Ramon Fernandez et la critique philosophique
1Ramon Fernandez fut, au même titre que Benjamin Crémieux, André Suarès ou Albert Thibaudet, l’un des grands critiques de La NRF comme en témoigne notamment la chronique (Les Essais) qu’il tenait dans cette même revue. Ramon Fernandez est aussi le romancier du Pari (prix Fémina en 1932) et des Violents, roman paru deux ans plus tard et qui est la suite du premier. Ces deux romans doivent être lus et analysés en fonction d’un engagement humaniste qui a donné naissance à une esthétique de la signification littéraire centrée sur l’idée de « message ». En cela ils adoptent, en apparence, les principes que Fernandez a théorisés tout au long de ses articles et ouvrages de critique, à savoir que la principale richesse d’une œuvre réside dans sa dimension morale. Cette théorie procède d’une critique philosophique telle que son auteur l’a définie en ouverture de son essai, De la critique philosophique, publié en 1926 chez Gallimard :
Albert Thibaudet distinguait naguère trois sortes de critiques : la critique universitaire, la critique des artistes et la critique parlée, celle des salons et des milieux professionnels, espèce de bourse des valeurs littéraires. Au-dessus, au-dessous ou à côté de ces trois critiques n’y aurait-il point la place pour une quatrième, qui examinant les problèmes traités par les trois autres avec une méthode plus franchement philosophique, ne se contenterait pas d’étudier les œuvres pour elles-mêmes dans leur signification historique ou technique, mais tâcherait d’épouser le dynamisme spirituel qu’elles révèlent, puis de les situer dans l’univers humain ?1
2Pour un lecteur de 2012, l’ambition de Fernandez peut paraître aller de soi. Après tout, il semble légitime de demander à la littérature romanesque de penser la vie humaine, c’est d’ailleurs le critère principal que les jurés du Prix Nobel de littérature retiennent pour couronner une œuvre. En revanche, dans les années vingt du siècle dernier, cette question faisait débat. À des degrés divers, romanciers et poètes savaient que leurs créations, fondées sur ce traditionnel objet d’étude, l’homme, se trouvaient concurrencées par le développement des nouvelles sciences humaines. Dans ce contexte, l’étude formelle de « l’œuvre pour elle-même dans sa signification technique » constituait une valeur ouvrant d’autres perspectives à la littérature. L’émergence de cette valeur, nourrie de préoccupations formelles, se situait dans la proximité du constat, désormais célèbre, que Valéry faisait en 1937 dans L’Enseignement de la poétique au Collège de France : « la littérature est, et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du Langage2 ». Si, relevant de ce qu’on a appelé la crise de la littérature, cette vision est connue, on sait moins que Ramon Fernandez est l’auteur des articles les plus clairs sur cette question. Un ouvrage récent, paru en 2010 chez Gallimard, L’Adieu au voyage de Vincent Debaene3, rend une forme d’hommage à Ramon Fernandez en rappelant son rôle dans la formulation de la crise de la littérature et de la critique. Il est vrai que la fin du premier paragraphe de son article, « Connaissance et science de l’homme » publié en 1935 dans La NRF, décrit avec justesse ce temps fort de la tension entre le poète et les savants :
À présent, le sociologue, le psychologue de laboratoire, l’historien des lettres et des arts, s’en prennent à ce qui fut toujours l’objet du poète et du moraliste. Ils s’occupent de connaître l’homme. Notre querelle avec eux est une querelle de propriété.4
3Cette querelle en appela plusieurs autres puisque, en refusant d’abdiquer face à la puissance des savants et donc en continuant à voir dans la création littéraire la poursuite de l’idéal humaniste, Fernandez s’en prit à une partie de la critique formaliste, représentée par l’abbé Brémond et sa théorie de la poésie pure, et, dans une moindre mesure, à Valéry. Nombre d’articles de Fernandez reprennent et détaillent ce point, parmi lesquels il faut retenir en priorité « Poésie et biographie » (La NRF, décembre 1929) et « Connaissance et création » (La NRF, janvier 1933). Mais c’est sans doute l’article intitulé « Expression et représentation » qui problématise le mieux les différents aspects de cette crise de la littérature, dans la mesure où il propose une nouvelle définition des rapports du fond à la forme. C’est en fait tout l’enjeu de la théorie du message mise au point par Fernandez et c’est en cela qu’il rejoint, voire dépasse, le débat le plus tendu de l’époque autour de l’apparition de la critique formaliste. Avant d’aborder ce sujet, je rappellerai brièvement les grands axes de la théorie du message. Je verrai ensuite comme celle-ci se heurte à plusieurs séries d’objections. La première vient directement du dialogue contradictoire que Rivière et Fernandez eurent à propos du moralisme en littérature ; la seconde provient de la propre production romanesque de Fernandez. En effet, les choix esthétiques qui sont faits dans ses romans montrent finalement les limites de la théorie du message.
La critique philosophique ou la théorie du message moraliste
4La critique philosophique renverse les principes d’une rhétorique ancienne et moderne qui attribue à l’écriture romanesque des qualités esthétiques propres mettant à distance la réalité du référent. Pour Fernandez, il n’y pas de séparation entre la vie et l’art. La chair vive des mots porte directement les grandes significations de l’aventure humaine. Sur ce plan, il se trouvait à rebours du culte de la forme propre à La NRF. Les fondateurs et les grands auteurs de la revue luttaient, en effet, contre l’illusion référentielle afin d’affirmer le primat de l’aventure de l’artiste sur l’aventure de l’homme. Nous le verrons, Jacques Rivière s’appuiera sur cet argument pour s’opposer à la théorie du message sans pour autant renoncer à un idéal d’humanisme. Selon Fernandez, les phénomènes d’illusion qu’entraîne le roman comptent assez peu, ce qui importe, au contraire, c’est l’équivalence que le lecteur peut établir entre un personnage et un individu réel et l’enseignement moral que ce même lecteur peut tirer de cette équivalence. Ainsi l’essai publié en 1927, De la personnalité5, fournit la référence principale au système des personnages qu’il étudie dans les romans. Mais en quoi cette critique est-elle philosophique ? Elle s’appuie d’abord sur l’idée que l’homme, en tant qu’être moral, est naturellement appelé à se perfectionner dans le bien. Dès lors, la tâche du romancier sera de répondre à ces aspirations en mettant en scène des personnages mus par un idéal moral. Il s’agit de l’idée maîtresse de Fernandez, maintes fois formulée, en voici une variante extraite de son article, « De l’esprit classique », paru en janvier 1929 :
Qu’y a-t-il de plus essentiellement classique, dans l’art et dans la vie, que les réactions contemporaines, réciproques, rapides de la pensée, de la sensibilité et de l’action, que l’unité de la personne qui se reflète ou s’achève dans l’unité de l’œuvre, que les hauts états d’âme hautement exprimés, que la communication par l’œuvre des étapes gagnées par l’homme ?6
5Même si le fond de l’article renforçait certaines caractéristiques de l’esthétique classique et moderne de La NRF, il n’en demeurait pas moins que Fernandez se trouvait en porte à faux par rapport à une autre direction, la nouvelle école du désenchantement, qui ne croyait plus, après les bouleversements de la Grande Guerre, à l’idéal du bien, à ces « hauts états d’âme hautement exprimés ». Dans la première partie de son ouvrage, Inquiétude et reconstruction, Benjamin Crémieux7 montre comment l’analyse du moi, conduite par les romanciers de l’introspection, échoue à faire éclore des valeurs positives. Cette faillite n’est pas sans conséquences au plan esthétique puisque la mise en échec de l’analyse du moi, laquelle ne valant dès lors que pour les seules vertus de l’analyse, risque de porter atteinte au genre romanesque lui-même. On reconnaît ici la thèse d’Emmanuel Berl, exprimée dans l’article « La fin du roman8 ». Fernandez rejette dans le même élan pessimisme moral et enfermement dans la forme. Pour lui, l’aspiration morale est la véritable « garantie » (selon le vocabulaire de l’auteur) de la valeur d’une œuvre et de la santé du roman en général.
6L’étude9 du roman de Meredith, L’Égoïste, offre un bon exemple de la théorie du message moraliste. Les personnages incarnent des sentiments négatifs, c’est le cas du principal protagoniste, qu’ils dépassent malgré eux selon une aspiration morale, un potentiel d’optimisme que l’œuvre façonne à leur intention. Envisagé sous cet angle, le personnage est alors perçu comme « prospectif », autre terme clef du système critique de Fernandez. De la sorte, l’auteur se place en cohérence avec les principes de la construction morale d’un individu, ainsi qu’il les présente dans De la personnalité. Les instincts méchants sont les « bienvenus » dès qu’il s’agit d’augmenter le bien en transformant le mal, encore faut-il pour cela contourner le « terrible défaut » entrevu dans le christianisme :
…l’imagination, l’illusion, le mensonge, les instincts méchants seront les bienvenus, pourvus qu’ils soient ordonnés à une intention qui s’éprouve expérimentalement. Osons dire que le terrible défaut du christianisme est qu’il distingue le bien du mal, distinction qui a empêché beaucoup d’hommes de bonne volonté d’augmenter le bien en transformant le mal10.
7C’est en fonction de ces principes que le critique philosophe relativise la réussite de Proust. Les nuances qu’il apporte s’inscrivent néanmoins dans une brillante analyse11 d’À la recherche du temps perdu où il est fort bien expliqué comment une organisation en cycles transmue les sensations en « équivalents spirituels » selon la formule de Proust. Mais la Recherche, articulée autour d’un personnage « rétrospectif », n’aboutit pas à l’expression du progrès moral : « conséquence : l’activité spirituelle n’a point d’effet direct sur la vie, mais sur le souvenir embaumé dans la seule sensibilité12 ». Cette « faillite du monde intérieur », comme le dirait Benjamin Crémieux, fait obstacle à la « garantie des sentiments », c’est-à-dire que l’absence de dénouement moral dans À la recherche du temps perdu réduit la possibilité d’une commerce immédiat et fructueux avec la vie, définie selon les exigences philosophiques de Fernandez13. Il faut toutefois signaler que la direction suivie par cette critique philosophique n’est en aucun cas réductible à une pensée manichéenne soumettant l’art littéraire à un moralisme étroit. Je ne pense pas déformer la pensée de l’auteur en affirmant que, selon lui, les auteurs expriment bien tout ce qu’ils veulent dans la plus franche liberté mais en confrontant leurs personnages à une morale, quelle qu’elle soit d’ailleurs, ils élaborent une profondeur esthétique et c’est cette dimension que la critique philosophique prend pour objet d’étude. Cette clarification s’impose pour mieux comprendre le dialogue en Rivière et Fernandez.
« Une engueulade » publique : le dialogue entre Jacques Rivière et Ramon Fernandez
8C’est justement Proust qui a présenté Fernandez à Rivière en 1922. Assez vite, aux demandes de collaboration pour La NRF venant de Rivière s’ajoutera une correspondance entre les deux auteurs14. Rivière était particulièrement réceptif aux théories de Fernandez car lui-même posait la question du moralisme en littérature dans une série d’articles et de conférences regroupés dans l’ouvrage Quelques progrès dans l’étude du cœur humain, publié en 1923, mais les réponses n’étaient pas les mêmes. Sous l’influence du freudisme, qu’il découvrit en même temps que Fernandez15, Rivière s’intéressait de près aux phénomènes de spiritualisation et de sublimation détournant le mal vers le bien, néanmoins il ne concevait pas qu’un écrivain dût subordonner sa création à la question du moralisme. La polémique avec Henri Massis « sur les bons et les mauvais sentiments » découle de cette position. Les circonstances se prêtaient donc à un dialogue avec Fernandez. Dans une lettre de mars 192416, Rivière décide ainsi d’organiser en Suisse « une engueulade » publique sur le sujet, l’expression pittoresque désignant en fait des conférences à deux voix contradictoires. Il en a résulté la publication d’un livre aux éditions Corrêa en 1932, soit sept ans après la mort de Rivière. Fernandez tint à cette publication qui était une manière de rendre hommage à l’ami disparu. Le livre intitulé Moralisme et littérature traitait, comme l’annonçait son bandeau rouge, des « rapports de la morale et de la littérature ». Il était composé d’une structure académique en trois parties : « Les méfaits du moralisme » par Jacques Rivière, « Défense du moralisme » par Ramon Fernandez et « Tentative de synthèse et conclusions » par Jacques Rivière. Les deux orateurs eurent tout le loisir d’exposer leurs thèses respectives, en radicalisant parfois leurs positions mais sans jamais être pris à défaut sur le terrain de l’éloquence. Le débat, qui prenait à partie les grands auteurs, Racine, Rousseau, Rimbaud, Meredith, Proust, semblait rendre improbable l’hypothèse d’une conciliation, tant la confrontation, théorie contre théorie, était puissante. L’« engueulade » tenait toutes ses promesses. Par exemple, à Fernandez qui avançait que la passion dissout la personnalité dans les tragédies de Racine, et que, par conséquent, l’art remplace la force morale17, Rivière rétorquait qu’il fallait « glisser sur mille pentes et se perdre pour créer » et qu’il faut envisager l’art « selon une fidélité intrépide à l’expérience18 ». La synthèse paraissait donc illusoire et pourtant elle eut lieu, grâce à Rivière qui fit les premiers pas. Ils furent d’abord timides puisqu’il donna l’impression de camper sur ses positions : « Un personnage est-il plus vrai si l’écrivain le représente traversé par un courant moral, aimanté, orienté ? » Une inflexion s’exprima pourtant avec une allusion au freudisme : en raison de la tentative de dépassement de l’être qu’elle implique, la création peut tendre à l’aspiration morale19. Mais en parlant d’un « nouveau tragique » à propos de L’Égoïste de Meredith, Rivière présenta son meilleur argument qui s’appuyait sur la volonté d’inclure la thèse de Fernandez dans le dynamisme créateur d’une œuvre :
Il y a là, je reconnais quelque chose de nouveau qui s’introduit dans la psychologie de par l’inspiration morale ; il y a là un nouveau tragique, et aussi car il n’y a pas de tragique sans vérité, et aussi donc une nouvelle vérité.20
9Cette synthèse n’avait donc rien d’une conciliation de complaisance, au contraire, Rivière formulait une vraie réponse. Il proposait de dégager la morale de l’intérieur même du texte sous la forme d’un « nouveau tragique », par exemple, alors que Fernandez s’en tenait à une définition humaniste de la littérature qui se référait à des critères, comme la hauteur de la pensée ou la dimension morale, placés en dehors du texte. L’équivalence qu’il tentait d’établir entre un personnage et la personnalité d’un individu réel le disait assez. Cette solution que Rivière avançait n’était certainement pas étrangère au romancier du Pari puisque lui-même avait souvent mis en évidence, mais sans vraiment l’intégrer dans sa théorie du message, l’importance des tensions que crée l’autonomie esthétique de l’œuvre. Toujours est-il qu’il y avait là une faille dans la théorie comme ne manquent pas de le montrer, d’ailleurs, les propres romans du critique philosophe. Sur ce plan, Fernandez est un écrivain à privilégier tout particulièrement quant on veut observer, dans la première moitié du XXe siècle, les tensions que provoque le glissement d’une conception humaniste traditionnelle de la littérature à une autre conception beaucoup plus préoccupée des questions de la forme centrées autour du rôle de la langue dans l’invention littéraire.
La théorie du message moraliste et son rapport à la forme
10En prônant dans sa théorie une littérature référentielle, Fernandez s’opposait non seulement à Valéry mais aussi, plus indirectement il est vrai, à des écrivains comme Larbaud ou Morand, en tant qu’ils incarnaient une autre position face aux objets du monde. Entre eux et le réel s’interposait une sensibilité poétique qui attirait d’abord l’attention sur la qualité de la prose et l’importance des images. Il est ainsi significatif de comparer l’étude que Larbaud fit de L’Égoïste de Meredith à celle de Fernandez. Le second met en avant l’accent sur le contenu alors que le premier s’attache à étudier l’aptitude des choses « à être transposées en matière littéraire par l’écrivain21 ». Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que Fernandez se désintéressait des problèmes d’esthétique, tant s’en faut. On lui doit, au contraire, des articles très éclairants, voire déterminants, sur ces questions. C’est lui qui dégagea les premiers éléments d’une poétique de l’énonciation romanesque en fonction des apports de Bergson sur la coexistence de plusieurs durées. Dans son étude sur Balzac, il opère de la sorte une distinction fondamentale entre récit et roman. À la vieille formule du récit qui synthétise les événements en leur ôtant leur caractère vivant doit succéder un roman moderne fondé sur un présent d’énonciation, lequel, en communiquant directement l’existence des personnages, « nous baigne dans une présence initiale22 ». On connaît la postérité de cette étude. Sartre la reprit dans un chapitre de Situations23et le linguiste Émile Benveniste dut probablement en tenir compte pour élaborer sa distinction entre récit et discours. Autre exemple, parmi d’autres, les remarquables Notes sur le style d’André Gide qui figurent en appendice de l’étude consacrée à Gide (André Gide, Corrêa, 1931). Tout en décrivant le mouvement de la phrase gidienne dans le passage d’une écriture symboliste à une écriture tournée vers le classicisme, Fernandez explique une partie de l’évolution de la phrase romanesque au début du XXe siècle. Il pointe ainsi plusieurs marqueurs de cette période stylistique que Gilles Philippe appelle « le moment grammatical de la littérature française » entre 1890 et 194024.
11La propre création romanesque de Fernandez apporte évidemment une contribution essentielle à cette réflexion d’ordre formel mais, de manière inattendue, elle ne corrobore pas l’engagement de l’œuvre critique. De par l’investissement dans l’imaginaire qu’elle entraîne, l’esthétique du personnage, dans Le Pari comme dans Les Violents, dément le cheminement clair et linéaire vers un idéal moral. Si Fernandez fut habile à identifier cet idéal dans les romans qu’il étudia, il échoua à le transposer dans ses propres textes et, du même coup, leur valeur littéraire s’en trouva renforcée. Sa nouvelle, Surprises, publiée en deux livraisons dans La NRF25, et dont l’incipit influença sans doute la première page de Bonjour tristesse de Sagan, donne une clef. La composition du personnage repose sur une esthétique de la surprise qui semble échapper à toute théorie préétablie de la signification moraliste. De cette liberté du personnage, Fernandez en avait le pressentiment, lui qui déclarait à propos de Balzac : « le personnage doit vivre avant d’être pensé26 ». Que se passe-t-il dans les deux romans ? Fernandez met l’accent sur les scènes et non pas sur l’analyse. Or l’on sait que la scène de roman contrarie, c’est-à-dire remet en question, la logique narrative patiemment tissée par les auteurs27. Le principe est encore plus vrai quand un auteur mêle à cette logique des arguments. Le Pari abonde de scènes très réussies. La première d’entre elle est la scène de première vue, à témoin caché, qui décrit la jeune Pauline assise sur la balustrade d’un mas aixois. « D’un mouvement machinal, il se pencha sur son Kodak et pressa le déclic28 », la dimension iconique de l’écriture, révélatrice de beauté et astucieusement mise en abyme ici par la magie du « Kodak », amoindrit le message du romancier, quoi qu’il en ait. En effet, dans la suite du récit, Pauline se bat indirectement avec son créateur qui cherche à lui communiquer le sentiment moral mais l’art de l’image est si puissant chez Fernandez que l’évocation poétique prend souvent le pas sur tout autre considération. Tel est le pouvoir des images dans la syntaxe de Fernandez, syntaxe aux rythmes ingénieusement construits, ainsi dans cette phrase montrant l’héroïne à moto : « l’air violent, jet d’éther continu, la paralysait délicieusement, tandis que tout son être intérieur n’était plus qu’une sensation suraiguë, innommée29. » Comme chez Morand, le choc de la métaphore par juxtaposition arrache le personnage à ses déterminismes en lui opposant les sortilèges de l’évocation. Dans Les Violents, l’enchaînement des scènes de rupture amoureuse et la violence du discours érotique font valoir une esthétique de la surprise aboutissant à une signification certes moraliste mais très ambiguë, à force de tensions entre morale personnelle et morale sociale. « Dans le roman les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque est libre », cette phrase de Sartre, appliquée à Dos Passos, peut également concerner Fernandez quand on confronte ses romans à sa théorie du moralisme.
12La création qui contrarie la théorie, Fernandez n’y était que trop sensible, c’est pourquoi une partie de sa production critique en vint à redéfinir les rapports entre le fond et la forme. Cette remise en question intervint en plusieurs étapes. L’article, publié en 1925 à La NRF, qu’il consacra au classicisme de T. S. Eliot et aux textes critiques du poète sur des auteurs classiques comme Dante, s’insurgeait contre le rejet arbitraire du fond qu’exerçait une certaine critique : « C’est un pur contresens que de filtrer le lyrisme de Dante et de jeter au rebut, ainsi que font certains critiques, l’armature doctrinale du poème30 ». Dans le même temps, Fernandez ne manquait pas de souligner le rôle crucial du processus artistique dans les propres textes d’Eliot, notamment dans The Waste Land :
Car ce qui compte, ce n’est pas « la grandeur », l’intensité des émotions, les éléments, mais l’intensité du processus artistique, la pression, pour ainsi dire, sous laquelle la fusion a lieu31.
13Une note de bas de page exprimait toutefois la réserve de l’auteur sur « la trop grande autonomie de la synthèse esthétique32 » dans la poésie d’Eliot. Pour unifier cet ensemble de remarques, pouvant apparaître contradictoire, Fernandez mit en avant un argument emprunté à Eliot : « Eliot estime que la “philosophie” est essentielle à la structure et la structure à la beauté des parties de la Comédie33 ». Cet argument décisif qui tirait le contenu philosophique du côté de la forme, Fernandez s’en servit pour théoriser, dans son article « Expression et représentation », une nouvelle conception de la signification littéraire.
14Comment le texte littéraire peut-il se constituer sans se soumettre à des éléments qui sont extérieurs à sa création formelle comme les divers engagements de la pensée et de l’imagination ou l’orientation morale ? La question, omniprésente dans les débats littéraires de l’entre-deux-guerres, avait conduit l’abbé Brémond à faire du vers de Phèdre, « La fille de Minos et de Pasiphaé », l’emblème de la poésie pure. Fernandez lui répondit directement dans « Expression et représentation34 » :
Les partisans de la poésie pure qui ont cité le fameux vers de Racine à l’appui de leur théorie ont fait voir comment de bons esprits s’égarent quand ils veulent prouver. La puissance représentative de Minos et de Pasiphaé était grande pour Racine, et plus grande encore pour Hippolyte ; parler de leur fille comme le fait ce dernier c’est dire beaucoup en deux noms ; et ceux qui affirment que le vers est plus beau depuis que ces noms n’évoquent rien pourraient aussi bien prétendre que les plaintes de Bérénice seraient plus belles si on n’en comprenait plus le sens35.
15En dépit de cette déclaration, l’article marquait cependant un infléchissement des positions initiales du critique philosophe. Si la fin affirmait toujours que « la prétention suprême du romancier » était de « faire surgir de la vision la connaissance36 », cette affirmation venait conclure un raisonnement qui reconnaissait malgré tout, en des formules frappantes, le rôle éminent de la forme, par exemple : « la façon dont une idée est rendue éclaire la façon dont l’idée s’est formée37 ». Dans ces conditions, on pouvait croire que l’article cherchait un consensus : « Une forme trop exclusive qui a retenu tout l’intérêt de l’artiste et qui désintéresse le lecteur de son contenu, marque une décadence non moins grande qu’une œuvre qui ne vaut que par son sujet38 ». Éloigné de tout compromis, Fernandez proposait en fait de réévaluer la place de l’idée dans la construction esthétique. Son approche était d’ordre rhétorique, pour lui l’attention nouvelle à la forme élargissait d’abord le domaine de l’invention :
La forme est l’achèvement du fond, sa dernière apparence, ou le moment de son apparition. Elle ajoute quelque chose à ce qu’elle exprime et le modifie d’autant. Elle ajoute une démarche aux démarches précédentes de l’esprit39.
16Selon cette approche, le fond était renommé représentation (« les idées qui nous viennent à la lecture d’un ouvrage de poésie en tant que ces idées appartiennent à la conscience claire et distincte ») et la forme expression (« la manière d’être, d’apparaître, d’être senti, qui appellent des représentations mais peut se suffire à elle-même selon l’art et les moyens de l’auteur »). En accordant à ces deux aspects une source indépendante de création, Fernandez préservait le rôle de l’idée mais il l’intégrait dans la construction esthétique, ce qui le conduisait à cette perception : « ce qui est nouveau, je crois, c’est la considération d’un contenu et d’une forme se développant, s’achevant indépendamment l’un de l’autre40 ». Il était donc tenté par une définition de la littérature adossée à des critères purement littéraires, ceux-là mêmes qu’il développera dans « Connaissance et science de l’homme » pour s’opposer au rabaissement du poète entrepris par le scientisme dominant. Au moment où une partie de la critique définissait la spécificité du discours littéraire par la pratique de la langue, définition qui aboutira plus tard au concept de « littérarité », Fernandez proposait donc une définition fondée sur une nouvelle conception de la signification littéraire. L’indépendance de la forme peut faire naître des idées neuves, mais de manière indirecte, dans l’instant même où la forme se crée. Paradoxalement, il venait ainsi s’inscrire dans le courant formaliste, d’autant mieux qu’il annonçait, par certains traits relatifs à l’émergence indirecte du sens, les travaux de Meschonnic sur la « forme-sens41 ».
17Certes, les solutions avancées par les articles de Fernandez sont loin d’être définitives mais elles ont le mérite de révéler le contexte dans lequel s’exprimait l’aspiration de la littérature à l’autonomie esthétique. Enfin, cette volonté de maintenir la « philosophie » au cœur du texte littéraire fait de Fernandez l’un des plus actifs défenseurs, comme Thibaudet du reste, de l’idée d’humanisme dans les années trente. C’est pourquoi son pitoyable, et condamnable, parcours politique ultérieur reste incompréhensible42.