Le roman de l’inconscient national1
1Léon Daudet encourt sans doute bien des reproches. Mais au moins a-t-il le mérite de la clarté quand il déclare, dans L’Hérédo :
Depuis que le Boche Édouard von Hartmann a écrit sa Philosophie de l’Inconscient, cette fausse doctrine a fait des petits. L’Inconscient est devenu la tarte-à-la-crème des physiologistes en mal de psychologie et des psychologues en mal de métaphysique. Le monstre informe a bénéficié de l’ignorance et du laisser-aller des philosophes et des médecins, ainsi qu’un animal familier, nourri de tous les détritus de la clinique nerveuse et des laissés pour compte de l’induction2.
2Reliant d’un trait l’inconscient schopenhauerien à l’inconscient freudien — filiation délicate, sur laquelle Freud hésita à s’exprimer —, le champion de l’Action française condamne le concept au nom de ses origines. Né de père « boche », « boche » il restera ; émanation d’une culture et d’un sol ennemis, l’inconscient a envahi les esprits (« s’est répandu en France ») à la façon de ces avant-gardes qui précèdent le gros de la troupe.
3Dans cette perspective, la Grande Guerre aura constitué le point d’aboutissement d’un processus de longue haleine : en effet, c’est en 1885 que la littérature française naturalise le nouveau concept avec la « Complainte propitiatoire à l’inconscient », dans Les Complaintes de Jules Laforgue. Et c’est dix ans plus tard que naît, en France, l’autre inconscient puisque le terme de « psycho-analyse » apparaît pour la première fois dans un article de Freud écrit directement en français3. Droit du sol qui permit à beaucoup de rappeler ce que Freud doit à Charcot, et de jouer la Salpêtrière contre la Berggasse.
4Mais le plus étonnant, c’est que la phrase de Léon Daudet sur l’inconscient « boche » ne laisse en rien deviner l’intérêt suscité par le concept d’inconscient, chez plusieurs grandes figures « nationales ». La tache de l’origine est bien là, et le contexte ne prédispose guère les Français à accueillir une doctrine d’outre-Rhin. Il n’y a donc pas à s’étonner que plusieurs avant-gardes s’ouvrent au freudisme, comme à tout ce qui pouvait contester l’ordre. Mais la chronologie est brouillée : dès 1919, Paul Bourget recourt à la psychanalyse dans un texte littéraire (Némésis), et en décembre 1921 Maurice Barrès lui-même note, dans ses Cahiers4, le nom de Freud, dont il entrevoit la portée. Sans oublier tout ce que l’introduction du freudisme doit à Angelo Hesnard, officier de marine, et à Edouard Pichon, membre de l’Action française5.
5Après avoir rappelé brièvement en quels termes les écrivains et essayistes de l’époque s’en prennent à un « inconscient allemand », étranger au « génie latin » de notre peuple, on se propose de voir, à travers un certain nombre d’œuvres littéraires, en quoi le présupposé d’un « inconscient national » oblige à repenser la communauté (la « race » / la « horde »). Si l’on s’en tenait là, c’est-à-dire à la période clef de l’entre-deux-guerres, l’affaire paraîtrait réglée. Mais par un ultime rebond, cet inconscient venu de l’étranger a fini par prendre racine. Du temps de Léon Daudet, l’inconscient était allemand ; dans les années trente, on le retrouve internationaliste, indifférent à ce narcissisme de la petite différence qui fonde les nationalismes ; or voilà que dans les années cinquante-soixante, à mesure que l’idée de nation s’éloigne, le grand nom de la psychanalyse française nationalise l’inconscient. Avec Jacques Lacan, le français devient en effet la langue de l’autre scène de sorte que, sur un mode inattendu, se réalise ce rêve d’un « inconscient à la française »6 cher aux premières décennies du siècle.
L’inconscient est allemand7
6Au tournant de la Première Guerre mondiale, le fameux « subconscient » de Janet, ce compromis théorique, doit laisser la place à l’ « inconscient », à mesure que « la psycho-analyse envahit le domaine de la pathologie nerveuse ou mentale ». Et c’est allé empirant : « au début, il s’agissait simplement des névroses ou plutôt de quelques névroses. Puis c’est le domaines des psychoses qui a été occupé »8. C’est en termes guerriers que Régis et Hesnard, dans ce texte inaugural qu’est La Psychoanalyse des névroses et des psychoses, offrent au public français la première synthèse du freudisme, alors même qu’il n’existe encore aucune traduction. Pour répondre à une gêne perceptible, les deux auteurs en appellent, dans la Préface de 1914, à une « impartiale indépendance vis-à-vis de l’étranger » ; propos qui se durcit en 1922, pour une nouvelle édition :
La science sans nationalisme scientifique ne saurait être ni vivante ni féconde. Et la doctrine de Freud, issue, non du génie français de Charcot, comme on l’a dit, mais bien plutôt de la philosophie germanique, ne saurait rencontrer d’adversaire plus utile pour la recherche de la vérité que la Mesure, inspiratrice du génie latin […]9.
7Mais si Régis et Hesnard acceptent de composer, d’autres sont plus radicaux. Ainsi, dans Voyage au bout de la nuit, le Dr Baryton rappelle que, si les aliénistes à l’ancienne savaient démêler le vrai du faux et la raison de la déraison, de nouveaux médecins, « possédés, captieux et retors », et « aussi fou[s] que le client », nous ont « précipités aux abîmes »10. Ces nouveaux médecins sont bien sûr les psychanalystes, mot que Baryton ne prononce pas, se contentant de préciser qu’il s’agit là d’une « mode obscène […], comme presque tout ce qui nous vient de l’étranger… »11.
8Voilà le décor planté : l’inconscient, la psychanalyse, c’est-à-dire au fond le romantisme allemand et ses brumes, face au classicisme, à la Raison et au « génie latin », expression popularisée entre autres par Anatole France, qui en fait le titre d’un recueil (1913). Du coup, à quoi bon chercher ailleurs ce que notre sol et notre histoire nous offrent en abondance ? Et pourquoi les territoires de l’inconscient échapperaient-ils à notre souveraineté ? Pour s’arracher aux fumeuses théories d’outre-Rhin, il vaut mieux s’en tenir aux saines doctrines de Charcot, Janet ou Léon Daudet. À la copie, toujours préférer l’original ; à l’héritier félon (Freud), le bon fils (Janet). La référence à Charcot, associée aux temps heureux d’avant la catastrophe, dénonce en effet un scandale intellectuel, à savoir que la victoire militaire s’est accompagnée, pour la psyché, d’une défaite intellectuelle (province perdue que la psyché). Tout au long des années 20, les auteurs ne cessent de revenir sur la question de « l’inconscient à la française ». Pour le héros de Moravagine, des « savants étrangers » et « notamment l’Autrichien Freud » se seraient emparés des travaux cliniques de Charcot pour en faire « une sorte de pataphysique »12 ; au même moment, les surréalistes, peu suspects pourtant de préférence nationale, opèrent eux aussi un retour à Charcot lors du « Cinquantenaire de l’hystérie » (1928), voyant dans la Salpêtrière une scène primitive de la parole poétique. D’ailleurs, malgré l’hostilité qu’ils nourrissent pour la psychiatrie française, c’est peut-être à Pierre Janet — voué aux gémonies dans le Second Manifeste —, qu’empruntent les surréalistes puisque, à en croire Philippe Soupault, la théorie de l’écriture automatique proviendrait directement de L’Automatisme psychologique13.
9Mais la vraie « réaction nationale », c’est sans doute chez Céline qu’on la trouve : alors qu’en 1932, lors de la parution de Voyage…, il avait célébré Freud comme « notre maître à tous », le romancier change de cap avec Mort à crédit, expliquant à Léon Daudet qu’il « écri[t] dans la formule rêve éveillé », car « c’est une formule nordique »14. « Nordique », c’est-à-dire « aryenne », ainsi qu’on le voit dans Bagatelles… quand Céline s’en prend aux israélites, « rugiss[a]nt d’orgueil » depuis que « leur Bouddha Freud leur a livré les clefs de l’âme »15. En s’inspirant, ou disant s’inspirer, du Rêve éveillé de Daudet pour les grandes scènes de Mort à crédit16, Céline met donc à la place de Freud le tribun de l’Action française17.
10D’avoir préféré Daudet à Freud aurait rendu impossible cette théorie d’analystes étrangers (Madame Sophroniska dans Les Faux-Monnayeurs) et surtout juifs allemands (M. Leuven dans Vagadu, de Jouve ; Zacharie Regencrantz dans L’Homme pressé, de Morand18). Face à pareille invasion, les plus pacifiques s’enflamment : pensant à tous les étrangers qui demandent l’asile, Jean Giraudoux s’indigne : « Freud, s’il veut être français, attendra »19. Mais quand bien même on le laisserait entrer, cela ne changerait rien quant au fond, à savoir que pour beaucoup ses théories ne peuvent prétendre à l’universel dans la mesure où elles sont le produit d’une terre. Ainsi, Romain Rolland, l’ami très cher, peut bien admirer le travail de Freud, « pilote Phénicien qui le premier s’aventura dans la circumnavigation du noir Continent de l’Esprit », c’est pour s’exclure lui-même du champ. Barrésien sur le tard, le voilà en effet qui affirme, « avec une tranquille certitude » :
11Ce noir continent qu’il décrit n’est pas le mien. Je suis d’une autre race. Dans la conque de sa mémoire, ma race emporte à travers les âges les échos d’autres voix, les aboiements d’autres monstres, et les chants d’autres dieux20.
12Pour les Colas Breugnon et autres Gaulois, qu’importe, en effet, « le mythe d’Œdipe et celui d’Elektra »21. Contre l’universalité des mythes grecs, Romain Rolland en appelle à une territorialisation, comme si la psyché se confondait avec le génie du lieu. En pareille perspective, la critique littéraire devrait donc s’interdire d’appliquer à un écrivain comme Romain Rolland des catégories qu’il récuse, et s’obliger à interpréter le texte “de l’intérieur”.
France et anti-France
13De telles pages sonnent comme un retour en arrière, car l’auteur de Jean-Christophe nous avait fait entendre une autre parole. Romain Rolland aura bien essayé de réconcilier la France et l’Allemagne, tout différencie les deux « races », et tout oppose le « génie latin » au « génie teutonique ». Mais un génie national, à même de légitimer un inconscient collectif propre à une communauté, implique une conception bien particulière de la nation. Contre l’universalité de l’œdipe, Romain Rolland en appelle à une “fratrie”, c’est-à-dire à une communauté de sang. Dans cette perspective, la nation n’a rien d’un « plébiscite de chaque jour », sans cesse remis en cause, puisqu’elle est le propre de ceux qui sont « nés ensemble ». Au contrat social se substitue ainsi le roman familial. Qu’importent alors les différences entre les individus ? Comme l’explique Gustave Le Bon, « les éléments inconscients » qui composent l’ « âme » de la race garantissent l’existence de la communauté22.
14C’est donc la “race” qui légitime l’existence d’un « génie national », propre à chaque peuple. Tournant le dos à un idéal d’universalité, le « génie latin », cet inconscient qui ne dit pas son nom, apparaît ainsi comme le produit d’une histoire et d’une géographie. En vertu de pareille anthropologie, le refus de l’inconscient freudien ne peut donc s’interpréter comme une « résistance », mais comme le constat d’une différence irréductible. Ainsi que l’explique le Pr H. Claude :
[…] la psychologie n’a pas encore été adaptée à l’exploration de la mentalité française […] Certains procédés intimes et certaines généralisations d’un symbolisme outrancier, peut-être applicable chez des sujets d’autres races, ne me paraissent pas acceptables en clinique latine23.
15Avec beaucoup d’humour, Freud évoque d’ailleurs ce point dans Ma vie et la psychanalyse (Selbstdarstellung). Reprenant un Professeur de Sorbonne, pour qui « le Génie latin ne supporte absolument pas le mode de pensée de la psychanalyse », il note que, selon ce propos, on pourrait croire que « le Génie teutonique [a] serré sur son cœur la psychanalyse, dès sa naissance, comme son enfant chérie »24. Comme pour illustrer le préjugé, Marie Bonaparte, la traductrice, ajoute d’ailleurs une longue note sur le « caractère national » des Français (la clarté, le bon goût, etc.).
16Au fond, il n’y a d’ « inconscient national » que pour une communauté barrésienne, adossée à sa terre et à ses morts. Et comme la terre, pas plus que les morts, ne peut mentir, cet « inconscient » est censé nous détourner des névroses ou autres perversions, liées aux dérives de l’individualisme. Le problème est qu’un tel inconscient est une maladie qui se prend pour une médecine25, puisqu’il procède d’un dérèglement du désir. Quand, dans son Journal, André Gide répond à Barrès en pointant le « caractère incestueux »26 de sa théorie, il touche un point sensible : le privilège accordé au semblable, l’union avec le proche, tout fait de la nation, au sens barrésien, une immense « perversion »27 — l’une de ces relations contre-nature dont se croyait justement préservé Romain Rolland de par sa francité. On regrette que Barrès n’ait pas eu le temps de lire Totem et Tabou : peut-être aurait-il perçu la proximité entre la « horde » — cette société consanguine — et sa conception de la nation.
17« Incestueuse », la nation devient donc suspecte ; et du coup deviennent suspects ses serviteurs les plus zélés. C’est là tout le propos de « L’Enfance d’un chef » de Jean-Paul Sartre28, récit de cas et fable politique qui démystifie le parti de l’ordre. Aux yeux du monde, Lucien Fleurier aura écarté le soupçon : après un engagement de jeunesse dans l’Action française — jamais nommée, mais facile à identifier —, il sera un « chef » : chef d’entreprise et chef de famille. Une fois devenu un notable, il gardera sans doute le souvenir de son activisme « bon genre », qui conjugue le sens de l’idéal au respect de l’ordre. Reste que, vue de l’intérieur, la réalité est moins idyllique. L’intérêt de la nouvelle tient à justement à sa façon de démystifier le « nationalisme intégral ». Dans le cas de Lucien Fleurier, jamais l’ « ennemi intérieur » n’aura mieux mérité son nom. Cet enfant névrosé, sujet à des troubles intestinaux, développe à l’adolescence une composante homosexuelle qui le terrifie. Son salut, il le doit alors à la thérapie collective que lui propose une « ligue ». En devenant membre de l’Action française, Lucien Fleurier croit conjurer le péril (devenir une « tante »), sans voir que la politique constitue un aveu : une communauté masculine, mais pour la bonne cause ; l’angoisse de castration devenue antisémitisme, cette haine du circoncis ; et pour compléter le tout, le royalisme, qui sublime les fixations anales du petit Lucien, fier de siéger sur son « trône ». D’un trône, l’autre.
18Pas plus que Barrès n’a lu Totem et tabou, Léon Daudet n’aura connu « L’Enfance d’un chef ». C’est regrettable, car il aurait trouvé là une raison de plus de se méfier de l’inconscient, schopenhauerien ou freudien. En prêtant des motivations inavouables aux actes les plus nobles (le service de la patrie), l’inconscient n’est sans doute pas « Boche », comme le disait le tribun. Et c’est bien pire car il est trop apatride pour servir l’Allemagne. Mais au moins une chose est sûre, c’est qu’il représente l’anti-France.
19Or, si l’inconscient est « apatride » au sens banal, en ce qu’il ignore les territoires, il l’est aussi au sens fort, en ce qu’il ruine l’idée même de frontière, et de patrie. C’est ce que l’on voit bien avec le fameux « instinct de mort », élaboré par Freud au lendemain de la Première Guerre mondiale pour expliquer l’inexplicable de cette ruée à la mort. Céline est sans doute l’un des rares à avoir bien compris le Todestrieb, et à en avoir tiré les ultimes conséquences. À la lumière de ce qu’il a vu, la guerre de masse ne lui apparaît ni comme le dernier stade du capitalisme, ni comme l’effet du « nationalisme intégral », mais comme la conséquence d’une véritable aspiration collective.S’ils le voulaient, dit Céline, les hommes pourraient tout simplement refuser de se battre, « mais ils ont le désir de mourir »29 — ce que confirment selon lui les grandes charges héroïques/suicidaires de 1914, où il a vu des cavaliers « foncer dans la mort — sans ciller — les huit cents — comme un seul homme — et chevaux — une sorte d’attirance — pas une fois, dix ! comme d’un débarras »30. Quand Bardamu évoque « la sale âme héroïque et fainéante des hommes »31, il faut donc entendre à la lettre que cette âme « fait le néant » autour d’elle.
20Pourtant, l’instinct de mort a beau être communément partagé, il a un lieu d’élection, à savoir l’Allemagne. Selon Céline, « toute la Bochie » est animée d’un « certain goût funèbre » car les Allemands « sont voués, attirés »32. Dans le cas très particulier des Allemands, il existe donc bien un inconscient national — manière de reformuler en un langage nouveau le traditionnel génie des peuples, si prodigue en clichés. L’inconscient serait bien allemand, ou du moins entretiendrait avec l’Allemagne des affinités électives, car si la raison est une, la psyché est multiple : ainsi qu’Edmond Jaloux l’écrivait dans les années vingt, tandis que les « groupes germaniques, anglo-saxons, slaves et scandinaves » s’ouvrent à l’inconscient, « chez les races latines », et en particulier les Français, « les manifestations inconscientes sont infiniment plus faibles et plus rares »33.
L’inconscient parle (aux) français
21Est-ce à dire pour autant que nous sommes condamnés à en revenir au « génie latin », c’est-à-dire à l’auto-mythification d’un peuple qui se croit exonéré de l’inconscient ? Une fois privée de ses alibis traditionnels, la communauté nationale s’aperçoit que l’ultime garant de son identité, et au fond de son existence, consiste en l’usage partagé d’une langue. Cette langue française qu’aura mythifiée toute la tradition ; cette langue que vont nous faire redécouvrir, au long du XXe siècle, une série de grammairiens-linguistes-psychanalystes, tels Damourette et Pichon — cet étrange partisan de l’Action française. Langue française dont on pressent très tôt le déclin, mais qui prend sur le tard une belle revanche. Trop longtemps, l’inconscient aura eu partie liée avec la langue allemande, première à le nommer. Or, dans la seconde moitié du siècle dernier, l’inconscient va se mettre à parler français ou, pour le dire en d’autres termes, le français va devenir la langue de l’inconscient, grâce notamment à Jacques Lacan. Jacques Lacan, ce jeune dandy proche de l’Action française, dont Edouard Pichon disait à Henri Ey que « sans rien abdiquer de son originalité, [il] est, quant à cette françaiseté foncière, tout à fait des nôtres »34.
22Elisabeth Roudinesco, qui cite cette lettre, ajoute que Lacan « ne reviendra jamais au bercail de cette françaiseté-là »35. Au sens strict, il faut en convenir ; mais comme il le dit lui-même, Jacques Lacan est celui qui a « dix ans pris soin de faire jardin à la française »36 des voies ouvertes par Freud. De la part du « Gongora de la psychanalyse », connu pour son baroquisme, la métaphore des « jardins à la française » est inattendue ; mais dans son incongruité elle renvoie à quelque chose d’essentiel. Au cours des années vingt, le débat fut animé autour du problème de la traduction : fallait-il franciser les concepts freudiens, donc les rendre lisibles mais au risque de les trahir, ou bien respecter leur « germanité », au risque de les rendre inaudibles ?37
23Alors que le conflit terminologique s’enlise, Jacques Lacan finit par trancher, en francisant les mots, et donc la chose, de façon singulière comme quand, dans « l’Unbewusst », il choisit d’entendre « l’une-bévue » — transcription macaronique devenue, pour le lacanisme, un véritable schibboleth. Accessible aux seuls germanistes, cette transposition constitue une clef : dans une part de son œuvre, la plus singulière, Jacques Lacan énonce en français ce que dit Freud, et plus encore ce que « dit » l’inconscient.
24Soyons clair : l’inconscient ne « dit » rien. Mais c’est à travers les paroles d’un analysant, donc à travers une langue donnée, que l’on accède à l’autre scène. Or, s’il est évident que la parole de chaque analysant ne prend sens qu’entendue dans sa langue propre (l’allemand pour le président Schreber, le français pour Aimée), il en va autrement de celle de l’analyste. Au fond, la langue de ce dernier est toujours celle de Freud, puisque les concepts se veulent universels, donc traduisibles. Et c’est là que se joue la révolution lacanienne, puisque chez lui la théorie elle-même va s’élaborer en français, comme si l’analyste devait écouter sans doute ses patients, mais devait avant tout penser dans sa langue maternelle.
25Certes, dans son retour à Freud, Lacan reprend les « concepts fondamentaux de la psychanalyse » : le transfert, la psychose, etc. Mais pour une large part, s’il renouvelle complètement l’analyse et le discours de la psyché, c’est par la façon qui est sienne de penser à partir des mots de sa langue. Du coup, l’universalité présumée de la théorie va entrer en conflit avec la singularité de la langue française. Un exemple bien connu concerne le rôle accordé par Lacan au fameux « ne explétif », cette exception. S’adossant aux travaux de Damourette et Pichon, il choisit d’accorder une valeur nodale à ce terme « vide », fasciné par ce signifiant sans signification38.
26Mais à accorder une telle importance à un ne explétif/forclusif, on se heurte à une difficulté : soumise ainsi au particularisme de la langue française, comment la théorie peut-elle prétendre à l’universel ? Qu’en est-il du logos — et le discours de l’analyste en relève — quand la théorie se fait monoglossique ? De cette monoglossie lacanienne, le cratylisme constitue sans doute l’aspect le plus spectaculaire. Toute une part du lacanisme relève en effet de l’association libre, c’est-à-dire d’une dérive à partir du signifiant, censé détenir un secret. Il convient donc d’entendre le mot, en chacune de ses syllabes, pour résoudre l’énigme. Ainsi, le « littéral » est « littoral », le « traumatisme » « trou-matisme »39, la « perversion » se lit comme « version vers le père »40 ; la « dimension » équivaut à une « mention du dit »41 ; « les adverbes en « -ment » impliquent une forme de mensonge puisque le mot avoue de lui-même qu’il « ment »42. Et il suffit que l’ « obscène » s’écrive soudain l’ « eaub-scène », et voilà fait le lien entre l’esthétique et l’autre scène43…
27À plusieurs reprises d’ailleurs, l’analyste éprouve une forme d’inquiétude : ainsi invite-t-il à rechercher des équivalents, en d’autres langues, du « ne explétif » — équivalents dont il suppose l’existence mais dont évidemment il ne peut rien dire. Car c’est toujours « en français » que Lacan pense la grammaire44 et le lexique, ainsi qu’il le souligne lui-même : « Moitié dit en français que c’est une affaire de moi »45.
28Tout à son anti-germanisme, Léon Daudet avait décrété que l’inconscient était « boche ». D’où ce paradoxe qui consistait à lutter pour les provinces perdues, mais en accordant à l’Allemagne la pleine possession sur un « empire central » (déclaré terra incognita). Il aura donc fallu attendre un demi-siècle pour que vienne l’homme de la revanche, et pour que l’on reconquière le continent abandonné. Dans cette entreprise de reterritorialisation, le contresens consista pour beaucoup à assigner à la psyché un lieu géographique, et donc à interpréter à la lettre la notion de topique — à la façon dont la littérature a si souvent mis en image l’autre scène grâce aux formes du monde sensible : l’île de Speranza dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, le Sud des États-Unis dans Le Régiment noir de Bauchau, l’immeuble de La Vie mode d’emploi, etc.
29Le coup d’État, ou d’éclat, du lacanisme aura donc consisté en une démétaphorisation : ici, les topiques ne sont pas des figures spatiales, puisque le seul espace est le signifiant. Au mythe des profondeurs, issu du romantisme allemand, se substituent ainsi les séductions de la pure surface. C’est ce qui autorise une réappropriation collective de l’inconscient, à partir de cet espace singulier qu’est la langue elle-même. En effet, dans la phrase fameuse selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage » (« Subversion du sujet et dialectique du désir »), il faut entendre en réalité que l’inconscient est structuré comme une langue. Et, plus précisément, qu’il est structuré comme la langue française ; et donc que l’inconscient parle français.