1Entre les deux guerres, se développe un nouveau type de revue, en prise sur l’événement. Généraliste, elle entend baliser tout le champ des connaissances. Dans les faits, elle traite de problèmes philosophiques, sociaux, économiques, politiques, culturels. La littérature y tient encore une bonne place. Même si son tirage et son influence furent longtemps modestes, Esprit, fondé en 1932, a réussi à se pérenniser. La revue est, à l’origine, l’organe d’un mouvement personnaliste1 qui se donne pour tâche de faire entrer les élites chrétiennes dans leur temps. Son originalité tient à ce que, si les catholiques sont nombreux dans sa rédaction et plus encore dans son lectorat, ce n’est pas une publication d’Église. Largement ouverte à des protestants, des Juifs, des incroyants, elle revendique son autonomie et son pluralisme. Elle mène un dialogue au long cours avec des revues et des personnalités qui ne partagent pas toutes ses aspirations et conceptions.
2Emmanuel Mounier et la première équipe d’Esprit appartiennent à la génération née entre 1900 et 1910. Ils sont donc les contemporains de Malraux, de Sartre et des surréalistes. Pour eux, les écrivains bien-pensants, René Bazin, Paul Bourget, Henry Bordeaux appartiennent au passé. Ils ont contribué à enfermer les catholiques dans un ghetto anti-moderniste donc passéiste où l’Action française est comme poisson dans l’eau2. La condamnation de celle-ci par le Vatican change la donne en 1926. L’échec de Vigile, la présence de Sept puis de Temps présent conditionnent aussi l’entreprise.
3Les personnalistes veulent aider leurs lecteurs, enseignants, étudiants, militants d’action catholique, prêtres, à sortir de ce ghetto et à se désolidariser du désordre établi pour refonder une cité chrétienne. Parmi les causes de la crise de civilisation diagnostiquée dans le manifeste inaugural de la revue, il y a l’individualisme et le matérialisme, qui sont liés aux puissances d’argent. L’analyse en est donc, dans un premier temps, plus philosophique qu’institutionnelle. De Jacques Maritain, les personnalistes ont appris le primat des valeurs éthiques et spirituelles3. « Le spirituel, écrit Mounier, commande le politique » (I, 141). Le même parle d’une révolution spirituelle4 qui est une révolution totale5. Son non-conformisme partagé avec beaucoup de revues de l’époque6 incline néanmoins Esprit vers la gauche et a raison de son antipolitisme7 initial. La renaissance littéraire catholique a fait long feu. Il faut en prendre acte. Place aux intellectuels catholiques8. L’urgence fait passer l’agir avant le faire. Mounier renonce à une carrière universitaire qui s’annonçait brillante.
4Des valeurs partagées, un projet commun créent une convivialité, mieux une sociabilité9 forte. C’est elle qui a permis à l’équipe de surmonter ses divergences, par exemple en 1938 après les accords de Munich. La revue-mouvement qu’est Esprit est un forum et un laboratoire, sinon un ouvroir. Il y règne une interactivité studieuse. Les manifestes et textes fondateurs sont le résultat d’un travail en commun. Il est très différent de celui que l’on pratique au Bureau central de recherches surréalistes. À la N.R.F., on s’écrit beaucoup et on se retrouve l’été à Pontigny. Esprit est un intellectuel collectif, c’est Pontigny toute l’année.
5Nombreux sont les normaliens et khâgneux, dans cette génération, qui se tournent vers la philosophie plutôt que vers les lettres. Les philosophes, Mounier, Jean Lacroix, Paul-Louis Landsberg, Maurice de Gandillac dominent la revue Esprit. Le fait a des conséquences. Le mot littérature est absent du long manifeste titré « Refaire la Renaissance » qui ouvre le premier numéro10. Qu’aurait été la Renaissance sans la Pléiade ? Dans un premier temps, la priorité a été donnée au travail de réflexion intellectuelle. Il s’agit de penser le monde pour le changer. Mounier parle après coup d’une phase doctrinaire11. L’esprit d’orthodoxie n’en est pas absent. En 1936, la revue publie le Manifeste au service du personnalisme. Il n’est pas question non plus de littérature dans ce lourd pavé qui est déjà un livre. En une dizaine de pages, Mounier y traite de « la culture de la personne ». Il renvoie dos à dos la culture bourgeoise et, renvoyant aux expériences totalitaires, la culture dirigée. La culture personnaliste devra puiser sa ressource dans le peuple sans brader l’héritage. Ces pages sont assez peu originales.
6Il faut attendre le numéro trois pour qu’on trouve un article littéraire, en l’occurrence une chronique. On la doit à Georges Duveau aujourd’hui connu comme historien. Il fut, dans les années 1920, proche des avant-gardes et dirigea une revue, L’Œuf dur. « La littérature, écrit-il, n’est guère faite que de frivolités et de routines ». Elle souffre de son « inactualité12 ». Le roman des années folles souffre de son provincialisme et par ailleurs compte trop sur la virtuosité technique. Il n’a pas trouvé son Balzac et son Victor Hugo. Le critique se montre sévère à l’égard des Jean Cocteau, Marcel Arland, Raymond Radiguet et autres écrivains heureux. « On ne peut atteindre l’homme éternel qu’en comprenant bien l’homme historique ». Le procès de carence intenté au roman s’achève par un éloge de Malraux. Il lui reconnaît une espèce de « voyance historique qui dépasse justement le simple plan de l’histoire, qui renouvelle notre connaissance de l’homme13 ». Les Conquérants sont mis sur le même plan que Guerre et paix et L’Éducation sentimentale. Duveau, sans s’y référer, reprend les grandes thèses développées par Emmanuel Berl dans Mort de la pensée bourgeoise14. Un peu plus tard, le même critique affirme que « le véritable roman doit être une leçon d’histoire15 ».
7« Un cycle de création française était bouclé », écrivait Mounier en 193116. Le même en demeure convaincu en 1947 :
Une époque s’achevait : l’époque éblouissante de l’efflorescence littéraire de l’après-guerre. Gide, Montherlant, Proust, Cocteau, le surréalisme, ce feu d’artifice retombait sur lui-même. Il avait exprimé son époque avec un merveilleux jaillissement. Il n’avait pas amené à l’homme la lumière d’un destin nouveau […]. La génération des années 30 allait être une génération sérieuse, grave, occupée de problèmes, inquiète d’avenir. La littérature dans ce qu’elle avait de plus gratuit avait dominé la première. La seconde devait se donner plus intimement aux recherches spirituelles, philosophiques et politiques.17
8Ces remarques qu’auraient pu signer d’autres non-conformistes18 éclairent utilement l’axiologie d’Esprit. La littérature des années 1930 doit tourner le dos à celle, qui fut brillante mais gratuite et superficielle, des années 1920, être une littérature de temps de crise. L’introspection, le psychologisme, l’individualisme bourgeois ont fait leur temps. Il s’agit désormais de prendre le monde tel qu’il est, de le penser ou de le décrire pour le changer. Il faut passer de l’insignifiant à l’essentiel.
9Dès le début de 1933, Mounier confie une « chronique du théâtre vivant » à un néophyte, Pierre-Aimé Touchard. Celui-ci fait d’emblée au théâtre des années 1930 le même reproche que Georges Duveau au roman : il est « en vase clos », fermé aux mouvements politiques et sociaux de l’époque, coupé de l’événement19. Peu après André Déléage, un des fondateurs d’Esprit, s’interroge sur un topos d’époque, le lien entre littérature et révolution. « La littérature, déclare-t-il d’emblée, doit être révolutionnaire […] un chant de combat20 ». Il met à distance les modèles fasciste et communiste auxquels il reproche, exemples à l’appui, d’inféoder la création à l’esprit de parti. La création ne saurait être dirigée par le parti ou l’État. Rien de très original. L’article engage la revue.
10En octobre 1934, la revue consacre un numéro spécial au thème « l’art et la révolution spirituelle ». Il pourrait y avoir là enfin tout un programme. Denis de Rougemont traite de la littérature en général, Edmond Humeau de la poésie et Pierre-Aimé Touchard du théâtre. Le premier estime que la littérature moderne « aime parler pour ne rien dire. Elle n’est occupée qu’à bien dire ». L’art pour l’art est une esthétique bourgeoise. « Le raffinement des moyens esthétiques est toujours un assez mauvais signe dans une société décadente21 ». La littérature de la décennie précédente est à nouveau condamnée. Il s’agit de fermer la parenthèse des années folles. Les modernes sont devenus des anciens. Comme Berl qui à nouveau n’est pas cité ou comme Lukacs dont il ne peut connaître les écrits, il plaide pour la reprise de l’entreprise réaliste. Il va de soi que la représentation réaliste est un discours vrai sur la société, sur un monde en crise. Personne ne se demande si la fiction ne pourrait pas montrer et le monde réel et un monde possible. Mais qui à l’époque pouvait avoir lu Bakhtine et Jakobson ? L’on ne s’étonnera pas, en tout cas, que Les Cloches de Bâle fassent au même moment l’objet d’une recension fort élogieuse de la part de Roger Breuil. Par la suite, Les Beaux Quartiers et L’Été 14 seront également bien accueillis. Emmanuel Mounier se réjouit que Roger Martin du Gard soit passé du roman de mœurs au roman historique. Les « intermittences des cœurs oisifs » sont futiles22. Le genre a plus à gagner du côté du reportage que de l’autobiographie. Le monde doit passer avant le moi, le collectif avant l’individuel.
11En octobre 1935, un ensemble paraît sous le titre de « Pour un nouvel humanisme ». Le texte introductif non signé, donc qui engage la revue, rappelle l’hostilité de celle-ci aux idéalismes. On y lit que « la culture de l’exquis et de l’irréel » est « un refuge contre l’engagement, l’acte, la responsabilité ». L’esthétisme, la littérature d’analyse, les jeux précieux sont condamnés23. Il n’est plus question de littérature dans la suite du numéro. Mais le numéro suivant s’ouvre par un appel à une littérature d’expression nouvelle. Celle-ci devrait être « le langage de la personne ». Ce qui suit éclaire les choix éditoriaux de la revue personnaliste : « Nous attachons plus d’intérêt à un document vivant qu’à un ouvrage d’art bien fait mais vide24 ». La question du travail formel reste donc secondaire. Si l’authenticité est une valeur, ce sont l’extension et la définition du littéraire qui sont en jeu.
12Le sérieux revendiqué par les personnalistes commande leur conception de la littérature. Mounier et Madaule, le philosophe et l’historien s’accordent sur l’idée qu’elle doit représenter le monde. Toute une tradition, d’Aristote aux néo-naturalistes, les conforte dans cette idée que les modernes ont pourtant contestée depuis la fin du dix-neuvième siècle. La fiction doit instruire, être un témoignage de la crise de civilisation ou un révélateur du désordre établi25. D’où l’attention à la vision du monde, aux opinions et aux intentions auctoriales. Dans les années 1930, les enjeux se sont bien déplacés de l’esthétique vers le politique. L’horizon d’attente est désormais défavorable aux recherches formelles.
13La revue n’est pas une fin en soi, la littérature non plus.La question de l’engagement est un thème identificateur d’Esprit. Une section permanente s’intitule « la pensée engagée ». Les auteurs qui la nourrissent de leur prose, Mounier et surtout Paul-Louis Landsberg26, abordent la question par le biais de la politique voire de l’éthique, jamais de l’esthétique, comme Sartre le fera après 1945. La nouvelle Renaissance appelée dans le manifeste fondateur pourrait avoir des conséquences sur l’art et la littérature. Il n’en est rien. Le spirituel ne commande plus qu’une faible part de la création culturelle. La question d’engager la littérature, de toute façon, ne se pose pas. Elle n’a rien à gagner à se faire militante. L’engagement n’est pas forcément partisan.
14Mounier en personne juge que Le Temps du mépris est une œuvre mineure, « un livre à mettre au passif d’une grande œuvre27 ». Dans un long compte rendu du Congrès international pour la défense de la culture auquel il avait participé, le même note l’esprit d’orthodoxie qui y a prévalu mais aussi les dissonances qu’ont apportées Gide et Malraux. Marcel Moré éreinte fermement l’essai d’Aragon Pour un réalisme socialiste et Denis de Rougemont un livre de Paul Vaillant-Couturier28. L’année suivante, Henri Davenson (Marrou) produit une critique raisonnée de la stratégie de défense de la culture mise en avant par les intellectuels communistes, pointant de la polémique et de l’apologétique, du fanatisme et de la médiocrité. La liberté de l’esprit n’y trouve pas son compte. En passant, l’antiquisant démolit impitoyablement Les Matérialistes de l’antiquité29. Nizan, estime-t-il, est plus proche de Taine que de Marx. Les personnalistes, bien informés par Victor Serge et Marcel Martinet30, ont bien percé le conformisme, le sectarisme, le dogmatisme et le pragmatisme qui sont à l’œuvre dans l’Internationale littéraire et sa succursale française.
15« Nous ne sommes pas une école littéraire, écrit Denis de Rougemont en 1936. Nous ne pensons pas que le temps soit venu d’inventer des canons esthétiques ni même une rhétorique commune, ou un jargon d’équipe ou je ne sais quel sabir personnaliste31 ». À Esprit, on a eu assez vite conscience d’une carence. La revue, lit-on dans un texte anonyme, n’est pas une « revue de doctrine ». Elle ambitionne d’être « la revue littéraire de notre génération32 ». Appel est fait aux auteurs. Un peu plus tard, le même Rougemont dresse pourtant un constat d’échec : « Il n’y a pas, il ne peut y avoir encore une école littéraire personnaliste33 ». Il ne suffit pas de rejeter le divertissement et l’embrigadement.
16Jacques Maritain et Gabriel Marcel, qui tous deux fréquentent le milieu littéraire, ont beau ouvrir leurs carnets d’adresses à Mounier, les plus grands écrivains de l’époque ne figurent pas aux sommaires de la revue. La cueillette est médiocre. André Gide, André Malraux, Paul Valéry n’ont aucune raison d’apporter leur concours non plus que Jean Giono, Céline et Giraudoux. Et Claudel, Mauriac, Bernanos, Julien Green ? Le premier et même le second sont liés à La NRF. Sollicité, Claudel a mis en avant des exigences financières inacceptables pour une revue pauvre. Son catholicisme triomphant déplaît aux personnalistes34. Par son poème « Aux martyrs espagnols35 », il manifeste bruyamment son soutien à la « croisade » du généralissime au grand dam de son ami Jacques Madaule36. Ce texte est qualifié de « diatribe rageuse » et de manquement à la charité37. En mars 1933, Mauriac s’en prend aux « jeunes bourgeois révolutionnaires » et aux « diplômés aigris » d’Esprit dans L’Écho de Paris38. En 1935-1936, ses prises de position politiques le rapprochent de la revue personnaliste sans qu’il y écrive. Dans la période que nous considérons, il donne 43 articles à L’Écho de Paris, 110 au Figaro, 29 billets à Sept et 130 à Temps présent. C’est à Temps présent aussi que Bernanos confie les avant-textes des Grands Cimetières sous la lune. Les écrivains catholiques reconnus, quand ils cherchent une tribune, la trouvent dans des quotidiens ou dans des hebdomadaires: ils n’ont nul besoin d’une revue comme Esprit. L’organe personnaliste, de toute façon, n’a pas les moyens d’avoir, comme La Revue de Paris, une politique de la signature.
17Esprit apublié des nouvelles, plus rarement des romans et des pièces en feuilleton, des poèmes et aussi des témoignages et des documents. Ses piliers littérairessont des poètes, Edmond Humeau, Adrian Miatlev, Max-Pol Fouchet et Armand Robin. La postérité leur fait peu de place. Elle a oublié Contedor de Marcelle Girardot-Magdinier, Le Mur des Oubells de Ludovic Massé, deux romans, Prélude au calvaire de Léo Gaubert et Abisag de Pierre Barbier, deux pièces, et les poèmes de Fernand Pouey et Pierre Bailly. La revue personnaliste ne pouvait pas se permettre de ne pas publier les œuvres que lui proposaient ses collaborateurs et ses proches. Son vivier d’auteurs était restreint. Elle a découvert ou lancé des minores sinon des minimi. La seule exception serait Noël Mathieu devenu Pierre Emmanuel qui fait paraître un premier poème en 1937 et un autre en 1940. Il sera après 1944 l’une des grandes plumes littéraires de la revue. Marcel Arland, Jean Blanzat, Roger Caillois, Eugène Dabit, Jean Follain, Louis Guilloux, Maurice Fombeure, Michel Leiris, Jean Tardieu et même Tristan Tzara et Pierre Klossowski lui ont donné certes un texte, mais un seul.
18Le compagnonnage avec l’école prolétarienne, initié par Humeau et Marcel Martinet, s’est traduit par cinq cahiers de littérature prolétarienne réunis par Henry Poulaille. Sa revue À contre-courant, après Nouvel Âge, a cessé de paraître en octobre 1936. Esprit offre donc une « libre tribune » à son groupe d’écrivains prolétariens. Poulaille, antistalinien convaincu, était depuis longtemps une bête noire des communistes39. Les récits-témoignages d’obscurs employés, artisans, paysans ou ouvriers deviennent « la voix du peuple40 ». De même que les écrits de Guilloux et de Dabit, ils ne sont pas celle de l’orthodoxie communiste. La littérature prolétarienne telle que la défend Poulaille n’est ni une littérature militante ni une littérature de propagande ou de parti.
19Quant à la littérature étrangère, elle est à la portion congrue si l’on compare à la part que La Nouvelle Revue française et Europe lui réservent. Esprit a une trentaine de correspondants à l’étranger. Ce ne sont pas des passeurs des littératures locales. Le mensuel s’intéresse plus à l’évolution politique qu’à l’actualité littéraire. L’on notera néanmoins la traduction des Élégies de Duino par Armel Guerne et une étude sur La Métamophose de Kafka due, ce n’est pas un hasard, à Paul-Louis Landsberg41. Le mensuel personnalistefait donc pâle figure à côté non seulement de La NRF, pôle esthétique du champ, mais aussi d’Europe et de la Revue de Paris. Il est facile d’ironiser. Mounier et ses amis mettaient leurs priorités ailleurs.
20Les écrivains occupent l’essentiel de l’espace papier dans les grandes revues de l’époque, de La Nouvelle Revue française à Europe. À Esprit, « revue d’agrégés42 », la critique des professeurs prévaut sur la critique des écrivains. Seuls peuvent être considérés comme écrivains, Georges Duveau, auteur d’un roman43, Edmond Humeau et Max-Pol Fouchet qui, avant 1940, n’ont publié l’un et l’autre que des plaquettes de vers44. Ce sont et ils resteront des minores. Les professeurs, quant à eux, enseignent souvent en province. Leur collaboration n’est pas régulière ou ne dure pas. Ils parlent d’un, deux ou trois livres par mois. Le résultat est qu’Esprit n’a pas recensé Voyage au bout de la nuit ni La Condition humaine ni, plus tard, Au château d’Argol. Au fil du temps, le suivi de l’actualité s’améliore. Les romans majeurs des années suivantes font l’objet de comptes rendus, parfois tardifs, qu’il s’agisse des Célibataires, du Sang noir, de Mort à crédit, de L’Espoir, de La Nausée, de L’Été 14, des romans de Mauriac ou surtout du Journal d’un curé de campagne auquel Étienne Borne consacre huit pages45. Des articles synthétiques portent sur Montherlant, Julien Green, Charles Morgan, Michelet et Aldous Huxley. Le premier est de Max-Pol Fouchet, les suivants de Jacques Madaule, le dernier de Claude-Edmonde Magny.
21La poésie est longtemps plus mal servie. Mounier, comme Sartre et pour les mêmes raisons, s’y intéresse peu : le genre se prête mal à l’engagement. Edmond Humeau s’occupe de politique et Max-Pol Fouchet est à Alger. Aucun d’eux ne semble avoir lu les écrits de Maritain46. Les Vases communicants, Sueur de sang, La Quête de joie, Contre-ciel, La Nuit remue, Voyage en grande Garabagne, L’Amour fou ne font l’objet d’aucune recension. Les surréalistes comptent pour peu. Les choses changent quand, à la fin de 1938, Mounier confie la rubrique à Albert Béguin qui vient de publier L’Âme romantique et le rêve. Cet universitaire suisse prend au sérieux les surréalistes et admire Claudel. Son premier article est une substantielle étude de Supervielle qui vient de publier La Fable du monde, le second discute des conceptions de Jacques et Raïssa Maritain.
22Le théâtre est un peu à part. Pierre-Aimé Touchard est devenu critique dramatique un peu par hasard. Il devient rapidement l’un des connaisseurs les plus avisés du spectacle vivant. Il le prouve par les pièces qu’il choisit de commenter et par la manière dont il le fait. Il parle intelligemment de pièces aussi différentes qu’Espoir de Bernstein et Les Cenci d’Artaud et le même mois de Numance monté par Jean-Louis Barrault et de l’Électre de Giraudoux. Cet auteur était un de ces écrivains des années folles dont les romans et pièces étaient jugés esthétisants. Le critique, ayant vu La Guerre de Troie n’aura pas lieu, estime que l’auteur s’est métamorphosé. Sa faveur va aux réalisations du Cartel, notamment à celles de Georges Pitoëff, et il préfère les théâtres qu’il nomme « irréguliers »47 à l’infra-théâtre boulevardier. Il signale l’importance du Théâtre et son double, annonçant un article qu’il n’écrira pas. Recensant le Claudel de Jacques Madaule, il lui reproche de ne pas assez considérer l’auteur comme un dramaturge48. Il est vrai que son théâtre a été peu joué. Il s’excuse dans sa recension d’Asmodée de parler de « technique ». Quand la revue veut rendre hommage au théâtre de Gabriel Marcel, Maxime Chastaing l’examine d’un point de vue philosophique et Touchard, plus réservé, d’un point de vue qu’il appelle à nouveau « technique », en l’occurrence dramaturgique. Le critique réunit ses vues sur le genre et sur l’institution dans un essai, Dionysos, qui fait date49.
23La philosophie française a une frontière commune avec la littérature. Bergson est vu comme un prosateur et Nietzsche comme un poète, ce qui vaut à ces auteurs les sarcasmes de Julien Benda. Mounier et ses amis philosophes ont beau sympathiser avec leurs écrits, ils se montrent peu sensibles aux enjeux poétiques et stylistiques, à l’écriture de la pensée. Denis de Rougemont, recensant Point du jour, juge ennuyeux le bavardage lyrique des surréalistes et parle de bluff50 : André Breton prend de grands airs pour énoncer des banalités. L’essai lyrique, spécialité de La NRF, n’est pas un essai. En d’autres termes, l’essai doit être une dissertation, un discours argumentatif. Le contre-pouvoir est chez les intellectuels, non chez les écrivains.
24Jean-Pierre Morel a montré la difficile compatibilité entre la modernité esthético-littéraire et la révolution politique51. Dans les années 1920, une analogie entre l’une et l’autre était encore possible. Ce n’est plus le cas dans la décennie suivante. Tout est joué en 1932. La première livraison d’Esprit suit de peu la fondation de l’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaires). Les écrivains communistes pris en main par le Komintern ont stigmatisé l’élitisme bourgeois des avant-gardes et imposé une régression conservatrice à la littérature de parti. Fadeïev a remplacé Maïakovski. La reprise de la tradition réaliste et le rejet de la modernité vont de pair. Les surréalistes doivent se soumettre ou se démettre. Proust, Joyce, Kafka sont stigmatisés. La révolution spirituelle prônée par les personnalistes n’a certes pas les rigidités de la révolution monopolisée par les staliniens. L’orthodoxie marxiste n’est pas de rigueur à Esprit. Il n’en demeure pas moins que, comme dans les revues de la gauche laïque, Monde, Europe, Commune, l’on y préfère Zola à Proust. La différence est qu’on ne le dit pas aussi crûment. De fait, le nom du second, comme ceux de Döblin, de Joyce et de Garcia Lorca, est à peu près absent de la revue dans toute la période52. Quant aux surréalistes, autres phares de la modernité, on l’a vu, il en est fait peu de cas.
25Les cloisonnements disciplinaires ne sont pas stricts. Les personnalités les plus fortes, les plus dotées en titres universitaires, ne sont pas enfermées dans leur domaine de spécialité. Jacques Madaule, agrégé d’histoire et géographie, est connu comme un pionnier de la critique claudélienne. Il lui revient de recenser L’Espoir qu’il tient non comme un monument littéraire mais un « document d’importance53 » et on lui doit un long article sur les romans de Julien Green. Emmanuel Mounier en personne recense Le Temps du mépris, Les Anges noirs, Retouches au retour de l’URSS, Les Grands Cimetières sous la lune, Gilles et L’Été 14.
26S’il a fait une partie de ses études à la Sorbonne, Béguin enseigne à Halle puis à Bâle. À Genève, il a assimilé la critique de langue allemande, la linguistique saussurienne et la stylistique de Bally, mais il n’exhibe pas sa panoplie critique. La théorie est implicite chez lui. En ces années 1930, elle est explicite chez quelques écrivains de La Nouvelle Revue française qui s’appellent Paul Valéry, Jean Paulhan et les surréalistes. Ces auteurs ne sont pas des références à Esprit où le sens commun des professeurs prévaut. La « revue des revues » fait beaucoup moins de place à La NRF qu’à La Vie intellectuelle et, quand elle cite la première, c’est surtout pour des textes politiques. Le mensuel personnaliste dialogue ou polémique d’abord avec les autres revues non-conformistes des années 1930 et avec les revues catholiques, parfois avec Commune, pas avec La Nouvelle Revue française54. Dans la lettre de 1931 citée plus haut, Mounier, il est vrai, la jugeait « à demi morte55 ».
27L’arrivée de Béguin coïncide avec le tournant de 1938 qu’a étudié Daniel Lindenberg56. L’échec du Front populaire, l’aggravation des tensions internationales amène une remise en cause des certitudes qui touche aussi l’axiologie critique. Esprit a-t-il enregistré ce tournant idéologique et littéraire ? Non, mais l’importance de l’événement limite alors la place faite à la littérature. L’optimisme historique qui portait la fiction réaliste prisée par les personnalistes est à son tour en crise. Le temps des grands romans fleuves s’achève. Jacques Madaule recensant l’Épilogue des Thibault en souligne la conclusion « désespérée » et rend hommage à la lucide cruauté de son auteur. « Après tout, un romancier n’est pas un marchand d’illusions. Certaines vérités doivent être dites57 ». Si Esprit publie une déclaration du collège de sociologie, Bataille et Caillois sont absents de ses sommaires. Il est un auteur dont le parler se révèle roboratif : Bernanos Péguy redivivus dont Mounier salue Les Grands Cimetières sous la lune58 et Madaule Scandale de la vérité. La reprise du grand réalisme s’essouffle. Le moment des écrivains prophètes serait-il venu ?
28Il faut attendre 1941 pour qu’Esprit publie un article consistant sur la critique. Il est d’une nouvelle recrue, Claude-Edmonde Magny. Cet article est d’une déçue de La NRF. Denis de Rougemont, recensant son Histoire de la littérature française, avait fait de Thibaudet l’anti-Lanson59. Elle lui reproche de « relire ses fiches60 plutôt que les livres » et de faire de ses chroniques des « dissertations ». Celui que l’on tient souvent pour le plus grand critique de l’entre-deux-guerres fait pourtant le lien entre histoire, philosophie et littérature quand il situe les auteurs dans leur génération et dans une tradition. Mandarin lettré et journaliste brillant, il se voit reprocher une conception « topographique » ou « géographique » de la critique. Charles Du Bos, autre grande figure61, est égratigné au passage. Les deux autorités critiques de La NRF ne s’attachent pas à l’essentiel, à savoir aux « singularités ». La profession ne sait pas choisir entre le verdict et le commentaire. Le meilleur de la récente critique, ajoute Claude-Edmonde Magny, a été le fait de créateurs. Et de citer Proust écrivant sur Flaubert, Giraudoux et Mauriac sur Racine, Malraux sur Les Liaisons dangereuses, Sartre sur Giraudoux. Elle reprend là un constat de… Thibaudet62. La tâche du critique est de clarifier l’œuvre et de l’enrichir, de la transfigurer comme l’auteur transfigure le monde. La critique est une œuvre en soi63. Par ses présupposés comme par ses références, Claude-Edmonde Magny fait évoluer la doxa d’Esprit. L’important dans une œuvre littéraire, ce ne sont pas les idées que l’auteur y a mises, mais sa philosophie latente. Il n’y a pas que le message, lequel, pour elle, peut être philosophique, éthique ou politique, il y a aussi la technique.
29Les dix numéros publiés entre novembre 1940 et août 1941 voient Esprit modifier ses choix initiaux. Au lendemain de la défaite, Mounier choisit la « politique de la présence » ou, pour le dire autrement, la stratégie de la « résistance spirituelle ». Le désastre de 1940 ne fait pas oublier la crise de civilisation diagnostiquée en 1932. Sa stratégie implique une contrebande. Elle explique la part accrue qui est faite aux faits culturels en général, à la littérature en particulier.
30Dès les premiers mois, les intellectuels organiques du nouveau régime, Henry Bordeaux, Henri Massis, Abel Bonnard en tête, lancent une offensive contre les écrivains de l’entre-deux guerres jugés fauteurs de décadence et responsables du désastre. Cette offensive des bien-pensants, maurrassiens et assimilés, est passée à la postérité comme la campagne contre les mauvais maîtres. Elle se heurte à une ferme réplique d’André Gide, de François Mauriac64 et aussi d’André Rousseaux et de Thierry Maulnier. Esprit publie un texte d’Henri Thomas. Cet auteur lié à La NRF s’interroge sur la responsabilité des écrivains et termine son article par un éloge de la littérature de l’entre-deux-guerres, mentionnant, choix qui fait sens, La Jeune Parque, Cinq Grandes Odes, L’Immoraliste et Le Sang noir. En janvier et février 1941, Mounier s’engage personnellement dans la querelle. Dans un premier texte, il estime que le narcissisme, l’esthétisme et le verbalisme sont certes condamnés65, mais que l’heure n’est pas à la revanche ni à la régression et il appelle un dialogue culturel qu’il place sous le patronage de Charles Péguy. Dans deux articles, l’un qui est un plaidoyer pour l’intelligence, l’autre qui commente la querelle, il s’en prend aux procès que les nouveaux maîtres ont intentés aux auteurs. Les Faux-Monnayeurs, La Jeune Parque, L’Évolution créatrice, Barnabooth, L’Espoir et La Recherche du temps perdu n’ont en aucun cas contribué à la décomposition de l’esprit public66. En avril 1941, il rappelle que la culture doit être pluraliste et la liberté de l’esprit être préservée. Louis Blanchard, dans le même numéro, affirme, contre Abel Bonnard, que la défense de la littérature et de la liberté sont indissociables67. Il existe alors une évidente connivence ou convergence entre Esprit et les anciens de La Nouvelle Revue française auxquels Maurice Noël ouvre largement les colonnes du Figaro. La revue personnaliste est alors l’une des seules à critiquer ouvertement La NRF de Drieu la Rochelle. Elle polémique aussi avec les Maurrassiens.
31On a mentionné le nom de Charles Péguy. Il est une référence largement partagée à l’intérieur du mouvement personnaliste depuis 1932. Mounier et ses amis ont beaucoup fait pour sa « revie » posthume. Il tient une place essentielle dans la stratégie éthique et civique de la revue en 1940-194168. Son nom paraît 140 fois pendant la période. Dans la mesure où il est, pour citer une belle formule de Robert Burac, « le philosophe de la crise et le poète de l’espérance69 », ce fils d’une autre défaite est, pour Esprit, à la fois un inspirateur et un recours. Ses écrits qui sont sans cesse cités et commentés le situent au croisement des cultures républicaine, socialiste et catholique. Mounier, Jean Lacroix et les autres le voient comme un penseur politique, contempteur de l’argent et apôtre de la justice, et le prophète d’un catholicisme en prise sur son époque plus que comme un poète ou un maître de l’essai.
32Les grandes figures du catholicisme littéraire que sont François Mauriac, Paul Claudel, Georges Bernanos ne sont mentionnées qu’à l’occasion. Le troisième est une référence occultée. Il est impensable de se référer à un écrivain qui s’est rallié au général de Gaulle dès l’été 1940. On constate, en revanche, une attention aux grands écrivains de La NRF. André Gide, alors stigmatisé comme le prototype du mauvais maître, est maintenant un allié. Il est des auteurs dont l’on cite volontiers les derniers écrits. Leur correspondance atteste la complicité de Gide et de Mounier70. Claude-Edmonde Magny recense longuement Le Bœuf clandestin de Marcel Aymé71. La même, dans les numéros suivants, commence un bilan de la littérature de l’entre-deux-guerres. Aux articles sur D. H. Lawrence et Colette devaient succéder d’autres sur Gide et Valéry. Normalienne et agrégée de philosophie, Claude-Edmonde Magny apporte beaucoup à Esprit, sa connaissance de la littérature anglo-saxonne et une idée de la critique. Il est significatif qu’elle cite volontiers Sartre dont Le Mur n’avait pas été recensé. Les Sandales d’Empédocle, L’Âge du roman américain et Histoire du roman français depuis 191872 font d’elle l’une des grandes voix critiques de l’après-guerre.
33Le spirituel commande non seulement le politique mais aussi l’esthétique, laquelle intéresse peu Mounier contrairement à Maritain. Il n’y a pas eu d’esthétique personnaliste comme il y a pu avoir une esthétique existentialiste avec Sartre et surtout Merleau-Ponty. À cela, deux explications. Mounier et ses amis n’ont ni la volonté ni les moyens de la concevoir. Le personnalisme n’est pas une idéologie ni un système clos73. Si Renaissance il doit y avoir, elle incombe aux créateurs auxquels il n’est pas question d’adresser des directives. La difficulté d’Esprit semble être la suivante : la revue n’a pas réussi à attirer les phares de la renaissance littéraire catholique, Claudel, Bernanos, Mauriac voire Green. Il lui a fallu puiser ses auteurs et ses critiques dans un milieu restreint. Le capital symbolique fait cruellement défaut à ses auteurs comme à ses critiques. Une revue-mouvement n’a pas les moyens de concurrencer La NRF.
34À Esprit, on attend de la littérature un discours vrai sur le monde. On sait que la mimèsis est liée à un humanisme littéraire qui, dans les années 1930, est relégitimé par la conjoncture historique. On veut oublier que l’un et l’autre sont en crise depuis plusieurs décennies. Après 1938, il apparaît qu’il faut aller voir ailleurs. Les critères de la valeur se mettent à bouger.
35Les choses changeront après 1944. Tout en restant une revue-mouvement, Esprit se transforme en une vraie revue généraliste. Mounieraccueille une jeune génération d’écrivains catholiques passés par la Résistance, Pierre Emmanuel, Henri Queffélec, Jean Cayrol, et surtout fait toute sa place à Albert Béguin. La synergie avec les jeunes et dynamiques éditions du Seuil va modifier la donne dans les années 1950 et permettre au mensuel personnaliste de tenir la dragée haute aux Temps modernes.