abord et avant tout le rapport au temps : à la profondeur et à la lenteur du temps des livres s’oppose la vitesse et la superficialité du temps du monde. Montag n’accède pas directement aux livres : il y vient par la conversation de Clarisse McClellan.
24« Avez-vous déjà regardé passer les voitures à réaction sur les boulevards dans cette direction ? […] Ils vont toujours si vite. Si on montre à un chauffeur au passage une tache floue et verte, il doit dire : “Oh, oui, c’est de l’herbe ! Une tache rose ? Ce sont des roses dans un jardin ! Les taches blanches sont des maisons. Les brunes, des vaches.” Un jour, mon oncle a conduit lentement sur une autostrade. Il roulait à soixante-dix à l’heure. On l’a mis en prison pendant deux jours. […] Vous avez vu les panneaux de cent mètres de long dans la campagne à la sortie de la ville ? Savez-vous qu’avant, ils avaient seulement une dizaine de mètres ? Mais les voitures filent si vite maintenant qu’ils ont dû les rallonger pour que la publicité garde encore son effet23. » (p. 20)
25Depuis la vitesse du monde moderne, de ses transports toujours plus rapides, de ses boulevards et de ses autoroutes sillonnant un territoire qu’ils ignorent, l’autre monde se réduit à des taches de couleur insignifiantes, peu à peu recouvertes, occultées par la surface grandissante des panneaux-écrans publicitaires24. L’autre monde, celui de l’herbe, des roses, des maisons, des vaches, n’est pas plus réel : il se différencie plutôt par le sens qu’il donne aux choses, dans la lenteur de leur déchiffrement, de leur interprétation. Le vert, le rose, le blanc, le brun, cessent d’être des taches pour devenir des signes donnés à lire à celui qui fait l’expérience de la lenteur, elle-même propédeutique à l’expérience de la lecture. Au monde de la vitesse s’oppose donc le monde de la lecture, non comme un artifice à la réalité, mais comme une réalité scopique à une réalité herméneutique, comme un système de taches à un système de signes25.
26Entrer en littérature, ce serait donc, avant même la lecture, faire l’expérience de cette autre temporalité, lente, qui interprète la nature, qui tire sa valeur de cette interprétation, c’est-à-dire de cette appropriation subjective des choses par le sens qu’on leur donne. Lorsque Montag s’apprête à brûler les livres du grenier de la vieille dame, un livre lui tombe dessus, une première ligne, inaugurale pour lui, s’offre à sa lecture :
27« Dans la bousculade, Montag n’eut qu’une seconde pour lire une ligne, mais elle flamboya dans son esprit durant toute la minute suivante, comme marquée au fer rouge : Le temps s’est endormi sous le soleil de l’après-midi. Il lâcha le livre. Immédiatement un autre lui tomba dans les bras26. »(p. 45)
28La phrase qui se détache est extraite d’un essai d’Alexander Smith, intitulé Dreamthorp, une bourgade imaginaire dont le narrateur décrit la quiétude. À la phrase suivante, de ses doigts disposés en rectangle, le narrateur détache pour son œil le cadre, le cliché d’une photographie : I make a frame of my fingers, and look at my picture. Mais Bradbury ne retient que la première phrase, isole l’expression du temps et supprime le dispositif optique dans lequel Alexander Smith venait inscrire cette représentation de la temporalité.
29Il s’agit de raconter le temps : raconter le temps serait le propre de la littérature. Nous sommes ici au cœur de la conception herméneutique de la littérature, telle qu’elle est définie par Ricœur au troisième volume de Temps et récit27. Selon Ricœur, il y aurait une aporie du temps, qui s’exprime d’abord dans l’opposition entre la conception aristotélicienne du temps comme « quelque chose du mouvement » et la conception augustinienne du temps, comme appréhension de l’âme. Le temps aristotélicien est un temps du monde objectif et physique, un temps de la vitesse ; le temps augustinien est une expérience intérieure et subjective, une sensation intime de la durée. Entre ces deux rapports au temps, aucune équivalence, aucune médiation logique n’est possible.
30Ricœur prolonge et complexifie cette aporie en opposant ensuite le temps de Husserl au temps de Kant : la phénoménologie husserlienne développe une conception du temps comme rétention et protension, qui introduit, dans la succession des instants, la profondeur de la mémoire, c’est-à-dire la conscience intime du temps. Mais Husserl, selon Ricœur, « échoue à figurer l’identité du lointain et du profond qui fait que les instants devenus autres sont inclus d’une manière unique dans l’épaisseur de l’instant présent » (p. 57) : autrement dit, la conscience du passé et le passé même sont à la fois un même moment et deux réalités complètement différentes, un lointain et un profond, un instant radicalement autre et quelque chose de pris dans l’épaisseur de l’instant présent. Le temps continue donc d’être éclaté entre une appréhension subjective et une appréhension objective, et l’introduction d’une profondeur du temps ne réduit pas l’aporie.
31Enfin, la conception heideggérienne du temps comme enveloppé dans le Souci, déplace l’aporie sans la résoudre : « l’avoir-été paraît appelé par l’à-venir et, en un sens, contenu en lui » ; nous prenons conscience du temps chaque fois que, plus ou moins directement, nous affrontons l’idée de notre propre mort. C’est pourquoi cette conscience émerge de notre préoccupation pour l’à-venir, qui nous amène ensuite à nous soucier de ce qui a été, comme de quelque chose où notre responsabilité est engagée. Ce n’est qu’à partir de cette première liaison du futur avec le passé, de la préoccupation avec la responsabilité (qui sont des modalités du Souci), que l’on peut accéder à la dimension la plus dissimulée du temps, le présent, qui nous préoccupe comme situation (p. 128). Mais si le Souci permet de penser le cheminement de l’à-venir au ça a été, de là au présent comme situation, puis d’articuler ces trois dimensions du temps, ce qui se constitue dans ce trajet dessine soit un destin individuel, soit une destinée collective et de là une histoire. Or le passage de l’intra-temporalité (mon destin) à l’historialité (l’histoire d’un peuple), du temps individuel au temps communautaire, demeure quasiment impensable, Heidegger suggérant tout au plus une homologie aux implications politiques douteuses (p. 138).
32Pour Ricœur, seule la littérature permet de résoudre l’aporie du temps, d’opérer ce passage d’un dedans à un dehors, d’une psychologie à une physique, de la quotidienneté à l’histoire. Là serait la fonction de la littérature : c’est le processus que Ricœur désigne comme refiguration ; dire que la littérature refigure l’expérience temporelle, c’est définir la littérature comme ce passage que la philosophie barrait comme aporie du temps : « la clé du problème de la refiguration réside dans la manière dont l’histoire et la fiction, prises conjointement, offrent aux apories du temps portées au jour par la phénoménologie la réplique d’une poétique du récit. » (p. 181)
33Selon le modèle dessiné par Ricœur, le monde qu’imagine Ray Bradbury, ce monde où les pompiers brûlent les livres, refigure l’histoire de notre civilisation, c’est-à-dire qu’il transforme les données de notre histoire, la configuration historique où nous sommes, en figures de la fiction. L’aporie du temps se manifeste entre la vitesse du monde et l’exigence de lenteur pour l’âme : d’un côté les autostrades, les affiches rallongées, les taches de couleur du monde ; de l’autre, Le temps s’est endormi sous le soleil de l’après-midi. À cette aporie, le récit offre une réplique, la figure des livres qu’on brûle. Et cette figure même est aporétique : soit on brûle les livres parce qu’ils ont de la valeur, mais le tableau n’a alors pas de sens d’une civilisation désertée par la littérature avant même qu’aucune décision politique n’ait été prise ; soit les livres n’ont plus de valeur et le récit des livres qu’on brûle n’a ni intérêt ni sens. Mais c’est précisément cette contradiction logique qui habite la figure des livres qu’on brûle qui lui donne sa puissance de fascination onirique et perverse. Il y aurait là une aporie fondamentale de la fiction, qui recouvre, ou supplée l’aporie du temps.
34Or il y a une solidarité profonde, nécessaire, historique et idéologique, entre la superstructure antimoderne, perverse, de l’enseignement littéraire et l’infrastructure herméneutique, d’une conception de la littérature fondée sur l’aporie du temps. Cette solidarité repose sur un cercle logique : dès lors que l’on considère toute littérature, toute bonne littérature, comme fondamentalement antimoderne, on présuppose que la littérature procède nécessairement à un décollement de la fiction par rapport à la modernité, que, face à l’à venir de la modernité, elle rétro-jecte sa préoccupation d’un ça a été, selon le processus heideggérien de prise de conscience du temps. A contrario, si la fonction fondamentale de la littérature devait être une fonction de refiguration venant recouvrir les apories du temps, la refiguration exprime nécessairement la déhiscence entre le temps vécu et le temps historique, déhiscence antimoderne à quoi revient toujours l’aporie du temps. La refiguration ne peut signifier que le divorce entre la conscience créatrice de l’écrivain et le monde dont cette conscience se nourrit, le passage impossible de la conscience au monde, et, de là, le caractère nécessairement antimoderne de la posture de l’écrivain.
35III. Du temps à l’espace : vers une théorie des dispositifs
36La rigueur de la démonstration que Ricœur construit ne nous empêche pas de nous interroger sur ses présupposés : le premier concerne les apories du temps, qui constituent le préalable à la mise en place de la littérature comme refiguration. On comprend bien la démarche philosophique et critique, qui consiste à articuler, sur le thème du temps, l’ensemble de l’histoire de la philosophie en une structure que Ricœur désigne comme « aporétique de la temporalité ». Mais on s’étonne que, sur le plan de la physique, Ricœur en reste à une conception aristotélicienne du temps, et revienne régulièrement à la notion de « temps cosmique28 », que la théorie de la relativité, jamais évoquée, a définitivement balayée. Il n’y a pas, plus en physique, de temps absolu, cosmique, et surtout le temps est désormais une dimension de l’espace, d’un espace qui, selon les développements de la physique la plus récente, serait doté de bien plus que de quatre dimensions.
37L’irréductibilité du temps à l’espace est soutenue à toute force contre les philosophes même que Ricœur passe en revue : car si Aristote ramène le temps au mouvement (τι τῆς κινησέως, Physique, IV, 11, 219 a 10, p. 22), c’est déjà une manière de le spatialiser ; chez Kant, Ricœur constate que la représentation de l’espace, assise sur la géométrie, écrase celle du temps, qui conditionne l’apparition des choses, mais demeure lui-même invisible (p. 83). L’aporétique de la temporalité, sous ses dehors logiques et techniques, ne procèderait-elle pas plutôt d’un refus idéologique d’assignation du temps à l’espace ? Car penser le temps comme une dimension de l’espace ramène le fait littéraire à une question de représentation, une question qui n’engage pas spécifiquement, exclusivement la littérature. Tandis que le paradigme spatial dissout la littérature comme champ séparé, le récit cesse d’être la forme nécessaire de la littérature, l’histoire cesse d’être le référent nécessaire qu’elle refigure, la refiguration cesse d’être le processus nécessaire de la création littéraire.
38À la fin du roman de Bradbury, Montag, qui a tué son capitaine Beatty en retournant son lance flamme contre lui, est poursuivi par la police, qui lâche contre lui un de ses chiens électroniques pour retrouver sa trace. Le héros s’est réfugié chez Faber, et c’est depuis son petit poste de télévision qu’il découvre que le chien est à sa recherche, et que la chasse à l’homme sera filmée :
39« S’il en avait envie, il pouvait s’attarder ici, et, confortablement, suivre la chasse dans toutes ses phases, le long des impasses, des rues, à travers les larges avenues désertes jusqu’à la maison en flammes de Mr et Mrs Black, et enfin jusqu’à cette maison où Faber et lui s’étaient installés en train de boire tandis que le Robot, reniflant à l’extrémité de la piste, silencieux comme l’aile de la mort, viendrait s’arrêter derrière cette fenêtre. Puis, s’il le voulait, Montag pourrait se lever, aller jusqu’à la fenêtre, sans perdre de vue l’écran de télévision, ouvrir la fenêtre, se pencher au-dehors, se retourner et se voir surgir comme un héros de théâtre, sur le petit écran lumineux, un drame à contempler d’un regard objectif, sachant que dans d’autres salons, il apparaissait grandeur nature, en couleurs, sa réplique exacte en trois dimensions ! Et s’il avait un coup d’œil assez vif, il pourrait encore se voir, un instant avant de tomber dans l’oubli, transpercé au bénéfice des innombrables spectateurs qui, arrachés au sommeil quelques minutes plus tôt par les sirènes hurlantes des murs de leurs salons, s’étaient installés pour assister à la chasse au fauve, la battue organisée contre un homme traqué, un homme seul29. » (p. 133)
40La chasse à l’homme organise l’intégration des deux mondes par le biais de la télévision. Cette intégration est bien celle de deux temporalités : d’un côté l’oisiveté confortable du spectacle télévisuel, à l’intérieur des maisons, déroule paresseusement les paillettes de sa lenteur nocturne ensommeillée ; de l’autre, haletante, débridée, la course au dehors, de la machine vers le fugitif, du fugitif vers la mort, précipite un terrifiant compte à rebours. Vitesse et lenteur ne correspondent plus respectivement à la modernité et à l’antimodernité ; à la technique du chien robot s’oppose la technique de la télévision, à Montag poursuivi, Montag téléspectateur ; l’autre monde est ramené au même, le jeu sadique est enveloppé dans sa contemplation masochiste, selon un dispositif pervers.
41Mais surtout le temps de la chasse à l’homme, celle des rues et celle de l’écran, la réelle et la représentée, vient s’inscrire dans un dispositif qui en règle l’aporie.
42Un dispositif et non un récit : il n’y a ici ni succession, ni événement, mais précisément au contraire une falsification de l’événement, la caméra filmant finalement, de loin, une mise à mort fictive alors que Montag est, de l’autre côté du fleuve, hors d’atteinte. Le dispositif enserre le temps dans un espace dont il organise la trajectoire jusqu’à une surface de basculement qui assure la jonction du réel et du représenté. Cette surface, c’est la fenêtre depuis laquelle le chien robot devrait bondir, vers laquelle Montag pourrait s’avancer au devant de sa mort. Le dispositif est tendu vers cette rencontre, qui est en même temps un point mort, le lieu de l’aporie du temps : « Et s’il avait un coup d’œil assez vif, il pourrait encore se voir, un instant avant de tomber dans l’oubli » ; le coup d’œil, le dispositif optique, non le récit, sont le moyen de représenter l’impossibilité, à ce point, d’une jointure temporelle, et l’identification de cette impossibilité au face à face avec la mort.
43Or ce temps dont la conjointure ne se fait pas n’est ni le temps externe de l’histoire, avec sa succession d’événements, ni le temps interne de la subjectivité, avec ses profondeurs et ses rétentions. « Puis s’il le voulait… » : c’est un temps de l’hypothèse, se déployant dans un compte à rebours, c’est-à-dire dans un système de comptabilité renversée. Temps fragmenté, éclaté du spectacle télévisuel, temps virtuel de la conjecture subjective, le temps est un leurre qu’encadre le dispositif, comme la phrase de Dreamthorp sur le temps, jaillie aux yeux de Montag dans la maison de la vieille dame, était en fait aussitôt encadrée par les doigts du narrateur la fixant comme tableau : I make a frame of my fingers, and look at my picture…
44Or que fait le dispositif ? Il inscrit l’antimoderne dans la modernité, non comme sa victime masochiste, mais comme possibilité et surprise d’un déjouement. Dans le dispositif, il y a un jeu du jeu, un moyen d’en sortir. Système de contrôle, automatisme hégémonique de normalisation du monde, le dispositif est aussi un échappatoire, le moyen de jouer de la structure. La littérature est l’exercice de ce jeu : la liberté du jeu est conditionnée par la ou les communautés symboliques qu’instaure le dispositif, le public des téléspectateurs d’une part (« Aurait-il le temps de faire un discours ? »), la communauté des marginaux d’autre part.
45À quoi sert ce jeu ? Peut-être ne sert-il pas, mais introduit-il plutôt un nouveau rapport, toujours déjà là, dont la jouissance est le fondement. Et n’est-ce pas l’enseignement platonicien que tout enseignement procède de la jouissance, qu’à partir d’elle il dispose son attelage ailé ? Non pour le retrait, mais pour l’élévation.