Colloques en ligne

Jacques Poirier

Benjamin Fondane, la littérature et le Livre de Job

« — Tu es réservé pour un grand Lundi ! — Bien parlé ! Mais le Dimanche ne finira jamais. »

Kafka1

1Il traversa en météore le paysage littéraire français et disparut subitement : on peut ainsi résumer la trajectoire d’Arthur Rimbaud ; mais aussi bien celle de Benjamin Fondane (1898-1944) ‑ qui consacra à l’auteur des Illuminations cet autoportrait oblique qu’est Rimbaud le voyou2.

2Au commencement, rien que de très banal. Dans les premières décennies du XXe siècle, un jeune Roumain entre en littérature avec un drame métaphysique, Tăgăduinţa lui Petru(Le Reniement de Pierre), qui doit beaucoup au symbolisme, compose un recueil, Priveliști (Paysages), où il évoque le monde rural, et, épris de poésie française, publie en 1922 Imagini și cărți din Franța (Images et livres de France), qui réunit Baudelaire, Mallarmé ainsi que Francis Jammes (dont l’influence est évidente dans Paysages3). En 1923, au moment où s’achève l’aventure dadaïste (conduite par l’un de ses compatriotes) et où d’autres avant-gardes vont occuper le devant de la scène, Benjamin Wechsler, devenu Barbu Fondoianu avant de se faire Benjamin Fondane, s’installe à Paris, rejoignant ainsi le « pays de la littérature ». Le choc est brutal pour le jeune poète, qui se réveille enfin de son « sommeil idéaliste » et en finit avec « l’idée enivrante d’une justification esthétique de l’Univers4 ».

3Comme souvent les nouveaux venus, Benjamin Fondane aurait pu épouser l’esprit du temps. Mais ses liens avec l’époque ‑ le surréalisme, le Grand Jeu, la psychanalyse, Hegel, l’ethnologie… ‑ demeurèrent ambivalents, car la rencontre décisive de Léon Chestov (1866-1938) allait lui ouvrir d’autres horizons. C’est au printemps 1924, dans le « salon » de Jules de Gaultier, que Benjamin Fondane rencontre le philosophe russe, lui aussi déraciné puisque cet israélite né à Kiev dut quitter l’U.R.S.S. après la Révolution. L’important, c’est qu’au moment où triomphe la « modernité » et l’illusion de la table rase, Chestov, anti-moderne, préserve une relation vivante avec les deux sources de notre culture : Athènes ‑ il connaît admirablement la philosophie antique, des présocratiques à Plotin ‑ mais aussi Jérusalem ‑ imprégné qu’il est des auteurs textes hébraïques et chrétiens (les Pères de l’Église, la théologie médiévale, Pascal…).

4Léon Chestov, qu’à l’époque peu de gens connaissent et que pratiquement personne ne lit5, rencontre en Fondane son premier vrai lecteur, tandis que le jeune Roumain se constitue en disciple de celui qui vit dans « une solitude effrayante6 ». De Chestov, dont la pensée, toute de fulgurances, de rapprochements inattendus et de glissements analogiques, ne se laisse pas facilement réduire, Benjamin Fondane va retenir avant tout la nécessité de questionner la Raison et d’en remettre en cause le primat. Là réside d’ailleurs la difficulté à laquelle se heurte Chestov, voué à perdre la partie dès lors qu’il affronte la philosophie en usant de ses propres armes. Cette Raison triomphante, elle a nom « Athènes » ; quant à cette exigence d’une épouvante et d’un questionnement, il l’appelle « Jérusalem ». La pensée de Fondane/Chestov prend donc forme à partir d’une lecture critique de la philosophie occidentale, et d’une lecture qui redonne toute sa place à la littérature.

5Pour Chestov, qui relit l’Histoire à la lumière de la Genèse, la catastrophe commence quand préférence est donnée à l’arbre de la connaissance en lieu et place de l’arbre de vie. En pareille vision des choses, l’échec semble consubstantiel de la philosophie. Platon, Kant, Hegel, Marx, tous ont parlé du monde, mais leur parole est restée vaine7 ; car, comme l’écrit Fondane dans La Conscience malheureuse8, que pèse le « savoir » d’un Hegel face à l’« ignorance » d’un Job ? La « liberté » d’un Kant face à l’« esclavage » d’un Abraham ? Que vaut le « Tu dois et par conséquent tu peux » de Kant devant le « Tu dois, tu veux même et cependant tu ne peux pas » de Paul9 ? Pris au double piège de l’impératif kantien et de la dialectique hégélienne, l’homme risque de s’en remettre au cri du Forcené de Nietzsche, dans Le Gai Savoir, pour constater que « nous avions tué Dieu, et nous ne le savions pas », car « nous étions loin de savoir que la raison, notre raison […] ne voulait que le pur néant10 ».

6Ce que Chestov, et avec lui Fondane, appelle la « pensée grecque » regroupe donc tous ceux, aux multiples visages, qui s’arrêtent au seuil du mystère et refusent le risque de se perdre. En cette acception, sont profondément « grecs » Thomas d’Aquin et les théologiens médiévaux, mais peuvent l’être aussi par moment des penseurs comme Bergson, quand il écrit Les Deux Sources de la morale et de la religion11, ou encore Sigmund Freud quand il interprète le rêve de façon réductrice, croyant ainsi épuiser le mystère de l’humain.

7En face, il y a Pascal, le dernier vrai chrétien, Kierkegaard et surtout Dostoïewski12, avec sa critique radicale de la raison dans La Voix souterraine et Le Songe d’un homme ridicule13. Sa place aux côtés de Pascal et de Kierkegaard, Dostoïewski la doit au fait que pour Chestov le porte-à-faux de la philosophie confère à la littérature, et notamment à la poésie, une nécessité absolue, car la vérité du monde ne peut se dire que poétiquement. C’est qu’ici la « poésie » n’est ni un genre ni une forme, mais la forme accomplie de la littérature, parvenue à son intensité la plus haute.

8Platon, Leibnitz, Kant, Hegel, Marx d’un côté ; Pascal, Jean de la Croix, Kierkegaard, Dostoïewski de l’autre : indifférent à l’Histoire, Chestov dresse la carte de la pensée plus qu’il n’en perçoit le mouvement. Pour lui, le monde a quelque chose d’immuable, ce qui nous contraint à prendre place sur l’une ou l’autre des deux rives, au sein d’une « famille » où les affinités électives annulent le passage du temps. Dans le sillage de Chestov, Fondane va élaborer une conception de la littérature qui procède moins d’une poétique que d’une ontologie, en ce qu’il met en congé l’Histoire (l’histoire littéraire, le jeu des influences et des écoles, les illusions chronologiques, etc.) au profit d’une reconfiguration autour des deux grands pôles : Athènes et Jérusalem. Comme cette double polarité constitue un horizon indépassable, Fondane se situe au plus loin du lansonisme et de l’historicisme critique, mais tout aussi loin des avant-gardes qui procèdent d’une forme de hégélianisme dans leur permanent effort de dépassement.

9Or, le hégélianisme, par sa référence à l’Histoire et la place accordée à la dialectique, constitue l’Ennemi principal. Dans l’invocation rituelle à la « Révolution », en art comme en politique, à laquelle sacrifient les écrivains des années 20, Benjamin Fondane voit paradoxalement une acceptation de l’ordre du monde. Grâce à la pensée de Chestov, lui va résister. Et résister notamment à une éthique de la soumission, qui imprègne à ses yeux l’air du temps : soumission à la Raison, au principe de réalité, aux idéologies dominantes, à l’idée de Révolution… Tout au long de La Conscience malheureuse, du Faux Traité d’esthétique14 ainsi que dans son discours (non prononcé) pour le Congrès de 193515, il pose en principe le caractère irréductible de la littérature. Le scandalisent plus que tout les rêves de conciliation, comme la fameuse affirmation de Breton, répétée ad nauseam : « “Transformer le monde” a dit Marx ; “Changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un16 ». À une illusoire convergence, il oppose la nécessité d’une distance, car pour lui la littérature n’a pas à pactiser avec les discours du dehors (le marxisme, le matérialisme dialectique, etc.). Très tôt d’ailleurs, dans des articles consacrés aux surréalistes et à Louis Aragon17, pris à partie avec une rare violence, Fondane avait souligné l’incompatibilité entre l’exigence poétique et un régime politique (l’U.R.S.S.) pour qui seuls existent l’économique et le social. Au questionnement sur le sens de la vie, d’où procède la littérature, on ne peut substituer une représentation sur « le sens social de la vie ». Car faute de préserver la nécessaire distance, la révolution finit par annuler toute possibilité d’une « révolte spirituelle ». Contre la servitude volontaire ‑ la poésie et donc la littérature au service de la Révolution ‑, Fondane se range ainsi au côté de Dostoïewski, pour qui le Maître peut bien décider que j’aurai la tête tranchée, mais jamais obtenir mon acquiescement.

10Cet acquiescement, il est donc refusé aux idolâtres de l’Histoire en marche et de l’Idée gouvernant le monde. Mais tout autant aux adorateurs du beau langage et de la perfection formelle, comme André Gide, Roger Caillois et surtout Paul Valéry ‑ aussi dangereux et peut-être encore plus parce qu’ils ont trahi. Sans doute pas au sens où Julien Benda entend le mot18 ; mais avec Fondane, on mesure à quel point sont passés de l’autre côté ceux qui ont pactisé avec la Raison, évité de s’exposer et accepté que le poète se soumette, c’est-à-dire « approuve ses limites, les limites de l’homme et de l’existence19 ». Léon Chestov n’aimait pas le Dostoïevski de Gide, victime de sa trop grande intelligence ; quant à Fondane, il condamne Le Procès intellectuel de l’art, de Roger Caillois20, et surtout il s’en prend à Paul Valéry, coupable d’avoir pensé avant de parler21 et d’avoir mis la poésie au service de l’Idée :

Nul autre que le poète des Charmes n’a davantage travaillé à la confusion des activités poétique et philosophique, s’évertuant à réduire la poésie à la « rigueur » de la pensée rationnelle, tout en en chassant, avec une infinie complaisance, tout ce qui pouvait déplaire à Platon et à Hegel22.

11Chez certains correspondants de Fondane, comme Roger Gilbert-Lecomte, Paul Valéry suscite des jugements d’une violence inouïe. S’il veut bien admirer Valéry poète (notamment « La Pythie »), l’auteur du Grand Jeu affiche en effet le « plus profond mépris » pour le penseur, tant « ce scepticisme rationaliste cache sous des voiles grossièrement mallarméens […] le suc de l’esprit d’Anatole France23 ». Fondane ne va pas si loin sans doute ; mais ainsi qu’il l’avance dans le Faux Traité d’esthétique, Valéry est pour lui l’anti-Pascal24. À ses yeux, l’auteur du « Cimetière marin » perpétue en effet la tradition anti-poétique venue tout droit d’Athènes, cette tradition qui continue de célébrer la poésie alors qu’elle n’est plus, tout comme on célébrait Dieu sans voir qu’Il s’était déjà retiré.

12En ce sens, Rimbaud le voyou et surtout Baudelaire et l’expérience du gouffre peuvent se lire comme un dialogue avec Valéry, à qui Fondane sait gré d’avoir écrit « Situation de Baudelaire ». C’est d’ailleurs par une citation de ce texte que commence cet « essai martyre25 » qu’est Baudelaire et l’expérience du gouffre : « Je puis donc dire que s’il est parmi nos poètes des plus grands et des plus puissamment doués que Baudelaire, il n’en est pas de plus important26 » Malgré sa réticence à l’endroit du poète-penseur, c’est de cette énigme que part Fondane, au point que Baudelaire et l’expérience du gouffre procède de Valéry, pour essayer de comprendre comment on peut être « le plus important » sans être « le plus grand » ni « le plus parfait » ; comment la stature d’un auteur peut être pour une part indépendante de l’œuvre. Entre les deux écrivains, un tel compagnonnage ne pourra mener très loin, car tout oppose un penseur de la continuité (le « classicisme » de Baudelaire, et la filiation qui le relie à Mallarmé) à une sensibilité de la rupture27. Pour Fondane, en effet, Baudelaire offre de Valéry un reflet inversé : à l’opposé de ceux qui ont renoncé au don total de soi, l’auteur des Fleurs du mal participe du « courant théologique » qui fait de l’acte poétique une « expérience du gouffre ». Au fond, si « le plus parfait » n’est pas « le plus important », c’est que la poésie résulte moins d’un travail sur la forme que d’un engagement de l’être. D’ailleurs, il n’y a rien de plus dangereux que d’être « parfait ». Opposant Platon à Valéry sur la question de l’inspiration, Fondane avance en effet que, « à l’encontre de M. Valéry », Platon

savait […] que même si l’œuvre produite en état de transe semblait médiocre, et l’œuvre produite en toute lucidité, parfaite, il ne reste pas moins vrai que la pensée des dieux serait dans le tissu de l’œuvre médiocre et non dans celui de l’œuvre prétendue parfaite28.

13Dans le cas de Gide et de Valéry, les choses sont donc claires. Plus ambigus, donc plus difficiles à démasquer, sont sans doute ceux qui, comme André Breton, se sont aventurés au plus loin qu’il leur était possible, puis ont fait demi-tour pour jouer double jeu. On sait grâce à René Girard et la « crise mimétique » qu’il n’est de conflit qu’avec le tout proche. C’est ce qui explique la partialité de Benjamin Fondane envers André Breton et le surréalisme, comme envers tous ceux ‑ Freud ou Bergson ‑ qui ont tenté une « exploration rationnelle de l’irrationnel ». Très critique envers le recours à l’écriture automatique, sarcastique devant l’usage que fait Breton du rêve, et évidemment hostile aux compromissions des années 30, Fondane en veut au surréalisme d’avoir failli à ses promesses : « Il n’est que de lire Les Vases communicants de M. André Breton pour s’apercevoir que l’on ne s’est aventuré dans le rêve qu’avec le Baedeker de Freud à la main » : ce « cartésien du miracle29» qu’est Breton se sera donc arrêté sur le seuil, pour n’avoir su lâcher prise. Envers Freud, Fondane manifeste d’ailleurs la même ambivalence : s’il n’accepte pas que le rêve perde son mystère pour se faire allégorie, et donc qu’on ramène l’inconnu au connu, il admire Totem et Tabou, pour son mythe des origines, mais aussi bien L’Avenir d’une illusion ou Malaise dans la civilisation, consacrés à l’analyse de la « conscience malheureuse ». Tout aussi partagé, Fondane rend hommage à Bergson pour L’Évolution créatrice (1907), mais avec Chestov regrette Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), où l’auteur, comme Breton devant les portes de corne et d’ivoire, se maintient sur le seuil. Pour le dire avec les mots de Chestov, la ligne de partage oppose ainsi, parfois au sein d’un même individu, le « possible » et « l’impossible », la « logique » et le « tonnerre »30.

14À ces demi-savants, ou demi-habiles, Fondane oppose les quêteurs d’absolu, comme Baudelaire et surtout Rimbaud, son double idéal, auquel il consacre cet essai lyrique qu’est Rimbaud le voyou. Livre inclassable du fait que l’objet demeure indécis : si Fondane parle effectivement de Rimbaud, il parle plus encore de lui, tout comme Chestov, avec son Kierkegaard, avait signé « un livre de Chestov » bien plus qu’un « livre sur Kierkegaard ». C’est que « pour véritablement parler de Kierkegaard et de Nietzsche, il ne faudrait même pas parler d’eux, mais seulement de soi31 », dans la mesure où la lecture procède d’un mouvement d’annexion.

15La relation que Fondane entretient avec les grands écrivains - Rimbaud, Baudelaire, Dostoïewski, Pascal - passe en effet par une « incorporation », une « participation magique ». Quand il écrit son essai, le détournement de Rimbaud, ce miroir du XXe siècle, n’est pas chose nouvelle. Fondane connaît la lecture de Claudel et celle de Breton, où il voit une volonté d’en finir avec le poète, et la poésie. Pour lui, Rimbaud a d’abord cru être le « Voyant », et trouver une issue ; mais après Une Saison en enfer, que Fondane lit comme une nouvelle confession de Stavroguine, il choisit de renoncer pour s’en aller « trafiquer » jusque dans « l’inconnu32 ». Partagé entre un « Désespérons ! » et un « Je ne veux pas mourir ! », porteur de « cette chose en nous qui veut vivre quand même33 », c’est à pied qu’il a rejoint « le domaine tragique34 ». Car pour Fondane, si Rimbaud « a mis son génie dans son poème », « il a joué l’éternité dans sa vie ; pour pouvoir “persévérer dans son être”, il a dû briser son œuvre, et le poète qui était en lui35 ». Nous voilà donc loin de Paul Valéry qui, parlant de Baudelaire, préfère ne pas « s’attarder aux données biographiques », et plus généralement rêve d’une « histoire approfondie de la littérature [qui] pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé36 ».

16Avec Rimbaud, et la préférence donnée au voyageur sur le Voyant, Fondane rencontre un dilemme. Sans doute place-t-il au plus haut la parole poétique ; mais dès lors qu’il accorde à la « personne » autant et parfois plus d’importance qu’à « “ses idées” et ses “illustres textes” », dès lors que « le créateur est de beaucoup plus important que son œuvre37 », la littérature risque de se retrouver dans une impasse. Le paradoxe est que, célébrant l’écrivain du moment qu’il n’écrit plus et parce qu’il a fait choix de se taire, Fondane en vient à croiser l’un des topoi de la modernité38, dont M. Teste de Valéry constitue justement une figure emblématique. Sauf que Fondane réinvente ce motif à partir des grands modèles mythologiques, et notamment bibliques.

17On connaît ces renoncements à écrire, sous le coup de quelque volonté négative ou délectation morose (les Bartleby et Cie, « Je préfèrerais ne pas »…). Mais Rimbaud, lui, ignore l’esthétique du peu ou du fade, car s’il tourne le dos à la littérature c’est par « excès », par refus de tout compromis. Chez Fondane, en effet, est « écrivain » celui qui a fait l’expérience de la dépossession : Dostoïewski, arraché à la Cité et jeté sur l’autre versant du monde ; Pascal vivant « dans un monde parfaitement euclidien jusqu’au jour où un gouffre se mit à tournoyer à ses côtés39 ». Pour Fondane, qui pense le monde et la littérature à travers les grands modèles mythiques, ces moments de rupture où l’être fait l’expérience de l’abandon renvoient à toute une mémoire. Le modèle ici, ce n’est ni Lord Chandos ni Bartleby, ces aristocrates de la pensée, mais le personnage de Job, image de la déréliction. Pour Fondane en effet, le patriarche biblique représente de façon exemplaire la vérité de l’homme et du monde. Le destin de Job, il le relit bien sûr dans la Bible, mais tout autant à travers Kierkegaard, qui l’évoque dans La Répétition (La Reprise)40, et à travers Chestov, qui commente Kierkegaard dans Athènes et Jérusalem ‑ Kierkegaard et Chestov ayant en commun d’avoir réouvert le discours philosophique à la parole du mythe.

18L’histoire de Job met bien en regard les deux pôles, et le lien entre la poésie et l’expérience de l’abîme. Tant que Job croit que le monde est en ordre et donc que ses mérites (son respect de la Loi) le mettent à l’abri du péril, il est « grec », étranger à toute dimension poétique. Ainsi, Job « pense tout à fait comme Aristote jusqu’au jour où la calamité s’abat sur lui41 ». Mais une fois que les fléaux se sont abattus sur lui, des fléaux injustifiables en ce qu’ils défient toute explication, une fois que Job renonce à compter, à peser et à mesurer, quelque chose s’ouvre. Voilà qu’il accède à « la vertu prodigieuse de l’absurde42 ». Faute de pouvoir argumenter, sa voix se réduit maintenant à un pur « cri ». Si le patriarche biblique devient ainsi pour Fondane un véritable mythe personnel, c’est que, dans le droit fil de Chestov, sa conception de la parole et de la littérature renvoie à l’irréductible opposition entre Job et Hegel43. Le dernier des Grecs, c’est Hegel, avec à ses côtés Paul Valéry, qui avait pris comme devise « Faire sans croire » et s’avouait « un peu trop repu de métaphores » devant les « beautés » de tel « poème » biblique44. À l’inverse, du côté de Job prennent place ceux que célèbre sans cesse Fondane, à savoir Pascal, Dostoïewski, Baudelaire ou Rimbaud. À qui l’on pourrait ajouter ceux qui en ont appelé au patriarche biblique, comme Chateaubriand, dont les Mémoires d’Outre-Tombe empruntent leur épigraphe à Job, ou comme André Malraux, qui le place au plus haut dans L’Homme précaire…45 Pour Fondane, le cri de Job, ce cri lancé à Dieu, constitue en effet la forme absolue de la poésie. Et c’est ce cri que le poème donne à entendre après-coup ; ou du moins, c’est de ce cri qu’il donne à entendre l’écho diffracté46.

19Relue dans cette lumière, l’histoire de Job nous fait mesurer à quel point la littérature ne surgit pas de l’Idée ‑ l’idée de désespoir, l’idée de révolte ‑, mais d’une expérience existentielle qui en garantit l’authenticité. En effet, « la poésie ne se flatte pas, à l’instar de la connaissance, de posséder la vérité, mais avoue, sans fausse honte, qu’elle en est possédée47 » ‑ contre l’épistémologie « grecque », qui procède d’un écart ; contre le recours à la rhétorique et à la mètis. C’est que la poésie, étrangère à toute résolution dialectique, constitue une réfutation de Hegel, vouée qu’elle est à l’errance et au naufrage48. Si la littérature/la poésie est devenue une vaine parole, c’est par la faute de deux mille ans de pensée « grecque » qui ont fait taire le « cri ». Et le mal vient de loin car, « Que la poésie soit morte n’est pas le seul vœu de l’époque présente49 ». Dans cette perspective, la poésie ne relève ni de la technique, ni de quelque « manifeste » et encore moins d’un pacte avec le monde, mais d’une réfutation, d’une résistance aux puissances du « réel ».

20De cette résistance, Baudelaire nous offre une belle illustration, dans laquelle Fondane se reconnaît. Comme il l’explique dans le Faux Traité d’esthétique, lorsque l’auteur des Fleurs du mal signe le vers fameux : « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques… », il sait bien que, dans les faits, il n’en est rien. Pas plus que nous il n’a connu pareil séjour. Au nom du principe de réalité, au nom d’une littérature vouée à la mimèsis, il nous faudrait donc récuser pareille assertion, renoncer à un tel « arrière-pays », et accepter notre finitude :

Nous sommes dans un cul de sac, et nul ne peut nous en tirer : voilà ce que crie l’Esprit. Et tout le monde d’applaudir, comme si c’était là une chose sublime, sacrée, plus encore : adorable. Et le Je du poète de faire chorus, à présent…

21Mais au moment où le poète va capituler une voix proteste :

au-dedans de lui, indompté, le dybuk, l’Autre, comme s’il n’avait pas pour voir les yeux de l’esprit mais de simples yeux humains, ne se laisse pas prendre au piège et hurle à tue-tête :

J’ai longtemps habité…50

22La poésie, pour Benjamin Fondane, est donc ce qui permet au cri de Job de se faire chant. Un tel écart entre l’inéluctable du mal et l’harmonie de la parole, Léon Chestov en donne une superbe illustration quand il évoque le mythe du Taureau de Phalaris : soumis à d’épouvantables souffrances, à mesure que le feu chauffe le métal, l’homme enfermé à l’intérieur pousse des hurlements. Mais on sait que le tyran a fait disposer une flûte dans la gueule de la statue. Le plus affreux, c’est donc que, de l’extérieur, on entend ou croit entendre une musique51.

23Pour Benjamin Fondane, il revient à la poésie, à la littérature, de faire de ce cri un chant, mais aussi de préserver les échos d’un tel cri au sein même du chant. Là réside la limite. Car si l’on aime croire que « le cri pur, celui de Job, celui du psalmiste, [est] la plus haute poésie », il faut distinguer « le cri de Job, […] le cri vrai, véritablement crié à Dieu, du cri postérieurement enregistré dans le poème, du cri raconté […]. » Tout poème relève donc d’un simulacre, en ce qu’il « tient lieu de ». Mais c’est là le prix à payer pour la littérature, puisque ceux, comme Rimbaud, qui ont souhaité « faire coïncider inspiration et cri », ont fini par « briser l’instrument52 ».