« De quoi la critique psychologique fait-elle la psychologie ? »
1Gérard Genette, qui ne se trompe jamais, écrivait naguère que la poétique, entendue comme réflexion générale sur les formes et les genres, avait été reléguée, depuis le romantisme, par « une psychologie de l’œuvre à quoi, depuis Sainte-Beuve et à travers tous ses avatars, s’est toujours tenue ce qu’on nomme aujourd’hui critique1. »
2La formule « psychologie de l’œuvre » a de quoi surprendre : c’est manifestement la psychologie de l’auteur que vise la critique, à travers l’œuvre qui en émane et la révèle. C’est du reste sur cette traversée de l’œuvre vers autre chose qu’elle-même que fait fond l’un des reproches les plus fréquemment adressés à cette critique : délaisser l’œuvre au profit de l’auteur, ou plus exactement, n’envisager l’œuvre qu’en tant que produit d’une psyché, dont la psychologie se charge de rendre compte. Parler de « psychologie de l’œuvre » ne serait possible qu’à la faveur d’un glissement métonymique.
3Or, ce glissement métonymique est, en cette occurrence, parfaitement justifié – du moins si l’on accepte l’hypothèse dont je tenterai de donner ici une illustration en m’attardant sur les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget, convoqués ici comme représentants de la « critique psychologique » du XIXe siècle. Comme souvent, cette critique met en jeu le triangle auteur/œuvre/lecteur, en dessinant entre ces trois instances des relations de production.
4On ne reviendra pas, ou guère, sur le rapport entre œuvre et lecteur : les tenants de la critique psychologique sont souvent présentés comme des précurseurs de la sociologie de la réception, puisqu’ils s’intéressent aussi à la façon dont la psychologie, entendue cette fois comme sensibilité collective, est le produit d’une œuvre.
5En revanche, on s’attardera ici sur le rapport entre auteur et œuvre : plus précisément, il s’agira, au-delà du rapport de production, d’examiner un transfert de propriété à la source d’une ontologie de l’œuvre littéraire. Il est donc en effet possible de parler de « psychologie de l’œuvre » dans la mesure où la critique tend à faire de l’œuvre elle-même une psyché.
6Ce transfert de propriété, consistant donc à donner aux œuvres des propriétés de leur auteur, apparaîtra pour nous consubstantiel à un phénomène souvent observé sous la plume de Bourget, à savoir la substitution du terme « psychologie » au terme « critique ». Paul Bourget, en effet, célébrant l’avènement d’une « nouvelle critique » (tiens !) sous l’impulsion de… Sainte-Beuve, écrivait par exemple en 1883 : « Même le mot de Critique ne lui convient plus, il faudrait y substituer cet autre mot plus pédant mais plus précis de psychologie2. »
7C’est cette substitution qu’on prendra ici pour objet, et qu’on prendra également au mot, en posant simplement la question : qu’est-ce qui ne convient pas dans l’idée de « critique » ? Autrement dit, qu’est-ce qui justifie le recours à celle de « psychologie » ?
Psychologie et ontologie
Organicisme
8Repartons du lieu commun attaché au nom de Paul Bourget, sa fameuse « théorie de la décadence », passage le plus célèbre des Essais :
Par le mot de décadence, on désigne volontiers l’état d'une société qui produit un trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme. Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L’individu est la cellule sociale. Pour que l’organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée, et, pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mêmes avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée. Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s'établit constitue la décadence de l’ensemble. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s’est exagérée sous l’influence du bien-être acquis et de l’hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie3.
9Ce passage, pratiquement aussi célèbre que celui du « polypier » de Taine, pose comme lui une analogie, entre la société et le style, ou plus exactement entre la société et le langage – le passage de langage à style n’étant pas explicité. On pourrait faire remarquer que Bourget est parfaitement conscient du fait qu’il ne propose qu’une « analogie », mais l’analogie dont il est question n’est pas l’analogie entre société ou langage et organisme, mais bien l’analogie entre société et langage, qui sont tous deux d’emblée considérés comme des organismes.
10La décadence, c’est donc la décomposition d’une totalité en parties, la perte d’une unité au profit de fragments indépendants. Un monde en décadence produit une littérature en décadence, qui présente les mêmes propriétés. On voit ici comment le rapport de production se transforme en rapport d’analogie : et si l’on dit souvent à juste titre que la critique psychologique du XIXe siècle se caractérise par le fait d’ériger l’œuvre littéraire en indice (de l’auteur, sa vie, son milieu, son époque…), on constate que l’indiciel se résout en iconique, que l’œuvre n’est pas seulement le produit, mais qu’elle est surtout l’image de sa cause. Le glissement métonymique de l’auteur (société ou personne) à l’œuvre est donc bien davantage une substitution de la métaphore à la métonymie.
11La phrase de Paul Bourget selon laquelle « c’est la grande découverte de notre critique moderne que cette mise à jour de l’étroite parenté, disons mieux, de l’identité qui existe entre le poète et le poème, l’œuvre et l’artiste4 » peut donc être interprétée en ce sens : il y a bien « identité » entre l’homme et l’œuvre, non pas seulement au sens où l’œuvre révèle des caractéristiques de l’homme, mais au sens où elle les partage.
Vitalisme
12Il y aurait lieu toutefois de distinguer entre deux types d’organicismes correspondant plus ou moins à deux types de critique. L’organicisme de la critique d’Ancien régime est très nettement lié au modèle corporel : l’œuvre a des « membres » en trop, ou à l’inverse manquants, et la tâche du critique est d’indiquer quels sont ces éléments, bref de proposer une nouvelle version, émondée ou amendée, de l’œuvre. L’organicisme de la critique romantique et post-romantique serait bien davantage lié au modèle de l’esprit. La vocation de l’ancienne critique rhétorique (qu’incarnent encore La Harpe et Marmontel) consistait à juger les œuvres et donc à supposer que d’autres œuvres étaient possibles. Pour la « nouvelle critique », il n’y a pas lieu de juger, puisque dans une critique étiologique comme celle que Sainte-Beuve ou Taine promeuvent, l’œuvre est symptôme, moyennant quoi il n’est plus question de réfléchir à ses possibilités, mais uniquement d’indexer sa nécessité. La référence à l’esprit comme modèle d’intelligibilité apporte alors un éclairage différent par rapport à la référence biologique.
13On voit ainsi comment le vitalisme chez Bourget témoigne, de nouveau dans le texte de 1883, d’un geste de déplacement des propriétés de la littérature aux propriétés de l’œuvre elle-même :
[La critique moderne a montré] comment la Vie de l’œuvre littéraire procède de la Vie de l’auteur, laquelle procède à son tour de la Vie de sa race, laquelle se modifie d’après les influences du milieu et du moment, – si bien qu’on peut reconnaître, dans les pages d’un livre, l’abrégé ou, si l’on veut, le raccourci d’un nombre considérable de faits de tous ordres. Il reste à considérer la Vie de l’œuvre pour elle-même, et indépendamment de ses causes. Car le propre de toute chose vivante est d’être à la fois l’aboutissement d’une série de phénomènes antécédents, et un phénomène nouveau, qui dépasse les autres en les résumant5.
14Il y a là pour Bourget quelque chose de fondamental, puisque le geste étiologique propre à la critique beuvienne porte en lui une menace d’effritement, d’éclatement de l’œuvre : rapporter chaque élément à sa cause, c’est pulvériser l’œuvre, c’est dissoudre le lien entre les éléments d’une œuvre au profit de liens entre ces éléments et leurs causes. On voit donc Paul Bourget plaider (comme plus tard l’autre « nouvelle critique », celle des années 1960) pour un effacement relatif de la question beuvienne ou tainienne des causes et pour un recentrement sur l’œuvre. Dans la section des Essais consacrée à Renan, Bourget reliera ainsi l’opposition entre unité et fragmentation à l’opposition dedans/dehors, métaphore spatialisante plus que courante dans le domaine de l’herméneutique :
Si les médecins distingués nous paraissent souvent de médiocres juges de la vie psychologique, c’est précisément qu’ils jugent cette vie par le dehors et qu’aucune sympathie ne les introduit dans l’intime domaine du sentiment. Le martyrologe ne semblera-t-il point un recueil d’indéchiffrables extravagances au regard de celui qui n’aura jamais éprouvé les nostalgiques délices de la folie de la Croix6 !
15Impossibilité de « déchiffrer », donc, pour celui qui ne verra les choses que « par le dehors » et ne percevra qu’un « recueil », quand celui qui éprouve de la « sympathie » perçoit l’unité et découvre l’intelligibilité de l’œuvre, aussi bien que de la religion, de la médecine, ou de l’histoire, dans le cas de Renan. À propos de ce dernier, Bourget relève encore, dans une sorte d’autoportrait, ce qu’il doit à l’Allemagne, dans un passage qui montre comment de l’unité de l’Esprit à l’unité de l’œuvre, la philosophie engendre au bout de la chaîne la critique :
Presque toutes ces doctrines, ainsi que l’a montré M. Taine dans son étude sur Carlyle, sont des applications diverses d’un seul principe : l’unité absolue de l’univers. C’est le thème antique des panthéistes grecs et de Spinoza, mais rajeuni et comme vivifié par la notion du « devenir». Tout phénomène fait partie d’un groupe : donc, pour comprendre ce phénomène, c’est ce groupe qu’il faut reconstruire par la pensée. Le groupe lui-même se rattache à un autre groupe, lequel se rattache à un troisième, et indéfiniment, en sorte que rien n’est isolé dans l’univers, et que nous devons concevoir la nature comme constituée par un étagement indéfini des phénomènes. Mais incessamment aussi ces phénomènes s’écroulent, et incessamment une inexplicable force située au cœur du monde les renouvelle, qui manifeste sa puissance par un éternel développement de ces phénomènes caducs. J’ai parlé des applications diverses de ce principe. Elles ont été innombrables. La plus inattendue est celle qui a conduit les théologiens à considérer les religions comme des phénomènes analogues aux autres, quoique d’un ordre spécial, et déterminés dans leur apparition, leur efflorescence et leur décadence, par des conditions très précises de germe et de milieu. Et comme la philologie s’est jointe à ce concept philosophique pour le soutenir avec une rigueur spécieuse, toute une nouvelle critique est née dont l’œuvre s’accomplit encore devant nos yeux. M. Renan est un des maîtres de cette critique, et il a été un des adeptes de cette philosophie; seulement, la vigueur de l'instinct primitif était trop forte7.
16Les professions d’organicisme et de vitalisme, sous la plume de Bourget, semblent ainsi avoir, entre autres, vocation à « naturaliser » les gestes de la critique : fragmenter l’œuvre (en découpant des citations, en identifiant des aspects), l’unifier (en affirmant la cohérence et l’unité sous-jacentes), c’est finalement suivre la vie des « phénomènes » et se conformer aux grandes lois de l’univers. Mais dans la mesure où l’unité prime, il semble bien que le geste de fragmentation soit d’emblée déprécié.
Ambivalences de la critique
17Cette dépréciation de la fragmentation pourrait justifier la dépréciation du mot « critique », qui étymologiquement signifie « séparer », en particulier séparer le bon grain de l’ivraie, autrement dit évaluer les œuvres. À l’inverse, le mot « psychologie », étymologiquement, désigne la logique, le logos,la fabrique de liens, ce qui reconstitue l’unité de l’œuvre sur le modèle de la psychè. La substitution de l’un à l’autre correspond donc à cette volonté de lutter contre les forces de dispersion de la décadence.
Critique et criticisme
18Il faut donc se rendre attentif aux flottements qui entourent le mot « critique » chez Bourget, et s’intéresser aux différents jeux avec le mot qu’il propose ici ou là. Les « réflexions sur la critique » en offrent un bon exemple :
Donc, la Critique est bel et bien défunte, mais qui m’expliquera d’autre part que notre siècle soit, d’un accord unanime, et par les mêmes personnes, désigné comme le siècle de l’Esprit critique, s’il en fut ? Nous a-t-on assez démontré, et ce par d’innombrables exemples, que l’analyse nous domine, que l’érudition nous ronge, que la grande invention et la spontanéité s’en sont allées de notre art, que les livres des plus créateurs d’entre nous sont la mise en œuvre d’une théorie ? Inconséquence étrange et qui, exprimée sous une forme saisissante, se résume dans cette thèse que notre âge est un âge de criticisme sans critiques, – quelque chose comme une époque de poésie sans poètes ou de peinture sans peintres8 !...
19Entre la critique, comme discours sur les œuvres, et l’esprit critique, le lien peut paraître controuvé, mais on remarque encore que ce qui caractérise ce dernier, ce sont encore des figures de la fragmentation : « l’analyse », comme dissection infinie du réel, « l’érudition », comme empilement sans fin de connaissances partielles – en somme, le « criticisme » au sens kantien, c’est-à-dire la réflexion qui a pour vertu, ou pour vice diraient les anti-kantiens, Bourget en tête, de séparer les choses.
20On voit comment la hantise de la fragmentation aboutit très vite à la question de l’hétéroclite. Bourget se livre en effet à un éloge de la « nouvelle critique » et de son relativisme esthétique, apte à reconnaître la diversité, clef de l’époque dont l’une des lois est en effet « le mélange le plus chaotique des idées9 ».La diversité, dans l’article « Le De profundis de la critique », semble en effet la manifestation la plus nette dans l’œuvre de l’être vivant, et lui-même divers, qui l’a composée. Comme Proust après lui, Bourget réprouvera cette autre forme de la fragmentation qui consiste à « faire un départ » et à « condamner les défauts en même temps qu’on admire les qualités » : il faut apercevoir « la liaison invincible, qui fait de ces défauts la conséquence nécessaire de ces qualités. » Bref, on le voit, la diversité ne reste pas très longtemps diverse, et se résout rapidement en une unité supérieure, profonde et nécessaire. Il y a pour ainsi dire une intériorisation du geste étiologique : on ne pulvérise plus l’œuvre en une série d’éléments aux causes diverses, on fait de chaque élément la cause et la conséquence d’un autre.
21La diversité célébrée n’est donc pas l’hétéroclite honni. L’esprit critique, comme marque de l’esprit moderne, au-delà de la démocratie et de la science, sera précisément celui qui se caractérise par l’hétéroclite. Tous les –ismes de Bourget se ramènent en fait à des variations sur l’hétérogénéité : décadentisme, dilettantisme, cosmopolitisme, nihilisme, pessimisme, sont toujours présentés via des métaphores du fragmentaire et du composite. Si l’on prend pour exemple le dilettantisme de Renan, on constate que la métaphore de la « mosaïque », comme antithèse de la totalité organique, ne tarde par à surgir :
Pour mieux saisir comment le dilettantisme dont il a donné un si étonnant exemplaire et formulé une si complète apologie est en effet la tentation constante de cette époque et à quel point elle porte ce péché dans le sang, considérez les mœurs et la société, l’ameublement et la conversation. Tout ici n’est-il pas multiple ? Tout ne vous invite-t-il pas à faire de votre âme une mosaïque de sensations compliquées ? N’est-ce pas un conseil de dilettantisme qui semble sortir des moindres recoins d’un de ces salons encombrés où même l’élégance de la femme à la mode se fait érudite et composite10 ?
22Parmi les multiples descriptions qui tendent à peindre le dilettantisme et ses effets, celle du salon hétéroclite est notable, dans la mesure où elle est directement reliée à la question de la critique : « Est-ce que ce salon n’est pas un musée, et qu’est-ce qu’un musée, sinon une école tout établie pour l’esprit critique11 ? » Plus nettement encore, cette évocation du « bric-à-brac » unit de façon saisissante l’atomisme, le dilettantisme et la critique :
Joignez à cela le formidable afflux des étrangers qui se sont rués sur Paris comme en un caravansérail où la sensation d’exister revêt mille formes piquantes et variées. Cette ville est le microcosme de notre civilisation. Elle a elle-même sa réduction dans les grandes ventes de l’hôtel Drouot, où tout le bric-à-brac du confort et de l’art vient s’entasser. Dites maintenant s’il est possible de se conserver une unité de sentiments dans cette atmosphère chargée d’électricités contraires, où les renseignements multiples et circonstanciés voltigent comme une population d’invisibles atomes? Respirer à Paris, c’est boire ces atomes, c’est devenir critique, c’est faire son éducation de dilettante12.
L’image du moi
23On commence à le percevoir, la position de Bourget n’est pas si évidente qu’il y paraît, et bien souvent le jugement de valeur n’est pas si lisible qu’au premier abord. Il faut admettre une certaine ambivalence qui ne se perçoit nulle part mieux que dans la section des Essais consacrée à Taine et àsa théorie du moi. Dans la section sur Flaubert, Bourget l’évoque déjà :
Cet homme moderne, en qui se résument tant d’hérédités contradictoires, est la monstration vivante de la théorie psychologique qui considère notre « moi » comme un faisceau de phénomènes sans cesse en train de se faire et de se défaire, si bien que l’unité apparente de notre existence morale se résout en une succession de personnes multiples, hétérogènes, parfois différentes les unes des autres jusqu’à se combattre violemment.
24Or, il y a manifestement un paradoxe entre la façon dont est posée la ruine du sujet classique, conçu comme substrat ou substance, comme ce qui persiste et perdure au milieu des multiples transformations qui affectent l’être, et la volonté de maintenir à tout prix l’unité de l’œuvre indexée sur l’unité d’un sujet tout ce qu’il y a de plus classique13. Tout porte à croire qu’il est plus facile de renoncer à l’unité du sujet qu’à l’unité de l’œuvre, comme si la critique psychologique accusait un retard sur la psychologie elle-même. De ce point de vue les tentatives de fonder une critique disséminante ou dissimilatrice dans le dernier tiers du XXe siècle n’auront été qu’une manière de combler ce retard, qui ne remettait pas en cause le principe même d’une identité entre l’œuvre et le sujet.
25Le paradoxe est toutefois résolu, chez Taine comme chez Bourget, par la quête des « dominantes » ; semblant ici encore reprendre à son compte les idées de celui qu’il commente, Bourget propose dans ce passage du chapitre consacré à Taine lui-même un modèle de méthode psychologique qui ressemble à s’y méprendre à un modèle d’explication de texte :
Considéré dans ce qu’il a d’essentiel, ce système se ramène à concevoir le moi comme constitué par une série de petits faits qui sont des phénomènes de conscience, et la nature comme formée par une série parallèle de petits faits qui sont des phénomènes de mouvement. Le philosophe est catégorique sur ces deux points : « Il n'y a rien de réel dans le moi », dit-il, « sauf la file de ses événements. » En d’autres termes, pas plus dans le moi que dans les corps, M. Taine n’admet une substance permanente et cachée qui soutienne les qualités et qui survive, identique et durable, aux événements accidentels et passagers. Des fusées de phénomènes caducs, qui montent quelques minutes ou quelques heures, puis s’abîment irréparablement, — tel est pour lui le monde. C’est, comme on voit, une réapparition de l’antique hypothèse d’Héraclite sur l'écoulement universel. Pour nous représenter ce moi et cette nature, ce sont donc de petits faits qu’il faut connaître et qu’il faut classer. La méthode se trouve être la même dans les sciences dites morales et dans les sciences dites naturelles. Dans les unes comme dans les autres, c’est par une analyse qu’on doit commencer. Je suppose que j’aie à étudier la personnalité d’un écrivain ou d’un général; je ne procéderai pas autrement qu’un chimiste placé devant un gaz, ou qu’un physiologiste en train d’examiner un organisme. Je dresserai par voie d’observation une liste des petits faits qui constituent cet écrivain ou ce général. Cette liste une fois dressée, je déterminerai, par voie d’induction, les faits dominateurs, ceux qui commandent les autres, comme dans un arbre les plus grosses branches commandent les moindres. Il est ainsi des phénomènes initiaux, des génératrices, c’est le terme même de M. Taine, de qui les autres dérivent14.
26La ruine du sujet classique est donc toute relative, et le scientisme de la critique psychologique finit inévitablement par reconduire un organicisme.
La notion d’analyse
27Parler de scientisme est peut-être toutefois mal venu, dans la mesure où, précisément, c’est contre une certaine idée de la science que se constitue la critique psychologique. Le traitement réservé au mot « analyse », qu’on mettra en regard de celui réservé aux mots « critique » et « psychologie », est ici intéressant. Bourget est sur ce point des plus ambivalents : s’il est manifestement hostile à l’« analyse », le terme est parfois utilisé en bonne part, et Bourget se présente lui-même dans les Essais comme un « analyste15 » sans doctrine ». À l’inverse, une citation d’Amiel, reprenant la métaphore déjà aperçue précédemment de la germination, indique assez toutes les implications que Bourget attache à la fragmentation : « le grain moulu en farine ne saurait plus germer ni lever16. » André Guyaux, dans la préface de son édition, rapproche ce passage de l’idée proustienne d’un châtiment de l’intelligence, toujours menacée de stérilité. Mais ce parallèle peut être complété : l’intelligence représente précisément, chez Proust, la faculté des divisions, et c’est cela avant tout qu’il reproche à Sainte-Beuve : vouloir juger d’un écrivain en le divisant en autant d’éléments que peut en produire la vie sociale d’un individu. Chez Proust comme chez Bourget, le couple surface/profondeur se noue au couple division/unité. Et l’on peut déjà déceler l’ébauche du reproche proustien dans cette évocation (dont d’ailleurs Proust cite un passage dans l’un des papiers ayant été recueilli dans Contre Sainte-Beuve) :
Il suffit de comparer ces pages à celles que Sainte-Beuve a écrites sur les mêmes sujets, pour constater la différence entre les procédés d’anatomie psychologique d’un chercheur qui voit dans la littérature un signe, et la méthode proprement critique d’un juge au regard duquel la production littéraire est un fait souverainement intéressant par lui-même. Sainte-Beuve abonde en distinctions, volontiers en subtilités, afin de mieux noter jusqu’à la plus fine nuance. Il multiplie les anecdotes afin de multiplier les points de vue. C’est l’individuel et le particulier qui le préoccupe, et, par-dessus cette minutieuse investigation il fait planer un certain Idéal de règle esthétique, grâce auquel il conclut et nous contraint de conclure. M. Taine, au contraire, emploie tout son effort à simplifier. Le personnage qu’il considère n’est pour lui qu’un prétexte à démonstration. La grande affaire est pour lui à cet endroit quelque vérité très générale et d’une importance qu’il estime très supérieure17.
28Dans ce portrait de Sainte-Beuve en rhétoricien, qui découpe et évalue, c’est Taine, qui simplifie et démontre, qui semble incarner le versant positif de la critique. On voit donc que, pour constituer ce qu’il appelle la « nouvelle critique », Bourget lui-même est obligé d’abonder en distinctions, voire en subtilités. Le geste de fragmentation est à la fois l’opposé et le pendant du geste de totalisation qui a les faveurs de Bourget (d’où la sociologie de la lecture qu’il pratique, et qui vise à construire des « générations », comme autant de totalités unifiées), ce qui explique peut-être cette ambivalence18 vis-à-vis de l’analyse qu’on a relevée ici. On citera pour finir ce poème, intitulé précisément « Analyse » et recueilli dans La Vie inquiète de 1875. L’analyse y est présentée ainsi :
Ce Satan, qui jamais n’a cherché que la cause
Me prend mes passions, les tue et puis m’expose
Ainsi qu’un médecin fait d’un mort d’hôpital
Les membres déchirés de son corps idéal
Et cependant j’éprouve, à le regarder faire
Plus d’attrait curieux que je n’ai de colère…
29La pulsion étiologique est ici présentée comme l’œuvre du diable, celui qui, étymologiquement et plus encore, sépare, divise, détruit. L’analyse d’une œuvre risque ainsi à tout moment d’attenter à ce « corps idéal » pour n’en laisser que des « membres déchirés » et ainsi agir à la façon de la modernité ou de la décadence. Et pourtant il semble bien que face à l’analyse et à la critique, Bourget éprouve plus d’attrait curieux que de colère.
Figures d’une subjectivité opérale
30En guise de conclusion, on se contentera d’indiquer que ce qui n’est ici qu’un exemple, le cas de Paul Bourget, s’inscrit sans doute dans une évolution au long cours qu’il conviendrait de remettre dans une perspective historique : à partir du romantisme allemand, une certaine ontologie de la littérature semble caractériser la modernité, par le biais de ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans L’Absolu littéraire, « l’œuvre-sujet ». L’œuvre littéraire recevrait ainsi, chez Bourget comme chez bien d’autres, des propriétés traditionnellement attachée au sujet philosophique (l’organicité, la réflexivité, la productivité…). Par réaction anti-kantienne, l’œuvre littéraire deviendrait le lieu de cette unité perdue dans le criticisme et retrouvée grâce à la critique.
31De la sorte, si Paul Bourget est bien un « réactionnaire », comme on a coutume de le dire, c’est à la façon d’un romantique allemand, en tant qu’il cherche, par-delà Kant, le grand Alleszermalmer selon Mendelssohn, à restaurer quelque chose comme l’unité d’un monde en ruines, ou l’intégrité d’un sujet en miettes. Que la critique, qui repose sur l’entrecroisement permanent des deux gestes de fragmentation et de réunion, soit ici requise, montre peut-être dans quelle mesure, dans l’histoire des idées littéraires, les pratiques tendent à surdéterminer les théories – ou comment la critique, sous couvert de parler des œuvres, des hommes, de l’histoire ou de la société, ne fait jamais que parler d’elle-même.