Jean Paulhan et Jean Grenier à l’Université
1Les écrivains de l’entre-deux-guerres ont généralement préféré se tenir à l’écart de l’Université, institution qu’ils jugeaient hostile, voire repoussante. Alors qu’aujourd’hui un certain nombre d’écrivains ont élu domicile dans l’enseignement supérieur (encore récemment Milan Kundera, aujourd’hui Hélène Cixous, Pierre Pachet ou Tiphaine Samoyault – pour ne citer qu’eux), l’histoire littéraire, qui se trouvait alors en position de quasi-hégémonie, décourageait ceux qui songeaient à développer un discours critique ou théorique à l’Université en parallèle de leurs œuvres littéraires. La fameuse « méthode des sources » de Lanson dominait ; les facultés des lettres restaient des hauts lieux du positivisme dans lesquels on se contentait d’essayer d’expliquer l’œuvre par la masse la plus importante possible d’éléments biographiques sur un auteur donné.
2Pourtant la tentation universitaire n’a cessé de hanter La NRF, notamment par l’intermédiaire de celui qui en fut son « rédacteur en chef » à partir de 1925 – Jean Paulhan. En effet, après des études de lettres et de philosophie, l’auteur des Fleurs de Tarbes a entretenu le projet d’une thèse, depuis son voyage à Madagascar en 1907 jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, soit près de trente ans pendant lesquels il se replongeait périodiquement dans sa Sémantique du proverbe, texte protéiforme qui abritait de nombreuses et diverses réflexions sur le langage. De ce projet inachevé nous sont parvenus de très nombreux brouillons, aujourd’hui conservés à l’IMEC dans le Fonds Jean Paulhan. En 1927, quand Jean Paulhan publie une première note de Jean Grenier dans La NRF1, ce dernier a temporairement renoncé à être professeur de lycée ; il est employé par les éditions Gallimard et l’ambition d’une carrière universitaire lui viendra seulement un peu plus tard. Celui dont Paulhan voulait faire le « philosophe officiel de La NRF2» songea en 1933 – alors qu’il venait juste de publier Les Îles – qu’une thèse de philosophie lui assurerait un poste à l’université : il accomplit cette tâche et fut, quelques années plus tard, nommé professeur à l’Université de Lille, avant d’obtenir tardivement, en 1962, une chaire d’esthétique à la Sorbonne. Grenier ne sembla jamais tirer aucune vanité de ce succès universitaire ; parallèlement, Paulhan ne devait jamais s’appesantir sur les raisons de son échec.
3Au début des entretiens avec Louis Foucher, Jean Grenier disait, « oui, commençons comme font les Anglais quand ils ont à parler en public, par une plaisanterie, par un “joke”. Plaisanterie sérieuse destinée à éviter le ton doctoral, et qui n’en est pas moins significative. » Par cette plaisanterie qui n’en est pas une, on touche à la contradiction inhérente à la représentation de la pratique universitaire de Paulhan et Grenier : pour devenir viable, l’Université devrait être vidée de sa substance universitaire. Pourquoi, comment, à quel prix, et avec quelles conséquences, nos deux auteurs ont-ils voulu « éviter le ton doctoral » tout en fréquentant des institutions universitaires pendant de si longues années ? Quels rapports entretiennent science et littérature dans l’Université de l’entre-deux-guerres ? Plutôt que d’apporter une réponse globale pour la période, plutôt que de risquer des imprécisions en entraînant artificiellement des auteurs très différents dans un même mouvement, on s’en tiendra à la comparaison des parcours universitaires de Jean Paulhan et de Jean Grenier. Une telle approche a déjà le mérite d’offrir un regard inhabituel sur une amitié littéraire. Paulhan a été, de l’aveu de Grenier, celui qui l’a poussé à écrire, celui sans qui il aurait pu rester silencieux, sans qui il serait resté dans les mémoires pour avoir simplement été – ce qu’on a dit et peut-être trop dit – le professeur et ami d’Albert Camus. Mais surtout, tout l’intérêt de cette confrontation est de nous donner un aperçu des relations entre milieux universitaires et littéraires, entre certains grands penseurs et philosophes universitaires et le petit monde influent de La NRF. Espérons donc que ce parcours croisé contribuera à une histoire qui reste à écrire : celle des relations des écrivains avec l’Université.
4On lira les thèses de Paulhan et Grenier, en commentant leurs réceptions et leurs liens immédiats avec les œuvres littéraires. Dans un deuxième temps, on essaiera de mettre à jour une manière d’écrire, manière qui se déploie à l’opposé « du ton doctoral », mais en flirtant avec lui selon des modalités spécifiques aux deux écrivains. Derrière ces spécificités, face à cette hostilité à l’égard de l’Université, peut-être apercevrons-nous le reflet – fidèle ou déformé – de nos propres pratiques.
La thèse : expérience douloureuse aux retombées douteuses
5La thèse est le genre universitaire par excellence : ses normes sont réputées intangibles, son sujet étroit est normalement inversement proportionnel à la longueur du manuscrit ; les notes de bas de page sont attendues, voire obligatoires ; le style devrait être clair, concis et ce, même dans les disciplines à vocation littéraire. Comment nos deux écrivains ont-ils pu concilier ces impératifs avec leurs ambitions créatrices ?
6Pour ce qui est de Jean Paulhan, on peut grossièrement distinguer quatre phases dans son travail. D’abord, il y une phase d’observation, phase ethnographique à Madagascar entre 1907 et 1910 pendant laquelle Paulhan recueille un très grand nombre de Hain-tenys mérinas. Ce sont de courts proverbes malgaches (de la région Mérina) qui ne s’utilisent pas seulement pour ponctuer une conversation mais aussi pour régler des conflits lors de véritables joutes verbales dans lesquelles les combattants se lancent des proverbes à tour de rôle afin de montrer qu’ils sont dans leur bon droit, pour prouver que les voies ancestrales de la sagesse parlent avec eux. Paulhan, déjà fasciné par le pouvoir des lieux communs, se donne pour tâche d’apprendre le malgache afin de s’initier lui-même à la pratique des Hain-tenys et de comprendre l’origine de leur mystérieuse autorité. Dans la deuxième phase qui suit son retour en France, il pose sur papier les difficultés de cet apprentissage ; en parallèle, il se nourrit des livres de linguistique de son époque : il lit Bréal et Darmester ainsi que le Cours de linguistique générale de Saussure en 1918 qui l’impressionne beaucoup3. Mais la thèse est loin d’être achevée. Aussi, se retire-il régulièrement à la campagne dans les années 1922 et 1923 afin d’essayer d’y mettre un terme ; mais à ce moment-là, il s’intéresse peut-être plus à la démarche d’écrire une thèse, à la plongée abyssale de son raisonnement, qu’au contenu même de la thèse. Il prend et reprend son argumentaire à maintes reprises, y joint toutes sortes de notes personnelles en marge, commence à parler d’une « maladie de la thèse4 ». En effet, Paulhan s’enferme dans des mouvements infinis de reprise, perfectionne sans cesse, puis reste bloqué dans une indéniable procrastination. Enfin, la dernière étape remonte à 1936, date à laquelle Paulhan prend ses dispositions pour organiser rapidement une soutenance. Il contacte son vieux patron de thèse Lucien Lévy-Bruhl, depuis retraité, qui le renvoie vers Léon Brunschvicg. Paulhan a alors une idée très claire de la structure de sa thèse et le plan qu’il leur expose par courrier est extrêmement prometteur5. Mais finalement, la soutenance n’aura jamais lieu.
7L’entreprise de Paulhan n’a pas été conduite à l’écart du travail littéraire. Au contraire, elle a plutôt constitué une occasion pour naviguer entre plusieurs genres : des textes linguistiques ardus aux récits de voyage aux teintes plus lumineuses, sans oublier les regards en abîme sur son propre travail. Outre les raisons personnelles (trop de travail à La NRF, lassitude dans la recherche, absence de perspectives universitaires), il est difficile d’expliquer l’abandon de la thèse pour des raisons intellectuelles tant la matière semblait suffisante pour donner lieu à une soutenance. Mais cette expérience de l’écriture universitaire n’aura pas été vaine : elle a donné lieu à plusieurs essais – L’Expérience du proverbe publié en 1925 ou Les Hain-Tenys en 1939 – et surtout elle fut l’occasion de méditer, de ressasser des pensées sur le langage qui finiront par être distillées dans Les Fleurs de Tarbes,paru en 1941.
8Pour Jean Grenier, l’entreprise est foncièrement différente. Grenier n’a jamais trop fait d’effort pour s’échapper de la carrière professorale qui lui tendait les bras. Il enseignait sans trop de conviction, éveillant seulement l’intérêt de ses élèves les plus sensibles à la philosophie (dont Albert Camus entre 1930 et 1932 à Alger). De temps en temps, il évoquait le nom d’un philosophe breton du XIXe siècle à qui il décida finalement de consacrer sa thèse : Jules Lequier. C’est un penseur passionné dont la biographie l’impressionne : après avoir été renvoyé de l’École Polytechnique et après un échec électoral, il se retira dans le plus grand dénuement et se consacra à ses œuvres philosophiques et aux œuvres religieuses. Il finit par se suicider, à la suite d’une demande en mariage refusée, en partant à la nage au large de la baie de Saint-Brieuc6. Lequier est un philosophe qui fascine d’autant plus qu’il n’a rien publié de son vivant. Son ami Renouvier a sauvé certains de ses écrits mais Grenier entend faire une nouvelle lecture de cette œuvre. Il publie pour ce faire de nouveaux textes de Lequier (principalement sur la liberté) en tant que thèse secondaire7. Contre Renouvier qui n’était pas loin de le considérer comme un philosophe pragmatique (une sorte de William James avant la lettre) dont la religiosité pouvait être passée sous silence, Grenier veut peindre le portrait d’un homme pour qui les idées et la vie ne font qu’un, pour qui la science s’appuie sur la croyance, pour qui la philosophie et la théologie sont pris dans un même mouvement, pour qui l’affirmation de la liberté comme fondement existentiel n’est pas une délivrance mais, au contraire, une condamnation à une vie d’errance face à l’écrasante multiplicité des choix.
9« Voilà quelqu’un qui ne jongle pas avec les idées ; il ne les prend pas seulement au sérieux, mais au tragique. » glissait-il à Louis Foucher8. Grenier rechigne néanmoins à écrire une tragédie en guise de thèse. Il se borne à écrire un volume philosophique assez sérieux, suivant le plan de l’ouvrage que Lequier s’était lui-même fixé, exposant les conclusions de ce dernier avant de conclure en répétant son désaccord interprétatif avec Renouvier et en se déclarant, à mots à peine couverts, le juste héritier du philosophe breton. Ainsi, le lecteur peut perdre peu à peu son entrain tant l’introduction biographique était enthousiasmante alors que les développements ultérieurs paraissent un peu vains. Car à titre personnel, Grenier retient, certes des conclusions philosophiques, mais aussi et surtout « l’élan intérieur9 » qui les accompagne. Grenier s’intéresse plus à un individu aux prises avec son moi qu’au placement philosophique d’une doctrine dans son époque. La solitude de Lequier fascine celui qui vient d’écrire Les Îles :
Condamné de toute façon à la solitude, passant par des alternatives d’orgueil et d’abattement, il devenait de plus en plus difficile pour lui-même et, à mesure que croissaient sa misère et son obscurité, essayait, par un mécanisme de compensation psychologique bien connu, de réaliser un chef-d’œuvre et de montrer, aux yeux d’un public ignorant de lui, son véritable génie10.
10Non que Grenier pense courir le même risque, mais les tourments du philosophe breton lui servent de repère pour l’un de ses penchants : la quête d’une indépendance absolue. Son texte sur les Îles Kerguelen commence ainsi : « J’ai beaucoup rêvé d’arriver seul dans une ville étrangère, seul et dénué de tout11. » Il admire Descartes qui s’exila à Amsterdam pour ressentir la solitude au milieu d’une ville inconnue. Plus fort encore, Lequier parvint à cet état dans sa Bretagne natale, à Saint- Brieuc puis à Plérin.
11Jules Lequier tient lieu de repère vital, philosophique, mais aussi méthodologique. L’adjectif peut surprendre pour caractériser un homme qui n’a jamais fini le moindre texte mais, justement, Grenier retient la démarche d’un esprit inquiet, une heuristique pleine de scrupules. Il s’inspirera d’ailleurs du style d’argumentation de Lequier dans ses futurs écrits et, s’il y a peut-être une influence dans le domaine des idées, c’est surtout dans le mouvement hésitant, circulaire de la réflexion que le transfert s’opère ; vers un style philosophique plutôt que vers une doctrine philosophique. Ainsi la thèse consiste en partie à visiter les détours d’un esprit qui ressemble à celui du rédacteur ; pour Lequier comme pour Grenier, les revirements ne sont pas des contradictions, mais l’examen consciencieux des différents pôles d’un problème. Aussi, si la thèse (la chose) ne contient pas une thèse forte (le mot, la proposition), c’est peut-être pour respecter le va-et-vient de la pensée de Lequier. Mais c’est peut-être aussi au prix de la perte de l’élan tragique propre au philosophe breton.
12Ces deux thèses, nos écrivains-universitaires vont vite vouloir les oublier. Impossible de dire, en effet, qu’ils se soient « épanouis » pendant leur rédaction. Dans les deux cas l’expérience a même été plutôt douloureuse : par le mouvement rétrograde de la pensée pour Paulhan, par l’impression de sacrifier son temps à des objectifs moins élevés que la littérature pour Grenier. Pourtant, en 1939, le premier prononce une conférence intitulée « Le langage sacré » devant le Collège de Sociologie qui se rapproche de ce qu’aurait pu être sa véritable soutenance de thèse. Proche dans la mesure où Paulhan s’adresse à un jury, à un collège (il est vrai, entièrement acquis à sa cause), proche par le caractère rétrospectif du discours sur l’étude des proverbes malgaches, proche également par la manière que Paulhan a de revenir sur ses « erreurs » méthodologiques et sur les constantes rectifications occasionnées par ces « erreurs ». Mais Paulhan, peu soucieux de vérité autobiographique, évoque l’abandon de sa thèse comme si elle n’avait été l’affaire que de quelques mois12. Il veut absolument écarter de son auditoire l’idée que « Le langage sacré » puisse s’inspirer d’un travail universitaire et il va jusqu’à tourner en dérision un labeur d’une trentaine d’années. Certes, le Collège de Sociologie a bien été fondé pour résister au conformisme universitaire, pour trouver une nouvelle alliance entre littérature et sciences humaines, mais cette esquive de Paulhan révèle bien une forme de pudeur, voire une sorte de honte d’avoir été associé à l’Université. En outre, les termes d’« erreur » ou d’« échec » doivent être lus avec réserve : ces fautes prétendues ont toujours structuré les différentes versions de La Sémantique du proverbe. Finalement, cette conférence en forme de vraie-fausse soutenance déploie une méthodologie teintée de vocabulaire universitaire mais dont l’usage n’appartient qu’à un seul homme, toujours soucieux d’opérer des allers-retours entre son expérience subjective et le caractère totalisant de ses conclusions. D’après Jean Grenier, Paulhan n’avait pourtant pas à rougir de sa thèse :
Merci de ces Hain-Tenys. Admirable poésie et source de poésie. Ton analyse est un modèle de finesse et de profondeur. […] Ta conclusion sur le langage je la connaissais déjà, mais elle est exprimée ici avec une extraordinaire clarté13.
13Connaître « déjà » la conclusion de Paulhan sur le langage, voilà qui n’a rien d’évident tant ce dernier se reprend, affine, reformule sa théorie des lieux communs dans chacun des différents travaux sur les Hain-tenys. Mais ce ton louangeur n’est peut-être que le signe d’une relation asymétrique entre deux amis qui n’effaceront jamais vraiment la distance qui sépare l’éditeur de l’écrivain.
14De telles flatteries manqueront sincèrement à Jean Grenier au moment de sa soutenance14. Le jury, auquel participent Léon Brunschvicg et Jean Wahl (tous deux ont aussi été contactés par Paulhan pour sa propre thèse), est plus que sceptique. Sur le fond d’abord : sur l’intérêt même de Lequier au vu des enjeux de la philosophie contemporaine ; mais sur la forme surtout : Brunschvicg attaque la tournure rébarbative de la thèse que le candidat a dû croire appropriée à un tel exercice et qui n’a été qu’accentuée par le ton morne de la soutenance. De son côté, Jean Wahl, que Jean Grenier connaissait bien, se demande pourquoi il n’a pas fait une appréciation plus complète de Lequier comme écrivain. Car au fond, on l’a vu, c’est bien là ce qui intéressait Grenier : la flamme tragique qui parcourt l’écriture de Lequier. Or, ce versant littéraire, Grenier n’a fait que l’effleurer, comme s’il avait peur que trop de considérations littéraires ne viennent alléger la teneur du « discours universitaire » (au sens que Lacan donnera à cette notion, c’est-à-dire, un discours qui implique de la continuité, de la communication, de la connivence bâtie sur des compromis, dans ce qui pourrait au contraire rester de l’ordre du discontinu et de l’émotionnel15). Finalement, Grenier sera reçu mais non sans quelques sueurs froides.
15Il n’est donc pas très surprenant que la thèse soit refusée par Gallimard lorsque Grenier la propose à publication. Jean Paulhan s’en explique à son ami :
La discussion a tourné autour de Lequier. L’on a vite dit qu’il n’avait eu de très remarquable que sa mort, que Dieu n’intéressait plus beaucoup, ni la liberté (protestations de J. P.) tout du moins telles qu’il les présentait, enfin que tu n’aurais pas écrit de Lequier, si ce n’avait pas été une thèse. J’aurais beaucoup désiré pourtant qu’on le prît (Mais je dois pourtant t’avouer que je ne l’ai pas lu avec une très grande passion). Et quand je songe que c’était de toi je me tais un peu déçu16.
16Plus tard, il lui avouera même « qu’à peu près tous nos amis trouvaient [le Lequier] indigne de toi17. » Malgré les circonvolutions épistolaires et les formules de politesse, le message de Paulhan est clair : la philosophie telle qu’elle s’écrit dans La NRF ne ressemble pas à la philosophie universitaire, a fortiori, encore moins à ce qui est dénoncé comme une parodie d’exercice universitaire par les universitaires.
Discours anti-universitaire et avancées littéraires
17Face à ce refus somme toute prévisible, Grenier répond à Paulhan : « Ma thèse avait très peu de chances d’être acceptée, je le sais, et je te remercie d’avoir bien voulu t’en occuper. Il est tout à fait vrai que cela ressemble en partie à une compilation ; mais j’y étais forcé par les lois du genre. » Autant dire que Grenier persiste et signe son erreur fondamentale, celle qui lui a été reprochée par le jury de thèse, à savoir, de croire que la thèse est un genre qui doit rester austère. Grenier comprend forcément ce reproche mais il refuse de l’assimiler, il refuse de se laisser convaincre que la thèse puisse se rapprocher d’un genre littéraire par peur d’une contamination du littéraire par la philosophie universitaire. Pourtant Jean Grenier aime à écrire selon sa propre expression « des fictions philosophiques », des « essais » dans lesquels la littérature est maintenue dans la construction d’un certain savoir. Mais, pour la thèse, Grenier a établi une barrière entre le littéraire et le philosophique et il refuse à l’universitaire le droit de venir occuper une position intermédiaire.
18Cette défiance à l’égard de l’université devient même un thème de sa recherche littéraire. Dans Les Îles, alors qu’il s’attachait à décrire l’animalité de son chat Mouloud, il tournait en dérision l’humanité, l’humanisme et l’étude des Humanités en évoquant son dérisoire besoin de lectures savantes sur les chats célèbres d’Henri III ou de Lénine :
Cette érudition dans une matière aussi futile ne me déplaisait pas. Au moment où je croyais la vie humaine une folie et le monde une vapeur sans consistance, rien ne pouvait mieux me convenir qu’une grave étude sur un sujet « frivole ». Cela aide à vivre, à se survivre. Veut-on supporter le jour qui vient, rien de mieux que de s’acharner plusieurs heures sur un objet quelconque. Renan compulsait son dictionnaire d’hébreu tous les matins et cela le consolait de vivre. Je ne crois pas que « les études » puissent avoir un autre intérêt. Tout ce qu’on apprend est méprisable, mais il n’est pas méprisable d’apprendre le jeu de patience qui nous fait attendre la fin.18
19Certes, ce jeu, Grenier l’a joué toute sa vie, de sa chambre d’adolescent jusqu’à la Sorbonne, tout en fustigeant le sérieux et la prétention des cuistres positivistes qui se cachent derrière l’accumulation du savoir, à défaut d’avoir la patience du véritable écrivain ou artiste. Constamment, Grenier oppose la création à l’Académie et à l’académisme. Tout cela était aussi contenu en filigrane dans la thèse : Lequier pour Grenier, c’est un peu comme Sartre pour Deleuze, un « maître privé »19, « un demeuré de la libération » qui « n’essaie pas d’expliquer que c’est un délicieux paradoxe pour un écrivain, pour un penseur privé, d’accepter les honneurs et les représentations publiques », qui vaut bien mieux « qu’un vieillard adapté, une autorité spirituelle coquette » (dont Renan serait la parfaite incarnation). Lequier, plus encore que Sartre s’est tenu à l’écart de tout compromis : il est l’anti-universitaire par excellence. Celui que Grenier n’osera jamais être20.
20La thématique anti-académique, ce que pour répondre à Lacan on pourrait appeler un « discours anti-universitaire » (c’est-à-dire, un discours affectif, anti-argumentatif, discontinu, en opposition à toute posture d’autorité fondée sur un titre), Paulhan l’utilisera également mais sous une forme modifiée : ce n’est pas directement à l’université qu’il s’attaque, mais à la science et plus particulièrement à la linguistique. D’abord dans les brouillons de la thèse, puis dans Jacob Cow, puis dans les Fleurs de Tarbes, et enfin dans le Don des langues21. Paulhan y défend l’idée que le langage s’évanouit dès qu’on l’approche ; on ne peut écrire sur le langage sans le modifier, sans laisser s’évaporer ce qu’on croyait tenir. La linguistique cherche des lois entre les mots, là où, précisément, ne sont que pensées fuyantes. Selon Paulhan, les désaccords entre linguistes s’expliquent simplement par le fait que, sur un tel terrain, chaque loi a aussi sa loi contraire. Un mot ne présente à celui qui l’examine qu’une seule de ses trois faces (l’une est faite de mots, la seconde de choses, la troisième de pensées), sans qu’aucun trait ne puisse être tiré entre les divers éléments sans s’évanouir dans son propre tracé, renvoyant ainsi l’observateur à sa position de départ face au langage : « comme s’il y avait là une question qu’on ne pût résoudre qu’en étant soi-même la réponse22 ». D’après Étiemble, de par sa dimension totalisante et systématique, la linguistique serait une forme de la « terreur23 », à laquelle il ne reste qu’à opposer une « rhétorique », un certain « discernement », un « goût » qui n’existe que par l’écriture littéraire. C’est poser « le langagier » contre « le linguistique », c’est croire en une forme qui déjoue le langage, en acceptant qu’en même temps, il se joue d’elle. Se mettant à la place de l’ennemi linguiste, Étiemble imagine des attaques contre Paulhan : « “Cette thèse est trop bien écrite pour avoir quelque valeur scientifique”, voilà ce qu’on pourra évidemment lui objecter ; et ce ne serait pas la première fois24. » La verve d’Étiemble l’a sûrement poussé un peu trop loin, en tous cas, plus loin que les brouillons de la thèse lorsqu’il s’agit, justement, d’attaquer les méthodes d’analyse du langage de Charles Bailly :
Une discipline linguistique telle que la stylistique se fonde « sur la recherche des unités de pensée et de leur correspondance avec les faits d’expression » (Bailly). C’est bien à un tel ordre de recherche que semblaient conduire certaines de nos premières observations. Il nous faut rechercher quels espoirs elle autorise, quels résultats elle a déjà obtenus. Étudier les mots dans leur rapport aux pensées, ceci implique de toute évidence que l’on possède par ailleurs une méthode permettant d’isoler, de considérer, de classer les faits de pensée ou de sentiments. Cette méthode n’a pas l’air d’exister à voir combien la conception, que Saussure ou Bailly se font de la pensée, est contradictoire. Je citerai quelques-unes de ces contradictions : […]25
21La phrase de Paulhan est lourde, stéréotypée, scolaire même. Mais, en sortant du contexte universitaire, on redonnera raison à Étiemble. Ainsi, dans Le Don des langues, le ton change : « Eh bien ! les faits que paraissent découvrir (ici) les linguistes semblent aussi peu scientifiques que possible : une machine de guerre montée contre la science. » Par l’ellipse de l’auxiliaire et du sujet – normalement ici « le langage » qui est cette machine – Paulhan déstabilise sa phrase ainsi que ses adversaires : il ne leur donne même pas le droit d’effleurer ce langage, il le retire de la chaîne des causes et des effets que veulent déployer les scientifiques pour le cerner. Bref, il leur coupe le droit à la réplique. Paulhan le réitère : l’erreur fondamentale du linguiste est de vouloir dégager des faits au sein d’une « machine » – le langage – qui comporte toujours aussi en son sein les faits contraires.
22Ainsi, fort logiquement, les textes ayant trait au langage et se donnant pour « scientifiques » sont systématiquement bannis de La NRF. Autre participant au Collège de Sociologie, Michel Leiris a été sollicité par Paulhan pour publier « Le sacré dans la vie quotidienne », texte que son auteur trouve après réflexion, trop immature. Michel Leiris a été en délicatesse avec les institutions universitaires, notamment avec l’EPHE (École Pratique des Hautes Études) où il a peiné à faire valider son mémoire d’ethnologie sur la langue sacrée de Dogons (Louis Massignon lui reproche de procéder par « explosions successives dans la pensée26 » plutôt que de suivre la ligne d’un sain raisonnement scientifique). Si Leiris fulmine contre les puissants ethnologues qui lui bloquent le passage, il cherche néanmoins à acquérir une certaine culture universitaire qu’il pense lui avoir fait défaut dans ses premiers travaux. Aussi, demande-t-il à Paulhan de retirer son article initial et lui propose à la place un texte nettement plus scientifique, présenté un peu plus tôt devant la Société de psychologie collective, qu’il envoie à Paulhan27. Ce dernier ignore ces précautions de bon élève et publie « Le sacré dans la vie quotidienne ». Le texte est certes remarquable ; en appliquant des méthodes ethnographiques au souvenir de sa propre enfance parisienne, Leiris énumère ses éléments sacrés : un revolver, un porte-or, des toilettes, un hippodrome, et, surtout, des mots aux résonances mystérieuses. En conciliant science et littérature, il se donne le moyen de passer de l’étude des faits à celle des « faits de langage » – objets insaisissables par la méthode ethnographique positiviste : fêlures du sens, incertitude du son, surprise de la graphie sont autant de « fenêtres ouvertes […] sur un monde où l’on perd pied28 ». Telle conclusion ne pouvait que ravir Paulhan.
23Notons que ni Paulhan, ni Grenier, (ni Leiris,) n’ont donc voulu écrire de thèse de littérature ou n’ont voulu introduire un quelconque méta-discours sur leurs œuvres littéraires lors de leurs interactions avec l’Université. Aucun d’entre eux n’a cru bon de jeter ouvertement dans sa thèse ou dans ses articles des bases critiques qui lui seraient utiles pour son œuvre personnelle. Alors que Leiris souhaitait ouvertement une conciliation des deux mondes, Paulhan et Grenier prennent une toute autre posture en posant la littérature en opposition à la science. La science ne peut sérieusement tenir lieu de fondement à la littérature, elle est bel et bien déclarée en position d’infériorité29. Or dans l’entre-deux-guerres, les facultés des lettres sont toutes dédiées à la science, à la science historique.
24Jean Paulhan a toujours refusé de s’intéresser à l’histoire de la littérature, voire à s’y inscrire, et peut-être la tenait-il à distance de peur d’être associé aux professeurs de la Sorbonne. Mais toute contestation était-elle vraiment impossible ? La situation était-elle aussi figée dans les années 1930 qu’elle l’était avant-guerre ? Les historiens positivistes étaient-ils vraiment en position de contrôle dans tous les domaines de la pensée ? Que penser par exemple de la philosophie ? Certes, l’idéalisme critique de Léon Brunschvicg faisait la part belle à l’idée de progrès par la mise en parallèle de la philosophie et des sciences. Mais de jeunes personnalités pointent, et quelqu’un comme Jean Wahl aurait tout à fait été susceptible d’entendre une réflexion philosophique sur la littérature ; n’a-t-il pas lui-même explicitement reproché à Grenier d’avoir sous-estimé la dimension littéraire de Lequier ?
25Parallèlement, on ne peut pas dire que le lansonisme se porte pour le mieux à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Il a eu à essuyer de très nombreuses critiques et on parle de blocage universitaire en France dès le milieu des années 1920. D’ailleurs, c’est un critique de La NRF, Albert Thibaudet, qui a attaqué le plus férocement les tenants de l’histoire littéraire ; en avril 1921, dans un article intitulé « Psychanalyse et critique », il s’en prend à la banalité des causes exhumées par l’histoire littéraire. Confrontant deux analyses d’Adolphe de Benjamin Constant, l’une de Rudler (émule de Lanson), l’autre de Kohler (émule de Freud), il prend parti pour la critique d’obédience psychanalytique et reproche aux historiens de ne jouer que de réalités mortes pour s’attaquer à la substance d’une œuvre bien vivante. Thibaudet regrette que la Sorbonne s’enferme dans une conception surannée du sujet, ignorant l’inconscient de Freud, l’historicisme de Croce, le rapport au temps de Bergson. Esprit de finesse et esprit scientifique doivent s’équilibrer afin de nous « mener plus loin » – conclusion un peu attendue, mais déjà aux antipodes des méthodes universitaires alors en cours. Certes Paulhan a toujours fait preuve d’une assez profonde réserve à l’égard des écrits de Thibaudet, mais il lui reconnaissait au moins un grand mérite : celui de produire « une suite de bavardages intelligents et sans prétention (où le problème de la littérature, une bonne fois tenu pour insoluble, est écarté – où du moins il n’est jamais résolu par prétérition)30 ».
26Par-delà l’affectueuse moquerie, ce qui importe en réalité à Paulhan, c’est bien que le problème de la littérature soit écarté, ou plutôt contourné, transféré. S’il n’utilise pas le texte universitaire pour parler de littérature, c’est surtout parce qu’il préfère éviter d’aborder de front l’idée de littérature. Paulhan décale, replie la littérature sur le langage. De son côté le Jean Grenier universitaire écarte les questions littéraires par peur de compromettre la pureté de la littérature et se recentre autour de problèmes philosophiques. Ni Paulhan, ni Grenier, ne sont des « théoriciens de la littérature » (au sens de la théorie littéraire universitaire naissant dans les années 1960) et cela apparaît dans leur travail universitaire. Paulhan fait œuvre de théoricien du langage en préparation de ses Fleurs. Grenier serait alternativement un philosophe universitaire et un écrivain à tendance philosophique. D’après leurs parcours respectifs, s’il y a donc une théorie de la littérature commune à Jean Grenier et Jean Paulhan, ce serait celle-ci : l’université, c’est l’envers de la littérature.
27Dans Mes candidatures à la Sorbonne, ouvrage publié à titre posthume, Grenier écrit « peut-on être artiste, en même temps enseigner comment on devient artiste ? Créer et expliquer ce qu’on crée ? Non, pas plus que la femme ne peut être sage-femme pour elle-même. » Et pourtant, créer et enseigner, c’est exactement ce que Jean Grenier a fait toute sa vie ; et ce n’est certainement pas un hasard si la récente monographie que lui a dédiée Toby Garfitt est sous-titrée « un écrivain et un maître ». En posant le littéraire comme le contraire de l’universitaire, Jean Grenier écarte les deux pôles de sa vie et de son travail. Non pas par goût de la contradiction, mais pour essayer d’occuper tout l’espace entre les deux ; car il avait fait sienne la pensée de Pascal selon laquelle : « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et en remplissant tout l’entre deux. » Quant à Paulhan, l’expérience de la thèse ne peut pas être réduite à un pur égarement dans sa carrière ; il n’a pas renoncé à la méthode scientifique pour s’engouffrer dans la littérature, il a travaillé à un effort qui se poursuivra bien après la thèse : rendre compatible le fond et la forme, la rhétorique et la terreur, la rigueur de la science et le « mystère de la langue ». Paulhan comme Grenier joue d’oppositions indépassables, avance par antinomie, mais là où le premier préfère rappeler l’identité des contraires, le second procède à un va-et-vient constant entre deux mondes liés en faits mais déliés en discours. C’est là le signe d’un lien – même s’il est ici de répulsion – entre l’Université et les milieux littéraires, lien qui ne va aller qu’en s’accentuant après la guerre. Le discours anti-universitaire des écrivains porte déjà la reconnaissance de l’existence de l’Université et de ses possibilités. Et c’est aussi un précieux moteur de la création littéraire.