« La pensée du dedans : E. Hennequin ou la refonte psychologique de la critique littéraire »
1Mort prématurément, et laissant une œuvre ébauchée pour l’essentiel, le critique et traducteur suisse Emile Hennequin (1858-1888) appartient à la cohorte des grands « oubliés du XIXe siècle »1. Pourtant, comme en témoignent ces lignes d’Albert Thibaudet, parues en 1933, on ne saurait passer son nom sous silence, dès lors que l’on cherche à reconstituer le champ de la critique littéraire de l’époque symboliste : « plusieurs revues, cependant, ont fortement compté par la personnalité de leur critique ordinaire. Une histoire doit retenir cinq de ces critiques ordinaires : Hennequin, Morice, Wyzewa, Gourmont, Blum2 ». Cependant, le critique de la NRF poursuivait cette présentation en brossant le tableau d’un échec, celui d’une « critique esthétique », trop spéculative et trop théoricienne, mordue par la chimère de « l’Art » et des idées générales, délaissant la réalité rugueuse des œuvres individuelles : « les théoriciens ont échoué, les essayistes ont réussi3 ». A ses yeux, l’orientation « scolastique » des Hennequin, des Morice et des Wyzewa constituait une impasse ; seuls Gourmont et Blum restaient lisibles pour un lecteur des années 1930. De fait, Hennequin par exemple, avec le programme de sa « critique scientifique », qui va faire l’objet d’une relecture dans les pages qui vont suivre, ne léguait pour Thibaudet qu’une curiosité intellectuelle sophistiquée, « un échantillon antédiluvien de critique ganoïde4 », et ne faisait, éternel disciple, que renverser les thèses de son maître Hyppolite Taine : « Hennequin se montrait soucieux surtout de prendre le contre-pied des théories de Taine, de lui ressembler (non par le style, hélas !) en disant le contraire de ce que disait Taine5 ». Une réévaluation s’impose, depuis que la Nouvelle Critique nous a doté d’un autre regard sur la littérature.
2Emile Hennequin, dans ce livre programmatique que fut La Critique scientifique (Perrin, 1888)6, souhaita jeter les bases épistémologiques d’une scienza nuova, baptisée « esthopsychologie7 », et entendue comme « science des œuvres d’art considérées comme signes8 ». On sait que ce projet, fondé sur une relecture critique du déterminisme tainien, entendait substituer à la fameuse triade de la « race », du « milieu » et du « moment »9, un triple objet, considéré par trois fois d’un point de vue « scientifique » : l’œuvre, décrite par une « esthétique » ; l’artiste, analysé selon une « psychologie » ; et le public, abordé à travers une « sociologie ». L’apport proprement personnel et novateur de la pensée d’Hennequin, comme l’ont très vite compris quelques contemporains du critique, en particulier Edouard Rod, consistait dans ce « contre Taine » – qui n’était donc pas seulement, ainsi que l’affirmait avec désinvolture Thibaudet, un « anti-Taine » – faisant de l’artiste un producteur et non plus un produit. Depuis les travaux de l’Ecole de Constance, ce programme, centré sur la question des effets de l’œuvre d’art, retrouve toute sa fécondité heuristique, indépendamment du scientisme plus ou moins naïf dont il se pare. Ajoutons que ce livre a pu constituer un événement littéraire lors de sa parution. De fait, il fut longuement analysé et discuté par Brunetière10, qui s’y réfèrera à plusieurs reprises dans ses articles de la Revue des Deux Mondes de cette période, et lu attentivement par le philosophe Jean-Marie Guyau, qui en fit un interlocuteur privilégié dansson Art du point de vue sociologique de 1889, lors d’une réflexion sur les « causes du génie »11. C’est encore ce sujet, la « psychologie du génie », qui amènera Léon Paschal à consacrer trois pages à Hennequin dans son livre de 191012. Cette réfutation du déterminisme tainien a des répercussions à l’étranger13. Un professeur d’histoire de la philosophie de l’Université de Rome, Giacomo Barzellotti, fait en 1900 de Hennequin le grand adversaire de Taine, toujours sur ce terrain de la nature du génie artistique : « le plus notable de ses contradicteurs me paraît être Emile Hennequin, dans son volume publié en 1888 sous ce titre : La critique scientifique. C’est un des livres les plus importants qui aient été écrits en France sur ce sujet ces dernière années14 ». Puis, le critique suisse est tombé dans l’oubli15. Mort accidentellement à 29 ans, celui qui réunissait un groupe littéraire rue de Fleurus, laissa une œuvre de traducteur d’Edgar Poe, et de critique littéraire sensible à la littérature étrangère. C’est son ami Edouard Rod qui réunit une partie de ses articles en volumes16, sous le titre général de « études de critique scientifique » : Ecrivains francisés parut chez Perrin en 188917, suivi, un an après, chez le même éditeur, par Quelques écrivains français18. Notons que dans la préface de son enquête de 1891, Jules Huret présentait Hennequin comme un intellectuel qui fut « unanimement reconnu comme le plus considérable des jeunes19 ». Son œuvre fut en effet saluée par des esprits aussi différents que Mallarmé, Mirbeau, ou Maupassant.
3Nous allons donc nous intéresser ici au Hennequin théoricien, en posant deux séries de questions. Tout d’abord, on cherchera à déterminer quelle forme prend cette « critique scientifique », en dégageant l’idée de la critique, l’idée de la science, et l’idée de la littérature qu’elle implique. Puis, nous tenterons de délimiter les conditions de possibilité d’une telle « critique scientifique » compte tenu des possibles énonciatifs du moment. On pourra répondre à cette deuxième question au niveau historique (analyser des mutations), comme au niveau archéologique (analyser des dispositifs).
Description d’un programme critique
4Ce livre programmatique très dense entend fonder une nouvelle science, dont l’objet est l’œuvre d’art. Baptisée d’un néologisme qui démarque implicitement le concept d’« aestho-physiologie » proposé par Spencer20, cette « esthopsychologie » alterne sous la plume d’Emile Hennequin avec la formule « critique scientifique ». Un tel mode de désignation de l’activité critique constitue à lui seul un changement de paradigme notoire, venant entériner le grand virage scientiste du discours appliqué à la littérature qui s’opère dans le sillage de la méthode théorisée par Taine dans sa fameuse préface à l’Histoire de la littérature anglaise de 1863. Nous lisons en effet, dans un passage d’analyse métagénérique qui réserve le seul nom de « critique » à la critique subjective, qu’Emile Hennequin appelle aussi de manière péjorative « critique judiciaire » :
5Le premier de ces genres peut conserver son appellation primitive, puisqu’il est tout d’appréciation ; quant au second, il serait bon qu’on se mît à le désigner par un vocable propre ; celui d’esthopsychologie pourrait convenir à un ordre de recherches où les œuvres d’art sont considérées comme les indices de l’âme des artistes et de l’âme des peuples21.
6De plus, cet ouvrage dont le propos est d’ordre méthodologique et épistémologique, cherche à délimiter un objet de recherche, en présentant des outils d’analyse, tout en situant la science en question par rapport aux autres sciences existantes. Cette « critique scientifique » emprunte ses modèles à la psychologie dite « scientifique », héritière des psychologues français (Taine et Ribot), anglais (Bain, Maudsley, et surtout Spencer), ou allemands (Fechner, Wundt). Précisons ici que Hennequin assurait la recension pour la Revuecontemporaine des ouvrages de psychologie fraîchement parus ou traduits, dans la rubrique encore intitulée « Philosophie »22. Ce sont bien ces auteurs et ces études qui serviront de caution intellectuelle au programme théorique esquissé dans La Critique scientifique.
7Cette idée de la critique se fonde sur une idée de l’œuvre d’art, héritée explicitement des travaux de Taine. En effet, l’œuvre est perçue comme signe, c’est-à-dire comme document ou indice, et representamen d’autre chose qu’elle-même :
(…) l’esthopsychologie est une science qui permet de remonter de certaines manifestations particulières des intelligences à ces intelligences mêmes et au groupe d’intelligences qu’elles représentent. (…) l’esthopsychologie est la science des œuvres d’art en tant que signe23.
8Hennequin construit une méthode d’analyse triadique, visant simultanément trois types d’étude : « C’est entre ces trois sciences, l’esthétique, la psychologie, et la sociologie, qu’il convient de fixer provisoirement le ressort propre de la critique scientifique24 ». Il s’agit d’abord de faire une « analyse esthétique », qui repose une définition à la fois kantienne et spencerienne de l’œuvre d’art, finalité sans fin et jeu improductif25. Son but consiste à identifier, dénombrer, et classer les « émotions esthétiques » ou les « effets émotionnels » de l’œuvre. Dans ces conditions, Hennequin propose une morphologie des œuvres qui se voit très vite rabattue sur une psychologie des émotions :
(…) l’œuvre littéraire est un ensemble de signes écrits destinés à produire des émotions inactives, et la première tâche de l’analyste qui entreprend d’extraire d’un ou plusieurs livres d’un même auteur des renseignements psychologiques, sera donc de déterminer la nature, la particularité, à la fois des moyens employés et des émotions produites par l’auteur26.
9Puis vient le moment de « l’analyse psychologique », qui a pour objectif de remonter du style à « l’âme de l’artiste », en inversant la démarche de la critique biographique. Il faudra ainsi aller de l’œuvre à l’homme, des caractéristiques formelles aux caractéristiques psychiques. L’« esthopsychologue » pourra alors établir une typologie des esprits créateurs, distinguant les « visuels », les « moteurs » – capables de reproduire la sensation du mouvement – et les « auditifs ». Hennequin écrit en effet :
10(…) les caractères particuliers de son œuvre résulteront de certaines propriétés de son esprit. Ces caractères seront à l’égard de ces propriétés dans une relation d’effet à cause. (…) Ces images et ces idées, avant de se trouver dans l’œuvre d’art, ont dû se trouver dans l’esprit de l’homme qui l’a conçue et exécutée27.
11L’étude de l’œuvre, toujours perçue comme signe et indice, débouche sur une psychologie de la création et des facultés créatrices. Il faudra alors envisager deux types de rapport avec la psychologie générale. D’une part, l’« esthopsychologie » se présente comme tributaire de la psychologie générale à laquelle elle emprunte ses catégories et ses protocoles. Mais elle ne saurait, pour Hennequin, se contenter de valider des lois psychologiques existantes. En effet, son « esthopsychologie » doit aussi être pensée comme un auxiliaire de la psychologie générale, qui dispose d’un certain nombre d’acquis positifs, à une époque où elle commence à s’affranchir de la philosophie et de la médecine : « on sait aujourd’hui, grâce aux belles systématisations de Spencer, Wundt, Taine, Bain, Maudsley, ce qu’est un esprit humain, quelles sont ses parties et de quelle façon elles coopèrent28 ». L’artiste, regardé et décrit comme « homme supérieur29 », offre la possibilité de découvrir des lois psychologiques nouvelles :
(…) la critique scientifique reçoit de précieux secours de la psychologie générale. Mais cette dernière profitera des travaux auxquels elle concourt. (…) La critique scientifique doue la science mentale d’un nouveau procédé de vérification et d’investigation, en permettant d’étudier les lois psychologiques chez toute une classe de personnes extrêmement intéressantes, les géniaux30.
12Avec l’œuvre d’art surgit un nouvel objet, complémentaire de ceux déjà existants, à savoir l’étude des « fonctions supérieures de l’intelligence31 », dès lors que l’on refuse l’identification entre cerveaux artistes et cerveaux « dégénérés ». De fait, Hennequin dissocie radicalement génie et folie ; il prend le contre-pied des thèses défendues avant lui par Moreau de Tours, ou bien, à son époque, par Féré, Lombroso et Nordau. Il suit plutôt sur ce point les conclusions de Maudsley, présentées dans sa Pathologie de l’esprit32.
13Le troisième et dernier moment de ce travail « scientifique » aura pour tâche la mise en œuvre d’une « analyse sociologique ». Comme on l’a dit, c’est l’apport proprement novateur d’Emile Hennequin, qui se sépare de son maître Taine. En effet, pour le critique suisse, il faut renverser le déterminisme. L’œuvre est moins déterminée que déterminante. Il conteste ici l’existence d’une loi fondée sur l’action des « forces primordiales » que sont la « race » et le « milieu ». Sa réfutation porte surtout sur l’idée de « milieu », notion à la fois trop vague et non pertinente, qui doit être redéfinie. Il avance alors quatre grands arguments. Certes, il n’est pas le premier à émettre des critiques de cet ordre. Il existe toute une tradition de la réfutation de Taine depuis Sainte-Beuve, qui passe par Flaubert, Zola, Mallarmé, Brunetière, et les milieux spiritualistes. Mais Hennequin donne une assise théorique forte à cette réfutation, énoncée et élaborée au nom d’un comparatisme fondé sur un cosmopolitisme. Ce Suisse polyglotte né à Palerme, ami de Rod, parle en traducteur, en voyageur, en passeur de culture. Il prend acte du fait que la littérature est un phénomène européen, voire mondial, comme le montre cet extrait de la préface à Ecrivains francisés, dans laquelle il affirme qu’il existe des « liens électifs plus libres et plus vivaces » que les liens du sol, du sang, et de la langue, avant d’ajouter que « la littérature nationale n’a jamais suffi33 ». On aura compris qu’il sera un ennemi des théories de la « pureté raciale »34.
14Premier argument : un même milieu produit des auteurs très différents. Il y a une singularité irréductible de l’artiste, ainsi qu’une négativité de l’art, qui se pose par opposition avec le « milieu ». Un même climat intellectuel engendre un Taine et un Renan, un Puvis de Chavannes et un Cabanel. Deuxième argument : dans les sociétés modernes, le milieu agit beaucoup moins sur les hommes. Le processus de civilisation est un processus de différenciation sociale, inséparable, d’une part, du développement de l’individualisme, et, d’autre part, du développement de l’état. Ce dernier processus conduit à contrebalancer les effets de la « sélection naturelle », à travers la mise en place de ce que Hennequin appelle « institutions de défense », ou « institutions de conservation »35. Par conséquent, pour cet admirateur du système de Spencer, qui explique le biologique, le psychologique et le sociologique par une même « loi d’évolution », les milieux sont de plus en plus hétérogènes36. Pour Léon Paschal, cet argument est proprement l’apport le plus neuf du critique suisse dans ce vieux débat sur les limites du déterminisme tainien : « […] au fur et à mesure qu’une civilisation progresse, l’indépendance individuelle s’accroit. Et ce dernier facteur, Hennequin est le premier à le mettre en compte37 ». Troisième argument : il faut regarder les faits de réception, nommés ici « variations de la gloire38 ». Une œuvre n’est pas déterminée par son milieu d’origine, puisqu’elle peut avoir une fortune variable dans le temps et dans l’espace. Ainsi, un Edgar Poe aura été ignoré en Amérique, et admiré en France. Quatrième argument : il faut tenir compte des faits d’imitation d’une nation à l’autre, et des transferts culturels, que Hennequin appellent « importations39 ». La littérature n’est pas seulement nationale, façonnée par un génie national : des modèles étrangers agissent avec force, c’est le cas de Walter Scott pour Balzac, écrit Hennequin. Ainsi donc, il faut revoir radicalement la notion de milieu, en la définissant de manière statique, et non dynamique. Ce n’est qu’un état, mais en rien une force déterminante40. La véritable force agissante est ailleurs : c’est l’auteur, le génie artistique41.
15Hennequin développe alors ce qui constitue le noyau central de sa thèse, fondée sur le pouvoir de transformation dévolu à l’artiste. Là se situe la petite révolution copernicienne opérée par rapport à Taine. On va désormais déplacer l’enquête sociologique du contexte de production au contexte de réception, en faisant de l’œuvre une force productive, et non un produit, qui ne restitue pas le social, mais l’institue. Cela conduit à repenser la notion même de signe. La pensée d’Emile Hennequin va plus loin que son langage, puisque l’œuvre n’est plus seulement un signe du public : c’est aussi un signal ou une force qu’il faut penser dans le cadre d’une sorte de pragmatique sociale : « En effet, il est évident que ces milieux, loin d’avoir formé les artistes, puisqu’ils n’ont pas d’existence antérieure connue, ont été formés par eux, à l’occasion de la production de leur œuvre42 ». Il faut donc inverser la relation de causalité, en déplaçant l’intérêt vers l’aval de l’œuvre, créatrice d’un groupe de lecteurs, solidaire de ses effets :
Ainsi, ce n’est pas une assertion inexacte de prétendre déterminer un peuple par sa littérature ; seulement il faut le faire non en liant les génies aux nations, mais en subordonnant celles-ci à ceux-là, en considérant les peuples par leurs artistes, le public par ses idoles, la masse par ses chefs. (…) la série des œuvres populaires d’un groupe donné écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe, une littérature exprime une nation non parce que celle-ci l’a produite, mais parce que celle-ci l’a adoptée et admirée, s’y est complue et reconnue43.
16Dès lors, la nouvelle catégorie pertinente sera le public, que le critique appelle aussi le groupe des « admirateurs », ou des « similaires ». On quitte le terrain de l’hypothèse où s’enfermait le pseudo-déterminisme de la théorie du « milieu », puisqu’on ne peut nier le succès d’une œuvre, dans laquelle on se regarde comme dans un miroir :
Nous avons envisagé l’œuvre d’art dans ses rapports avec l’intelligence de son auteur ; il nous faut maintenant établir ses relations plus lointaines avec certains groupes d’hommes qui, en vertu de considérations diverses, peuvent être considérés comme les semblables et les analogues de l’artiste producteur44.
17La nouvelle série de questions sera : comment décrire le mode d’action de l’œuvre sur le lecteur ? Que signifie « admirer » ? Qu’est-ce qu’un « public » ?
18Une première réponse se situe du côté lecteur, que le critique envisage sous un angle psycho-sociologique. Il distingue d’abord un processus de reconnaissance entre l’œuvre et son groupe d’admirateurs, en vertu duquel s’effectue une rencontre autour d’une même « Weltanschauung ». A partir d’un faisceau d’« effets émotionnels » et d’idées partagés, se met en place ce que nous appellerions aujourd’hui une « communauté sensible », ou une « communauté interprétative », réunissant les « frères en esprit45 » de l’artiste. Cela suppose, pour l’esthopsychologue, une rencontre autour d’un même groupe de facultés psychiques :
(…) une œuvre d’art n’émeut que ceux dont elle est le signe. (…) La loi devra donc être formulée comme suit : une œuvre n’aura d’effet esthétique que sur les personnes qui se trouvent posséder une organisation mentale analogue et inférieure à celle qui a servi à créer l’œuvre et qui peut en être déduite46.
19En outre, une telle approche relationnelle de l’œuvre d’art conduit à rencontrer la question épineuse du « réalisme ». Hennequin, anticipant sur les travaux d’un Jakobson, défend une approche perspectiviste du « réel », qui n’est rien d’autre qu’une construction sociale et conventionnelle. Il prend acte, en se fondant sur la psychologie de son temps47, que la réalité est beaucoup moins perçue que construite, et que la réussite littéraire, sa vérité, n’est jamais que l’adéquation du point de vue de l’auteur et du point de vue de son lecteur. Le critique suisse conclut en définissant un courant artistique par un certain accord, très relatif, entre certains codes, tout aussi relatifs : « il existe donc des lecteurs réalistes et idéalistes, comme il existe des auteurs et des livres appartenant à ces deux écoles48 ». Il ne faut pas parler du « réel », mais des « réalismes », de manière relativiste :
Il est juste en effet que personne n’admet le réalisme de la description d’un objet imaginaire, si cette description ne lui paraît pas correspondre à la vérité ; mais cette vérité est variable, elle est une idée. (…) Les ouvriers ne croient guère à la vérité de l’Assommoir (…) le roman sera goûté, non à cause de la vérité objective qu’il exprime, mais en raison du nombre de gens dont il réalisera la vérité subjective, dont il rend les idées, dont il ne contredit pas l’imagination49.
20Par conséquent, parler du « public » ne peut s’envisager qu’au pluriel, dans le cadre d’une typologie. Hennequin en arrive à esquisser la notion de « lectorat » :
(…) il existe une ressemblance accusée entre le type moral des admirateurs d’un auteur et cet auteur même. (…) Certains auteurs sont particuliers à certains âges et en présentent les caractères. (…) Les auteurs préférés des femmes sont rarement rudes et grossiers. Il existe une analogie extrême entre les facultés d’un auteur et la moyenne de celles de la classe dans laquelle il est populaire50.
21Enfin, un second processus unit les lecteurs à l’œuvre admirée. Parallèlement à la reconnaissance, l’expérience artistique tient de la révélation. En effet, pour Hennequin, celle-ci dévoile le moi profond du lecteur, cet « homme intérieur » évoqué ici, parce qu’elle a lieu dans un autre contexte que celui du travail, et de la sphère économique de l’action pratique :
Il existe sous l’homme public accomplissant un certain travail manuel ou intellectuel à demi imposé, un homme intérieur, qui est, sinon le plus marqué, du moins le plus authentique, car il a persisté, et s’est développé seul, en dépit souvent de circonstances adverses, en dépit de l’exercice quotidien d’un métier, d’une profession. Cet homme intérieur, parfois extrêmement différent de l’homme social, on ne peut le connaître que par ses actes libres, ses actes non intéressés, par le choix de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles51.
22Il faut donc postuler cette dualité du moi, produite par la dichotomie entre le versant symbolique et le versant économique de notre existence humaine, pour comprendre le caractère cette fois différentiel, et non plus mimétique, du goût esthétique. On admire aussi par contraste : un urbain lira avec plaisir un roman champêtre.
23Mais une autre réponse à la question de l’effet de l’œuvre pourra être trouvée du côté de l’auteur, dès lors que l’on substitue à une théorie du milieu une théorie du génie, ce qui constitue la grande nouveauté du livre d’Hennequin comme l’ont remarqué Brunetière et Rod52. En effet, le grand artiste modifie un état de société existant : il crée un public qui se reconnaît en lui. Hennequin va préciser les choses. Tout d’abord, le rapport artiste / public doit être pensé sur le modèle de la suggestion. L’artiste, ce « conducteur spirituel53 », dont parle la préface à Ecrivains francisés, est un hypnotiseur, un fascinateur qui aimante les consciences :
Toute relation humaine, toute coopération surtout, est donc une suggestion. (…) L’âme d’un grand homme est celle qui peut mettre en mouvement un million de bras comme les siens propres ; l’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peuple. L’histoire d’une nation, d’une littérature est l’histoire de ces grandioses communications d’ondes vitales54.
24Par conséquent, Hennequin insiste beaucoup sur le caractère dissymétrique de cette relation duelle. S’il y a bien accord entre « facultés créatrices » et « facultés réceptives55 », il faut préciser avec le théoricien suisse qu’elles sont seulement analogues, mais non semblables, ou bien inférieures, puisque l’artiste produit et que le lecteur reçoit, avec une différence d’intensité dans l’exercice de ces facultés. Cette théorie du « génie » établit de plus une analogie entre l’artiste et le héros, ces deux types subsumés sous la catégorie du « grand homme », ou de « l’homme providentiel ». Dans les deux cas, la même méthode d’analyse peut être suivie : d’un côté des « actes » et des « adhésions », de l’autre, des « œuvres », et des « admirations ». Hennequin écrit en effet :
La gloire d’un artiste et la victoire d’un héros sont des phénomènes analogues, et se décomposent en deux faits : l’un d’individuation qui réalise et érige dans la masse un type ; le second d’imitation, d’adhésion, d’approbation, d’admiration, qui agrège à ce type tous ses similaires inférieurs ; ceux-ci s’associent à ceux-là en vertu de la force élémentaire et universelle d’attraction qui unit tous les semblables et les groupe autour du plus semblable56.
25Ainsi, de proche en proche, l’étude esthopsychologique, approche relationnelle et pas seulement formelle de l’expérience esthétique, opère le passage d’une psychologie de la création à une interpsychologie de l’imitation, inspirée des travaux de Gabriel Tarde, cités dans l’ouvrage57.
26Le livre se termine par un élargissement du champ d’investigation, qui coïncide avec la nécessité de situer cette nouvelle science par rapport à une autre science rivale, l’histoire. Pour Hennequin, auteur, on l’aura compris, d’un programme épistémologique particulièrement ambitieux, l’esthopsychologie doit occuper une place de premier plan au sein des sciences de l’homme, entre histoire et anthropologie, comme l’attestent ces lignes : « [La critique scientifique] nous paraît atteindre, par une série de vues nouvelles, à l’un des points culminants de toute la série des sciences de la vie, qui ne forment en définitive par leur but et leur union qu’une immense anthropologie58 ». Ailleurs, il rédige un vaste programme de synthèse intellectuelle, qui fait de l’œuvre d’art une sorte de « fait social total » :
La méthode exposée permettra pour les époques et les peuples littéraires d’écrire l’histoire intérieure des hommes sous la surface des faits politiques, sociaux et économiques, et d’écrire cette histoire en termes scientifiques précis. Elle conduira, par une synthèse plus vaste, à faire l’historique du développement intellectuel de l’humanité, du développement même de tel organisme psychique isolé. C’est par des recherches de ce genre qu’on pourra fonder véritablement une « psychologie des peuples » exacte et sérieuse (…) Par ces deux méthodes, en étudiant, d’abord en leurs initiateurs, puis en leurs adhérents, les grands mouvements intellectuels, politiques, guerriers, l’histoire tout entière doit être écrite59.
27Hennequin, on le voit, reprend l’ancien projet tainien de la « psychologie des peuples », en le fondant cette fois sur un tableau des « gloires » et des « admirations », sur ces grands hommes, génies artistiques et chefs politiques, qui ont fait l’Histoire. On sait d’ailleurs par le témoignage d’Edouard Rod, que son ambition ultime était de rédiger « une histoire du XIXe siècle en France », dont il a pu esquisser le plan60. L’histoire, totale, associant homme extérieur (faits politiques et économiques) et homme intérieur (faits esthétiques) constitue donc l’horizon de « l’esthopsychologie ».
Situation historique du programme
28Un tel programme appartient à une époque, et repose sur un socle épistémique qui reste à décrire. Tentons maintenant d’en donner les grandes lignes.
29Ce livre constitue comme un point d’orgue de toute une évolution intellectuelle. Il paraît en plein âge d’or du scientisme et du positivisme français, ce « troisième âge » théorisé par Auguste Comte, anti-théologique, et anti-métaphysique. De fait, l’idée de « critique scientifique » résulte de la convergence de trois grands processus. Tout d’abord, c’est bien connu, la critique littéraire française a cherché à se constituer comme science, avec Villemain, Sainte-Beuve, Taine, Deschanel, puis Bourget et Brunetière. Tout un pan du champ critique interprète l’histoire de la critique dans ce sens, à commencer par les membres de la Revue Contemporaine, cette tribune qui publie La Critique scientifique. Ainsi, Edouard Rod peut écrire en 1885 : « il semble qu’en ces temps derniers, la critique tende à devenir de plus en plus scientifique : les Essais de M. Paul Bourget, et les si remarquables analyses de notre collaborateur M. Hennequin la poussent dans cette voie61 ». De même, Félix Fénéon, à l’époque de la première Revue indépendante, celle de Georges Chevrier, et non celle de Dujardin, qui eut Hennequin comme collaborateur, et qui s’ouvrait sur une apologie du « matérialisme » et de la science62, écrivait ceci en 1884 : « nous voulons, autant que possible, faire de la critique analytique, scientifique, à l’exclusion de la critique lyrique63 ». C’est Brunetière qui résumera bien cette tendance dans son analyse de « l’évolution de la critique » de 1890. Avec Taine, héritier du projet beuvien d’une « histoire naturelle des esprits », s’opère un tournant : « après l’histoire, et après la psychologie, c’était la science, toutes les sciences ensemble, pour ainsi dire, qui s’introduisaient dans la critique64 ».
30Un deuxième processus parallèle doit être mentionné. Il s’agit du devenir scientifique de la littérature elle-même, qui culmine avec le naturalisme, dont le socle philosophique réside justement dans la pensée de Taine. La seconde moitié du XIXe siècle voit en effet le développement d’une idée de la littérature fondée sur un rapprochement avec la méthode et les modèles des « sciences de la nature », ou des « sciences historiques ». Surgit alors le programme d’un roman scientifique hérité de l’anthropologie des moralistes classiques (Balzac, Flaubert65, Zola, Goncourt, Bourget) ; d’une poésie scientifique appuyée sur l’histoire (les Parnassiens), la linguistique et la mythologie comparée (Mallarmé), ou la physiologie de la perception (Ghil).
31Enfin, une troisième et dernière mutation peut rendre compte de l’émergence du livre d’Emile Hennequin. Ce dernier se trouve être contemporain, en effet, du moment où la psychologie française se constitue comme science, autour de la figure de Théodule Ribot. Plus précisément, la psychologie s’institutionnalise et s’autonomise en se dégageant tant bien que mal de la métaphysique des facultés de l’âme d’un côté, et de l’aliénisme de l’autre, en s’appuyant en particulier sur la physiologie. Nous sommes dans la période 1880-1890, qui voit naître le premier cours de psychologie à la Sorbonne (1885) ; qui voit la création d’une chaire de « psychologie expérimentale et comparée » au Collège de France (1887), ou encore celle du premier laboratoire de « psychologie physiologique », rattaché à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, dirigé par Henry Beaunis (1889), puis par Alfred Binet (1894) ; qui voit enfin la fondation de la revue L’année psychologique, dirigée par Binet et Beaunis, en 189566.
32En outre, la thèse du critique suisse fait écho à un certain nombre de débats et de questionnements d’époque. Il faudrait mentionner ici bien évidemment, en contrepoint de cette « invention » de la « psychologie scientifique », toutes les controverses médicales autour de l’hystérie, des usages de l’hypnose et de la suggestion. Emile Hennequin écrit en pleine querelle entre l’Ecole de la Salpêtrière (Charcot, Féré) et l’Ecole de Nancy (Liébault, Bernheim, Delboeuf), à l’époque de la visite de Freud à Paris (1885-1886)67. Précisons qu’il entra en contact avec Féré, comme l’atteste ce passage de son étude sur Flaubert, signe de l’intérêt très vif qu’il portait à ces questions : « nous avons prié M. Charles Féré, de la Salpêtrière, de faire des expériences sur des hypnotiques68 ». Hennequin cherche alors à éclaircir les processus inconscients d’acquisition du langage, ainsi que les répercussions des lectures sur la formation du style littéraire. D’ailleurs, les psychologues et les médecins de cette période s’intéressent particulièrement aux différents modes d’extériorisation de la pensée, comme à l’action à distance de l’esprit sur le corps, et de l’esprit sur l’esprit. La théorie du génie artistique entendu comme « conducteur spirituel » et « hypnotiseur » développée par le critique suisse découle de ces réflexions plus larges, dont la littérature spiritualiste et occultiste s’empare au même moment, comme l’on sait.
33Ceci nous amène à une autre querelle d’époque, celle qui éclata autour du roman de Paul Bourget LeDisciple, publié en 188969. De fait, ce roman peut se voir comme la reprise fictionnelle de la problématique des deux séries des Essais de psychologie contemporaine (1883-1885), à savoir l’action des livres, la responsabilité morale de l’écrivain ou du scientifique. C’est tout le problème de « l’intoxication littéraire70 » et du « bovarysme », conceptualisé par Jules de Gaultier en 1892. Il serait alors intéressant de comparer Hennequin et Bourget. Tous les deux sont des disciples de Taine, qui envisagent l’œuvre comme signe. Rappelons ces lignes tirées de « l’Avant-Propos » de 1883 aux Essais de psychologie contemporaine, qui apparentent les deux projets critiques, même si Hennequin s’en défend en écartant assez vite le romancier-psychologue71 :
Le lecteur, en effet, ne trouvera pas dans ces pages, consacrées pourtant à l’œuvre littéraire de cinq écrivains célèbres, ce que l’on peut proprement appeler de la critique. Les procédés d’art n’y sont analysés qu’autant qu’ils sont des signes, la personnalité des auteurs n’y est qu’à peine indiquée (…)72.
34Comme Hennequin, Bourget s’interrogeait déjà sur le pouvoir de la lecture et des œuvres dans les sociétés modernes individualistes marquées à la fois par l’alphabétisation croissante et par la crise des grands Référents :
Mon ambition a été de rédiger quelques notes capables de servir à l’historien de la vie morale, pendant la seconde moitié du XIXe siècle français. Cette vie morale, comme il arrive dans les sociétés très civilisées, se compose de beaucoup d’éléments divers. Je ne crois pas énoncer une vérité bien neuve en affirmant que la littérature est un de ces éléments, le plus important peut-être, car dans la diminution de plus en plus évidente des influences traditionnelles et locales, le livre devient le grand initiateur73.
35En 1885, Bourget revient sur cette idée, en montrant la transformation des jeunes esprits par la littérature des grands aînés, qui exercent involontairement une « propagande d’idées et de sentiments » : « il y a donc lieu d’étudier ces œuvres en tant qu’éducatrices des esprits et des cœurs74 ». Ainsi, selon une même logique de décentrement du regard critique visant non plus les causes de l’œuvre, mais ses effets, l’un étudie la psychologie d’une génération, tandis que l’autre décrit la psychologie d’un groupe d’admirateurs. Mais, une divergence radicale les sépare. Bourget entend mettre au jour finalement, et de plus en plus – il suffit de comparer les préfaces successives – une pathologie de l’art, débouchant sur une crise de la tradition, dans une France malade de ses écrivains, malade de pessimisme, de nihilisme, de dilettantisme, et de cosmopolitisme. A l’inverse, Hennequin jette les bases d’une sociologie de l’art, moins idéologique, proche des analyses d’un Jean-Marie Guyau, qui fait de l’œuvre un ciment collectif doté d’un rôle fédérateur, et non pas illusionniste comme le soutient Gaultier : l’expérience artistique, c’est la santé sociale.
36Enfin, replacé dans une perspective historique, le livre d’Emile Hennequin doit être situé, comme on l’a vu plus haut rapidement, au moment du développement de la « psychologie sociale » incarnée par le juriste Gabriel Tarde. Ce dernier lègue au théoricien de la relation artistique son grand modèle explicatif reposant sur ces fameuses « lois de l’imitation75 ». Le fait social, pour Tarde, tient fondamentalement dans un jeu perpétuel d’innovation et d’imitation. La relation entre les parents et leurs enfants, le prêtre et ses fidèles, le maître et ses disciples, le patron et ses employés, analysée par cette psycho-sociologie, fait du lien social un lien asymétrique entre « hypnotiseur » et « hypnotisé ». Il développe cette thèse dans son article de 1884 « Qu’est-ce qu’une société ? », que Hennequin ne cite pas, mais qu’il a dû lire76. Tarde cherche à mieux connaître cette « suggestion de personne à personne, qui constitue le fait social », et voit dans l’homme en société un éternel « somnambule77 ». Quelques années plus tard, synthétisant ces vues, il écrit :
Cette conformité minutieuse des esprits et des volontés qui constitue le fondement de la vie sociale (…), je prétends qu’elle est l’effet, non pas de l’hérédité organique qui a fait naître les hommes assez semblables entre eux, ni de l’identité du milieu géographique qui a offert a des aptitudes à peu près pareilles et des ressources à peu près égales, mais bien de la suggestion-imitation qui, à partir d’un premier créateur d’une idée ou d’un acte, en a propagé l’exemple de proche en proche78.
37Hennequin renverse Taine avec Tarde, dont il constitue un des premiers grands disciples immédiats, ce qui montre l’immense faculté d’assimilation de ce jeune cerveau, son aisance à circuler d’un domaine du savoir à un autre, comme sa grande créativité intellectuelle. De fait, la thèse tardienne du « rayon imitatif » se voit transposée par Hennequin dans l’étude spécifique de la relation entre l’artiste et ses « admirateurs ». Le critique suisse, qui s’empare intégralement de cette modélisation du fait social, emploie les mêmes métaphores que son maître à penser :
Toute relation humaine, toute coopération surtout, est donc une suggestion. (…) L’âme d’un grand homme est celle qui peut mettre en mouvement un million de bras comme les siens propres ; l’âme d’un grand artiste est celle qui peut frémir en un million de sensibilités individuelles et fait la joie et la douleur d’un peuple. L’histoire d’une nation, d’une littérature est l’histoire de ces grandioses communications d’ondes vitales79.
38Finalement, le dialogue entre Hennequin et Tarde montre les échanges réciproques entre une conception artistique du fait social, et une définition sociologique du fait artistique.
Archéologie d’un programme critique
39Dans un troisième et dernier moment de ce parcours, nous entendons dégager l’épistémologie implicite, ainsi que l’idéologie implicite, d’un tel programme de fondation. De fait, comme on l’imagine aisément, la notion de « critique scientifique » est prise dans un « dispositif » au sens de Foucault, à savoir un réseau de discours qui font naître des pratiques, validés par des institutions.
40Le discours d’Emile Hennequin prend place dans un espace énonciatif polarisé et conflictuel, qui délimite trois grandes formes de prises de position80, dont les deux extrêmes sont représentées ici par un Lemaitre et un Brunetière, deux critiques qui bénéficient d’une assise institutionnelle forte. La position plus marginale d’Hennequin le conduit à un énoncé qui l’oppose radicalement à la conception « impressionniste » de la critique, sans se confondre en rien avec le « dogmatisme » évolutionniste du critique de la Revue des Deux Mondes, centré, on le sait, sur une forme d’absolutisation du canon classique81. En effet, le théoricien suisse défend une approche relativiste de la valeur littéraire, héritée de l’âge romantique, et des thèses du groupe de Coppée, le tout se voyant relayé par le cosmopolitisme, et le goût pour la traduction. La critique scientifique n’est pas forcément dogmatique,en tout cas dans ses présupposés théoriques82. Hennequin, qui partage avec Brunetière un même goût pour la systématisation, et une même ouverture en direction des sciences naturelles, reste favorable à la littérature naturaliste, et oriente radicalement la critique vers la science positive, en la convertissant en « esthopsychologie », ce que lui reproche vivement Brunetière. Moins scientiste que son confrère suisse, ce dernier écrit en effet, dans sa recension du livre de 1888, que la science ne doit pas être une « superstition nouvelle », et que ni l’histoire, ni la critique, ne seront jamais « scientifiques »83.
41Ensuite, on peut déceler chez le théoricien une conception instrumentale et documentaire de la littérature, héritée de Taine. L’œuvre d’art, véritable « psychologie vivante », étudiée en tant que signe, et non en elle-même, se trouve réduite à son statut de pur « document humain », et de terrain d’expérimentation pour la science. Il n’y a ici aucune autonomie du fait littéraire, regardé seulement comme une voie royale permettant d’accéder à la clef du psychisme humain. C’est encore un reproche que lui adressera Brunetière, pour qui l’œuvre d’art présente une double dimension. Avant, d’être un « signe », elle possède une « existence en soi ». L’œuvre remplit une fonction à l’intérieur de l’histoire de l’art, avant d’être associée à un projet de « connaissance de l’homme »84. De fait, on pourrait situer alors ici le programme d’Emile Hennequin à côté des expériences tentées quelques années plus tard par des psychologues ou des médecins, qui voient dans l’artiste un type humain représentatif. C’est Edouard Toulouse qui scrute le « crâne de verre » de Zola85, ou encore Alfred Binet qui esquisse une « psychologie de la création littéraire » à partir de l’observation clinique des dramaturges de son temps86. Ce sont donc eux qui ont réalisé une partie de ce programme esthopsychologique de 1888, en dehors du champ de la critique littéraire.
42Mais pour Hennequin, on l’a vu, si l’écrivain est un sujet d’expérimentation, c’est aussi parce qu’il est perçu comme un sujet d’exception. Le théoricien apparaît comme pleinement tributaire d’une conception aristocratique de l’artiste, vu comme « homme supérieur », doté d’un psychisme très spécifique. Cela va de pair avec une conception idéaliste de l’histoire, faite par les « grands hommes » et leurs idées : « l’œuvre, l’entreprise, est d’abord le résultat d’une conception87 ». Dans ce refus du collectif et des masses agissantes, « peuple » et « foules », pourtant très étudiées à l’époque de Gustave Le Bon88, qui est aussi une occultation du rôle des rapports économiques de production dans l’histoire, Hennequin reste fidèle à la théorie classique du « héros », homme providentiel, et homme illustre, dont on trouve des traces très nettes dans une filiation intellectuelle qui va de Carlyle et Stirner à Renan et à Nietzsche, et dont une trouvera une synthèse en 1903 dans le livre du penseur scandinave Georg Brandès89. A suivre cette analyse, on retrouve une critique du déterminisme tainien, proche de celle formulée par Hennequin, au nom d’un aristocratisme : « sa conception du rôle des grands hommes dans l’histoire fut démocratique, au point de déprécier la force intime qui seule fait la grandeur de l’individu ». De fait, poursuit Brandès, « l’individu crée », tandis que « la foule imite »90. Pour Hennequin, le fait historique ne peut être pensable dans son effectivité, qu’après avoir établi une hiérarchie entre « esprits supérieurs » et « esprits inférieurs »91, qui n’est pas sans rappeler la division verticale du travail. Le « chef », ou « l’artiste », a le privilège de l’innovation conceptuelle et de la modélisation exemplaire (« individuation qui réalise et érige dans la masse un type »), tandis que la « masse » grégaire copie l’Idée (« imitation (…) qui agrège à ce type tous ses similaires inférieurs »92). Cette théorie aristocratique de l’histoire débouche sur une théorie aristocratique des genres littéraires, prenant acte, implicitement peut-être ici, du passage de l’épopée au roman : « (…) le roman moderne, éliminant de l’esprit l’empire des facultés supérieures, et des groupes l’ascendant des hommes d’élite, pose en principe l’inutilité de l’effort volontaire et choisit ses personnages parmi les êtres moralement et intellectuellement dégénérés93 ». Une telle définition du rapport entre l’artiste et la foule, considérée du point de vue de « l’Elite », rappelle la plupart des grandes thèses formulées sur cette question par les écrivains évoluant dans les milieux symbolistes comme Mallarmé, Morice ou Mauclair.
43Terminons par quelques remarques touchant certains partis pris qui vont, aux yeux de la postérité, ruiner quelque peu le crédit de l’ouvrage. Hennequin reste tributaire d’une conception unitaire, et réductrice, du Moi de l’artiste, qui éclate dans cette phrase, prise entre mille : « aucun artiste ne peut ne pas se mettre dans son œuvre94 ». Cela est dit sans nuances. Le théoricien postule l’existence d’un continuum simple entre la subjectivité et l’œuvre, qui fait figure de miroir fidèle. Son « analyse psychologique », en quelque sorte pré-critique en matière de théorie du Moi, située en deçà des analyses de Taine proposées dans De l’intelligence, tombe sous le coup des attaques du Contre Sainte-Beuve, puis de la métapsychologie freudienne. Hennequin s’intéresse plus à la mesure des facultés psychiques95, qu’à l’exploration des profondeurs de la conscience, de toute façon assez balbutiante en 1885. De même, son « analyse sociologique » trahit une conception mimétique des rapports sociaux. La théorie de l’imitation et de la suggestion inspirée de Tarde, se verra contestée et balayée par Durkheim96, penseur de la contrainte97, ou par Freud, penseur de l’identification. En outre, son modèle de pensée reste de type analogique, dans une sorte d’indistinction fréquente entre concept et métaphore. L’artiste, dont il faut décrire l’action à distance, devient un « centre de force ». Pour faire part des effets de l’œuvre, Hennequin se réfère volontiers au modèle biologique de la vie organique (« germes », « contagion »), comme aux théories physiques du mouvement de la matière (« ondes », « vibrations », « attraction »). Cette « esthopsychologie », dirions-nous aujourd’hui, avec notre regard autrement informé, repose sur un vaste impensé : les médiations institutionnelles, celles de la presse, de l’école, de l’université, des revues, des éditeurs, des médias. De même, le livre postule l’existence d’une psyché collective, « psychologie des peuples » qui fait passer, avec Taine et Wundt, de « l’âme des individus » à « l’ âme des sociétés ». Enfin, une telle science s’enracine dans ce fameux « paradigme indiciaire » mis en évidence par Carlo Ginzburg98. Hennequin, contemporain ici de Conan Doyle, de Morelli, et de Freud, fait la promotion de la catégorie de la trace, et de l’indice. Son « esthopsychologie » relève d’une épistémologie de l’interprétation et non de l’observation-expérimentation, avec un modèle plus herméneutique que logique.
Réflexions sur la postérité du livre
44On l’aura compris, pour Emile Hennequin, fondateur de « l’esthopsychologie », la critique n’est pas un genre littéraire, ni de la littérature appliquée à de la littérature. Le jeune théoricien propose un programme scientiste enraciné dans le tournant psychologique du positivisme français. Chez lui, comme chez Taine, le « tout scientifique » semble coïncider avec un « tout psychologique »99. Très vite, ce programme tomba dans l’oubli, ou suscita le rejet. Cela se fit d’abord au nom de la clarté de l’expression. La Critique scientifique fut perçu, de Brunetière à Thibaudet, comme un livre byzantin et scolastique. Puis, au nom d’une réaction contre le scientisme, à travers le développement du bergsonisme et du nietzschéisme, son discrédit sera grandissant, parallèlement à l’éclipse du modèle sociologique de Tarde, supplanté par celui de Durkheim. En outre, il ne faudrait pas oublier certaines implications politiques de la thèse : un cosmopolitisme esthétique inséparable d’un antinationalisme, et d’un antiracisme. Et, de fait, un Brunetière ne manqua pas de lui reprocher de citer avec complaisance des penseurs anglais et allemands, tout en s’étonnant que Hennequin dénie à la littérature française un caractère « national »100. De plus, ce livre qui fait de l’œuvre le signe d’un esprit créateur et d’un esprit lisant, ou se lisant à travers elle, néglige ses composantes formelles et structurelles. Les approches « immanentes », « internes », et poéticiennes de la littérature, héritées de Poe, de Mallarmé, de Valéry et des formalistes russes, ne pourront que s’éloigner d’un tel projet. Quant aux tenants de « l’histoire littéraire » et du lansonisme, ils ne pouvaient pas non plus vraiment se retrouver dans un programme équivoque dans son rapport à la « science historique ». Hennequin, comme on l’a dit plus haut, ne discute pas le « moment » tainien, et la littérature, avec lui, se voit dissoute dans sa fonction de document exemplaire mis au service d’une « psychologie des peuples », et d’une histoire des « grandioses communications d’ondes vitales »101. Enfin, cet ouvrage paraît achever une histoire, celle des grandes utopies systématiques. Son auteur reste un homme du XIXe siècle hanté par le rêve d’une science unitaire et globale de l’homme, qui remonte aux Idéologues. Ce qui nous apparaît comme une confusion, ou un syncrétisme, hasardeux et vertigineux, entre psychologie, sociologie, histoire, anthropologie, doit être replacé dans le contexte des grands projets de synthèses scientifiques ou artistiques. Hennequin est bien le contemporain de Spencer, de Wagner et de Mallarmé, ces hommes qui furent portés par la croyance dans la possibilité d’une totalisation des savoirs ou des manières de sentir. Curieusement, La Critique scientifique surgit à un moment crucial dans l’histoire de l’autonomisation des sciences humaines, et de la division du travail scientifique, aboutissant à un découpage cloisonné des disciplines. Hennequin tout à la fois profite de ce moment, et semble le nier, ou le dénier, en cherchant une ultime synthèse. Un tel déni jouera contre lui, en contribuant à l’enfermer dans un XIXe siècle plus « scientiste » que « scientifique », plus utopique que pragmatique.
45Mais un tel livre ne peut se laisser réduire à ces déterminations historiques et archéologiques. Le projet d’Hennequin a été rendu visible et lisible par les travaux de l’école de Constance, comme par les approches sociologiques de la lecture. Il se trouve dès lors doté d’une grande richesse épistémologique, puisqu’il repose sur une méthode d’analyse tripolaire, venant rompre avec le dualisme vie / œuvre ou texte / contexte. Avec Hennequin, le fait littéraire s’affirme comme une interaction à trois éléments : l’œuvre, l’auteur, et le lecteur. Ainsi, le critique suisse ouvre la voie aux théories du « pôle esthétique » (Ingarden), de « l’effet esthétique » (Iser), ou de « l’effet stylistique » (Riffaterre). De plus, avec son programme d’une « histoire intérieure » de l’homme fondée sur l’analyse de l’œuvre d’art, Hennequin se voit inscrit a posteriori dans la lignée des savants qui ont entrepris d’écrire des histoires des mentalités, des histoires de la sensibilité, en montrant l’articulation entre art et culture, entre formes de vie et formes de langage. C’est pourquoi, ce beau livre de 1888 rencontre notre présent : c’est un véritable essai de psychologie contemporaine.