Comment accéder au langage autobiographique ? L’exemple d’Alain Robbe-Grillet
1Parmi les différents langages actifs en littérature, il en est un qui, dès que l’on essaie de le scruter, semble se soustraire à toute tentative soit de description, soit de définition – le langage autobiographique. Genre hautement hybride, aussi bien littéraire que pragmatique, l’autobiographie, comme le mot l’indique, retrace les stades d’une vie racontée par celui ou celle qui l’a réellement vécue. Cette définition élémentaire renvoie au théoricien le plus connu du genre, Philippe Lejeune, qui en déduit ce qu’il appelle le « pacte autobiographique » : l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal.1 Par son caractère non-fictif, l’autobiographie occupe, parmi les genres littéraires narratifs, une place à part. Nous autres chercheurs en littérature sommes habitués à travailler sur des récits de fiction, si bien que l’autobiographie en tant que récit factuel risque de nous échapper. Si toutefois nous la prenons en considération, c’est souvent pour en extraire des informations sur la vie de l’auteur, car depuis Rousseau au plus tard, l’autobiographie réclame, pour ce qu’elle raconte, l’authenticité sine qua non. Dans le cadre d’un sujet comme le nôtre, l’accès au langage, un genre comme l’autobiographie ne semble guère mériter notre attention : son langage, documentaire et pragmatique en premier lieu, poursuit une orientation purement référentielle, si bien que la question concernant sa spécificité éventuelle risque de provoquer une réponse négative, et la recherche littéraire, à peine commencée, trouvera une fin prématurée.
2Mais regardées de près, les choses ne sont pas si simples. Au cas où l’autobiographie sort de la plume d’un auteur connu par son œuvre strictement littéraire, ce genre mal-aimé peut prendre des proportions poétiques véritables. Non seulement au niveau du style, mais aussi et surtout en ce qui concerne la composition, l’autobiographie est capable alors d’atteindre le statut reconnu d’œuvre d’art. Cette qualité artistique une fois admise est en mesure de métamorphoser sensiblement un genre non-fictif a priori. Par un mélange de facticité et de fiction, l’autobiographie s’avère dès lors comme un genre hybride2 dont le statut si j’ose dire épistémologique est plutôt douteux. Le pacte autobiographique, visant l’identité entre l’auteur et le narrateur, perd sa qualité différentielle par rapport au « pacte romanesque » qui, pour fonctionner, doit distinguer les deux.
3Il suffit de passer en revue les romans les plus illustres de l’histoire littéraire mondiale pour se rendre compte qu’ils contiennent presque tous, dans des dimensions différentes, maintes traces de la vie de leurs auteurs. A un niveau encore plus élevé, l’autobiographie fait apparaître la même hybridité: raconte-t-elle une vie dans la nudité de ses purs événements, vrais et authentiques comme les données réelles de l’histoire ? Ou contient-elle plutôt des constructions purement imaginaires dont la base serait non pas la facticité, mais la fantaisie ? L’alternative est cruciale. Et même si le récit des faits est grosso modo correct, il peut néanmoins contenir des interprétations plus ou moins fabuleuses, inventées pour montrer le personnage en question dans une lueur avantageuse. Vu sous cet angle, le langage de l’autobiographie manifeste son caractère double : d’une part, il doit retracer le chemin réel et concret d’une vie, mais d’autre part il s’engage dans des voies déviantes qui mènent à des interprétations embellissantes. Quand elle concerne ma propre vie, la vérité devient chancelante, et l’écriture autobiographique, dès qu’elle touche à des comportements problématiques, est prise entre le désir de les embellir et celui de les passer sous silence : l’oubli ne se discute pas.
4« Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. » (MR, 103) Si par cette constatation, Alain Robbe-Grillet caractérise l’ensemble de son œuvre romanesque, il sera désormais inutile de se vouer à la tâche d’écrire une autobiographie. A quoi bon l’autobiographie, si les romans parlent déjà, dans leur quasi-totalité, de l’auteur lui-même, s’ils sont en quelque sorte, avec le mot de Goethe, des fragments d’une grande confession ? La phrase citée se trouve, fait étrange, dans Le Miroir qui revient (1985), donc dans la première partie de la trilogie autobiographique ayant pour titre Romanesques – justement.4 On commence à se demander si la distinction entre le roman et l’autobiographie et, de façon analogue, celle entre la facticité et la fiction reste encore valable pour Alain Robbe-Grillet. Mais au lieu de se fier au soupçon, il vaut mieux regarder de près comment ce maître du nouveau roman essaie de ou finit par trouver un langage pour son projet autobiographique.
Les traces d’une vie
5Toute tentative autobiographique a pour fondement le souvenir. Ainsi, Robbe-Grillet fait commencer sa trilogie par « Si j’ai bonne mémoire», et cet appel au souvenir se rapporte à la rédaction du roman qu’on a sous les yeux. D’après ce qu’il raconte par la suite, Robbe-Grillet s’était mis à écrire, juste après la parution de Topologie d’une cité fantôme, à savoir en 1976 ou 77, Le Miroir qui revient – sans pour autant pouvoir le terminer dans les temps. Donc, près de sept ans se sont passés depuis l’incipit du texte original, qui n’est rien d’autre que la phrase déjà citée : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. » Ce rapprochement du souvenir, du moi et du langage met en évidence, après ce que nous en avons déjà dit dans notre brève introduction, la signification même du mot « autobiographie », car bien entendu, le « parler » de Robbe-Grillet veut dire « écrire ». Au lieu d’un langage parlé, il s’agit, bien sûr, d’une écriture littéraire.
6Souvent, une autobiographie prend naissance non pas par une décision délibérée de l’auteur, mais à la suite de circonstances pragmatiques. Dans le cas de Robbe-Grillet, il y avait le projet de la maison Seuil de présenter, dans le cadre des Ecrivains de toujours, un Robbe-Grillet par lui-même. D’une manière comparable, les Confessions de Rousseau et Dichtung und Wahrheit de Goethe avaient pris leur origine dans la volonté de l’éditeur : il s’agissait de faire précéder une collection des œuvres par une esquisse de la vie des auteurs respectifs. Mais Robbe-Grillet, s’étant mis à écrire le petit livre, s’est vite rendu compte que le projet dépassait largement les limites de la série chez Seuil. Le manuscrit restait longtemps en chantier et fut rédigé si lentement que sa parution n’eut lieu que quelques années avant la mort de l’auteur.5 Ainsi, les Romanesques sont en quelque sorte ce qu’Alain Robbe-Grillet nous a laissé comme son testament littéraire ; seul La Reprise (2001) lui est postérieure. 6
7Si l’origine de toute autobiographie est la mémoire, quelles sont, dans Romanesque de Robbe-Grillet, les traces de cette vie dont se souvient l’auteur ? Les citations ci-dessus indiquent déjà une direction possible pour répondre à cette question. Car tout au long de ces romans autobiographiques ou de cette autobiographie romanesque, les allusions aux œuvres de l’auteur s’accumulent (y compris ses films et leurs scénarios). Faisant allusion tout aussi bien aux romans de ses débuts comme Le Voyeur (1955) ou Les Gommes (1953) qu’à ceux qui sont plus récents (p.ex. Projet pour une révolution à New York, 1970 ou Topologie d’une cité fantôme, 1976), Robbe-Grillet se présente comme auteur, thématisant ainsi son existence d’écrivain et celle de cinéaste en nommant, par exemple, L’Année dernière à Marienbad dont il avait écrit le scénario.
8La capacité, voire la nécessité de se souvenir sur laquelle repose l’autobiographie, se réfère tout d’abord au côté factuel de la vie. L’enfance est souvent la plus difficile à reconstruire, car la mémoire fait défaut lorsqu’il s’agit des événements des premières années de la vie. Comme déjà Saint Augustin nous le fait comprendre dans ses Confessiones – et je ne parlerai pas de ses successeurs comme entre autres Rousseau et Goethe – la première enfance ne peut entrer dans une autobiographie que par ouï-dire.7 Robbe-Grillet accepte la lacune et ne parle pas des débuts de sa vie. On commence à comprendre que cet auteur, en écrivant son autobiographie, ne vise pas la totalité de sa vie, à savoir son histoire du début jusqu’à la fin, mais se fie uniquement à sa mémoire. Ainsi, les faits qu’il nomme au cours de ses textes autobiographiques ont tous un rapport direct à sa vie intérieure ou bien à ses réactions personnelles. Une citation suffira à le montrer :
Vers la fin de ces années 30, la situation financière de la cartonnerie paternelle s’est peu à peu améliorée. En plus des grandes vacances, elles d’été, que nous passions toujours à Kérangoff chez notre grand-mère maternelle (avec bientôt, pour de plus brefs intermèdes, des séjours à la mer dans une maison paysanne que la sœur aînée de maman avait aménagée près de Quiberon), nous avons commencé à prendre aussi des petites vacances d’hiver, dans le Jura, avec cette fois de vrais skis et tout l’équipement nécessaire, que nous préparions avec amour plusieurs semaines à l’avance. (MR 105)
9Avec l’enfant ou plutôt le jeune homme – Alain doit avoir environ seize ans – nous ressentons le plaisir des vacances, préfiguré par des préparatifs de voyage faits « avec amour ». D’une manière générale, Robbe-Grillet ne rapporte que les événements dont il se souvient personnellement, ce qui implique le rejet de toute information venant de quelqu’un d’autre. Donc, la vie qu’il raconte est authentiquement sienne. Ceci est vrai aussi pour le temps passé en Allemagne. Robbe-Grillet, recruté pour la production de chars de combat dans une usine à Nuremberg, en parle de manière analeptique, commençant par la fin :
Je suis revenu moi-même d’Allemagne à la fin de juillet 1944 (ou même au début d’août, je ne sais plus au juste) […]. Mais mon séjour à Nuremberg ne m’avait pas appris grand-chose sur la véritable nature du régime nazi. (MR 125)
10Ses souvenirs d’Allemagne se situent dans un contexte politique où Robbe-Grillet rapporte la position de ses parents étant, eux, des pétainistes convaincus. La fin du récit, contrairement à ce que l’auteur en avait dit auparavant, fait apparaître quelque chose, ne serait-ce qu’en esquisses, sur la nature des régimes totalitaires, car Robbe-Grillet semble se souvenir, malgré l’écart des temps, d’un panneau :
Devant la gare de Nuremberg, il y avait un immense panneau peint de couleurs sombres qui représentait des scènes de crime et de folie (incendies, viols, assassinats, massacres etc.) sous une lumière d’apocalypse, avec cette légende en caractères gothiques : « La victoire, ou bien le chaos bolcheviste ! » (MR, 125)
11En dehors du commentaire ajouté par l’auteur, il importe de souligner l’apparition d’un motif qui se retrouve dans plusieurs romans de Robbe-Grillet : celui du panneau ou de l’affiche. Il suffira de se rappeler que dans Projet pour une révolution à New York la scène de violence répétée maintes fois apparaît finalement comme une affiche de publicité pour un produit de nettoyage qui est censé enlever le sang sans laisser aucune trace. L’affiche de Nuremberg serait-elle la matrice des autres affiches, postérieures et, cette fois-ci, romanesques ? Souvent, les réminiscences de Robbe-Grillet renvoient à des scènes de son œuvre de fiction, si bien que la démarcation entre le réel et le fictif s’avère, encore une fois, comme perméable. Ce qui s’ensuit, c’est le doute ou, avec le mot de Nathalie Sarraute, le soupçon8 : en matière de nouveau roman, on ne peut jamais être sûr…
12Chez Robbe-Grillet, le principe de l’autobiographie repose non seulement sur l’histoire d’une vie, mais aussi sur une personne dont l’identité est double, à savoir partagée entre son rôle dans la vie et sa fonction d’auteur. Cette répartition se complique par le fait qu’un deuxième personnage entre en jeu : Henri de Corinthe, double de l’auteur aussi bien que du narrateur. Le statut de celui-ci est difficile à définir : s’agit-il d’une personne réelle ou plutôt d’une fiction littéraire ? Par moments, on est enclin à croire à son existence concrète :
Je me souviens de cette grande amie dont ma mère devait être amoureuse (ou bien l’inverse), qui était chirurgien-dentiste à Brest. Elle nous a toujours soignés, dans notre enfance, et son efficace douceur s’ajoutait au charme de l’appartement – pour nous très luxueux – où elle jouait La cathédrale engloutie sur un piano à queue en ébène. C’est elle qui m’a parlé de cette plaie bizarre qu’Henri de Corinthe portait au cou : deux petits trous rouges, espacés d’un centimètre environ, qu’elle avait surpris lors d’une opération à la gencive pour extraire une dent de sagesse. (MR 226)
13Le chirurgien-dentiste semble garantir que Corinthe était une personne réelle. Mais la plaie, si réelle soit-elle dans la situation nommée, représente aussi un motif littéraire quasi omniprésent dans les romans de Robbe-Grillet.9 Cette plaie a-t-elle formé Corinthe de façon à ce qu’il soit susceptible de rentrer dans les constructions imaginaires ou était-elle plutôt une marque caractérisant en réalité la personne en question ? On se rend compte que les différences tentent à s’abolir, si bien que la démarcation entre la vie et les fictions s’écroule : On assiste à une vie de fiction ou bien à la fiction d’une vie ou plus exactement à ce que Doubrovsky appelle une « autofiction ».10 Dans cette perspective, le factuel et la fiction, le souvenir ou bien la construction littéraire s’entremêlent pour perdre, enfin, toutes leurs différenciations : « J’ai déjà raconté tout cela, il me semble, dans un volume précédent de mon rapport, ou dans un roman, ou dans ma chancelante autobiographie, je ne sais plus. » (COR 110)
Les fragments d’une histoire
14Dans l’autobiographie, le rôle du personnage principal revient à celui qui écrit le texte et qui a vécu l’histoire racontée – personnage double alors, exerçant deux fonctions à la fois. Chez Robbe-Grillet, par contre, cette règle se trouve mise en question, car à côté du protagoniste il y a un autre personnage réclamant aussi un rôle principal, Henri de Corinthe. Quant à son statut, l’on constate qu’il est hybride tout comme le texte autobiographique dans sa totalité. S’agit-il d’une personne réelle ayant eu sa place dans la vie de l’auteur et celle de ses parents, ou avons-nous affaire à une invention romanesque et par conséquent à un personnage de pure fiction ? En tout cas, Corinthe est présenté comme le double de l’auteur, écrivant, lui aussi, ses mémoires, mêlé à la même histoire d’amour que celui-là. Ainsi, Robbe-Grillet, loin de retracer seulement son existence concrète, s’invente dans le personnage de Corinthe, et il importe peu dans ce contexte si Corinthe a réellement vécu ou non.
15De même, certains épisodes de sa vie, racontés de cette façon répétitive qui caractérise le discours de Robbe-Grillet en général, prennent des proportions telles qu’ils exercent la fonction de modèles pour un procédé poétique. Le Miroir qui revient, par exemple, renvoie en premier lieu à l’épisode du miroir trouvé dans la mer, moment hautement dramatique où Corinthe apparaît à la plage comme dans une « marine » picturale. Non seulement la série des descriptions, mais aussi le motif du miroir qui s’en déduit symbolisent la confrontation perpétuelle de l’auteur avec lui-même. Ainsi, cet épisode représente un moment-clé du projet autobiographique dans son ensemble. La question : Est-ce-vrai, est-ce inventé ? ne cesse de mettre en doute la possibilité même d’une écriture autobiographique au sens traditionnel. Contrairement à Rousseau ou Goethe, Robbe-Grillet n’essaie même plus de reconstruire sa vie sous les auspices de la « vérité » historique ou d’une chronologie « logique », mais s’engage à la construire suivant les règles de la fiction littéraire. Par conséquent, le langage choisi, soit qu’il réfère à la réalité d’une vie, soit qu’il construise un monde imaginaire, affirme son caractère double dont les deux dimensions sont prises dans un jeu de miroitement incessant. C’est ce même jeu de miroitement qui crée, en dehors des dédoublements déjà nommés, maintes possibilités de retrouver un personnage dans un autre et de lier les épisodes entre eux. Car, n’oublions pas : le véritable problème de l’autobiographie est la menace de la contingence – en ce sens que la vie reconstruite se limite à des expériences purement individuelles, sans une portée quelconque capable de rejoindre une signification plus générale.11
16Le miroitement revient à plusieurs reprises joue, en premier lieu, au niveau des personnages. Ce sont non seulement Corinthe et l’auteur qui entrent en jeu, mais aussi celui-là et un soldat – comme pour montrer que le côté individuel d’une personne doit céder la place à la relation liant les personnages entre eux :
Ce jeune soldat qui lui12 ressemblait beaucoup au physique – même taille, même corpulence, même coiffure, traits du visage assez voisins, avec le même nez fort et busqué, la même dissymétrie de la bouche – était lui aussi né à Quimper un 21 novembre, à trois ans de distance jour pour jour. Tous les deux, enfin, s’appelaient Henri. Corinthe avait vingt-cinq ans ce matin-là et serait mort probablement, pour fêter son propre anniversaire, si l’autre cavalier breton, son sosie, son double, n´était passé sur la route à peine une heure avant lui, et n’avait ainsi fait exploser l’engin qui lui était destiné. (AE 65)
17Le langage autobiographique semble destiné à créer des relations entre les personnages et de faire apparaître la vie individuelle comme tout à fait « relative » au sens strict du terme. Si de cette manière les personnages se ressemblent, Robbe-Grillet arrivera à tisser un réseau complexe tout comme la notion de « texte » l’exige dans son origine étymologique (du latin texere, textus = tisser). Les doutes concernant le caractère réel des Romanesques augmentent, et le titre de la trilogie autobiographique ne cesse, au cours de la lecture, de se vérifier : on assiste à une construction romanesque ayant pour fondement une vie ; elle utilise les matériaux de celle-ci pour les arranger d’une manière poétique toujours différente. Ici, le principe même de l’écriture autobiographique de Robbe-Grillet commence à se dessiner. Si d’une manière générale, la relation sert à accentuer des analogies et des parentés, elle s’étendra, dans le projet autobiographique de Robbe-Grillet, aussi sur le réel d’une part et le fictif de l’autre. Par conséquent, cette différence, considérée comme constitutive de toute analyse de texte en matière de critique littérature, se trouve mise en question, et l’on se sent invité à choisir une autre option terminologique, celle de la « différance » de Derrida.13 Ce qui s’esquisse par la suite, c’est l’idée d’une œuvre pour laquelle cette différence tend à s’abolir pour instaurer, en dehors du dictionnaire, la « différance » suivant Derrida. A partir de là, une conséquence s’impose : le genre autobiographique, conçu sous une perspective littéraire, prend des proportions d’un espace relationnel ouvrant maintes perspectives de « différanciation », à savoir le déplacement et la permutation de tous les éléments du texte. En particulier, c’est l’échange entre le réel et le fictif qui représente le niveau le plus avancé de l’analyse littéraire, car il met en scène les données extrêmes du texte autobiographique. Chez Robbe-Grillet, cette « différance » est, elle aussi, extrême. Une autobiographie ayant pour sous-titre Romanesques représente, en dernier lieu, la tentative d’établir un langage au-delà de la distinction « référentiel » vs « fictif », si bien que la question « Est-ce vrai, est-ce inventé ? » perd tout son sens. Ainsi, la poétique de la relation ne cesse de nous montrer la relativité des concepts auxquels nous avons l’habitude de croire. Par son projet autobiographique, Robbe-Grillet impose au lecteur un exercice mental insolite et exigeant car celui-ci est censé non seulement suivre une narration hautement étrange, mais aussi réviser ses habitudes de penser et de juger. Une tâche de cette envergure ne serait possible sans l’intervention du réel dans le fictif et vice versa, autrement dit : elle exige l’écriture autobiographique comme sa condition essentielle.
18Mais de quelle manière cette écriture est-elle mise en œuvre ? C’est surtout une histoire d’amour qui sert à fortifier le tissu poétique sous-jacent à l’autobiographie de Robbe-Grillet. Une seule et même scène, celle d’une initiation sexuelle, est à l’origine d’une série de scènes analogues qui, sans être érotiques pour autant, tracent une ligne de violence à travers les trois œuvres. Au début, l’auteur rencontre une très jeune fille au nom d’Angélique qui opère son initiation sexuelle. Cette intimité mène à un moment traumatisant, car la menstruation de la fille fait que le jeune homme croit avoir blessé le corps qu’il avait voulu caresser : sa main est toute ensanglantée. Une scène analogue a lieu, lorsqu’au foyer de l’Opéra de Paris, Angelika von Salomon tombe par terre et laisse voir, à Corinthe comme à tous les assistants, son slip trempé de sang. Au lieu de poursuivre cette trace sanguine qui, d’une manière traumatique, réapparaît dans maints passages de la trilogie, constatons simplement qu’en fin de compte, les deux Angéliques se résument en une seule :
Juste au bord d’une des principales coulées de l’ouragan, la fragile statue en marbre déjà ombré de mousse, qui représente Angélique se cachant le visage dans un trop sensuel geste de pudeur, avait été par miracle épargnée au plus fort du massacre, ainsi que la fontaine en granit où elle s’apprêtait à prendre son bain. Ses bras relevés, coudes fléchis vers les yeux, paraissent maintenant vouloir protéger ses traits délicats des arbres encore debout qui se penchent sur elle. (COR 21)
19Ne serait-ce que sous forme de statue, la femme au nom d’Angélique avait échappé aux destructions des la guerre. Cette « survivance » lui garantit sa fonction première, à savoir celle de représenter en même temps la mort et la mémoire. Avant que le motif de la destruction et du fragment nous occupe dans la troisième et dernière partie de nos réflexions, donnons la parole à Robbe-Grillet pour résumer le principe poétique de son autobiographie :
Il y a quelque chose de troublant dans les souvenirs : ils constituent un tissu mouvant dont les fils innombrables se déplacent sans cesse pour se nouer, puis se dénouer, disparaître, resurgir et se renouer ensuite ailleurs, de mille et mille manières presque identiques ou soudain tout à fait neuves, combinaisons imprévues ou ressassantes, et former ainsi à chaque instant de nouvelles figures plus au moins semblables, plus au moins différentes, dont le nombre doit être pratiquement infini. (AE 24)
Nouveau langage, nouvelle autobiographie
20L’œuvre autobiographique de Robbe-Grillet, comme déjà sa structure de trilogie l’indique, n’est pas simplement une entreprise rentrant dans le modèle du genre, mais plutôt une somme, le résumé d’une vie entière. Cette totalité conceptuelle ne peut se réaliser que par une fragmentation interne due aux expériences d’un temps de guerre. Le langage dont l’auteur se sert est un langage haletant, bégayant qui détruit toutes les normes d’une langue ordonnée et harmonieuse (comme, par exemple, le français). Alain Robbe-Grillet, non seulement un des maîtres du nouveau roman, mais aussi son théoricien renommé, a esquissé, dans le cadre et cette théorie, également l’idée d’une nouvelle autobiographie. Dans une conférence à l’université de Constance en 1987, mais aussi dans la trilogie dont nous parlons, Robbe-Grillet opère la mise en parallèle entre le nouveau roman et la nouvelle autobiographie :
Peut-on nommer cela, comme on parle de Nouveau Roman, une Nouvelle Autobiographie, terme qui a déjà rencontré quelque faveur ? Ou bien, de façon plus précise – selon la proposition dûment étayée d’un étudiant – une «autobiographie consciente», c’est-à-dire consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique, et peut-être en un mot : consciente de son inconscience.
Nous écrivons désormais, joyeux, sur les ruines. (COR 17)
21La ruine est le résultat d’une destruction soit naturelle (en ce sens que la nature reprend ce qui lui est dû14), soit artificielle – comme par exemple celle qui s’opère au cours d’une guerre. Si d’une part Robbe-Grillet détruit les structures de la narration, y compris l’identité du personnage et de son histoire, il mettra en œuvre, d’autre part, un jeu de miroitement parmi les fragments. Sans pour autant les réunir suivant le modèle original, Robbe-Grillet arrange ces pièces disparates en des matrices différentes, créant ainsi une sous-couche structurale pour son projet autobiographique dans son ensemble. Pour faire apparaître encore une fois le miroitement entre le réel et le fictif, le vécu et la poesis, le renvoi à la guerre semble être indispensable, car la poétique de la relation repose sur une expérience réelle qui n’est rien d’autre que celle de la guerre. La trouvaille d’un langage autobiographique est redevable d’une fouille dans les débris d’une destruction sans pareille dans les époques antérieures. Ce contexte fait que la phrase déjà citée : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi » trouve sa valeur fondamentale. Combinée avec l’autre constatation : « Nous écrivons, désormais, joyeux, sur les ruines », elle est susceptible de résumer le langage de Robbe-Grillet dans son ensemble, y compris même les stratégies du cinéaste. En effet, la technique du film repose sur une coupure entre les photos, imperceptible pour le spectateur en raison de la vitesse de défilement.
C’est en effet maintenant la texture intime du film qui est le lieu de toutes ces luttes précédemment décrites. Chaque élément du récit – chaque décor, chaque scène, chaque phase du dialogue, chaque objet – s’y trouve comme miné par une déchirure interne, et par le soupçon bientôt qu’il ne peut que reparaître ailleurs, retourné, dans les deux sens du terme : revenu et mis à l’envers. Toute l’histoire ne progresse ainsi que par annulation de chaque chose en son contraire. (MR 77)
22La trilogie autobiographique de Robbe-Grillet, loin d’être le jeu futile d’un écrivain âgé, réalise non seulement, enfin, un projet personnel de longue durée, mais éclaire en même temps les stratégies littéraires du romancier. Le mot « éclairer » rend peut-être moins bien la valeur de cette autobiographie que le terme « expliquer ». Le lecteur des romans ne peut que constater l’entremêlement des motifs et des scènes, la répétition des passages-clé, la fragmentation interne de la narration ; le lecteur de l’autobiographie, par contre, est capable d’expliquer ces observations en ce sens que la poétique de Robbe-Grillet prend forme et signification par un va-et-vient incessant entre le réel et le fictif. Car à la base des inventions romanesques se trouvent le plus souvent des événements vécus, et le discours déchiré de la narration renvoie toujours et de manière fantasmatique aux destructions de la guerre. La phrase de Robbe-Grillet : « Nous écrivons, désormais, joyeux, sur les ruines » peut être considérée comme une constatation aussi bien littérale que figurée.
23En fin de compte, nous assistons, chez Robbe-Grillet, à un émiettement presque total, concernant tous les trois éléments de l’écriture autobiographique. En premier lieu, c’est le moi (autos) qui se dissipe perdant ce qui, dans l’histoire de l’autobiographie, s’était constitué comme l’unité de la personne qui vit et écrit. Le moi de Rousseau, renvoyant toujours à la bonne nature et trouvant en elle aussi bien l’origine et la garantie de son identité, était menacé par la fausseté d’une société, qui tendait sans cesse à séparer Jean-Jacques de la bonté naturelle. Le langage autobiographique, alors, était un moyen de protection, voire de survie au sein d’une société hostile. Par les autobiographies du XXe siècle, le modèle traditionnel se trouve bouleversé. Chez Leiris15 s’annonce, sous les auspices du surréalisme, une « nouvelle autobiographie », et ce sera Robbe-Grillet qui, dans une conférence à Constance en 1987, posera le rapport intime entre nouveau roman et autobiographie.16 Chez Gertrude Stein déjà17, l’identité de la personne qui parle est masquée par le fait que sa vie est racontée par son ami, tandis qu’en réalité c’est toujours Gertrude Stein qui parle et qui écrit. Ainsi, l’authenticité constitutive du genre se trouve renversée, car l’auteur se cache derrière une autre personne qui, elle, devient le narrateur fictif de l’autobiographie. Robbe-Grillet poursuit un procédé analogue lorsqu’il introduit le personnage d’Henri de Corinthe, véritable double de l’auteur. Par un effet de miroitement mutuel, les deux personnes échangent leurs identités, et souvent le lecteur est pris au piège : qui écrit, qui parle, qui agit ? Pour Robbe-Grillet, le cours de sa vie est gouverné à part égale par les événements réels et par les fictions de ses romans, si bien que l’identité du sujet autobiographique est créée en même temps par la vie et par la littérature. C’est pour cette raison que son autobiographie ne retrace pas une vie, mais construit une effigie, dont nous savons maintenant qu’elle est, comparable à la statue d’Angélique dans le parc de Mesnil, le mémorial d’Alain Robbe-Grillet.18
24Serge Doubrovsky, grand autobiographe lui aussi et, comme Robbe-Grillet, théoricien de la littérature, a trouvé, pour définir le genre, la formule que « le langage d’une aventure » cède la place à « l’aventure du langage ».19 Dans le cas spécial de l’autobiographie, le langage n’est guère qu’un outil pour transmettre des données réelles – et il l’est encore moins que de manière générale en littérature ; les exigences spécifiques du genre demandent un langage aussi bien souple que subtil, capable d’exercer la fonction double d’inclure le réel et le fictif, voire la fonction triple qui consiste à harmoniser trois je en un seul « pacte autobiographique ».20 Par rapport à Marcel Proust, Doubrovsky constate : « Est ‘je’ qui dit ‘je’ »21, soulignant ainsi que le je en question n’est qu’une construction du langage. Marcel Proust, lui, réfléchissant aux positions de Sainte-Beuve, met en question une critique qui cherche à expliquer l’œuvre par la vie ; dans le Contre Sainte-Beuve, il souligne «qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »22 Et citant Flaubert, il ajoute « que le but de vie de l’écrivain est dans son œuvre, et que le reste n’existe ‘que pour l’emploi d’une illusion à décrire’. »23 Si donc l’écrivain condense sa vie dans son œuvre jusqu’à la quasi-identité des deux, que lui restera-t-il à écrire dans une autobiographie ? Voici une différence qui s’abolit pour devenir une « différance » selon Derrida. Par la suite, l’autobiographie risque d’être un exercice inutile parce qu’elle coïnciderait parfaitement avec ce que l’écrivain avait déjà dit sur son œuvre. Encore une fois (et en dernier lieu) on peut considérer ce genre hybride d’une autre manière. Alors, l’autobiographie serait en mesure de faire comprendre ou de retrouver la vie de l’écrivain dans ou plutôt par son œuvre.
25Le problème, on l’a vu, ne se résout guère sous forme d’alternative – ou la vie, ou l’œuvre. Il vaudrait mieux considérer l’autobiographie comme une tentative de réconcilier les oppositions par la mise en question radicale de la différence entre la vie et l’œuvre d’un écrivain. Ceci implique une révision non moins radicale du langage autobiographique. Désormais, celui-ci est partagé entre la fonction référentielle visant la vie réelle et concrète d’une part, et la fonction poétique, qui reflète le langage en lui-même et donc aussi la fiction, de l’autre - position peu confortable, certes ; mais grâce à l’avancement remarquable de la théorie littéraire dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle, l’autobiographie, après avoir subi une crise fondamentale, s’apprête à opérer un renouvellement pour devenir, enfin, un genre littéraire proprement dit.
26Angelika Corbineau-Hoffmann
27(Université de Leipzig)