Les Nouvelles littéraires, l’année 1945 et le théâtre
1L’année 1945, dans l’histoire de la publication des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, est stratégique à plus d’un titre : le retour de la paix en France permet la résurrection du journal après une interruption de cinq ans. C’est aussi, sur le plan théâtral, la reprise des spectacles dans un pays délivré de la « Bête » du nazisme. À partir du dépouillement des trente-huit numéros de cette année particulière, la présente étude invite à une traversée du répertoire dramatique de la Libération, riche en événements, afin d’en percevoir l’approche par la critique des Nouvelles littéraires.
2L’équipe éditoriale est composée d’André Gillon, directeur du journal, de Frédéric Lefèvre, directeur en chef, qui forment aussi le comité de rédaction avec Jacques Moreau et André George. C’est Gabriel Marcel qui anime la rubrique « Théâtre » de la dernière page du journal titrée « Les Nouvelles littéraires au spectacle ».
3Le jeudi 5 avril 1945, la publication des Nouvelles littéraires reprend donc. Un souffle patriotique parcourt ces colonnes ressuscitées. En première page de ce numéro historique, un article dans un encart central intitulé « À nos lecteurs » motive la reparution du journal, placé sous un poème de Jean Cocteau à la gloire de la Libération et intitulé « 25 août 1944 » :
Et tout à coup Paris à bout de nerfs
Illuminait ses fenêtres grandes ouvertes
Et les cloches de Notre-Dame des victoires sonnèrent.
4Cette première page présente aussi un article d’André Suarès : « NON ! a dit La France » :
Un ennemi surgi de l’enfer et l’abjecte trahison sa complice, ont jeté la France contre terre, ont paru l’ensevelir vivante dans la boue, le sang et les supplices. Berlin, Rome, Vichy, la tiare du trirègne sur le front de la Bête, pour parler comme saint Jean, ont cru en finir avec la plus noble nation du monde. C’est alors qu’elle résiste dans tous les plis de sa nuit1.
5Enfin, figure un inédit de Romain Rolland, « France et liberté », texte lu à la Sorbonne le 9 décembre 1944 à la séance de commémoration des intellectuels victimes de l’Occupation : « Les vingt années qui ont fait le pont entre l’une et l’autre guerres ont vu l’affaissement moral de l’âme française. […] Or, c’est là que le miracle se produisit. Du fond du gouffre l’éclair de la foi dans la France a jailli, et la flamme sacrée de l’indestructible espérance ».
6L’encadré central « À nos lecteurs » de cette première page, signé par André Gillon, annonce, quant à lui, le programme des Nouvelles littéraires :
Après cinquante huit mois d’un silence volontaire ‑ notre dernier numéro est du 8 juin 1940 – la voix des Nouvelles littéraires se fait entendre de nouveau. C’est pour rester fidèle à la tâche heureusement poursuivie pendant vingt ans et en pleine liberté que nous arrêtions subitement une publication qu’il nous apparaissait impossible de continuer dans l’esclavage.
7La formule du grand journal d’information intellectuelle que Les Nouvelles littéraires avaient été les premières à appliquer en 1922 – nous tenons à évoquer cette priorité et à rappeler en même temps les imitations provoquées par notre initiative – reposait avant tout sur la liberté de jugement et d’expression. Du jour où la France, à l’armistice, fut captive, il devenait manifeste aux moins prévenus que la liberté de penser était enchaînée, elle aussi. Dès lors, à moins de trahir leur mission, Les Nouvelles littéraires ne pouvaient plus continuer à paraître.
8C’est au nom de leur indépendance que Les Nouvelles littéraires ont donc cessé pour ne pas s’ « associer à une œuvre antifrançaise » :
Aujourd’hui que parmi les combattants d’une lutte gigantesque, la France se redresse en dépit des blessures qu’elle a reçues et de celles qu’elle reçoit encore, aujourd’hui que la liberté et l’honneur sont rendus aux Français, Les Nouvelles littéraires peuvent reprendre leur tâche et répondre de leurs lecteurs.
Notre programme ? Il sera le même qu’auparavant, mais renforcé et élargi par la médiation et par l’expérience douloureuse que ces cinquante-huit mois ont fait acquérir à tous les Français. Peut-il, en effet, s’agir pour nous d’autre chose que d’aider à la formation de l’humanisme nouveau sur lequel s’édifiera la puissance de la France ? Les Lettres, les Arts et les Sciences sont les éléments essentiels. Avec la plus grande objectivité, avec cette conscience et cette rigueur que certains nous reprochaient peut-être, nous ferons connaître et aimer les oeuvres des écrivains, des artistes, des savants, ceux de notre pays, ceux de nos alliés, ceux des autres pays […] Ainsi, nous aiderons à refaire de notre nation et de son Empire une collectivité consciente de son histoire et de sa destinée, qui saura trouver dans les oeuvres de l’esprit les éléments de son unité de pensée et d’action.
9Et André Gillon de conclure : « la résurrection des Nouvelles littéraires est l’un des signes les plus réconfortants de la continuité française ».
10Qu’en est-il des rubriques théâtrales ? Le théâtre apparaît tout d’abord ponctuellement dans la chronique « Le Monde des livres », ainsi que dans la sous-rubrique « Le Livre de la semaine », et au sein de ses rubriques génériques : « Romans », « Poésie », « Théâtre », « Nouvelles », « Essais », « Histoire », « Livres illustrés », « Voyages », etc. Le numéro du 19 avril rend compte, sous la plume de Pierre Vielhomme, de deux adaptations de Caldéron par Alexandre Arnoux, La Vie est un songe et Le Médecin de son honneur, qui ont pris place dans le répertoire de Dullin. On trouve aussi des comptes rendus d’ouvrages de critique théâtrale (par exemple, le numéro du 8 novembre fait état de la publication de l’Anthologie du théâtre français contemporain de Georges Pillement). Remarquons, toutefois, que Les Nouvelles littéraires ne publient pas de textes dramatiques proprement dits.
11La chronique théâtrale majeure, animée par Gabriel Marcel, secondé parfois par Paul Chauveau, est celle des pages « Les Nouvelles Littéraires au Spectacle » composées également des rubriques sur « Le Cirque », « Le Cinéma » par Georges Charensol, « La Radio » par Pierre Descaves, « La Musique » par André George, et même « Le Cabaret ». C’est en homme de théâtre – il écrit des pièces depuis les années 1920 - que Gabriel Marcel, philosophe existentialiste chrétien, intervient dans les colonnes des Nouvelles littéraires. Critique théâtral à La Nouvelle Revue Française, à l’Europe nouvelle, puis de 1945 à 1968 aux Nouvelles littéraires, son opinion oriente la lecture des spectacles de cette année 1945.
12Dans de petits encarts spécifiques, souvent en bas de page, les pavés publicitaires pour les spectacles sont nombreux et pour toutes sortes de salles. Dès le numéro du 5 avril, on peut lire : au Théâtre des Mathurins, Federigo de René Laporte, musique de George Auric, mise en scène de Marcel Herrand, ainsi que Tartuffe ; au Théâtre Pigalle, Le Fleuve étincelant de Charles Morgan, avec Henri Rollan, Jandeline, Christian Gérard, annoncé comme « l’événement de la saison » ; au Théâtre d’Iena, en raison de son succès, prolongation du Chandelier avec Martine Breteuil et A. Reybaz ; au Théâtre des Capucines, Pantoufle, « le plus grand succès de la saison » ; au Théâtre de l’Atelier, L’Agrippa, comédie d’André Barsacq. La Revue du Lido organise des « manifestations de bienfaisance » où le « droit d’entrée est perçu au profit du Comité national des Oeuvres du soldat ». Enfin, des photographies d’artistes : Jean Tissier « qui vient de remporter un très gros succès dans la pièce nouvelle d’Yves Mirande et Jean Boyer, Circonstances atténuantes, au Théâtre Antoine ; Roland Pilain et « son théâtre des enfants joue et présente Cendrillon » au Théâtre de l’Ambigu. Dans ce contexte de la Libération, le numéro du 31 mai présente des publicités vantant l’organisation de soirées théâtrales pour les rapatriés d’Allemagne. Les Nouvelles littéraires fourmillent ainsi d’invitations au spectacle.
Les grandes créations de l’année 1945
13Les grandes créations sont celles du théâtre existentialiste. Ce sont aussi celles des pièces sur la guerre car la mode est aux sujets historiques. L’année est enfin marquée par les succès du Boulevard.
14La 200e de Huis clos est annoncée dès le numéro du 26 avril. L’œuvre de Sartre a été créée le 27 mai 1944 au Vieux-Colombier, « pièce de théâtre symbolique de l’Existentialisme ».Les Nouvelles littéraires n’ont donc pas encore repris leur parution lors de cette création, et Gabriel Marcel rattrape ainsi le retard en rendant compte de ce « succès retentissant [qui] retient l’attention du critique comme du moraliste », car cette pièce questionne l’acte qui engage l’existence et lui donne sens, et interroge la sujétion à l’autre. Toutefois, Gabriel Marcel s’étonne : « Mais à quel étrange appétit de mortification correspond l’accueil enthousiaste que le public ménage chaque soir à cette œuvre asphyxiante (J’ai éprouvé pour ma part, après l’avoir entendue, comme les tout premiers symptômes d’un empoisonnement par oxyde de carbone) ». Il critique la volonté de scandale de l’auteur, le public pouvant trouver dans cette pièce la justification de son désarroi : « Il serait à souhaiter que ceux qui applaudissent Huis clos prissent conscience de ce que signifie et annonce la dialectique qui s’y déploie ».
15En octobre, c’est au tour de Caligula d’Albert Camus, « oeuvre des plus fortes et des plus nettes qu’on ait vues depuis des années au théâtre2 ». Paul Chauveau questionne ainsi l’absurde camusien, son bien-fondé, à travers le personnage historique de Caligula, et dresse un parallèle avec celui d’Ubu « que décidément on retrouve partout à notre époque » ; Caligula lui aussi « contribue à remuer tant de souvenirs récents ». La question de la théâtralité de la pièce est soulevée (« est-ce bien une pièce destinée à la scène ? »), en raison de l’absence de véritable conflit dramatique ; il s’agit plutôt d’un drame philosophique proche de ceux de Renan. Toutefois, la prestation de Gérard Philipe et de la troupe est saluée. La polémique se poursuit avec une réponse de Camus publiée en première page du numéro du 15 novembre dans un texte intitulé : « Non, je ne suis pas existentialiste ».
16Enfin, Gabriel Marcel donne un article de fond remarquable sur Les Bouches inutiles de Simone de Beauvoir – dont l’action se déroule au Moyen Âge dans une petite ville des Flandres ‑ et sur l’apport et les limites du « théâtre dialectique » (la pièce en est un « spécimen remarquable et un peu inquiétant ») où prime la démonstration. Malgré ce questionnement de fond, l’œuvre est jugée supérieure, par sa force de construction, à Caligula. Gabriel Marcel engage un débat essentiel sur la question du particulier et du général au théâtre. Ainsi, selon Beauvoir, « les aventures individuelles, les drames intérieurs ne conviennent pas au théâtre et non plus l’étude de cas singuliers, faute d’un approfondissement incompatible avec la technique théâtrale, le singulier ne saurait ici rejoindre le général, il demeurerait anecdotique, saugrenu ». Ce à quoi Gabriel Marcel répond qu’il est « convaincu que le théâtre en s’affranchissant de l’individuel abjure presque inévitablement son autonomie pour s’inféoder à une église, ou, ce qui est pire, à une secte idéologique ou politique3 ».
17Les pièces sur la guerre, quant à elles, remportent un grand succès, leurs intrigues se déroulant pendant les années noires de l’Occupation, mais ne sont pas toutes d’une grande qualité. C’est le cas d’Un ami viendra ce soir d’Henri-René Lenormand, présenté par Les Nouvelles littéraires le 21 juin. En été 1944, un docteur reçoit dans son chalet et tente de soigner des « psychopathes victimes de guerre » : une baronne qui change de robe tous les quarts d’heure ; un homme qui se promène à moitié nu parce qu’il croit qu’on veut le faire mourir de chaleur ; une jeune fille qui a perdu les siens dans un bombardement, héroïne de la pièce dont le titre, « un ami viendra ce soir », est le signal radio pour faire sauter un viaduc. Ces pièces qui se font directement l’écho de l’actualité ne sont pas d’une grande réussite artistique, et Gabriel Marcel conclut ici à une intrigue pleine d’invraisemblances.
18Dans tous les cas, les sujets historiques sont à la mode. Le 3 mai, Les Clefs du ciel, pièce représentée par Louis Ducreux à l’Athénée, dont l’action se passe sous la Terreur, est jugée intéressante et bien construite. En novembre, au Théâtre Saint-Georges est donné À l’approche du soir du monde (expression qui dans les textes médiévaux signifiait : « l’espoir d’un lendemain d’universelle lumière ») deFabien Reignier, lauréat du Prix du Syndicat des auteurs. Son intrigue se déroule au temps de la Réforme, mais cette « pièce philosophique éveille des exigences auxquelles elle ne satisfait pas ». Le même mois, Charlotte et Maximilien de Maurice Rostand, avec Gaby Morlay, au Théâtre du Gymnase, aborde l’histoire de l’Empire du Mexique sous Napoléon III et l’impératrice Eugénie. Paul Chauveau en profite pour critiquer l’immobilisme de son auteur :
Ces dernières années ont vu des désastres sans nom, des empires bouleversés, des masses humaines détruites, déportées, suppliciées, des misères indicibles dont le terme est encore incertain, la condition même de l’homme remise en question. M. Maurice Rostand, lui, n’a point changé. Immuable, impavide et peut-être inconscient, il poursuit une carrière où tout est à la mesure du contentement de soi, de la romance et du sentiment. C’est ce qu’il appelle rester un poète4.
19Enfin, en décembre, Anne et le dragon de Caillava au nouveau Théâtre Verlaine porte à la scène un sujet médiéval5.
20Face à ces sujets historiques empreints de sérieux, on note, à l’opposé, les grands succès du Boulevard. Ce théâtre plus léger comble un public qui, au lendemain de la guerre, est friand de divertissements et d’effets faciles. Du côté des créations, en juin Le Printemps de la Saint Martin de Noël Coward, à la Potinière, est un bon divertissement boulevardier où Suzy Prim est hors-classe6 ; en octobre, Le Séducteur d’André Birabeau, au Théâtre Antoine, est une pièce sur la paternité, jugée d’un moralisme convenu7. Citons encore l’annonce, le 31 mai, de la 200e d’Une grande fille toute simple d’André Roussin. De même, le Boulevard triomphe du côté des reprises : Feydeau est à l’honneur avec La Dame de chez Maxim’s et Monsieur chasse ; La Puce à l’oreille clôture, avec ses deux cents représentations8, la saison théâtrale 1945 avant la coupure de l’été, et rouvrira d’ailleurs la saison 1945-1946 à la Porte Saint-Martin.
21Pour clore ce panorama des créations, l’année 1945 se termine en beauté avec La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux, qui sort des catégories précédentes. Cette « féerie moderne » transposée dans le monde contemporain marque le retour de Louis Jouvet comme acteur et metteur en scène, après cinq ans d’absence. Selon Gabriel Marcel, « la date du 19 décembre 1945 est vraisemblablement la seule que retiendra l’historien du théâtre dans l’année qui s’achève ». Le spectacle rivalise avec ce qu’il y a eu de meilleur sur la scène de l’Athénée. La disparition récente de Jean Giraudoux ajoute de l’émotion au spectacle. Il est « le seul parmi les auteurs dramatiques français à avoir su transposer le féerique dans le monde contemporain ». Aurélie, la folle de Chaillot, engage la lutte à la terrasse du « Francis » contre une poignée d’hommes d’affaire véreux qui s’apprêtent à lancer l’Union bancaire pour l’exploitation du sous-sol parisien. Et Gabriel Marcel de conclure : « Nous sommes loin du grabat naturaliste. La poésie exerce son office magique et, par la chimie qui lui est propre, transmue le sordide en somptuosité […]. Il est évident qu’un ouvrage comme celui-ci échappe de toutes les manières aux mesures que nous avons coutume d’appliquer à une œuvre dramatique. Le théâtre redevient ici une magie, un mode d’incantation9. »
Les grandes reprises françaises
22Les grandes reprises françaises marquent un penchant net des Nouvelles littéraires pour la tradition. Du côté des classiques, Molière est joué en mai à la Comédie-Française avec unTartuffe très apprécié, « la pièce la plus forte que Molière ait écrite », « qui contient tout le drame moderne en puissance ». À travers Corneille, repris en novembre avec Horace, Gabriel Marcel se fait le défenseur du théâtre classique face au théâtre contemporain, saluant les « remarquables représentations » au théâtre Charles-de-Rochefort par la jeune compagnie de Noël Vincent : « Allez réentendre Horace, et vous saurez ensuite au juste ce qu’il convient de penser des pièces de M. Sartre et même de M. Anouilh ; elles ne seront pas annulées pour cela, mais situées à leur plan10 ».
23En octobre, une publicité annonce la reprise du Faiseur de Balzac par Charles Dullin au Théâtre Sarah-Bernhardt, dans une adaptation de Simone Jolivet. Gabriel Marcel est d’avis partagé, critiquant les décors et la musique de Darius Milhaud11. La pièce de Balzac n’est pas perçue comme un chef-d’œuvre, le personnage principal de Mercadet étant trop riche et absorbant toute la substance de l’œuvre (à côté des pâles personnages secondaires : sa fille, sa femme), et Dullin n’étant plus l’homme du rôle.
24Lorenzaccio de Musset, en octobre toujours, mis en scène par Gaston Baty au Théâtre Montparnasse, offre une réflexion sur le pouvoir, sur le meurtre, faisant écho à la période sombre d’où sort la France. La pièce est jugée mieux comprise qu’à sa création en 1896, mais aussi supérieure au théâtre actuel de Camus, Sartre ou Anouilh : « Pas de décor : des draperies, des tapisseries […] ; un meuble, un accessoire suffit à créer l’atmosphère, parce que les costumes sont magnifiques et que l’art du groupement scénique n’a jamais été poussé aussi loin12. » Gabriel Marcel procède à une lecture existentialiste de Lorenzaccio qui présente selon lui une réflexion sur l’acte qui engage, et fait de Musset un auteur visionnaire dont la pièce annonce les problématiques de l’histoire du XXe siècle :
Ce qui est peut-être le plus surprenant, c’est l’extraordinaire actualité de l’ouvrage. Je ne songe pas ici simplement au conflit éternel entre la tyrannie et la liberté. Il y a beaucoup plus : le personnage même de Lorenzo est sans doute beaucoup plus compréhensible pour nous, spectateurs de 1945, qu’il ne pouvait l’être en 1896, et même lors des reprises ultérieures. Par une sorte d’anticipation vraiment géniale, c’est bien le désespoir des hommes d’aujourd’hui qui s’exhale du drame ; plus profondément, c’est à la conception contemporaine de l’acte que répond par avance ce crime que porte en lui le héros et dont il aura à se décharger, comme on se déleste d’un fardeau. […] C’est dans toute l’ardeur et la pureté de son âme républicaine que Lorenzo s’est fait à lui-même le serment de délivrer Florence du tyran qui l’opprime et le souille.
25À partir du 3 août13 sont annoncées les représentations estivales « exceptionnelles » de L’Aiglon d’Edmond Rostand au Théâtre du Châtelet, dans une mise en scène de Maurice Lehmann. Ce monument en six actes reprend un épisode de l’histoire de la France à travers le personnage du fils de Napoléon, le Duc de Reichstadt.
26Du côté de la reprise des contemporains, les échos de l’histoire sont également perceptibles. En avril, Ubu roi de Jarry est joué au Vieux-Colombier : « […] c’est dire quel sens de l’actualité anime la compagnie Guy Renard qui vient à son tour de présenter Ubu roi », écrit Paul Chauveau14, après avoir souligné que, depuis sa création en 1896, Père et Mère Ubu n’ont fait que de rares apparitions sur la scène française. Gabriel Marcel revient sur cette actualité de la pièce de Jarry : « C’est que, dans la vie réelle, les épigones du Père Ubu se sont multipliés et installés de façon hallucinante. Leur véracité, leur férocité, leur efficace bêtise, on les a vues régner totalitairement, et chacun […] contemple l’effet des manœuvres qu’ils ont ordonnées. C’est dire le sens de l’actualité qui anime la Compagnie Guy Renard qui vient à son tour de présenter Ubu Roi ». Mais, Gabriel Marcel regrette un Ubu mince et jeune, dépourvu des instruments de son règne (« sabre à phynance, petit bout de bois à oneille, crocs divers et autres bâtons à physique »).
27Il en va de même pour La Sauvage d’Anouilh, donnée en avril à la Comédie des Champs-Élysées, dans laquelle est perçu cet écho de l’actualité de la France de 1945 : « un des ouvrages les plus significatifs de Jean Anouilh », dramaturge « le mieux doué de sa génération ». Le succès d’Antigone à l’Atelier, qui sera prolongé par quinze reprises en mai15, lui assure la place à laquelle il a droit ; loin des « arrière-pensées fascistes que les adversaires d’Anouilh lui ont libéralement prêtées », c’est « une propension à une sorte d’anarchisme » que retient Gabriel Marcel de cette œuvre : « l’originalité, la grandeur de La Sauvage réside précisément dans cette conscience obstinée d’une consubstantialité avec le mal humain, considéré dans tout ce qu’il comporte de déchéance physique et morale ». « Cette pitié tragique » est inséparable d’un « humour parfois grinçant, parfois strident ». Ainsi, le théâtre de Jean Anouilh est « avant tout le mode hybride, contrasté, suivant lequel une certaine blessure fondamentale prend conscience de soi et se rend communicable à tous ceux qui sont capables de reconnaître qu’après tout ils en sont eux-mêmes atteints16 ».
28Enfin, A souffert sous Ponce Pilate de Paul Raynal, créé en 1939, s’inspire d’un sujet biblique à travers le personnage de Judas. Gabriel Marcel se félicite de cette reprise à la Comédie-Française, regrettant que son auteur ait moins retenu l’attention des critiques qu’Anouilh ou Salacrou, alors qu’il « a réalisé d’immenses progrès, que son style s’est fait toujours plus ferme et plus musclé17 ».
Une formidable ouverture sur les théâtres étrangers
29L’année 1945 est également marquée par une ouverture exceptionnelle sur les théâtres étrangers. Au fil des numéros, une série d’articles sur les littératures étrangères18 accompagne d’ailleurs cet intérêt.
30Tout d’abord, c’est le théâtre anglais qui est largement à l’honneur. Les pièces de Shakespeare, surtout ses drames politiques, suscitent la curiosité des metteurs en scène. En avril, Le Roi Lear est repris au Théâtre Sarah-Bernard : le rôle-titre est interprété par Dullin, prestation qui n’a pas déçu, dans une adaptation de Simone Jolivet, qui a le mérite « d’être scénique19 ». Toutefois, Gabriel Marcel s’interroge sur l’accueil par le public qui paraissait s’ennuyer et qui n’a jamais accueilli Le Roi Lear comme les autres chefs-d’œuvre shakespeariens (Hamlet, Othello, Roméo et Juliette, Jules César) : « c’est par essence le drame de l’égarement et l’excès », qui peut être enfin appelé à trouver son véritable public « en ce temps d’“absurdisme” », au milieu d’un monde en convulsions ». Toutefois, Gabriel Marcel regrette vivement le peu de succès du Roi Lear qui risque d’être retiré de l’affiche, invitant le public à soutenir la pièce : « un tel insuccès est un scandale à l’heure où les pièces les plus médiocres font salle comble depuis des mois20 » ‑ allusion au théâtre de Boulevard, notamment.
31En avril toujours, Le Songe d’une nuit d’été est adapté par Georges Neveu avec la troupe du Rideau des Jeunes. Gabriel Marcel salue un spectacle qui exerce une « action irrésistible » sur le public grâce au travail de son adaptateur : « la compréhension la plus vaste et la plus intime à laquelle un poète ait jamais accédé21 ».
32En mai, c’est au tour d’Antoine et Cléopâtre joué à la Comédie-Française dans la version de Gide, qui « laisse le mieux voir l’opulence décantée du texte ». Monté par Jean-Louis Barrault « avec un éclat exceptionnel », c’est « sans doute le plus grand effort de mise en scène qui ait été déployé à Paris depuis Le Soulier de satin ». Le sujet historique donne un « magnifique spectacle22 ».
33Pendant l’été, à l’occasion d’une tournée de la Comédie-Française à Londres, l’Old Vic Theater Compagny programme trois spectacles à Paris, dont Richard III avec Laurence Olivier, « une des natures d’acteur les plus complètes et les plus attachantes de ce temps23 ». Gabriel Marcel loue cet échange, soulignant « la nécessité absolue de maintenir une amitié dont la rupture marquerait la faillite de notre civilisation » ‑ ce qui explique dans les colonnes des Nouvelles littéraires cette remarquable ouverture sur les littératures étrangères.
34Parmi les autres auteurs anglais, on note, après la publication dans le numéro du 2 août de deux contes inédits d’Oscar Wilde, la reprise en novembre de sa Salomé : « quelle idée saugrenue d’avoir exhumé la Salomé d’Oscar Wilde pour la monter à la Salle d’Iéna24 », s’exclame Gabriel Marcel qui voit là un « exemplaire du mauvais goût dans l’ordre théâtral », la « quintessence du pire style 1900 ». Si la force de « l’humour sombre et cruel » est reconnue, c’est « l’élément pseudo-poétique et pseudo-religieux » qui est contesté.
35Deux pièces de Bernard Shaw sont données en cette année 1945 : la comédie Arms and the man (avec pour toile de fond, en 1885, la guerre entre les Serbes et les Bulgares) qui fait partie des trois spectacles donnés à la Comédie-Française par l’Old Vic au début de l’été ; puis, en novembre, Candida, à la Comédie des Champs-Élysées, qui n’est pas jugée la meilleure pièce de l’auteur, mais celle qui peut le plus facilement s’acclimater chez nous, car elle ne heurte pas « le goût français25 ».
36Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot, monté au Vieux-Colombier par Jean Vilar en juin26, est salué par Paul Chauveau comme « un événement littéraire », après avoir été joué pendant trois ans avec succès en Grande-Bretagne. La pièce prend pour sujet les derniers épisodes du conflit qui mit aux prises Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre, et Thomas Becket, archevêque de Canterbury. Gabriel Marcel y voit les échos tragiques des événements contemporains : « En somme, Meurtre dans la cathédrale, c’est tout le drame de la résistance qui, depuis cinq ans, s’est déroulé des milliers de fois auprès de nous sans jamais se conclure autrement que par le triomphe de l’esprit en face de toutes les forces d’oppression ». Trois semaines plus tard, un article27 d’une remarquable profondeur dans l’analyse revient sur la traduction d’Henri Fluchère, de « l’ordre de la grandeur poétique de L’Annonce faite à Marie », et sur la qualité de la pièce et de l’interprétation, faisant de « Jean Vilar, acteur et metteur en scène, la grande, et peut-être l’unique révélation théâtrale de ces dernières années » : « Il faut que cet artiste ait un théâtre à lui, un théâtre digne de lui. Je ne crois pas me tromper en disant que son heure est venue, après celle des Dullin, des Jouvet et des Baty. Son rôle dans l’état actuel de la scène française peut être éclatant ». Ce sont là des paroles prophétiques puisque Vilar fonde deux ans plus tard le Festival d’Avignon.
37Fin novembre28 est jouée La Maison de l’estuaire de Edward Percy et Reginald Denham, qui fit fureur à Londres et à New York, inspirée d’une affaire criminelle jugée en Angleterre en 1875, et « cas individuel dont Mlle de Beauvoir disait l’autre jour, au dramaturge, qu’il n’a pas à s’occuper ». Mais, Gabriel Marcel de noter que « nombreux sont heureusement ceux qui n’ont pas hésité à enfreindre gaillardement cet ostracisme philosophique ».
38Du côté du théâtre belge, Louis Piérard souligne la qualité des spectacles à Bruxelles depuis 1940 car « la Belgique, obligée de vivre repliée sur elle-même, a constitué de jeunes troupes homogènes, pleines de ferveur […], [qui] ont monté des spectacles d’une rare qualité », notamment, Antoine et Cléopâtre dans la version de Gide29.
39Le théâtre espagnol est représenté avec La Célestine (1942) de Fernando Rojas, adaptée par Paul Achard et montée en décembre sur la scène du Palace par la Compagnie d’Art dramatique. Cette adaptation trop libre ampute la durée de la pièce des trois quarts et ajoute un personnage. Gabriel Marcel, à partir de sa relecture du texte espagnol original, regrette ainsi le changement de ton : « l’élément burlesque et crapuleux étant mis au premier plan dans une pièce où les aspects épico-lyriques ne manquent pas ».
40Enfin, les Russes sont à l’honneur au printemps avec L’Ours, « farce » de Tchekhov, « croquis de la société russe d’avant-guerre », et Hyménée, « comédie » de Gogol, « peintre des mœurs » et « du ridicule30 », aux matinées du Vieux-Colombier. De même, L’Amour livre d’or de Tolstoï est joué par le Théâtre d’Iéna31 ; L’Invasion du romancier Léonov, dont le sujet est « la vie d’une famille russe sous l’Occupation, dans une petite ville, avec les terribles perturbations qu’y apporte la présence de l’envahisseur », est le « type même de la pièce d’actualité32 », jugée trop réaliste (brutalités allemandes, irruption finale des parachutistes qui libèrent des captifs, etc.), et finalement servant la propagande que doit éviter l’art.
Les événements très divers du monde du spectacle
41Enfin, Les Nouvelles littéraires rendent compte régulièrement de l’actualité très variée du monde du spectacle. En avril33, Jouvet donne une conférence signalée par Jeanine Delpech dans son article « Jouvet enfin à l’Athénée ». De retour pour parler des « Prestiges et perspectives du théâtre français », il revient sur sa carrière, sur les manques de subventions que subit le théâtre. En mai, Les Nouvelles littéraires annoncent la promotion de Robert Ancelin, directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin, qui accède au titre de secrétaire général du Comité Directeur du Syndicat des Directeurs de Théâtres de Paris34, puis en juillet les concours de comédie et de tragédie au Conservatoire35.
42Si un extraordinaire souffle de renouveau parcourt les pages du journal, celui d’un monde qui renaît de ses cendres, nous constatons aussi une grande nostalgie pour la France d’avant-guerre. Aussi Les Nouvelles littéraires consacrent-elles systématiquement des articles d’hommage pour célébrer la mort ou l’anniversaire de la disparition des grands intellectuels, écrivains ou auteurs dramatiques. À la une du 19 avril, la mort un an auparavant de Paul Hazard qui avait participé au numéro du 26 août 1939, le dernier paru avant le déclenchement du conflit. De même, tous les honneurs sont rendus à Paul Valéry auquel Les Nouvelles littéraires consacrent fin juillet un numéro entier36. En août37 est rappelée la disparition de Saint-Exupéry un an plus tôt, ainsi que celle de Robert Desnos dans le camp de Térézin près de Prague.
43Parmi les auteurs dramatiques, un hommage est rendu àMaurice Donnay. Au bas de la première page du numéro de reprise, un dessin de Roger Wild intitulé « Maurice Donnay » renvoie à un article en dernière page. « C’est toute une époque qui disparaît avec lui », celle des maîtres de la scène de 1900. « Il ne suffit pas d’évoquer Le Chat noir et La Vie parisienne. Plus qu’un Lavedan ou un Alfred Capus, il a incarné, surtout entre 1895 et 1910, un certain esprit parisien qui allie la blague à une observation très pénétrante, à une expérience savoureuse et nuancée ». Gabriel Marcel salue Amants (1895), son chef-d’œuvre, voit abordée dans Le Retour à Jérusalem (1903) la « relation entre aryens et israélites », souligne la « résonance » de ses dialogues, en concluant : « Peut-être faudrait-il dire enfin et surtout que Donnay demeure un témoin remarquablement exact et attentif à la décomposition des croyances et des mœurs qui a précédé les cataclysmes contemporains ».
44L’éloge de Jean Giraudoux parcourt toute l’année 1945. Un an après sa mort, dès le numéro du 5 d’avril, un article de Charles Sylvestre, « Le souvenir de… Jean Giraudoux », évoque l’homme en des termes amicaux mêlés d’anecdotes pittoresques et de souvenirs de Bellac. D’autres témoignages se succèdent au fil des mois (« Le dernier message de Giraudoux » ou encore « L’Eau et Giraudoux38 ») pour culminer, en décembre, avec la célébration de La Folle de Chaillot.
45La disparition un an plus tôt d’Henri Ghéon, auteur dramatique chrétien, est l’occasion pour Gabriel Marcel de souhaiter la réhabilitation de cette « œuvre immense » et « méconnue », qualifiée de « théâtre de patronage39 » et si souvent décriée. Il veut plutôt y voir un « théâtre d’édification qui peut se réclamer de précédents illustres, et avant tout du Caldéron des Auto-Sacramentales » : « Un théâtre édifiant n’est pas un théâtre moralisateur. Édifier, c’est authentiquement construire : et comment construire des êtres humains, sinon en évoquant les vies exemplaires qui furent celles de Saints ? », car « nous avons à compter pour relever notre pays […] sur ceux qu’anime une foi indéfectible en la France et en un avènement spirituel qu’elle a pour mission de préparer ».
46Enfin, un hommage particulier est rendu à la disparition des grandes actrices françaises. Celle de la tragédienne de la Comédie-Française Mme Segond-Weber dans un article teinté de la nostalgie d’une époque révolue (elle rejoint les Mounet-Sully) face aux « turpitudes du présent40 ». De même, pour la mort de Georgette Leblanc survenue en 1941, dans un texte de Jean Cocteau en première page du numéro du 25 octobre, suivi de « Oscar Wilde chez Maeterlinck41 », souvenirs de l’actrice recueillis par Guillot de Saix. Le journal rattrape donc les hommages qui n’ont pu être formulés pendant l’interruption des années de guerre, élargissant cette année 1945 à celles de l’Occupation et enrichissant ainsi cette reprise de la publication.
47On ne peut que conclure sur le succès immédiat de la reparution des Nouvelles littéraires, comme le souligne le second numéro du 12 avril 1945 :
La satisfaction de voir reparaître Les Nouvelles littéraires s’est exprimée dans la presse, à la radio, dans les lettres de lecteurs avec une telle abondance, que nous nous excusons de ne pouvoir remercier chacun de ceux qui ont bien voulu dire que ce numéro n’était pas indigne de notre passé. Nous tenons surtout à nous excuser auprès de ceux, trop nombreux, qui n’ont pu se procurer le premier numéro des Nouvelles littéraires renaissantes. Notre édition a été enlevée presque partout en quelques heures et les restrictions de papier imposées à la presse française ne nous ont, hélas ! pas permis de répondre aux innombrables demandes de tous les amis de notre journal.
48La fécondité de l’année théâtrale 1945 est marquée tant par la nostalgie d’une France qui n’est plus que par l’espoir dans le renouveau d’un pays à reconstruire. Quant à la qualité des pages théâtrales des Nouvelles littéraires, elle tient à une analyse régulière et approfondie des spectacles donnés, à l’acuité des jugements portés sur des pièces remarquablement bien saisies dans leur actualité, ainsi qu’à leur recension quasi exhaustive. On dénombre pas moins de quarante-trois comptes rendus critiques de pièces, créées ou reprises, sur les trente-huit numéros42 de cette année. Le répertoire joué à la Libération est abondant. Sur le plan esthétique, il n’a certes pas la valeur de nouveauté qu’apportera bientôt l’avant-garde d’un Genet (Les Bonnes, 1947), d’un Ionesco(La Cantatrice chauve, 1950) ou d’un Adamov (La Grande et la petite manœuvre, 1950). Mais, ce foisonnement prépare largement l’arrivée de nouvelles dramaturgies qui se démarqueront définitivement d’une tradition théâtrale que continue de perpétuer – dans sa forme, du moins ‑ le répertoire des œuvres que nous venons de traverser, et auquel adhère pleinement Gabriel Marcel et les collaborateurs des Nouvelles littéraires, comme en témoignent notamment les éloges répétés du théâtre de Giraudoux ou d’Anouilh dont la facture reste encore classique, ou des reprises de Corneille ou de Molière.
49Certes, on peut regretter le point de vue souvent unique, bien qu’éclairé, de Gabriel Marcel. Toutefois, malgré son attachement à la tradition, ce dernier sait saisir d’emblée l’apport essentiel d’un Vilar, relativiser celui du théâtre existentialiste, jugé finalement trop didactique et pas assez dramatique, anticipant largement l’opinion de la postérité, enfin et surtout tisser au fil des numéros une histoire de la littérature dramatique européenne, et plus largement occidentale.