Maupassant et les états d’angoisse
1Dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre littérature, psychologie et psychanalyse, Maupassant occupe une place de choix, d’une part comme créateur d’une œuvre remplie de cas pathologiques et saturée d’angoisse, d’autre part comme malheureux malade poussé à la tentative de suicide et terminant ses jours complètement dément à la clinique du docteur Blanche. Evidemment, Maupassant n’a pas écrit sous la dictée de la folie, et son génie ne doit rien à la paralysie générale à marche neurotrope qui l’a emporté. Mais l’angoisse renvoie chez lui à une expérience vécue, qui irrigue en profondeur un dispositif fictionnel destiné à en figurer la représentation. Un bon tiers des trois cents récits courts repose sur ce motif matriciel, mais de nombreux autres récits qui ne posent pas directement la question des troubles de la personnalité sont touchés par cette préoccupation majeure que représente pour Maupassant l’esprit humain. Une phrase clef me paraît résumer cette fascination intime : « L’esprit de l’homme est capable de tout 1». Ce mystère du fonctionnement de l’esprit provoque directement l’angoisse, car il pose le problème crucial des limites entre normal et pathologique, entre raison et folie. L’angoisse de vieillir, l’angoisse de la solitude et de la mort n’atteignent un tel degré de paroxysme dans son œuvre que parce qu’elles conduisent aux portes de la démence, avec son cortège d’idées fixes, de névroses obsessionnelles et de délires. Aucun roman n’est épargné non plus, puisque sans parler de l’angoisse de Jeanne qui s’aperçoit qu’elle n’a « plus rien à faire, plus jamais rien à faire 2» ni de celle de Pierre ou de Bertin, on peut songer au roman de l’héroïsme triomphant, Bel-Ami, qui contient en creux le germe de toute angoisse, le poison de la vie, la certitude de la mort décuplée par la solitude, dans le discours que le vieux poète Norbert de Varenne tient à Georges Duroy .
2Maupassant se passionne pour les questions qui touchent aux pathologies du cerveau, et pour les recherches qui renouvellent l’appréhension de la psychologie. Il a suivi les cours de Charcot à la Salpêtrière, il cite aussi directement dans « Le Horla » l’école de Nancy, avec une allusion aux travaux du docteur Liebault et du professeur Bernheim, il met en scène dans ses récits des cas de fétichisme, d’hallucinations, de pulsions criminelles irrépressibles, de possible somnambulisme, il évoque des expériences de suggestion sous hypnose et donne la parole non seulement à de nombreux narrateurs médecins, mais aussi aux fous. Il admire particulièrement l’ouvrage majeur de Taine, De l’intelligence, qu’il mentionne dans La Vie errante et avec lequel ses œuvres dialoguent directement. Son œuvre sonde les mystères de l’esprit humain, au moment même où Freud commence à travailler sur ces questions. Pierre Bayard a d’ailleurs pu écrire un Maupassant, juste avant Freud, où il montre comment l’auteur antécède les découvertes de Freud en disposant autrement les données psychologiques de base. Maupassant a selon lui accédé « à une telle connaissance des mécanismes psychiques qu’il est, aujourd’hui encore, en mesure de nous enseigner3. » Le texte littéraire y acquiert la force du document clinique.
3Mais si l’on peut observer cette connaissance de la psychologie en considérant qu’elle annonce Freud, il ne faut pas oublier qu’elle s’explique en amont par l’importance et l’abondance de la littérature consacrée à ces questions, et dont la psychanalyse freudienne a éclipsé l’ampleur. Théodule Ribot et Pierre Janet, entre autres, consacrent leurs travaux à explorer le domaine de la psychologie, tant dans ses manifestations conscientes, que dans celles que tous appellent déjà inconscientes. L’œuvre de Maupassant élabore, parallèlement à ces travaux, une réflexion non conceptualisée mais figurée (fiction oblige) sur les troubles fonctionnels du cerveau. On verra donc d’abord l’importance de la psychologie dans un univers fictionnel qui veut être un laboratoire d’étude de l’humain, puis le fait que l’angoisse s’y lit comme une dimension tant physiologique que psychologique, avant de constater comment les états d’angoisse renouvellent la catégorie littéraire du fantastique, en manifestant l’existence d’un problème majeur de la personnalité. L’expérience centrale de la liquéfaction du moi, qui met en doute son unité, Maupassant entend bien la communiquer au lecteur dans des récits performatifs.
4Il faut d’abord avoir bien présent à l’esprit le fait que pour Maupassant, dans la droite ligne d’une tradition humaniste attachée à la saisie par l’art des modalités de l’existence, l’écrivain est un psychologue de premier ordre. Mais du côté des scientifiques eux-mêmes, le discours médical corrobore l’idée qu’entreprendre un récit implique l’émergence de vérités d’ordre psychologique, comme l’affirme Janet, lorsqu’il écrit que « la narration, même succincte, de la vie d’un individu est déjà par elle-même un document psychologique de quelque intérêt 4». Cette vertu se trouve évidemment décuplée dans la narration d’art que constitue la fiction littéraire. C’est même pour Maupassant la qualité suprême de son maître Flaubert, qui sait faire apparaître la psychologie des personnages par leurs actes, et non par de longues digressions didactiques. Le grand art consiste à dévoiler l’intériorité sans aucune argumentation psychologique. C’est l’art de la mise en scène, sur lequel Maupassant revient constamment. Tout passe par la description, grâce à laquelle s’exprime « la partie psychologique du roman, qui est assurément la plus importante 5». Il consacre une chronique en juin 1884 aux romanciers « subtils », captivés par le renouveau de la psychologie, notamment Paul Bourget, dont il évoque le début de L’Irréparable, avec la mention d’un domaine situé « par-dessous » l’existence dont nous avons conscience, domaine de notre « vie inconsciente », « domaine mystérieux exploré par les romanciers6 ». Les romanciers qui sont mauvais ou trop subtils (piètres imitateurs de Bourget ou des Goncourt) ne le sont pas en raison de cette préoccupation majeure de la psychologie, mais parce qu’ils ne savent pas transformer en art cette matière fondamentale. Mauvais metteurs en scène, ils disent les choses au lieu de les suggérer. La préface de Pierre et Jean insiste sur cette qualité, en précisant d’ailleurs que cette matière dont le romancier pétrit ses personnages est bien l’exploration de sa propre vie intérieure : « C’est toujours nous que nous montrons7. » Il ne faut toutefois pas se laisser voir, mais donner l’impression que les choses parlent d’elles-mêmes. Autrement dit l’écriture réaliste ne s’oppose pas aux raffinements de l’analyse psychologique, elle les intègre à son système de redescription du monde en termes d’analogie.
5C’est particulièrement patent dans le principe de matérialisation qui régit le système des images, métaphores et comparaisons dans l’œuvre de Maupassant. On observe que les réalités d’ordre intellectuel, moral, sentimental, se traduisent par des comparants empruntés au domaine des atteintes corporelles et des gestes quotidiens. L’univers physique observable illustre la complexité de l’univers psychique, y compris et surtout, lorsqu’il se dérobe à l’emprise de la raison. La réalité d’un trouble n’est jamais appréhendée de façon abstraite. Ainsi l’introspection s’apparente-t-elle au diagnostic d’un certain nombre de signes cliniques. Dans l’univers fictionnel de Maupassant, la souffrance de l’âme persiste « comme on garde du plomb dans une plaie 8», les chagrins s’apparentent à des coups d’aiguilles, un remords vrille l’âme comme un son strident les oreilles, l’idée fixe revient « comme un coup de cloche 9». Le fou de la chevelure apparaît, effrayant de maigreur, « rongé par sa pensée comme un fruit par un ver 10». On pourrait multiplier les citations à l’infini. Citons Histoire d’une fille de ferme, où l’on peut observer la pertinence d’une comparaison qui renvoie au monde des paysans et des artisans, au monde réel et observable, pour traduire l’angoisse d’une paysanne :
6 Elle tomba assise sur son lit, n’ayant plus la force de pleurer, tant elle était anéantie. Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, et l’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiquetée avec un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effilocher la laine des matelas.
Par instants seulement elle parvenait à rassembler comme des bribes de réflexions, et elle s’épouvantait à la pensée de ce qui pouvait advenir.
Ses terreurs grandirent, et chaque fois que dans le silence assoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battait lentement les heures, il lui venait des sueurs d’angoisse. Sa tête se perdait, les cauchemars se succédaient, sa chandelle s’éteignit ; alors commença le délire […]
7 Sueurs, cauchemar, délires, autant de symptômes répertoriés par la médecine du temps. Pour faciliter la compréhension du lecteur, l’écrivain s’attache à trouver des équivalents dans le monde sensible. Il devient dès lors impossible de distinguer, de séparer le physiologique du psychologique. Or, telle est justement l’orientation majeure des travaux médicaux contemporains dans ce domaine, qui invitent à considérer la psychologie comme une branche de la physiologie, parce que le physique entretient des relations de continuité avec le moral11. Alfred Maury, dans son ouvrage, Le sommeil et les rêves (1861), rappelle les interférences constantes entre l’âme et le corps, obligeant à tenir compte des faits physiologiques dans la science psychologique, et réclamant l’application de la méthode expérimentale en psychologie, idée reprise par Taine notamment qui écrit : « La folie est toujours à la porte de l’esprit, comme la maladie est toujours à la porte du corps12.»
8 Au sein de ce vaste terrain d’observation que constitue l’esprit humain, Maupassant comme les médecins de son temps privilégie les états pathologiques. Motif central de ses préoccupations en matière de psychologie, l’angoisse, qu’il prend bien soin de distinguer de la peur, apparaît comme la manifestation la plus fréquente d’un désordre du cerveau, face aux réalités que doit affronter tout individu. Ainsi l’expérience fondamentale de l’angoisse existentielle, qui provient d’une philosophie matérialiste où la pensée de la mort rend fou, s’ancre-t-elle dans une observation clinique des états d’angoisse, elle-même représentée par des manifestations physiologiques. A bien des égards, le récit institue l’expérience. La crise d’angoisse se manifeste dans deux directions intimement liées et qui hantent le récit maupassantien : la peur de la mort et la catastrophe du vieillissement. Au sens strict, la pensée de la mort ruine la raison. Le récit intitulé « Un lâche » le démontre, dans lequel le narrateur passe par toutes les étapes délirantes d’un état d’angoisse irrépressible à la pensée de sa possible mort prochaine (il doit se battre en duel le lendemain). Avant la fin de la nuit, la terreur insurmontable de cette pensée de la mort le conduit au suicide. Le récit apparaît presque comme susceptible d’illustrer les propos des spécialistes. Il parvient en tout cas aux mêmes conclusions. Le docteur Chatelain montre en effet, dans ses Causeries sur les troubles de l’esprit, qu’un malade qui a peur de mourir est capable d’actes violents comme le suicide, l’homicide, voire l’infanticide. Penser l’impensable conduit aux portes de la folie, selon un cheminement dont Maupassant détaille la progression inéluctable. Corrélativement la catastrophe du vieillir, liée à la pensée de la dégénérescence et de la mort provoque une pathologie lourde qui détermine des accès aigus de crise, comme le montrent de nombreux récits, et bien sûr l’exemple romanesque de Fort comme la mort :
La hantise de cette décadence était attachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L’idée fixe avait fait naître une sensation d’épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu’une vague démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l’affaissement du tissu des joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’un constant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dans l’âme l’irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Elles l’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes, voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour s’en mieux assurer, l’usure ineffaçable des ans. Ce fut d’abord une pensée intermittente […] Cela devint une maladie, une possession13.
9 Par la transposition de l’obsession du vieillissement en « souffrance physique », Maupassant transforme la hantise en sensation. Il montre ainsi le lien inextricable du corps et de l’âme, leur quasi équivalence de fait. L’angoisse liée à la peur de vieillir prend la forme d’un constat clinique. L’auteur insiste ainsi sur la maladie d’un esprit qui ne s’appartient plus, qui ne décide plus rien pour lui-même. L’individu se trouve par là conduit aux limites de soi, au moment où la raison s’égare. Plus précisément au moment où la raison, sans cesser de fonctionner, avoue son impuissance à diriger le moi. L’extrait de « Sur l’eau » qui suit décrit cliniquement ce phénomène :
J’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées, mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage ; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire. […] J’essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deux êtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacun l’emportant tour à tour14.
10 Le moi ne se reconnaît plus, il n’a plus d’identité propre, plus d’unité. La raison impuissante subit la résistance d’une autre force : le combat des deux moi dramatise un constat psychologique justement développé dans le discours scientifique du temps, celui de la multiplicité des « moi » qui met à mal la notion d’une entité unique et stable. Là encore la fiction dialogue avec la science, nous fait expérimenter dans l’émotion du récit fortement dramatisé ce que la science démontre à l’aide d’expériences, d’observations et de concepts. Dans De l’intelligence, Taine évoque cette pluralité foncière du moi, précisant que « le moi visible est incomparablement plus petit que le moi obscur15.» Ce moi d’ailleurs n’est, comme il le précise dans le chapitre trois du quatrième livre consacré dans la première partie de son ouvrage aux « Conditions physiques des événements moraux », qu’une « entité verbale et un fantôme métaphysique16 », ce sont nos événements successifs qui composent notre moi. La connaissance par le récit apparaît là encore comme une constante de la pratique médicale. Reprenant à la fin du second volume, dans sa « Note sur la formation de l’idée de moi », l’une des observations du docteur Krishaber dans son étude sur la « névropathie cérébro-cardiaque », Taine trouve « le petit récit qu’on vient de lire », le témoignage d’un malade en l’occurrence, « plus instructif qu’un volume métaphysique sur la substance du moi17. » On rappellera aussi « La dissolution de la personnalité », titre du chapitre IV de l’ouvrage de Ribot, Les maladies de la personnalité, qui fait l’observation suivante : se croire double et en être obsédé peut mener le malade à tenter de se suicider pour « tuer l’autre 18». Déjà François Leuret en 1834 dans les Fragments psychologiques sur la folie, observe « un véritable dualisme chez un même individu19.» C’est précisément le sujet du Horla. Le dédoublement puis la dilution du moi s’y incarnent dans le célèbre épisode du miroir, qui concrétise par la perte du reflet cette expérience de l’angoisse causée par l’impression que le moi échappe à lui-même. Le choix formel du journal intime facilite la transmission de l’expérience. Or chez Taine aussi, dans De l’intelligence, on lit des extraits du journal d’un fou, qui prend note des symptômes du dérèglement progressif de son esprit. On peut y lire : « Le 2 août, je suis un peu triste, sans être malade 20». Dans Le Horla, on lit :« je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste21.» Puis le malade de Taine pense à son cauchemar, il entend des voix dans la nuit, finit par vouloir se tuer, avant de voir cesser sa crise et d’obtenir la guérison. Maupassant choisit, parce que la dramatisation participe au succès de l’immersion fictionnelle, d’arrêter l’expérience au bord du suicide. Le néologisme « Horla » met un nom sur une réalité complexe, qui laisse encore toutefois au lecteur la possibilité de croire à la menace d’un être extérieur malfaisant : ainsi il joue avec les codes du fantastique pour faire advenir la réalité d’une expérience psychologique. La chose littéraire résiste à l’interprétation, et c’est grâce à cette résistance qu’elle peut exhiber des problèmes d’ordre psychologique, sans prétendre les expliquer. Ainsi le narrateur du « Horla », qui a lu les ouvrages scientifiques, qui connaît la suggestion sous hypnose et les travaux des chercheurs, permet à Maupassant de concentrer dans son récit les préoccupations médicales de son temps, avec les manifestations de la folie en marche que représentent les troubles du sommeil, les hallucinations, les maladies de la volonté, la tentation suicidaire, et nous montre un héros pris par la folie, qui ne peut que constater avec terreur l’échec de la raison. Relisons le texte de Maupassant :
5 juillet. – Ai-je perdu la raison ? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu la nuit dernière est tellement étrange, que ma tête s’égare quand j’y songe !
Comme je le fais maintenant chaque soir, j’avais fermé ma porte à clef ; puis, ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par hasard que ma carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal.
Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils épouvantables, dont je fus tiré au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse encore.
Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille, avec un couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas – voilà.
Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau ; j’allumai une bougie et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en la penchant sur mon verre ; rien ne coula. – Elle était vide ! Elle était vide complètement ! D’abord, je n’y compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis une émotion si terrible, que je dus m’asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une chaise ! puis, je me redressai d’un saut pour regarder autour de moi ! puis je me rassis, éperdu d’étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je le contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne pouvait être que moi ? Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter si un être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.
Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l’émotion d’un homme, sain d’esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde épouvanté, à travers le verre d’une carafe, un peu d’eau disparue pendant qu’il a dormi ! Et je restai là jusqu’au jour, sans oser regagner mon lit22.
11On note la liquéfaction du moi, qui se dilue dans l’émotion saisissante de l’incompréhensible. Avec un lexique hyperbolique, une ponctuation qui insiste sur le double naufrage de la raison et du sentiment (abondance des exclamations et des interrogations), un style qui halète, mimant la suffocation panique, l’angoisse se développe, à partir de l’interrogation initiale : il s’agit de savoir si l’on devient fou. Le texte s’apparente à un témoignage, d’autant plus frappant qu’il s’exerce en pleine lucidité, dans un style clair, transparent, logique. Le narrateur raisonne, cherche des explications, généralise son cas, sans parvenir à atténuer la crise d’angoisse, dont on note une fois de plus la caractérisation extrême : « épouvantable », « abominable ». L’extrait montre le rôle que joue la mise en récit dans l’appréhension de ces états limites, puisqu’il cherche des équivalents imagés : « figurez-vous », dit-il au lecteur en s’adressant directement à son imagination. La transposition, d’une grande violence puisqu’il s’agit d’une scène de crime sanglante, vise à donner un équivalent du réveil angoissé. Or, le docteur Chatelain écrit justement à propos de cette douleur : « Cette angoisse précordiale est vraiment atroce ; aucune souffrance physique ne saurait lui être comparée23». L’un de ses malades la dépeint comme « une épouvante horrible dans la poitrine ». On voit que le texte littéraire met en scène et en images l’état pathologique, pour montrer la puissance de l’angoisse du mélancolique, qui décuple toutes ses sensations.
12Mais là où le discours médical décrit et explique pour favoriser la compréhension, l’écrivain figure et donne à sentir. Cette omniprésence des pathologies du cerveau a des conséquences littéraires évidentes, dans la requalification obligée des récits fantastiques. La catégorie du fantastique devient subitement obsolète, puisque des textes ancrés dans l’esthétique réaliste du petit fait, voire du fait divers, exhibent des cas cliniques, qu’il s’agisse d’un accès subit de folie, comme dans « Promenade », où un petit employé découvre soudainement la misère de son existence et se pend, ou des hallucinations du meurtrier de la « Petite Roque », hanté pas les visions qui l’obsèdent en lui montrant sans cesse la petite fille qu’il a violée et étranglée. Tout éditeur des récits dits fantastiques de Maupassant est confronté à la porosité des frontières, et peine à exclure tel ou tel texte, par manque de critère stable. S’il n’est pas de certitudes dans le domaine psychologique, il n’en est pas non plus dans celui des catégories littéraires. Voilà pourquoi les éditeurs parlent de contes cruels et fantastiques, de contes de la peur, de contes d’angoisse. Précisément le surnaturel se trouve mis à distance. D’ailleurs on trouve dans les récits des mentions du mot fantastique qui désamorcent l’effet banal et le mettent à distance critique. La chronique que Maupassant consacre au fantastique dans Le Gaulois du 7 octobre 1883 prend acte de cette disparition du surnaturel au profit d’un fantastique plus subtil, d’une impression d’angoisse que les récits de Tourgueniev suscitent selon lui à la perfection. Ses « étranges histoires » laissent deviner « le trouble de son âme, son angoisse devant ce qu’elle ne comprenait pas, et cette poignante sensation de la peur inexplicable qui passe24». Justement la peur naît de ce que l’on ne comprend pas. D’où la distinction entre la peur et l’angoisse, que l’on voit bien nettement exprimée et développée dans les deux extraits suivants :
La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues25. (« La Peur »)
Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants ; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts ; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît.`
Alors ! … oui. Alors ! … Eh bien ! j’ai peur de moi ! J’ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.
Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse26. (« Lui ? »)
13Les deux textes distinguent clairement entre la simple peur et la phobie, l’angoisse terrible parce qu’elle se développe sans raison. L’état d’angoisse est présenté comme « inguérissable ». Cette résistance réduit l’individu à l’impuissance, puisque la conscience de son état ne lui est d’aucun secours. Le texte littéraire laisse émerger une fois de plus un constat médical fondamental qui renouvelle l’approche de la psychologie.
14Du coup, la lecture s’apparente à son tour à l’expérience d’un malaise, et Maupassant utilise à propos de la lecture de Tourgueniev une image qui rappelle la déroute de la raison en proie à la crise d’angoisse: «Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied comme en une eau dont le fond manque à tout instant, se raccrochait brusquement au réel pour s’enfoncer encore tout aussitôt, et se débattre de nouveau dans une confusion pénible et enfiévrante comme un cauchemar27.» Le récit laisse une désagréable impression de malaise et d’angoisse au lecteur dont il touche la sensibilité et qu’il trouble. Maupassant évoque souvent la lecture en termes d’effets, de bouleversement, de ravage, avec un lexique excessif qui là encore trahit la prééminence de l’émotion sur le raisonnement. Le passage de la première à la seconde version du récit du « Horla » témoigne d’une volonté d’intérioriser l’émotion. Dans la première version, le discours médical d’un médecin encadre le récit constitué par le témoignage du fou. Dans la seconde, le journal nous introduit au cœur du processus en nous plaçant de plain pied dans la logique du narrateur qui se sent devenir fou, en prise sur ses états de conscience. Lire « Le Horla », particulièrement emblématique de cette écriture de l’angoisse, mais lire aussi par exemple « Fou ? », « Un Fou », « l’Auberge », « Qui sait ?», c’est traverser et partager une expérience sans dommage il est vrai, mais susceptible d’attirer l’attention sur des phénomènes étranges que la science peine à circonscrire nettement, voire de rencontrer des échos chez ceux qui comprennent l’angoisse inhérente à la solitude, propice à toutes sortes de manifestations pathologiques, des plus familières aux plus complexes. Norbert de Varenne décrit en ces termes sa solitude à Georges Duroy :
« Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible : la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles ; et la cloison qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m’éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m’envahit, une fièvre de douleur et de crainte et le silence des murs m’épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l’on vit seul. Ce n’est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l’âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu’au cœur, car aucun bruit n’est attendu dans ce morne logis28.»
15La caractérisation de la solitude renvoie à l’expérience de la douleur, à la limite du soutenable : «horrible», «terribles», «épouvante», «affreusement». La solitude s’accompagne d’« angoisse », de « danger », de «chose inconnue», de « crainte », de « silence », sur fond de « fièvre » et de « tristesse ». Le contexte favorise l’émergence d’une mélancolie anxieuse, propice à l’éveil de tous les délires. Ainsi, du corps à l’âme, du « silence autour du corps » au « silence autour de l’âme », Maupassant cherche à rendre compréhensible et à transmettre au lecteur ce que ressent le sujet saisi par l’angoisse.
16Le narrateur de « La Chevelure », médecin qui présente le témoignage écrit du fou, ne manque pas de préciser que dans son récit, la folie est « pour ainsi dire, palpable29. » C’est exactement ce que veut faire Maupassant avec son lecteur, lui rendre l’angoisse palpable. Le narrateur de « Madame Hermet » se dit, tel un médecin, attiré par les fous : « toujours je reviens vers eux, appelé malgré moi par ce mystère banal de la démence 30». La banalité même rend le mystère plus proche. Maupassant entraîne son lecteur vers des histoires où les états pathologiques sont présentés avec vraisemblance, et crédibilité. On songe à « Berthe », où le narrateur médecin décrit la plongée d’une jeune fille née « idiote » dans la « folie » après son mariage, « lugubre histoire, et en même temps, singulier cas pathologique31. » Ces cas pathologiques sont autant d’exemples de ces manifestations de dérèglement de l’esprit humain qui fascinent Maupassant. Angoisse ultime : rien ne me distingue du fou. La stratégie narrative vise à légitimer le point de vue du dément, dans la mesure où son angoisse nous est décrite de façon à être comprise ou, plus exactement, sentie.
17 Il n’est pas question d’en faire un objet de curiosité, un cas exceptionnel et pittoresque, mais au contraire de rapprocher son comportement autant que possible de la logique ordinaire des faits. C’est dire si la réalité appréhendée dans son ensemble englobe la saisie des états d’angoisse, et si les frontières entre le réalisme et le fantastique cessent d’être opératoires. J’ai parlé des difficultés des éditeurs à rassembler des textes dits fantastiques : mais ce sont eux qui se mettent dans une telle situation, car Maupassant pour sa part n’a pas souhaité isoler ces textes des autres. La façon dont il compose les recueils, en mélangeant les récits d’angoisse ou de folie avec les récits moins centrés sur ces questions de dérèglement psychologique prouve sa volonté d’intégrer sans frontière nettement délimitée le pathologique au sein du normal. Du coup, l’angoisse devient un fait, au même titre que l’observation de la nature ou l’évocation du monde paysan. Impossible de circonscrire un domaine précis. L’angoisse se diffuse dans les recueils comme elle se répand dans l’existence, et le lecteur expérimente sa rencontre au milieu de récits plus reposants pour l’esprit. Cela dit l’assemblage de recueils constitués de récits d’angoisse souligne a contrario l’importance du motif pour l’auteur, avec ses récurrences obsessionnelles et sa volonté de rendre compte des infinies capacités d’un esprit humain décidément fascinant. L’univers fictionnel renvoie bien une image de l’homme, en prise sur les acquis de la science contemporaine, qui témoigne de la capacité de la littérature à penser l’humain à travers l’expérience figurée de l’art.
18On ne s’étonnera donc pas que la réception immédiate de l’œuvre de Maupassant ait d’abord insisté sur son mal, mis en valeur par sa mort affreuse après des mois de déchéance mentale. Les thèses de médecine, nombreuses, se sont penchées sur son cas. Il est certain qu’il a expérimenté cette angoisse atroce de la dilution du moi dans le désastre de la raison qui se perd. Les lettres écrites avant son internement en témoignent, elles insistent sur la douleur liée à l’angoisse :
Je crois que c’est le commencement de l’agonie. Mes douleurs de tête sont si fortes que je la serre entre mes deux mains et il me semble que c’est une tête de mort. Certains chiens qui hurlent expriment très bien mon état. C’est une plainte lamentable qui ne s’adresse à rien, qui ne va nulle part, qui ne dit rien et qui jette dans les nuits, le cri d’angoisse enchaînée que je voudrais pouvoir pousser…[…] Le cerveau usé et vivant encore, je ne peux pas écrire. Je n’y vois plus. C’est le désastre de ma vie32…
19Douleurs à la fois physiques et morales, qui, on le voit ici encore, s’expriment par une analogie familière et commune. Mais dans l’œuvre littéraire, la lucidité de l’écriture maîtrise le propos. Aussi bien les récits des états d’angoisse sont-ils le fruit d’une création concertée qui cherche à toucher la sensibilité. L’immersion fictionnelle engage une participation sensible aux histoires les plus troublantes. La mise en récit des états d’angoisse, ou plus exactement la transformation des états d’angoisse en récits, fixe littérairement une expérience à la fois physiologique, psychologique et métaphysique, qui traduit une réalité humaine poignante destinée à bouleverser le lecteur. Si l’on en croit le succès universel et jamais démenti de ces textes, on conviendra qu’ils dépassent le simple effet de mode pour renvoyer à une observation profonde et intemporelle qui participe, aux côtés des ouvrages médicaux consacrés à la clinique des cas de pathologies mentales33, à l’édification d’une science de l’homme.
Annexe.
20Quelques indications bibliographiques
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Baillarger, J., De la folie à double forme, Paris, E. Donnaud, 1880.
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Bernheim, H., De la Suggestion dans l'État Hypnotique et dans l'État de Veille, Paris, O. Douin, 1884, [Rééd. L'Harmattan, 2004]
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Beyran, J.-M ., Traité pratique de pathologie générale, Paris, Germer Baillière, 1858.
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Chatelain, A., La folie, causeries sur les troubles de l’esprit, Paris, Fischbacher, 1889.
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Charcot, J.-M., Leçons sur les maladies du système nerveux : faites à la Salpêtrière; recueillies et publ. par Bourneville, Paris, A. Delahaye,1875-1887, 3 vol.
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Delboeuf, J., La psychologie comme science naturelle, son présent et son avenir : application de la méthode expérimentale aux phénomènes de l’âme, Bruxelles, C. Muquard, 1876.
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Esquirol, E., Des maladies mentales, Paris, J.B. Baillière, 1838.
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Krishaber, M., De la névropathie cérébro-cardiaque, Paris, Masson, 1873.
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Janet, Pi., L’automatisme psychologique, Paris, Félix Alcan, 1889, [rééd. L’Harmattan, 2005.]
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Leuret, F., Fragments psychologiques sur la folie, Paris, Crochard, 1834.
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Liebault, A.-A., Du sommeil et des états analogues considérés surtout au point de vue de l’action du moral sur le physique, Paris, Masson, 1866.
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Maury, A., Le sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1865.
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Ribot, T., Les maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1884.
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Simon, M., Les Maladies de l’esprit , Paris, J.B. Baillière, 1891.
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Taine, H., De l’intelligence, [1ère éd. 1870], 3ème éd. Augmentée en 1878, 4ème éd. encore augmentée, Paris, Hachette, 1883, 2 vol., [rééd. L’Harmattan 2005].
21NB : Liste donnée à titre indicatif. La littérature sur ces questions est en effet extrêmement abondante et l’intérêt du public, spécialisé ou non, réel, comme les publications de périodiques en témoignent, par exemple, le Journal de médecine mentale, créé en 1861 par M. Delasiauve, Paris, Masson, ou L’Encéphale, Journal des maladies mentales et nerveuses, B. Ball et J. Luys dir., Masson, 1881.