Les intertextes anglais de Suite française
1En commentant la sortie posthume de Suite française, dernier roman d’Irène Némirovsky morte à Auschwitz au mois d’août 1942, la presse française a souvent fait référence au chef d’œuvre de son compatriote russe Léon Tolstoï. Pour René de Ceccatty dans Le Monde (1er octobre 2004), Suite française « est le Guerre et paix d’Irène Némirovsky ». Selon Clémence Boulouque dans Le Figaro (9 novembre 2004), « La jeune femme avait l’ambition d’en faire Guerre et Paix ». Dans Libération (29 octobre 2004), Pascale Nivelle parle de « son Guerre et Paix d’un autre siècle ». Il ne s’agit pas de quelque perspicacité critique commune, mais de plusieurs références à Guerre et paix relevées dans les « Notes manuscrites d’Irène Némirovsky » publiées en Annexe dans le même volume que le roman. La consultation des manuscrits de Némirovsky conservés à l’IMEC révèle que la référence à Guerre et paix est fréquente dans ses notes de travail ; réfléchissant à ses projets littéraires en 1940, elle écrit : « En somme, ma fille, tu veux faire ta petite Guerre et paix1 ». Issue d’une famille cultivée de la haute bourgeoisie russe, et titulaire du certificat d’études supérieures de littérature russe de la Sorbonne, Némirovsky avait une bonne connaissance des classiques de la littérature de son pays de naissance2. Ce que les critiques de Suite française n’ont pas remarqué, c’est que la réflexion de Némirovsky sur Tolstoï passe par sa lecture de deux critiques littéraires anglais occupant une position centrale dans l’élaboration du concept du roman « moderniste » anglais. Dans l’Annexe de Suite française et dans les notes manuscrites inédites, on trouve plusieurs citations, directement en anglais, non identifiées ni dans le texte publié ni dans les notes, qui sont extraits de The Craft of Fiction [L’Art de la fiction] de Percy Lubbock et Aspects of the Novel [Aspects du roman] de E. M. Forster. En bonne comparatiste – elle était aussi titulaire du certificat d’études supérieures de littératures modernes comparées3 –, Némirovsky cherchait non pas dans la critique russe, ni même française, mais dans la critique anglaise un commentaire sur l’art littéraire de Tolstoï. Si Guerre et paix constitue une œuvre de référence pour Suite française – puisque c’est pour la plupart les passages de Lubbock et de Forster sur Tolstoï que cite Némirovsky –, la présence de ces intertextes anglais dans ses notes de travail pose la question des échanges littéraires entre la France et la Grande Bretagne pendant l’ère du modernisme. Jusqu’à quel point l’intérêt de Némirovsky pour les critiques anglais est-il typique des écrivains et intellectuels français de son époque ? Et que conclure quant au « modernisme » éventuel de l’art littéraire de Némirovsky ?
2Némirovsky, passionnée de littérature anglophone, lisait couramment l’anglais. Dans un petit cahier datant de 1918 (donc de la jeunesse de l’écrivain, née en 1903), elle recopie des bons mots d’Oscar Wilde tirés du Portrait of Dorian Gray, roman qu’elle relira souvent4. Dans les années trente, maintenant établie comme un écrivain célèbre, Némirovsky peut utiliser ses dons de polyglotte dans sa vie professionnelle. Son Pion sur l’échiquier (1934) est inspiré par Babbit, le prix Nobel de 1922 par l’américain Sinclair Lewis5. En 1935 elle publie des comptes rendus de romans anglais et américains dans La Revue hebdomadaireoù elle parle de La Mère de Pearl S. Buck, Voyage dans les ténèbres de Jean Rhys, Des étoiles étaient nées de Barbara Lucas et Le Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain, dont elle écrit la préface pour la traduction française publiée par Gallimard6. Dans ses notes de travail, elle commente les œuvres de Evelyn Waugh, E. M. Forster, James Hilton, Kate O’Brian et T. S. Stribling7. Dans ses notes pour Le Vin de solitude (1935), elle cite Byron et Katherine Mansfield ; cette dernière l’enthousiasmera tout au long de sa vie8. Dans ses notes datant de 1940, elle parle aussi du Pommier de John Galsworthy, et elle qualifie le roman embryonnaire qui deviendra Suite française d’une « sorte de Cavalcade française9 ». Cavalcade (1931) de Noël Coward, considéré comme une grande fresque patriotique (à la grande surprise et consternation de Coward), fut adapté pour le cinéma en 1933 ; le film passa à Paris entre juin et septembre de cette même année. Selon la « Chronique des cinémas de Paris » du Figaro du 11 juin 1933, « Cavalcade est l’histoire parallèle […] d’une famille et d’une nation, d’un foyer soutenu par ses principes et d’un État appuyé sur ses traditions ». Si le thème et le sujet rappellent Suite française, l’ironie dont Némirovsky se sert pour évoquer le patriotisme français fait plutôt penser au cynisme mordant des romans d’Oscar Wilde qu’elle lisait dans sa jeunesse.
3Les notes de lecture de Némirovsky suggèrent que si elle avait une bonne connaissance de la littérature anglophone, ce n’était pas les textes littéraires du « haut modernisme » qu’elle lisait. Curieux donc qu’elle s’intéresse à la théorie du roman moderniste sans pour autant vouloir lire les œuvres de Virginia Woolf, de James Joyce, de D. H. Lawrence, de Henry James… Il faut comprendre cette réticence dans le contexte de la réception du modernisme romanesque anglais dans la France des années vingt et trente, qu’on pourrait qualifier de mitigée. Si Pierre-Éric Villeneuve insiste sur l’importance de Paris, et plus précisément de la Nouvelle Revue française, pour la diffusion des valeurs et de l’esthétique de Bloomsbury10, Michael Holroyd constate que dans la France de l’entre-deux-guerres on montrait peu d’intérêt pour Bloomsbury, sauf Virginia Woolf, lauréate du prix Femina-Vie heureuse de 192811. Selon Michel Raimond, « [u]n sentiment de malaise naissait, dans les années vingt, de la confrontation du roman français avec l’admirable floraison du roman anglais », la preuve, pour certains critiques, de l’infériorité du roman français12. Mary Anne Caws note que l’absence d’un programme littéraire, et surtout d’un journal, aurait été un obstacle à la réception de Bloomsbury en France13. Et la grande réputation dont jouit Virginia Woolf en France prend son essor surtout dans les années 1940 et 1950. Même s’il vaut mieux éviter de présenter La NRF soit comme le récipient soit comme l’exemple du modernisme14, c’est en partie grâce au cercle de La NRF que certaines voix littéraires modernistes anglaises se font entendre en France entre les deux guerres. T. S. Eliot contribue à La NRF entre 1922 et 1927 et s’en inspire pour fonder son propre journal, Criterion15. En 1922, c’est Percy Lubbock que remplace T. S. Eliot à La NRF ; Lubbock est l’auteur de deux « Lettres d’Angleterre » publiées dans la revue en 192116. Par contre, La NRF ne publia pas de compte rendu de The Craft of Fiction qui date pourtant aussi de 1921. L’activité de traducteur de Charles Mauron a également fonctionné comme un important vecteur d’échange qui a facilité le transfert des idées de Bloomsbury vers la France17. Charles Mauron traduit en français non seulement les romans de Virginia Woolf mais aussi ceux de Henry James, D. H. Lawrence, T. E. Lawrence et Forster. C’est à Mauron que Forster dédie son Aspects of the Novel, c’est avec Mauron que Forster assiste à une « Décade » de Pontigny en 1925, et avec Mauron qu’il voyage à Paris en 1935 pour contribuer (avec Woolf) au Congrès international des écrivains pour la défense de la culture18.
4Ni The Craft of Fiction ni Aspects of the Novel ne firent grand bruit en France. Lubbock n’était connu que par ceux (et celles) qui lisaient couramment l’anglais19. André Maurois discuta le texte de Forster dans Les Nouvelles littéraires du 18 février 1928, et La Revue de Genève en publia quelques extraits, traduits par Mauron, en février 1929 sous le titre « Dessein et Rhythme20 ». Ce n’est qu’en 1939 que Aspects sera discuté dans La NRF, suite à la publication d’extraits plus amples, toujours traduits par Mauron, dans la revue Mesures, dirigée par Jean Paulhan et financée par l’Américain Henry Church21. Selon Marcel Arland, dans La NRF, « M. Forster ne dit rien qui ne semble juste », mais son enthousiasme pour Forster est atténué : il admet l’intérêt des « aspects » différents du roman qu’identifie Forster, mais constate qu’« on lui ferait volontiers le reproche d’étudier chacun de ces éléments en soi, comme une cause suffisante de beauté, de ne point marquer leur subordination à l’égard de l’ensemble, la diversité de leur rôle et de leur sens selon l’œuvre qui les utilise, et, pour tout dire, de négliger l’élément vital du roman22 ». Malgré sa propre francophilie, Forster ne jouissait pas d’une grande réputation littéraire en France. Dans La NRF de juin 1925, Gabriel Marcel note que « l’admirable Howard’s End de M. Forster […] est encore totalement ignoré du public français23 ». La publication de Aspects dans Mesures en 1939 n’indique pas forcement un tardif éveil de l’intérêt. En 1938, Mesures n’avait plus les moyens de publier les auteurs prestigieux ; la présence de Forster suggère que la revue avait été obligée d’abandonner sa politique de privilégier la publication des nouveaux venus et de ne pas publier des textes ou des conférences ayant déjà été publiés ou prononcés24. Avec deux cents abonnés, Mesures était une revue de luxe destinée à un lectorat d’élite25 qui se distinguait mal de La NRF (avec ses douze ou treize mille lecteurs au début des années 1930) et fonctionnait comme son « laboratoire d’essais26 » ou même son « déversoir privilégié27 ». Quant à Némirovsky, sa rencontre avec Forster date de bien avant 1939 : elle le cite dans ses notes de travail de 1934 et 193528.
5En Angleterre, le modernisme de Forster reste contesté : il est perçu comme l’auteur de comédies sociales de l’ère edwardienne ‑ Where Angels Fear to Tread (1905) ; The Longest Journey (1907) ; A Room with a View (1908) ; Howard’s End (1910) ‑ ; c’est seulement grâce à A Passage to India (1924) que Forster accède au statut d’écrivain moderniste29. Selon Malcolm Bradbury, l’intérêt de Forster réside dans sa capacité de concilier « réalisme social et politique » avec « une intégralité pure de la forme30 ». C’est surtout au sujet de l’histoire (au sens narratif ; en anglais, story) que Forster se démarque des écrivains modernistes, surtout de Virginia Woolf31. Pour Forster, le point de départ d’une analyse du roman, c’est l’histoire, même si c’est d’une voix pleine de regrets qu’il prononce les mots suivants : « Oui, oui – bien sûr ! – le roman raconte une histoire32 ». Forster refuse d’abandonner la notion d’une histoire qui dépend de la progression temporale, car il pense que, depuis les origines de la narration orale, l’être humain a simplement envie de savoir ce qui se passe ensuite33. Il cite l’exemple de Gertrude Stein, dont l’échec est instructif : « Elle a échoué, car le roman, aussitôt libéré du temps, ne peut plus rien exprimer du tout34 ». Némirovsky commente positivement les propos de Forster sur l’histoire et le temps :
Forster dit que la structure primitive du roman peut tenir en deux mots : « Et après ? » – les mots que dit le Sultan à Shéhérazade, et que les conteurs de la primitive tribu humaine devaient entendre de leur public […] on a tort de mépriser le « Et après ? ». C’est une grande qualité dans un roman. On l’a surestimé, mais maintenant on a, pour elle, un mépris immérité35.
6Nul doute que les romans de Némirovsky satisfont toujours au désir du lecteur qui se demande « Et après ? ». Selon Ramon Fernandez, dans son compte rendu de L’Affaire Courilof publié dans Marianne en 1933, « Il est des gens qui savent conter, comme d’autres savent danser, naturellement. C’est le cas de beaucoup de Russes, et Mme Némirovsky est du nombre36 ». Némirovsky adopte encore deux concepts importants de l’analyse de Forster : la distinction entre les personnages « plats » et « ronds », et la notion de « l’expansion » qui indique une structure narrative ouverte. Dans ses notes datées du mois d’avril 1940, elle recopie (en anglais) la citation suivante :
The test of a round character is whether it is capable of surprising in a convincing way. If it never surprises, it is flat. If it does not convince, it is flat pretending to be round37.
7Plus loin, elle recopie une citation sur Dostoïevski qui semble réunir la caractérisation et l’histoire :
He is a great novelist in the ordinary sense – that is to say his characters have a relation to ordinary life and also live in their own surroundings, there are incidents which keep us excited, and so on.38
8L’élaboration détaillée des personnages est au centre du processus de création chez Némirovsky. En 1933 elle expliqua sa méthode à Frédéric Lefèvre : « Je commence par écrire pour moi toute seule l’apparence physique et la biographie complète de tous les personnages, même les moins importants. De cette façon, avant même de m’atteler à la rédaction proprement dite, je connais parfaitement mes personnages […]39 » Dans ses notes pour Le Vin de solitude, elle remarque : « J’aime l’idée de Forster – a novel could expand… Forster définit l’expansion ainsi : « Expansion : telle est l’idée à quoi le romancier peut s’accrocher. Et non pas solidité. Non pas arrondir, détacher; mais élargir, ouvrir40 ». Il emploie une analogie musicale pour illustrer l’expansion qu’il trouve accomplie dans Guerre et paix :
Lorsque la symphonie est terminée, nous sentons que les notes et les airs qui la composaient ont été libérés ; ils ont trouvé dans le rythme total de l’ensemble leur liberté individuelle. Ne peut-il en être de même avec le roman ? N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans La Guerre et la paix ?41
9Némirovsky prend Forster à la lettre – dans le brouillon du Vin de solitude, elle recopie la structure de la Symphonie en ré mineur de César Franck, notant que « 3 ou 4 chapitres correspondent à chaque mouvement42 ». Ensuite vient une petite recommandation pour elle-même : « Pour les dialogues, relire Proust ».
10Quelles conclusions tirer de ces citations ? Il paraît clair que Némirovsky cite les éléments les moins « modernistes » de l’analyse de Forster. Elle privilégie ses commentaires sur les aspects les plus traditionnels du roman, tels que l’histoire et les personnages, et néglige les aspects qui sont plus caractéristiques du modernisme littéraire, tels que le « dessein » et le « rythme ». La discussion des aspects les plus formalistes du roman dans Aspects of the Novel ne semble pas l’intéresser. Mais en fin de compte, une tension qui existe chez Forster se retrouve aussi peut-être chez Némirovsky. Si elle s’inspire aussi de Proust, c’est qu’elle veut nourrir son art littéraire et de la modernité et de la tradition. Pour Randall Stevenson, Forster est « un écrivain qui aborde le modernisme dans ses thèmes et dans ses attitudes, sans vraiment adopter les innovations formelles et stylistiques correspondant43 ». On pourrait en dire autant de Némirovsky.
11Percy Lubbock, par contre, incarne le modernisme dans la mesure où ce sont les innovations formelles et stylistiques qui l’intéressent dans The Craft of Fiction. L’originalité et la modernité de son étude résident dans l’approche formaliste : il croyait que « l’art du roman se manifeste objectivement dans ses propriétés formelles et peut être analysé objectivement en utilisant des méthodes critiques empiriques44 ». Rejetant l’évaluation du roman selon la signification éthique et la création d’un monde social authentique – critères qui ont dominé l’étude du roman en Angleterre au 19e siècle45 – Lubbock est de l’avis que le roman ne soit rien d’autre que sa forme : la forme n’est pas « un attribut parmi d’autres et peut-être pas le plus important, mais le livre lui-même, tout comme la forme d’une statue est la statue elle-même46 ». Malgré sa préférence pour un art du roman fondé sur l’histoire et les personnages que nous avons relevée dans les citations de Forster, les questions formalistes n’étaient pas étrangères à Némirovsky. En 1940, elle étudiait la technique narrative de Tchekhov ; il est intéressant de noter que la définition d’une nouvelle proposée par Némirovsky dans sa Vie de Tchekhov ressemble à la description offerte par Lubbock de l’art romanesque de Henry James, auteur qui occupe la position de l’écrivain modèle pour Lubbock :
Par un roman, on pénètre dans un milieu déterminé ; on s’en imprègne ; on le chérit ou on le hait. Mais une nouvelle est une porte entr’ouverte un instant sur une maison inconnue et refermée aussitôt47.
12*
C’est comme si le lecteur lui-même était à la fenêtre, et la fenêtre donnait directement sur les profondeurs de l’existence consciente de Strether48.
13La métaphore de l’embrasure (d’une porte ou d’une fenêtre) indique l’importance chez tous les deux de la perspective de l’observateur qui révèle le sujet du roman au lecteur. C’est en partie grâce à Percy Lubbock que la médiation des événements à travers la perspective d’une conscience (le « point de vue ») deviendra une des principales stratégies littéraires du roman moderniste49. La construction de « Tempête en juin » (le premier volet de Suite française) repose sur une variation constante de la perspective narrative. Par contre, chez Némirovsky, la peinture du « milieu » (ou de la « maison ») persiste : dans « Dolce » (le deuxième volet de Suite française), plus traditionnel dans sa construction, Némirovsky crée un monde social authentique (le village de Bussy) et invite le lecteur à s’y imprégner. On pense à une comédie sociale à la manière de Forster. Némirovsky s’inspire des innovations formelles du modernisme sans vouloir abandonner certaines stratégies romanesques déjà bien établies.
14Si nous examinons de près les citations qu’elle choisit, il devient clair que Némirovsky ne suit pas Lubbock jusqu’au bout de son argument formaliste. La plupart des extraits sont tirés des chapitres III et IV où Lubbock parle de Tolstoï. Mais Lubbock cite Tolstoï en contre-exemple : pour lui, et contrairement à Forster, Guerre et Paix est un échec au niveau de la forme. Tolstoï lui sert d’épouvantail afin de mieux souligner les avantages de Henry James. Pour Némirovsky, par contre, Guerre et paix est une réussite au niveau de l’histoire, dans les deux sens cette fois, c’est-à-dire les événements du roman (story) et les événements historiques (history). Ni l’un ni l’autre n’intéressent Lubbock. Le sens de certaines citations, arrachées du contexte, est donc déformé. Dans les notes pour Suite française, on trouve la phrase suivante de Lubbock : « The business of the novelist is to create life, and here is life created indeed50 ». Mais la phrase citée contient l’idée contre laquelle Lubbock se situe – pour Lubbock, Tolstoï sait peut-être « créer la vie », mais puisque la forme est défaillante, le roman manque de grandeur51. Pareil pour les autres passages cités – et marqués de « quelques petites recommandations » de la main de Némirovsky – qui indiquent la capacité de Tolstoï à « créer la vie » :
Whatever his [Tolstoy’s] shifting panorama brings into view, he makes of it an image of beauty and truth that is final, complete, unqualified.
*
Tolstoy proceeds to make his world… the darkness lifts from their lives, their conditions, their outlying affairs and leaves them under an open sky52.
15Ce qui semble intéresser le plus Némirovsky, c’est la capacité de Tolstoï à intégrer les événements historiques dans un texte fictif :
In this drama the war and peace are episodic, not of the centre, the historic scene is used as a foil and as a background. It appears from time to time, for the sake of its value in throwing the nearer movement of life into strong relief ; it very powerfully and strikingly shows what the young people are. The drama of the rise of a generation is nowhere more sharply visible and appreciable than it is in such a time of convulsion53.
16*
War and peace is like an Iliad, the story of certain men, and an Aeneid, the story of a nation, compressed into one book [...] He proposed, let us say, to set the unchanging story of life against the momentary tumult which makes such a stir in the history books, but which passes, leaving the other story still unrolling for ever54.
17Mais pour Lubbock, l’intégration de l’histoire est encore une preuve de la défaillance technique du texte : au lieu de créer un ensemble harmonieux, Tolstoï écrit deux romans – celui des personnages et celui de la nation – sans savoir les intégrer55. Cette objection n’est pas relevée par Némirovsky. Elle cite d’autres passages qui servent non pas à provoquer une réflexion de sa part sur l’art de la fiction recommandé par Lubbock, mais plutôt à un point de départ pour une comparaison entre la situation historique de Tolstoï et sa propre situation face aux événements présentés dans le roman :
What is the story ? A succession of phases in the lives of certain generations : youth that passes out into maturity, fortunes that meet and clash and re-form, hopes that flourish and wane and reappear in other lives – oui, c’est cela le grand avantage de Tolstoï, c’est que ça dure beaucoup d’années. Moi, je commence en 40, et nous sommes en 4256.
18*
But the meaning, the import, what I should like to call the moral of it all – what of that? […] It is of the picture that we speak : its moral is in its design, and without design the scattered scenes will make no picture… oui, évidemment, c’est que je suis dedans et je ne peux pas le voir comme je vois la guerre de 14, qui était confuse et multiple, mais qui maintenant peut se dire en peu de mots : Comment la France a gagné la guerre ? Mais ici, on est dans la matière. De quoi accouche-t-on ? on ne sait pas. C’est ça qui gêne57.
19Némirovsky est ici très loin de Lubbock, jusqu’au point où elle semble l’oublier complètement. Elle paraît avoir mal compris – ou ne pas avoir remarqué – la signification du « dessin » chez Lubbock : Lubbock parle de la structure formelle d’un roman d’où, selon lui, dérive tout son sens, tandis que Némirovsky adopte une perspective résolument historique quand elle propose que l’écrivain qui est « dans la matière » ne peut pas voir l’ensemble. Cela n’est pas du tout le sens de l’argument de Lubbock ; pour lui, la distance historique entre les événements et le récit n’a pas d’importance, puisque c’est uniquement du dessein formel que découle le sens.
20Néanmoins, sur la question du point de vue narratif, Némirovsky suit Lubbock de plus près :
It is true that Tolstoy’s good instinct guides him ever and again away from the mere telling of the story on his own authority; at high moments he knows better than to tell it himself. He approaches it through the mind of an onlooker, Napoleon or Kutusov or the little girl by the stove in the corner, borrowing the value of indirectness, the increased effect of a story that is seen as it is mirrored in the mind of another58.
21Nous avons déjà constaté que la structure de « Tempête en juin » repose entièrement sur une variation complexe du point de vue. Elle le pousse parfois à l’extrême en l’employant de manière ludique : la perspective narrative du chapitre 20 de « Tempête en juin » est celle du chat Albert ! Némirovsky apprécie aussi la valeur de la présentation indirecte. Même dans « Dolce », où le mode narratif dominant est celui d’un narrateur omniscient, Némirovsky emploie la perspective d’un observateur pour présenter certains épisodes clés. Dans le chapitre 14, l’ambiguïté de la relation entre la Française Lucille et l’officier allemand Bruno von Falk est beaucoup intensifiée grâce à la présentation de leur rencontre dans le jardin de la demeure des dames Perrin par la perspective d’une fillette qui les observe :
La petite fille vit que la dame était très pâle et que sa bouche tremblait. Décidément, elle avait peur de se trouver seule ici avec l’Allemand. Comme s’il allait lui faire du mal ! Il lui parlait bien gentiment. Mais, par exemple, il lui tenait la main si fort qu’elle ne pouvait pas songer à s’échapper. La petite fille se dit confusément que les garçons, petits ou grands, étaient tous pareils ! Ils aiment taquiner les filles et leur faire peur59.
22La possibilité de l’identification du lecteur avec les personnages est écartée par la distance narrative ; le lecteur voit Lucille et Bruno vus par l’enfant. La possibilité de jugement moral de la part d’un narrateur est écartée à cause de la naïveté de la petite observatrice ; Némirovsky laisse au lecteur la liberté de comparer la réaction de l’enfant à celle des autres personnages. Ainsi elle se garde de proposer une interprétation univoque de la relation entre un Allemand et une Française : toute la problématique de la relation occupant/occupé dans le roman repose sur la présentation narrative indirecte.
23Les critiques récentes ont raison de souligner la relation intertextuelle entre Guerre et paix et Suite française. Mais la médiation de cette relation par les études du roman de Forster et Lubbock indique que si Némirovsky puise son inspiration dans les œuvres du passé, elle ne commet pas d’anachronisme : sa relation avec Tolstoï n’est pas imitative, mais plutôt créative. Dans ses carnets, elle établit un dialogue entre le maître russe et les novateurs anglais. Elle ne cherche pas à appliquer directement les idées de Forster et Lubbock. Elle avait des doutes au sujet de la théorie littéraire, remarquant que « [s]i un écrivain s’interroge trop sur son œuvre, il est inquiet, incertain, et le métier d’écrire devient pour lui un tourment au lieu d’être une joie. Du moins, il en serait ainsi pour moi60 .» Némirovsky n’est le disciple de personne. Son art littéraire résulte d’un engagement actif et critique avec la critique littéraire moderniste. Mais au terme de cette analyse, il convient de rapprocher la pratique littéraire de Némirovsky de la conception théorique du roman proposée par E. M. Forster. Moins formaliste que Lubbock, Némirovsky paraît être d’accord avec Forster qui se distingue explicitement de Lubbock en avançant qu’un écrivain tel que Henry James est obligé de consentir à de trop grands sacrifices pour faire triompher le « dessein » sur l’ensemble d’un roman61. Au sujet du point de vue, elle partage aussi l’opinion de Forster qui trouve que la variation de la perspective narrative n’est pas un but en soi – c’est l’implication des passages les plus extrêmes de Lubbock – et n’est valide que si l’auteur l’emploie de manière convaincante au niveau de la caractérisation62. C’est Tolstoï qui cristallise le désaccord fondamental entre Lubbock et Forster : le formalisme parfois exagéré de Lubbock implique un rejet absolu de Tolstoï, tandis que pour Forster, le désordre structurel de Guerre et paix est le précurseur du concept de « l’expansion » qui définit roman moderniste63. L’art littéraire de Suite française est nourri de la capacité de Némirovsky à relire Tolstoï dans une perspective moderniste. Cette perspective repose sur une connaissance des critiques littéraires anglais pour lesquels ses contemporains français montraient peu d’enthousiasme.