Enjeux théoriques et poétiques de l’écriture moraliste chez Valéry et Reverdy
1La confrontation du Livre de mon bord et de Tel Quel1, quoique rare, n’est pas neuve. À en croire Étienne-Alain Hubert, elle s’imposa dès la publication du recueil de Reverdy2. Gageons que si aujourd’hui le rapprochement n’est plus de mode, cela tient avant tout au fait que les modèles de la théorie littéraire ont radicalement changé entre les années 1950 et 1980. Fascinée depuis le XIXe siècle par le systématisme scientifique et, surtout au XXe siècle, par un import massif de doctrines philosophiques et linguistiques, la théorie ne présentait plus dans ces années aucune affinité avec la démarche du moraliste, démarche d’amateur jugée souvent psychologisante à peu de frais et exogène à toute une doxa massivement orientée vers la description du texte. Si l’on n’a retenu de Tel Quel que les positions théoriques les plus subversives, considérées comme prolégomènes à toute Nouvelle critique3, si longtemps l’aventure reverdyenne n’a été présentée qu’à travers le prisme d’une (micro)révolution typographique, c’est parce que l’éradication idéologique des dimensions concrètes de la notion d’auteur avait entraîné l’effacement de la pertinence du propos moraliste. Il aura fallu attendre le revirement pragmatique des années 1980-2000 pour qu’une entente de la question éthique, centrale dans ces recueils, finisse par s’imposer durablement.
2Mon propos sera d’interpréter les enjeux théoriques et poétiques du recours à cette forme. Je poserai d’abord en introduction les prémisses nécessaires à mon étude en expliquant comment ces deux recueils d’aphorismes se situent au point de rencontre d’une certaine histoire du genre et des parcours singuliers de nos poètes.
Présentation de parcours singuliers
3Il faut noter d’abord qu’ici l’écriture du recueil de notes coïncide avec un ralentissement voire un arrêt de la production poétique. Durant les années où il écrit les notes du Livre de mon bord, Reverdy ne publie aucun recueil. Ce qui ne laisse pas de surprendre si l’on considère qu’il publiait alors à un rythme d’environ un recueil par an depuis quinze ans. Après la publication de Pierres blanches en 1930, sept années s’écoulent pourtant avant que ne paraisse Ferraille, dont un grand nombre de textes sont d’ailleurs antérieurs à 1930. Il semble donc que l’écriture de la note vienne se substituer durant cette période au travail poétique proprement dit.
4En ce qui concerne Tel Quel (1941-1943), la situation est presque identique. Si l’écriture de certains des ensembles que Valéry y rassemble date des années 1910, la publication des fascicules séparés de ce qui, au début des années 1940, deviendra Tel Quel, s’effectue sporadiquement entre 1924 et 1930, période pendant laquelle Valéry ne publie plus de poésie.
5Il semble que cette suspension de l’écriture relève d’une crise profonde concernant la légitimité du discours poétique. Celle-ci peut se résumer aux propositions suivantes : le réel est tautologique, le hasard le gouverne ; la poésie n’est qu’un artifice, elle est donc incapable de dire un ordre du réel, autre que fictif ; le prestige dont on l’a paré est le résultat d’une illusion sociale.
6L’écriture moraliste paraît donc s’enraciner dans un profond dégoût de la littérature. Dans un cahier de 1932-33, Reverdy le dit explicitement :
J’ai commencé à écrire ces notes il y a quatre ans uniquement pour sortir de la torpeur où me jetait mon dégoût de tout travail d’art, ma renonciation à toute ambition littéraire, après que mon espoir en quelque chose de divinement supérieur se soit éteint, détruit par – peut-être – le contact intime avec la nature et le spectacle choquant des esprits si étrangement tournés vers le surnaturel4.
7L’attitude éditoriale de nos poètes est également interprétable comme un symptôme paradoxal de cette crise. En publiant ces notes, ils signifient au public leur abandon de la poésie. Le titre provocateur de Valéry dit en outre une certaine négligence et si les principes d’ordre internes sont plus fréquents dans Tel Quel que dans Le Livre de mon bord, Valéry n’en présente pas moins au lecteur un ensemble décousu qui n’exclut pas les redites5.
8S’il semble clair que le recours à l’écriture moraliste coïncide avec une crise profonde dans le rapport de nos poètes à leur pratique, il faut encore expliquer pourquoi cette forme s’impose comme alternative à la poésie. Philippe Moret6 a montré comment le genre du recueil d’aphorismes, tout en maintenant une dimension nettement affirmative, est disponible à l’orée du XXe siècle à la transcription d’un scepticisme radical. Cela nous engage à considérer que le genre correspond et répond à la crise traversée par nos auteurs.
9On peut dire en effet que l’énonciation moraliste, telle qu’elle se transmet au début du XXe siècle, permet à la fois de maintenir l’autorité du sujet connaissant (puisque c’est sa lucidité qui a désacralisé la littérature, on ne peut le mettre à l’écart) et de répondre aux exigences d’un scepticisme sans concession (avec ce que cela implique de complexification de la notion de sujet). De fait, nous pourrions aisément montrer comment, dans Tel Quel et dans Le Livre de mon bord, la recherche inquiète de vérités fait droit aussi bien à la crise métaphysique qui entraîne la déroute du sujet connaissant, qu’aux exigences d’une lucidité qui a abouti à battre en brèche l’illusio littéraire et avec elle la légitimité même de toute pratique de la littérature. On verrait ainsi que l’écriture des notes invente une subjectivité complexe, plus vaste que celle mise en scène par le cogito cartésien, mais comme elle toujours dépendante d’un acte d’énonciation. On établirait alors que l’absolu de la Vérité se voit rabattu à la sphère relative du sujet, donnant lieu à une transitivité pratique – et sans doute aussi transitoire – des énoncés, transitivité qui vient compliquer une esthétique fondée sur l’autonomie de l’œuvre dont ces recueils portent encore la trace.
10Je traiterai d’abord ce dernier point en observant comment le discours moraliste attente à la définition romantique d’autonomie opérale et montrerai ensuite les implications poétiques du mélange de la poésie et de l’aphorisme.
Vers une définition moraliste de l’œuvre
11La critique a relativement peu interprété la surprise que l’interpénétration de thèmes moraux et littéraires constitue dans nos recueils. Cette surprise est d’ailleurs d’autant plus grande que Valéry et Reverdy critiquent une certaine conception des rapports entre œuvre et auteur. Pour l’un comme pour l’autre, l’œuvre relève d’une certaine autonomie. L’auteur ne s’y exprime pas7. Nous sommes en droit de se demander s’il y a là une contradiction, une inconséquence théorique ou bien une apparence de paradoxe qui masque en réalité une prise de position délibérée. Nous inclinerons plutôt à cette dernière hypothèse. Car si Valéry présente l’entremêlement des thèmes moraux et littéraires comme le fait d’un hasard, il faut se rendre à l’évidence : le hasard fait bien les choses. Avant même que ne fleurissent dans les années 1970 les polémiques relatives à l’abandon du structuralisme, Valéry, qui soutint très jeune une manière de formalisme, présente ses recueils d’aphorismes dans les termes suivants – entendons-y une manière de provocation dirigée contre ce qui était devenu, au fond, une doxa bien assise : « On trouvera des sentences morales dans Littérature, des apophtegmes littéraires dans Moralités, un peu de tout dans chaque partie8. »
12De fait, si chez l’auteur du Gant de crin comme chez celui des Propos sur la poésie, certains aspects relèvent de questions « purement » littéraires quand d’autres abordent des sujets moraux, on aurait tort de dissocier les deux problématiques et de mettre leur concomitance au compte d’un éclectisme plaisant mais sans enjeu. Valéry n’annonce-t-il pas la couleur quand il écrit dans Autres rhumbs :
De l’horizon fumé et doré, la mer peu à peu se démêle ; et des montagnes rougissantes, des cieux doux et déserts, de la confusion des feuillages, des murs, des toits et des vapeurs, et de ce monde enfin qui se réchauffe et se résume d’un regard, golfe, campagne, aurore, feux charmants, mes yeux à regret se retirent et redeviennent les esclaves de la table. Tout un autre monde, un tout autre monde existe, le monde des signes sur la table ! – Que le travail soit avec nous ! Quel étrange resserrement de vision, quelle parenthèse dans l’espace, quel aparté l’univers que cette page attaquée d’écriture, brouillée de barres et de surcharges ! J’y vois des lignes entre les lignes, et l’infini des approximations successives est comme esquissé sur le papier. C’est ici que l’esprit à soi-même s’enchaîne. Les dons, les fautes, les repentirs, les rechutes, n’est-ce point sur ce feuillet voué aux flammes tout l’homme moral qui apparaît ? Il s’est essayé, il s’est enivré, il s’est déchargé, il s’est fait horreur, il s’est mutilé, il se reprend, il se chérit, et il s’adore9.
13L’écriture est ici présentée à la fois comme « aparté », « parenthèse » et dans un face à face avec l’ample réalité d’un paysage décrit dans toute sa sensualité. C’est dire que la « parenthèse » vaut dialectiquement comme mise en relation, où l’on voit un premierdécentrement de l’autonomie textuelle. D’ailleurs, si la page constitue un « resserrement » spatial c’est pour s’ouvrir, de l’intérieur cette fois, sur « l’homme moral », dont le visage paraît « entre les lignes ». La parenthèse de l’écriture se fait retraite, position éthique. Sans doute cette éthique est-elle encore une pratique de la réflexivité10, risquant de conduire par là-même à quelque enfermement, mais l’enjeu du passage est justement d’objectiver le mouvement réflexif et d’en indiquer la variété. Le « texte » se dépasse alors vers une connaissance pratique de soi ou de « l’homme », tout en s’affirmant comme prise de conscience de cette pratique et de sa contingence. De cette note qui pourrait faire office de paradigme du croisement des perspectives littéraire et morale, se dégage donc une double dialectique. D’une part, une dialectique de l’ouverture et du retrait dit le rapport ambivalent du texte au réel, le réel ne pouvant apparaître que comme ce dont le texte s’écarte. D’autre part, une dialectique entre la réflexivité et son objectivation dans l’écriture fait de l’écriture une éthique, une pratique de soi, et de cette éthique ce qui se partage dans l’écriture11.
14Comme le montre un passage du Livre de mon bord, sur ce point, la proximité entre Valéry et Reverdy est surprenante :
Il y a dans l’écriture, et plus exactement dans une page écrite, une sorte de portrait moral. On écrit pour être lu comme on parle pour être écouté. Les yeux deviennent des oreilles, et la page est un visage qui s’anime, se ride, se fait et se défait au fur et à mesure que, pour émouvoir ou convaincre, la plume en dessine, varie et précise les traits12.
15Certes Reverdy insiste davantage sur l’aspect interlocutoire que sur la dimension réflexive de l’écriture, mais l’idée générale de la note est bien que la personne et l’attitude de l’auteur constituent des interprétants légitimes de la page écrite.
16Dès ce moment, la pertinence de l’œuvre ne tient plus à sa seule existence ou à son inscription dans des perspectives purement littéraires. Le discours moraliste sur la littérature, une fois qu’il a permis d’en désacraliser le fonctionnement, s’intéresse à l’homme, à la communication, aux comportements.
17Parlerons-nous alors d’un abandon du paradigme esthétique13 de la littérature, en entendant par là que la littérature cesse de porter en elle-même son propre sens, sa propre visée, qu’elle cesse d’être à elle-même sa propre radicalité, empire dans un empire, exception par rapport aux discours du commun ? Sans doute, puisque rapatrier une part du sens de l’œuvre vers une interrogation moraliste de ses liens avec l’auteur, non comme notion s’entend, mais comme personne, revient à en faire un mode de partage spécifique du sens commun, fondé sur l’interrogation plutôt que sur l’affirmation.
18La réussite de cette opération théorique tient sans nul doute à la capacité qu’ont Reverdy et Valéry de ne pas faire du recours à l’auteur et à l’approche moraliste une béquille explicative. Il faut dire à ce sujet quelques mots de l’influence de Nietzsche. Celle-ci se ressent principalement à deux niveaux : dans une conception complexe du sujet qui fait place au corps, au multiple, et relativise le pouvoir du concept ; dans une prise de distance avec la dimension idéologique d’une morale que l’archéologie nietzschéenne a durablement discréditée. La perspective moraliste n’offre ainsi aucun secours à qui voudrait fixer le sens d’une œuvre14.
19On pourrait dire ici que l’infléchissement moral de l’idée de littérature accomplit une tendance propre à l’affaiblissement des conceptions romantiques de l’œuvre. L’aspect esthétique et l’aspect moral que le génie romantique, dans la droite ligne de Schiller, tenait ensemble d’une poigne de fer15, tendent à se séparer, inaugurant des fonctionnements dissociés et autonomes. L’intuition géniale de Valéry et de Reverdy aura sans doute consisté à profiter de cette dualité discursive pour jouer d’un vis-à-vis du moral et du littéraire, pour refonder la définition de la littérature sur un questionnement fécond.
Implications poétiques de l’écriture moraliste
20Cette dualité discursive permet une réinvention du discours poétique. Au moment où l’un et l’autre abandonnent l’écriture poétique, le travail des notes donne lieu, en même temps qu’à une nouvelle idée de la littérature, à l’invention d’une poétique nouvelle qui prend acte de la crise traversée tout en permettant de la surmonter. De fait, à côté des maximes et réflexions diverses, apparaissent un nombre important de textes poétiques. Ceux-ci relèvent de genres variés. De la description au haïku, de la parabole à ce que Valéry appelle des « psaumes », de la confession élégiaque au quatrain de mirliton. Comment l’interférence du discours moral et du discours sur la littérature opère-t-elle sur la poétique de ces notes ?
21En étudiant le fonctionnement poétique et discursif des notules de Reverdy, on montrera principalement deux choses : d’abord qu’a lieu un infléchissement du sens de la note poétique par la note morale et réciproquement ; ensuite que cela implique le passage d’une textualité restreinte et immédiate à une discursivité élargie et médiée, et, partant, interrogative.
22Je ne traiterai ici qu’un exemple de cette réciprocité du moral et du poétique :
Dieu aurait donné à l’homme cet inconcevable miroir : Tu me contempleras en toi. Mais non : Je me contemplerai en toi.
Dieu a tâté son ciel comme un fruit mûr et il y a laissé la trace de son ongle.
La lune a toute la modestie de l’hostie, le soleil, la superbe de l’ostensoir.
Dieu – Je suis Celui qui est.
Le riche – Je suis celui qui a.
Le pauvre – Je suis celui qu’on a16.
23Si le premier et le dernier fragments témoignent d’une même réfutation morale de l’idée de Dieu, simple reflet narcissique de l’homme ou tautologie indifférente à l’injustice humaine, les deux notes intermédiaires disent autre chose, postulant toutes deux, ironiquement peut-être, l’existence de Dieu. La première présente une image surprenante, saugrenue et belle : mais dans quel but ? On peut se demander s’il s’agit de ridiculiser l’idée de création en révélant tout le grotesque de l’anthropomorphisme qui l’accompagne souvent ou bien si Reverdy nous invite seulement à considérer la beauté et la surprise d’une image qui, une fois l’athéisme installé, est sans prétention à la vérité ? La seconde consiste en l’explicitation de métaphores attendues, automatiques17 : elle donne l’impression qu’un univers liturgique est plaqué sur l’univers naturel, selon les principes d’une correspondance universelle de bénitier. Finalement, ce qui est en jeu ici, c’est la question de la valeur et des fondements de l’analogie. Cela n’est accessible qu’à travers une lecture croisée de l’aphorisme et du fragment poétique. Le premier et le quatrième fragment disent sans doute que Dieu, ce « miroir » de l’homme, fondait un régime trop évident de l’analogie. Mais le deuxième fragment pose la question de ce qu’il reste de l’image si Dieu devient un simple fantasme narcissique de l’homme. L’onyx, ou la lunule, en témoigne : cette trace, cet indice d’une ressemblance révolue dont on ne sait plus ce qu’elle signifie, comme l’image, éclairent encore le monde sans prétendre l’expliquer. La réflexion sur la dimension anthropomorphique de l’idée de Dieu aboutit ainsi à une poétique réflexive de l’image, poétique en acte qui vaut indissociablement comme poème et comme théorie, dans un va-et-vient de l’écriture analogique et de la spéculation aphoristique. Une telle poétique enseigne que la fin des croyances n’interdit pas un fonctionnement terrestre de l’image si tant est qu’on intègre celle-ci à une réflexion critique sur son propre statut et qu’on lui confère une signifiance argumentative18, mais sur le mode de l’interrogation. C’est dire qu’en fin de compte l’image s’émancipe en même temps d’un fonctionnement théologique et d’un fonctionnement micro-textuel pour signifier à l’échelle plus vaste de la séquence et, au-delà, du recueil, c’est-à-dire d’un monde, défini non plus comme totalité de rapports établis a priori mais comme invention fragile de relations transitoires19.
24Il faut souligner que la réinvention d’une transitivité poétique est la grande conquête de ces recueils. Sans doute s’invente-t-elle pour répondre à la crise subie telle qu’on pourrait la résumer au constat de deux tautologies : celle de l’œuvre qui risque de se cantonner à la gratuité de son propre jeu, celle du réel auquel il n’est pas sûr qu’on puisse encore trouver une orientation.
25On peut supposer que, chez Valéry, un certain nombre de textes descriptifs se chargent de révéler la tautologie problématique du réel et celle corrélative du poème. En effet, les descriptions minutieuses de Gênes20 ou de la mer21, notes d’un voyage à Perros-Guirec22, présentent le tel quel du réel dans toute son épaisseur. Pourtant, rares sont les notes de ce type qui n’aboutissent pas à une prise de distance par rapport au spectacle mentionné, que celle-ci se fasse par la précision scientifique de certains détails23, la recherche évidente d’une exactitude de l’expression24 ou par un travail de reprise interprétative. Le texte intitulé « Un phénomène » débutant par un pur constat, illustrera notre propos. Quelques phrases nominales (« Coucher du soleil. Ciel pur, le disque orange tangent à l’horizon »), campent les données brutes d’un événement auquel assistent quelques promeneurs, impressionnés par la « solennité » du moment. Le soleil disparu, Valéry entame une réflexion sur la rémanence en lui du phénomène observé, pour l’interpréter comme un stratagème de défense de la pensée confrontée aux « trop fortes visions de nature » :
Il fallait bien que la pensée se défendît de cette chose contemplée. Sa quantité de vie et de connaissance entièrement soumise au mouvement de corps, son existence et sa mort apparues entraînées comme une étoile courant le champ d’une lunette fixe ; la suppression de son être, vue et infligée comme conséquence directe et minime des exigences de l’horaire ; toutes choses humaines déprimées, dépréciées, annulées au moment de ce frôlement de l’âme par l’astre, la dépendance sans contrepartie… Je laisse ma phrase en suspens. Je voulais précisément dire que tous ces sujets ne supportent point d’attributs…25
26La tautologie du constat initial signifie donc précisément celle de l’absurdité du réel et symboliquement, l’entrée dans un monde abandonné de Dieu. Crépuscule mallarméen, la fin du jour est insupportable pour la pensée qui invente pour son salut quelque « pâle réplique » du soleil disparu. Voilà ce que raconte le texte. Mais à bien y réfléchir, c’est aussi ce qu’il fait. Aux phrases nominales du début qui constituent une réplique de l’absoluité du phénomène succèdent les paragraphes d’analyse. Double défense de la pensée donc : par la recréation verbale après-coup de l’avènement menaçant d’une tautologie du réel et par le développement d’une réflexion qui permet de prendre quelque distance par rapport à celle-ci. Il faut cependant remarquer la fragilité de cette distanciation qui ne constitue pas le dernier mot de Valéry : si l’analyse vient apporter une protection contre le risque d’effacement du sujet devant un réel sans lumière, cette protection est bien fragile. La parole s’interrompt, laissant le travail de conceptualisation suspendu : « La mer à présent semble porter flottante et clapotante toute une verrerie verte et violette. L’enfant de tout à l’heure dévore un croûton poudré de sable que je sens crier sous mes dents26. » La distance est finalement annulée par le retour du sensible, les rôles (celui du petit garçon et celui du poète) se confondent. Tel le mouvement des marées, l’écriture valéryenne va d’une pure intransitivité à l’ouverture du texte au réel et à l’analyse, d’une distance spéculative à une passivité sensuelle.
27Il semble que pour Valéry, il faille donc toujours se prémunir contre l’emprise des choses et des textes, se garder de toute fascination, et maintenir les prérogatives d’une subjectivité critique, capable de dégager un savoir pratique de ses expériences. Le chantre de l’intransitivité du poème en vient ainsi à faire de l’écriture poétique ce qui débouche sur une reprise possible en termes de connaissance. Se définit ainsi dans Tel quel une poétique originale tenant que le poème, comme le rêve, ne supporte aucune reformulation, aucune explicitation, tout en faisant du recueil de notes l’occasion d’un travail incessant de reprise interprétative et conceptuelle des ébauches poétiques.
28La confrontation du poète aux problèmes du récit de rêve illustrera pour finir mon propos. Dans Autres rhumbs27, Valéry s’essaie au récit de rêve, à la logique immanente et paradoxale de narrations étrangères aux cadres de la pensée éveillée. Au texte, particulièrement réussi, soit dit en passant, succède une « remarque » où Valéry explique l’emploi qu’il y a fait du pronom personnel « on28 ». On y verra une volonté de dépasser le récit de tel rêve singulier vers une réflexion générale sur le récit de rêve et de créer par là une distance qui préserve l’auteur et le lecteur d’un enfermement dans le piège de ce texte sans issue, qu’est souvent le rêve. Avis aux surréalistes : il s’agit, sinon de mettre le rêve à distance, du moins de ne pas être dupe d’une poésie qui se prétendrait seulement rêvée, quand elle continue d’être écrite, c’est-à-dire disponible à une réflexion sur son sens et sur le langage.
29L’écriture moraliste a donc été un moyen pour Valéry et Reverdy de penser et peut-être de dépasser une crise de la littérature sans précédent. L’affirmation de vérités y a cours, mais sous le signe du transitoire et d’un sujet mouvant et contingent. La transitivité de l’écriture des notes conduit à réévaluer théoriquement et poétiquement l’idée d’une autonomie du poème. Théoriquement un propos moral vient orienter la définition de l’œuvre vers la question du sujet, en insistant sur la dimension éthique de toute écriture. Poétiquement, l’écriture du recueil donne lieu à un dépassement de la conception d’une œuvre close sur elle-même. La mixité générique fait de l’écriture poétique un répondant des écritures spéculatives ou moralistes, sans solution de continuité. Les poèmes ébauchés se voient alors conférer une manière de transitivité que confirment chez Reverdy un travail sur la séquence et chez Valéry un effort de reprise interprétative des fragments poétiques, au bénéfice d’une plus vaste interrogation dans le rapport aux œuvres.
30Il faut insister sur l’importance de ces recueils qui au plus fort d’une crise sans précédent dans la littérature et la pensée moderne tiennent courageusement les impératifs d’une lucidité exemplaire sans sombrer dans le nihilisme ou le pessimisme des théories du déclin. Comme l’écrit Valéry avec humour : « L’optimiste et le pessimiste ne s’opposent que sur ce qui n’est pas29. » La voie médiane qu’ils empruntent tous deux est celle d’une inquiétude féconde et active. Il y va dans leur démarche d’un humanisme in extremis. Les dates d’écriture et de publication en témoignent.
31Et pourtant, l’un comme l’autre pressentent que leur lucidité participe de quelque chose d’inhumain. Cependant, les vérités subjectivées qui circulent dans ces recueils, ne sont pas exemptes d’humanité, au contraire. Bien que se présentant souvent comme hétérodoxes, elles s’expriment encore dans le langage d’une sagesse sinon commune du moins partageable30. Rappelons que si « la recherche et même les pouvoirs s’éloignent de l’homme », « l’objection du bon sens » représente « le recul d’un homme devant l’inhumain, car il n’y a que de l’homme, des ancêtres d’homme, des mesures d’homme ; des puissances et des relations d’hommes dans ce bon sens31. » C’est-à-dire peu de chose… et beaucoup.
32La restitution de la poésie au sens commun semble elle aussi répondre au processus de déshumanisation de l’art tel que l’analyse Ortega y Gasset32 dans un essai resté célèbre où il explique que l’art nouveau est un art de séparation. L’arte artistico qui aurait produit une séparation entre l’œuvre et son public en se détournant de la vie, du connu, de toute hétéronomie, en revendiquant une identité pure33 de tout mélange, n’est-il pas nettement abandonné dans ces recueils ouverts sur l’homme et le monde ? Avec Tel quel et Le Livre de mon bord, le fragment poétique se fait en même temps fragment moral, ébauche de poétique, biographie, débris métaphysique, etc. Il se rend disponible, sans s’y limiter, à une reconnaissance, au connu ou au reconnaissable, peut-être aux dépens du nouveau, mais au profit de l’inquiétude de « ceux qui ne trouvent d’aise que dans le plus emporté mouvement, dans l’instabilité du présent et les images de l’avenir34. »