Le Neveu de Rameau : Goethe traducteur de Diderot
1Dans l’œuvre multiforme de Goethe, la traduction tient une place à part, du début à la fin de son activité créatrice. Sa connaissance des langues européennes remonte à l’enfance : l’éducation que lui donne et lui fait donner son père intègre les langues, français, anglais, italien, ainsi que les langues anciennes. En outre, comme en témoigne l’autobiographie de Goethe, Poésie et Vérité1 la présence des troupes françaises dans sa ville natale, Francfort-sur-le-Main, permet à l’enfant d’assister à de très nombreuses représentations théâtrales en français. Il se lie d’amitié avec un jeune acteur de son âge, Dérones, avec qui il communique en français. Dans la bibliothèque paternelle, il trouve des pièces de Racine, de Corneille, qu’il lit dans le texte, et même déclame. Il va jusqu’à qualifier la langue française de « seconde langue maternelle »2.
2Les réflexions sur la traduction et sur le rôle du traducteur traversent son œuvre. Il voit dans la traduction, en dépit de « l’insuffisance du traduire […], l’une des tâches les plus essentielles et les plus dignes d’estime du marché d’échange mondial universel »3.
3Dès juillet 1794, l’œuvre de Diderot occupe une place particulière dans la correspondance entre Goethe et Schiller4. Goethe envoie à son ami Les Bijoux indiscrets5, que ce dernier qualifie de roman « très amusant et – vu le sujet, traité avec une décence relativement très satisfaisante. »6. En 1795, Schiller projette de traduire La Religieuse. Puis, en décembre 1796, c’est l’Essai sur la Peinture7qui fait l’objet d’échanges entre les deux amis. En particulier, pour Goethe, « C’est un livre magnifique, et qui s’adresse peut-être plus encore au poète qu’à l’artiste »8. De cet Essai, Goethe proposera en 1799 deux chapitres, qu’il traduit mais aussi avec lesquels il dialogue dans la revue d’esthétique Les Propylées, dont il est entre 1789 et 1800 l’éditeur avec son ami le peintre Meyer9. Dès août 1796, il évoque ce texte dans une lettre adressée à Meyer, et l’idée d’une traduction est présente : « Quelle tâche agréable et plaisante ce serait que de traduire, si on avait le courage de le faire, cette œuvre, et de poursuivre sans relâche la controverse avec son texte, de l’approuver, l’expliquer ou le compléter.»10 Cette traduction prend le ton vivant et direct d’un dialogue entre l’auteur français et son traducteur allemand.
4La rencontre entre Goethe et Le Neveu de Rameau relève, avant d’être une aventure littéraire, des hasards de la diplomatie de l’époque et des alliances familiales de Schiller : une des copies de l’œuvre de Diderot se retrouve entre les mainsde Catherine II de Russie, qui avait fait l’acquisition de la bibliothèque de Diderot. Maximilian Klinger, ami de jeunesse de Goethe et poète Sturm und Drang11, devenu général de l’armée russe, est conseiller d’état à Saint-Pétersbourg et confident du tsarévitch. Il fait établir une copie clandestine du texte de Diderot et la fait parvenir en Allemagne par l’intermédiaire de Ernst von Wolzogen, beau-frère de Schiller.
5Goethe entreprend de traduire ce texte, et la publication de cette traduction en 1805, chez Göschen, éditeur à Leipzig, constitue la première publication du Neveu. Outre les nombreuses allusions à ce texte et au travail de traduction présentes dans la correspondance entre Goethe et Schiller de décembre 1804 à avril 1805 (Schiller meurt le 9 mai 180512), les Conversations avec Eckermann livrent des précisions sur la place de ce texte pour Goethe et sur la manière dont il l’approche en le traduisant :
Nous avons … évoqué ‘Le Neveu de Rameau’, dont l’original a été longtemps considéré comme perdu. De nombreux Allemands s’imaginent que cet original n’a jamais existé et que l’ensemble est sorti de l’imagination de Goethe. Mais Goethe affirme qu’il lui eût été parfaitement impossible d’imiter l’esprit avec lequel Diderot narre et écrit son récit, et que le ‘Rameau’ allemand n’est rien d’autre qu’une traduction très fidèle.13
6Toujours dans ses entretiens avec Eckermann, ce dernier précise les conditions dans lesquelles Goethe a travaillé :
A propos de son « Rameau », il a indiqué qu’il a fait la traduction en quatre semaines en dictant l’ensemble du texte. 14
7Goethe n’est pas seulement à l’origine de la première publication, en langue allemande, du texte de Diderot : sa traduction est aussi en 1821 la source de la première publication en français, présentée par ses deux auteurs, Saur et Saint-Geniès, comme texte original de Diderot.
8Une nouvelle publication, en 1823, est faite cette fois selon une copie en français du texte de Diderot, mais il faudra attendre 1891 pour que soit publié ce texte d’après un manuscrit retrouvé par Monval en 1891 chez un bouquiniste parisien. L’histoire de ce texte ne s’achève d’ailleurs pas avec la publication de Monval, ni même avec l’édition proposée par Jean Fabre en 195015, mais il s’agit là d’un autre débat dans lequel nous ne nous engagerons pas ici16.
9Une difficulté majeure, dans l’étude du texte proposé par Goethe, réside dans le fait que nous ne disposons toujours pas à ce jour de la copie à partir de laquelle il a travaillé, ni du manuscrit autographe à partir duquel cette copie a été établie. Nous en serons donc réduits à des observations, et les écarts que nous signalerons – écarts par rapport au texte de l’édition française établie par Jean Fabre - ne permettront que de souligner des intentions de Goethe pour « son » Rameau.
10D’une manière générale, et en complétant l’observation menée sur la traduction de Goethe17 par celle d’une traduction moderne (celle de Tankred Dorst, réalisée pour le théâtre18), l’aisance et la vivacité des dialogues proposés par Goethe répond aux intentions perceptibles à la lecture de Diderot en français. On note une tendance de Goethe à amplifier et à intensifier par rapport au texte français, tout en ayant de manière générale recours à des idiomatismes correspondant aux intentions du texte français et en conservant le niveau de langue. Ainsi, lorsqu’il présente Rameau le neveu, Diderot indique que tantôt, « maigre et have… on dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eut été renfermé dans un couvent de Bernardins »19, la référence à l’austérité de la Trappe se trouve ici opposée à la réputation de paillardise faite de manière ancienne aux moines de l’ordre des Bernardins20. La traduction de Goethe se construit sur l’aspect essentiel dans ce passage, qui oppose Rameau le maigre et Rameau le replet. Il insiste alors moins sur le couvent des Bernardins comme lieu de résidence de Rameau - le terme de « couvent » disparaît de sa traduction - que sur la bonne chère dont y bénéficie Rameau, et en retraduisant son texte, on pourrait proposer « et sa table est mise chez les Bernardins »21. Notons ici que Dorst supprime purement et simplement les références à La Trappe et au couvent des Bernardins… De même manière, après avoir évoqué les difficultés qu’éprouve Rameau à payer son logis, introduites par « La nuit amène aussi son inquiétude. »22, Diderot indique quelques lignes plus loin : « Quand il n’a pas six sols dans sa poche »23, et Goethe dit alors qu’il ne dispose pas de la somme nécessaire pour assurer son hébergement nocturne24. Dans ces deux cas, des éléments qui précèdent dans le texte permettent à Goethe de préciser dans la fidélité au contexte. Il lui arrive également de prendre en compte dans sa traduction des éléments mentionnés par Diderot dans la suite du texte : Quand nous lisons « Il fréquentait dans une maison dont son talent lui avait ouvert la porte. Il y avait une fille unique. Il jurait au père et à la mère qu’il épouserait leur fille », Goethe introduit immédiatement les parents de la jeune fille : « ces gens-là avaient une seule fille »25. Plus loin, Diderot utilise le mot « serpillière », qui, outre sa signification courante, désigne le linceul dont on enveloppe les gueux, sens attesté depuis 1288 et jusqu’au XVIIIe siècle26. Goethe traduit en explicitant, puisqu’il reprend le terme signifiant en allemand linceul, « Leichentuch »27 : il rend ainsi le terme intelligible, l’adaptant à la situation, mais perd la connotation particulière du terme français. Il privilégie l’intelligibilité au prix d’une déperdition, contrainte inhérente à la « tâche du traducteur »28. Dans quelques cas, au contraire, il atténue l’effet. « Il était excellent à voir » devient « Il était drôle à voir »29, où « drôle » relève d’un registre de langue plus habituel dans ce contexte. La litote, efficace dans « Il n’y a personne qui ne pense comme vous » disparaît quand Goethe passe par la simple affirmation « Tout le monde pense comme vous »30. Quand nous lisons chez Diderot « sans que je m’en formalise », l’expression devient dans la traduction « sans que je le remarque »31. Parfois, une allusion sous-jacente est éliminée, sans doute jugée par Goethe peu pertinente ou difficile à décrypter pour le public allemand : si Diderot fait mentionner par son personnage « les Champs Elysées », lieu à l’époque de Diderot peu fréquentable mais déjà connu sous ce nom, on peut se demander si ce lieu est identifiable en allemand, sous la forme « les champs élyséens32 », terme utilisé en allemand dans son acception traditionnelle et qui fait référence à la mythologie. Pour ancrer l’action dans la topographie parisienne, Goethe en revanche n’avait pas hésité à transposer sans traduction des termes comme « Palais Royal » ou « Café de la Régence »33…
11Dans sa traduction, Goethe renforce la couleur locale – donc l’ancrage dans la culture française – en reprenant de manière fréquente sans les traduire les noms de lieux ou d’œuvres. Cependant, sans qu’un système soit perceptible de manière évidente, à côté du maintien de Concert spirituel, Faux Généreux, Europe galante, Les Indes, Servante maîtresse, Peintre amoureux de son modèle, on trouvera des formulations germanisées comme Galante Indien, Galanter Merkur, Die Philosophen, Drei Jahrhunderte, Der Verlorene und wiedergefundene Arlequin, simplifiant pour ce dernier titre puisqu’en français, nous lisons le titre complet de la comédie, L’Enfant d’Arlequin perdu et retrouvé34. On note également le recours à un nombre important de mots d’origine française ou latine. Ceci correspond à un type d’emprunt courant dans l’allemand du XVIIIe siècle que l’on retrouve dans un certain nombre de termes français dont Goethe émaille son texte : Abbé, Financier, psalmodieren, Harmonie, Talent, Viktorien, Onkel, a propos, Genie, mais aussi mademoiselle … Enfin, Goethe cite en français les textes de livrets d’opéra que mentionne Diderot.
12La traduction faite par Goethe est par ailleurs accompagnée d’un important appareil de notes explicatives, ainsi que d’une postface, l’un et l’autre de sa plume : dans l’édition utilisée et qui compte 134 pages, à 93 pages de texte correspondent 48 pages de notes et de postface. Il s’agit donc pour Goethe non seulement de proposer le texte de Diderot à ses lecteurs allemands, mais aussi de l’expliciter et de dialoguer avec lui, un peu comme il l’avait fait pour l’Essai sur la Peinture.
13De manière globale, Goethe, dont nous avons en introduction souligné l’intérêt pour les langues et les nombreux travaux de traduction, propose une lecture très convaincante du texte allemand. En conclusion, nous nous associerons à l’observation faite par Pierre Pénisson35, qui relève « une proximité étonnante entre l’état de la langue allemande de Goethe et celle du français de Diderot », soulignant que « Goethe a pour projet de se mettre au service de Diderot ». Il qualifie en particulier la manière de travailler de Goethe de « traduction a parte post », car Goethe prend fréquemment en compte ce qui suit la séquence à traduire. Il affirme que « Goethe fait travailler le texte de Diderot », et le dialogue noué entre texte et traduction, dialogue dont Goethe lui-même a souligné l’importance et l’efficacité en particulier à propos des traductions en français et en latin de son œuvre épique Hermann und Dorothea, dont il affirmait préférer sa version latine au texte allemand…
14Françoise Barthélémy-Toraille
15(Maître de conférences honoraire, Université Paris-Est Créteil, IMAGER)