Colloques en ligne

Céline Barral

La littérature chinoise d’après 1978 face à l’histoire : entre l’impératif de « réhabilitation » et l’impossible « objectivité »

1Gardons-nous de faire de la littérature chinoise un simple pluriel de la littérature européenne1. L’évolution de la revue Jintian [Aujourd’hui] est à cet égard révélatrice : fondée par les poètes Bei Dao et Mang Ke à Beijing en décembre 1978, au moment du Mouvement pour la Démocratie qui réclamait la « cinquième modernisation », interdite après neuf numéros et quatre hors-série, en 1980, elle renaît à Oslo en 1990, à l’initiative des poètes en exil, et devient une revue d’avant-garde internationale, « une revue en “langue chinoise” – non pas une revue de littérature “chinoise” – qui subvertit un système de référence centré sur la nation2 ». Subvertir le principe national, c’est aussi ne pas rapporter à la division actuelle des mondes chinois la question de la littérature face à l’histoire, bien qu’il y ait, certes, des mémoires spécifiques correspondant à des ancrages géopolitiques distincts – le continent, Hong-Kong, Taïwan, la diaspora, l’exil3. Gardons-nous aussi de faire de l’historiographie chinoise un mode d’écriture de l’histoire essentiellement différent de l’historiographie occidentale. L’historiographie comparée4, qui tend à polariser les traditions chinoise5 et grecque, en revenant aux origines antiques de l’écriture de l’histoire, est peu valide sur la période contemporaine chinoise, qui a vu s’imposer tout au long du vingtième siècle mais surtout depuis les années 1980 une historiographie en rupture avec la tradition et rejetant comme « impressionnistes » et « littéraires » les écritures de l’histoire aussi bien antérieures à la chute des Qing que d’inspiration marxiste6. Quant à l’usage de la Chine ancienne comme agent perturbateur des problématiques historiographiques occidentales modernes, dont le sinologue Jean Levi a donné un exemple en se penchant sur le problème posé aux adversaires du révisionnisme par la dimension mythique dans le récit historique chinois de massacres7, il nous dit peu sur l’écriture de l’histoire contemporaine en Chine.

2Sans prétendre à l’exhaustivité ni même au repérage des cas les plus exemplaires de ce qui serait une totalité (la littérature chinoise depuis 1978), nous ferons ici un parcours à travers des formes littéraires de nature variée – poèmes, témoignages, entretiens, essais –, en laissant volontairement de côté les textes qui s’inscrivent explicitement dans l’ordre de la fiction et les exemples mieux connus de Mo Yan et Gao Xingjian. Les auteurs lus ici se sont attelés depuis la fin de la Révolution culturelle à témoigner de périodes sombres de l’histoire récente chinoise, en se confrontant à l’impératif de mémoire collective, que reconnaissait rarement le pouvoir. Mais leurs œuvres témoignent aussi d’interrogations inquiètes : comment la littérature peut-elle subvertir les cadres historiographiques qui lui sont extérieurs ? En est-elle pleinement capable ? Les exigences éthiques de réhabilitation des victimes et d’objectivité dans l’écriture de l’histoire sont dans une certaine mesure des pièges. Nous partirons de certaines bornes critiques placées par Liu Xiaobo pour contester la notion de « réhabilitation », intrinsèquement liée à l’historiographie contemporaine chinoise, et ses effets dans la littérature chinoise. En elle, la succession de différents « courants » littéraires, de différentes solutions au problème de l’écriture de l’histoire – « littérature des cicatrices », « littérature des racines »... – et la référence explicite dans Jintian en 1978 au texte de Heinrich Böll « La littérature des ruines » (Bekenntnis zur Trümmerliteratur, 1952) nous invitent à une mise en perspective critique de la situation chinoise après l’ « ouverture » et de l’après-guerre allemand,  en nous appuyant sur les analyses de W. G. Sebald dans Luftkrieg und Literatur (De la destruction comme élément de l’histoire naturelle). Mais l’application à la Chine des attendus de la « littérature de témoignage » n’est pas simple ; elle se heurte à des formes de méfiance vis-à-vis de l’acte même de témoigner pour son époque, dans des contextes de censure et d’exil. Le témoignage-entretien apparaît alors comme une forme spécifique d’écriture de la mémoire, qui intègre un certain recours au mythe8.

Génération et réhabilitation.

3Les catégories de l’histoire littéraire chinoise récente balisent étroitement le chemin depuis 1978-1979, années de l’ouverture politique et du mouvement pour la Démocratie. Le concept de génération et l’idée de mémoire générationnelle sont sollicités pour structurer ce temps du contemporain, chaque génération d’écrivains étant censée témoigner pour l’ensemble de sa génération, se faire porte-paroles d’un vécu collectif singulier. La littérature d’après 1979 fait ainsi coexister ou se succéder la génération des vétérans, qui ont écrit avant 1949, celle des chantres du régime de la Libération, celle des écrivains et intellectuels étiquetés « droitiers » en 1957 et emprisonnés de longues années avant d’être libérés et réhabilités à partir de 1977, celle de la Révolution culturelle – en deux étapes, le mouvement des gardes rouges (1966-1968), le mouvement d’envoi des « jeunes instruits » (zhiqing) à la campagne (1968-1976) ; après la mort de Mao, on parlera de la génération de la réforme et des libéralisations, marquée par le mouvement pour la Démocratie et les répressions qui s’ensuivirent (Bei Dao et les « poètes obscurs » appartiennent à cette génération), puis de la génération des années 1980, qui n’a pas été envoyée à la campagne, et dans laquelle sont apparus les poètes dits de « la troisième génération9 ». Les événements de Tian’anmen et le massacre du 4 juin 1989, suivi d’exils nombreux et de persécutions structurent encore une nouvelle génération, à laquelle succède la génération des années 1990, moins politisée et aux tendances amnésiques, etc. Ces catégories véhiculent une vision linéaire et positive du temps, où chaque courant annule le précédent, et l’on fait ainsi se succéder « littérature des cicatrices » et « littérature de la quête des racines » ou « poésie obscure » et « poésie de l’oralité ». De plus, cette vision épouse le principe longtemps dominant dans l’historiographie officielle de la réhabilitation10. Génération après génération, alors que tel personnage est réhabilité, c’est-à-dire aussi tel groupe social ou politique persécuté en son nom, et les principes attachés à leur orientation, il devient possible de décrire enfin des réalités enfouies, des événements longtemps tabous. Mais cela qui semble l’application la plus évidente d’une justice de l’histoire – raconter, décrire ce qui a eu lieu, réhabiliter ainsi la mémoire des générations persécutées – n’est-ce pas accepter l’imposition des catégories historiographiques officielles sur la littérature ? Comment la littérature peut-elle éviter de n’être que la dupe de la politique, elle qui croyant rendre sa dignité à une génération perdue (une puis l’autre), loin d’être en mesure de combler les vides de l’histoire, ne fait que suivre l’état du discours politique sur la question ?

4En suivant Liu Xiaobo, critique littéraire et professeur avant d’être dissident et prisonnier politique, nous dirons que l’idée de réhabilitation appelle à être subvertie, et que la littérature, incapable d’être pour de bon témoin originel et authentique, pas plus que de remplacer l’historien dans son travail d’enquête, de mise à distance et d’explication, a cependant pour tâche de proposer un socle, ou plusieurs, qui mine les principes historiographiques, de configuration, de lecture et d’interprétation de l’histoire imposés par l’Etat et le Parti. Elle est en cela solidaire du travail de certains historiens.

5Liu Xiaobo se demande, au fil des articles qu’il consacre à la littérature et qu’on trouve traduits en français dans deux volumes parus chez Gallimard en 2011 et 2012 (La Philosophie du porc et Vivre dans la vérité) : quand la littérature cessera-t-elle de suivre simplement les ouvertures ou fermetures du discours sur l’histoire orchestrées par le pouvoir politique ? La littérature peut-elle échapper à ce triste destin de ne jamais faire plus que de témoigner de l’état de libéralisation du discours politique ? Ainsi, lorsqu’il oppose la « littérature des cicatrices » (shanghen wenxue), apparue dès 1977, au sein des organes de publication du pouvoir, à la littérature d’avant-garde, parue dans les revues non officielles comme Aujourd’hui, c’est pour rappeler qu’un discours sur l’histoire dans un pays comme la Chine ne peut être simple : que parler des cicatrices du passé sans exhiber la continuation du régime et de ses principes, c’est se soumettre au discours officiel d’autocritique mesurée – allant de la critique de la « Bande des quatre » à celle de la Révolution culturelle et du maoïsme, dans une certaine proportion. D’où l’importance qu’il accorde à la littérature clandestine et à la révolte qu’elle a représentée, dans le présent :

L’éveil esthétique dont témoignent les poèmes publiés dans la revue Aujourd’hui est différent de celui des textes du courant de la « littérature des cicatrices ». (…) Imaginez qu’en Chine, au tout début de l’ère des réformes, il n’y ait eu que des œuvres très populaires comme la nouvelle « Le professeur principal » parue dans la revue Littérature du Peuple, et non des œuvres clandestines comme les poèmes « Réponse » et « Le Firmament » de Mang Ke, publiés dans la revue Aujourd’hui, ou encore le roman de Wan Zhi intitulé Une nuit de neige et de pluie ; s’il n’y avait eu que des expositions de peintures officielles du genre de celle intitulée Père qui a fait sensation et non les expositions rebelles comme celle du groupe Les Etoiles ; s’il n’y avait eu que des articles du genre « La pratique est le seul critère de la vérité » publié dans Le Quotidien du peuple, et non des écrits comme « La cinquième modernisation » publié dans la revue Terre fertile… Ce qui revient à dire que s’il n’y avait eu que des campagnes de libéralisation de la pensée orchestrées par les médias gouvernementaux officiels et pas de mouvements dans l’esprit des Lumières suscités par le mouvement du Mur de la Démocratie issu de la société civile, alors l’esprit chinois de l’ère des réformes serait trop pâle pour qu’on s’en souvienne11.

6D’où aussi la critique très amère qu’adresse Liu Xiaobo à Ba Jin (Pa Kin), auteur majeur des années 1930-1940, chantre de la Libération (1949) avant de déchoir lors du mouvement anti-droitier de 1957 et d’être persécuté pendant la Révolution culturelle. Les appels à l’élaboration d’un musée de la Révolution culturelle, lancés par Ba Jin dans les années 1980 à travers une série de textes publiés dans la presse puis en volumes sous le titre Au fil de ma plume12, s’ils sont pionniers et sincères, et sont devenus une référence pour les écrivains comme pour les historiens, ne couvrent pas le fait que Ba Jin ait reçu les honneurs politiques tout au long des années 1980 et jusqu’à sa mort, et se soit prêté au rôle que le système a voulu conférer aux écrivains.

Certes dans les années 1980 de la politique d’ouverture et de réforme, Pa Kin a rédigé ses Récits au fil de la plume dans lesquels il encourage l’« esprit de repentir » et à « dire la vérité », disséquant idéologiquement, avec rigueur, le processus qui l’a conduit à passer d’un « comportement humain à celui d’une bête ». Après la réhabilitation de Hu Feng, Pa Kin – hanté par sa bonne conscience – n’a jamais eu le courage de revoir son camarade même si, dans ces mêmes Récits au fil de la plume, il exprime tout son repentir à son égard ainsi qu’à l’égard d’autres victimes du même procès. Il lance alors un appel pour l’édification « d’un musée de la Révolution culturelle » afin de tirer une leçon de l’histoire et d’éviter que certaines tragédies ne se répètent. (…) Mais il faut bien être conscient que le « dire la vérité » et le « repentir » de Pa Kin ont des limites, celles précisément fixées par les autorités du Parti communiste chinois. Par exemple, il ne s’exprime en « disant la vérité », comme il le revendique, que dans le contexte des dix années de Révolution culturelle, des « dix années de désastre » pour reprendre la terminologie officielle du Parti communiste. Idem : ce n’est qu’après la réhabilitation de Hu Feng et d’autres intellectuels qu’il manifeste son sentiment de repentir. En revanche, dans les années 1980, lors des campagnes de purge idéologique qui critiquaient le roman Amour amer, qui prônaient l’ « élimination de la pollution spirituelle » et qui visaient l’ « antilibéralisation », il n’a jamais pris la parole pour dire un mot de vérité. Lors du massacre de Tian’anmen, le 4 juin 1989, et durant les années de mutisme généralisé de la décennie 1990, alors que c’était une période où le besoin de dire la vérité était crucial, le moment où Pa Kin, en tant que personnalité importante, aurait dû prendre la parole et dire la vérité, celui-ci a préféré s’en tenir au proverbe « le silence est d’or »13 !

7Les appels à la mémoire non couplés d’un discours politique qui vise à établir les conditions de possibilité d’une écriture libre de l’histoire ont pour effet sans doute de sensibiliser au passé, mais avec pour conséquence retorse que dénonciation du passé (ou réhabilitation des victimes) et nostalgie de ce même passé deviennent interchangeables, faces miroitantes d’une mémoire non adossée à une méthodologie rigoureuse et à l’accès aux archives. Liu Xiaobo, alors jeune critique littéraire, analysait dès 1986 la continuité entre « littérature des cicatrices » et « littérature des racines » (xungen wenxue) :

Ce que j’ai du mal à comprendre, c’est que beaucoup d’auteurs « jeunes instruits » ont rejoint les rangs de ce retour vers le passé, si bien que le mouvement d’envoi à la campagne, initialement rejeté dans « La rive méridionale » de Kong Jiesheng ou « Le terminus du train » de Wang Anyi, se retourne peu à peu en apogée de la nostalgie chez Liang Xiaosheng et d’autres auteurs, réévalué et transmué en un souvenir mélancolique à faire pleurer les montagnes et les esprits, comme si l’envoi à la campagne n’avait pas été une vaste tragédie mais le chemin émouvant d’une inéluctable nécessité. (…)
De cette façon, la nouvelle littérature passe de la nostalgie pour les années 1950 à la réhabilitation de la construction du pays et de la révolution démocratique puis, de proche en proche, à l’approbation de l’envoi des jeunes instruits à la campagne et des camps de travail, pour finir par se prosterner une nouvelle fois devant le retour aux classiques de la culture traditionnelle14.

8Liu Xiaobo suggérait là que le mouvement progressif de libéralisation du discours officiel sur l’histoire permettait certes, dans un premier temps, à la « littérature des cicatrices » d’attribuer progressivement les souffrances vécues à différentes causes (d’abord uniquement la « Bande des quatre », puis la Révolution culturelle, puis Mao), mais pour ensuite procéder à un mouvement inverse, celui qu’opère la « littérature des racines », d’une nostalgie des années 1950 à la nostalgie de la Révolution culturelle, puis à la nostalgie de l’envoi des « jeunes instruits » à la campagne. La littérature ne se contente pas seulement de suivre le discours historiographique officiel, mais elle reconduit alors elle-même, dans sa propre pensée nostalgique de l’histoire, le principe de la réhabilitation, principe qui dirige le discours sur l’histoire du PCC15.

Ambiguïté de toute « littérature des ruines » : Heinrich Böll dans la revue Jintian

9Dans les deux premiers numéros de la revue Jintian (1978-1979) sont publiés deux textes qui tentent de mettre en parallèle implicitement l’état de la Chine au sortir de la Révolution culturelle et l’état de l’Allemagne en 194516. Le texte de Heinrich Böll « Pour une littérature des ruines » (« Bekenntnis zur Trümmerliteratur », 195217), traduit dans le premier numéro de Jintian, met l’accent sur l’importance d’une littérature qui regarde en face l’immense destruction de l’Allemagne au sortir de la guerre. C’est la tâche des écrivains de voir, de bien voir : « un bon œil appartient à l’outillage de l’écrivain » (« ein gutes Auge gehört zum Handwerkzeug des Schriftstellers »). La littérature allemande de l’immédiat après-guerre se doit d’être « de la guerre, des ruines et de ceux qui rentrent chez eux » (« Kriegs-, Trümmer- und Heimkehrerliteratur »), écrit Böll, évoquant en point final Homère, dont l’œuvre est constituée de ces trois éléments. Dans ce métier de l’écrivain (voir, décrire ce qui se donne à voir), s’exprime quelque chose qui se distingue de l’histoire, et des régimes de mise à distance, d’explication, de narrativisation de celle-ci. Mais c’est d’abord contre une certaine littérature, aux capacités de reconfiguration fausse, contre une forme de fiction au service de la reconstruction, que le texte de Böll revendique l’appellation de « littérature des ruines ». La publication du texte de Böll dès 1978 dans Jintian signale à la littérature chinoise renaissante la menace que représente l’envie d’oubli, d’effacement, d’arasement. Dans le deuxième numéro de Jintian, un bref article présente le « groupe 47 », la renommée de ses membres (Böll, Grass, Lenz, Enzensberger, Walser, Eich, Celan, Johnson…), le principe de leurs lectures annuelles et leur forte implication politique, au service d’une description vigilante du réel : « ce groupe d’auteurs se préoccupe des problèmes politiques de la réalité, le sujet de leurs œuvres concerne le plus souvent la vie contemporaine ou l’époque moderne, ils considèrent rarement les sujets historiques comme des contenus importants18. »

10Dans Luftkrieg und Literatur (De la destruction comme élément de l’histoire naturelle),W.G. Sebald a donné de la littérature allemande d’après-guerre un tableau sombre et critique, discriminant la littérature qui réactive des rouages épiques et maintient en son sein une idéologie voire une langue héritées de la période nazie, et les œuvres littéraires capables de montrer réellement les ruines, sans chercher à les recouvrir ou à les remettre sur pied. C’est le pouvoir de régénérescence, d’oubli et de reconstruction volontaire de la société allemande qui fascine, mais inquiète Sebald, à la différence de ceux pour qui ce phénomène culturel est un signe positif, de vitalité et de courage. Il y voit quelque chose d’anormal, de malsain, « un manque de sensibilité morale confinant à l’inhumain19 ». La littérature qui a « poussé sur nos ruines20 » « escamot[e] l’effroyable réalité de son temps derrière l’abstraction de l’art et la supercherie métaphysique21 » :

Même la littérature dite « des ruines », dont tant se réclamaient et qui revendiquait pour programme une vision intransigeante de la réalité, même cette Trümmerliteratur dont l’enjeu principal était, selon le credo de Heinrich Böll, de montrer « ce que nous avons trouvé (…) à notre retour » s’avère, à y regarder de plus près, un instrument adapté à l’amnésie individuelle et collective, vraisemblablement régulé par des processus plus ou moins conscients d’autocensure et destiné à occulter un monde dont le sens échappe22.

11Laisser béer les ruines est un projet en grande partie contraire aux traditions narratives, littéraires ou historiques. Parmi les rares œuvres qui, selon lui, échappent à l’idéologie de la reconstruction, Sebald situe aussi bien Le Silence de l’ange de Böll, qui y décrit, dans le cadre d’une fiction romanesque, la ville de Cologne en ruines, et l’agonie « agnostique », sans fard, du personnage de madame Gompertz, symbole d’une histoire sans rédemption, que des œuvres plus documentaires comme le texte d’Alexander Kluge sur le raid aérien sur Halberstadt23.

12L’ambiguïté analysée par Sebald de la « littérature des ruines » dans l’Allemagne de l’après-guerre peut être pour nous le signal d’une même difficulté relative à la littérature chinoise des années 1978-1979, au sortir de la Révolution culturelle. En repérant la nostalgie au cœur du projet même de la littérature des racines, comme devenir paradoxal de la littérature des cicatrices, Liu Xiaobo, comme Sebald, entend faire apparaître le sens historique, la vision historiographique qui sous-tend les œuvres littéraires considérées, et qui donne à leur construction, fictionnelle ou non, un sens qui va bien au-delà de ce qui s’y trouve explicité. La critique est donc d’abord elle-même politique, idéologique. Elle implique qu’il n’est pas possible d’écrire en littérature sur l’histoire contemporaine en dehors de tout schéma politique ; Liu Xiaobo en donne un exemple en percevant derrière un certain nombre d’œuvres littéraires l’application du principe politique de la réhabilitation, de même que Sebald analysait derrière les œuvres de la « littérature des ruines » une idée de la reconstruction incompatible avec une description de la réalité qui fût en quelque sorte suffisamment saisie d’effroi.

13S’il dénonce le principe de la réhabilitation, permanent dans le discours historiographique du PCC au point d’avoir été intégré par les victimes elles-mêmes et par la société civile lorsqu’elle appelle à l’écriture de l’histoire, Liu Xiaobo semble toutefois pris lui aussi dans une contradiction, car l’iconoclasme hérité du Mouvement du 4 Mai 1919, sur lequel il se fonde, s’allie chez lui à une vision du grand homme, du héros moral, et à une rhétorique du sacrifice du juste pour sauver la culture nationale24. De manière générale, les écrivains chinois qui s’attaquent aux désastres du passé tendent à le faire au nom des Lumières (comme Liu Xiaobo), de l’humanisme, des valeurs morales, de la dignité de l’intellectuel. Les textes de témoignage de Ba Jin, lui-même persécuté en tant que « génie malfaisant » (littéralement niugui sheshen : « monstres bovins et réincarnations de serpents », métaphore filée dans l’appellation d’ « étables » pour désigner les endroits où étaient enfermés les intellectuels, souvent sur leur lieu de travail, pendant la Révolution culturelle), disaient l’espoir de ne pas transmettre une « dette » aux générations suivantes.

Voilà pourquoi il faut construire un musée, un musée du souvenir. (…) Qu’on ait été victime ou bourreau, qu’on appartienne à l’ancienne ou à la jeune génération, qu’on ait ou non levé la main ou acquiescé de la tête en faveur de la « Révolution culturelle », qu’on ait été de la faction des rebelles, de la faction engagée sur la voie du capitalisme ou de la faction des je-m’en-foutiste, qu’on ait été un dragon, un phénix ou bien un bœuf ou un cheval, on viendrait en ce lieu pour se dévisager dans un miroir, pour contempler ce qu’on a accompli personnellement en faveur de la « Révolution culturelle » ou contre elle. Autrement, comment rembourserions-nous la dette inaliénable que nous avons contractée vis-à-vis de nos enfants, de nos petits-enfants et des générations futures25 !

14Le témoignage doit répondre à l’impératif « que l’histoire ne se répète pas », et Ba Jin dans les essais d’Au fil de la plume dresse à plusieurs reprises un parallèle entre la mémoire de la Révolution culturelle et la mémoire d’Auschwitz, notamment quant au risque de l’amnésie chez les jeunes générations. Il fit lui-même en 1950 un voyage en Pologne donnant lieu à un recueil de photographies commentées et préfacées par lui, et qui fut publié en mars 195126. Dans ce recueil assez bref, où les mots sobres et descriptifs s’effacent derrière les photographies, une préface vient cependant souligner que, quelles qu’aient pu être les horreurs commises par le régime hitlérien, l’avenir est ouvert et les fascistes vaincus : « la force de la paix l’emporte sur la guerre » (« 和平的力量战胜战争 »).

Se méfier du témoignage

15Interpréter tel texte comme un geste politique fort, ce qui peut être notre envie depuis l’Europe dès qu’il est question en littérature de Révolution culturelle, c’est risquer de ne pas voir qu’il est d’abord un texte autorisé27. Le témoignage peut être faux par omission ou par le cadre dans lequel il s’insère. La mention de l’histoire par la littérature peut être elle-même faussée. Et l’appel à la mémoire ne se valide pas uniquement par la force de ses répétitions. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’expression de lassitude, largement paradoxale pour nous aujourd’hui28, du poète Bei Dao face à l’omniprésence de l’histoire comme référence dans la littérature chinoise depuis 1979.

CLAUDE MOUCHARD : Le mot d’ « Histoire » apparaît dans vos poèmes. Et aussi « guerre », « saison de troubles »…

BEIDAO : La vie chinoise est intrinsèquement liée à l’histoire. Il faut porter ce fardeau de l’histoire. Le mot « Histoire » dans mes poèmes peut avoir une connotation ironique. Le poète doit essayer de régler le problème de ce fardeau. C’est un mot qui circule en Chine parmi les intellectuels. Un mot qui vient facilement à la bouche.

C.M. : Trop ?

BEIDAO : Oui. Il faut sortir de cette position. Il n’y a pas d’histoire objective. C’est une chose qu’on est toujours en train de refaire. Pour revenir au poème « Attente », il est vrai qu’il a trait, en commençant, à une sorte de conception de l’histoire ; mais c’est pour passer ensuite à autre chose.

C.M. : un autre mot que vous employez : « rêve »…

CHANTAL CHEN-ANDRO : Il y a deux mots que la tradition chinoise tend à opposer : rêve (meng 梦) et miroir (du réel, jing镜).

BEIDAO : Histoire et rêve, c’est très proche. L’histoire est le reflet du rêve. Ou l’inverse29.

16A cette attitude critique vis-à-vis de l’objectivité de l’Histoire, attitude compliquée des poètes, certains se sont empressés d’opposer le besoin de récits et de clarté. D’autres ont critiqué l’hermétisme de cette poésie dite « obscure » (menglong朦胧) diffusée par la revue Aujourd’hui, dans les années 1979-1980. Claude Mouchard, dans son très beau livre sur les « œuvres-témoignages » intitulé Qui, si je criais ?, revient sur le « certain droit à l’obscurité » qu’il faut, malgré tout et malgré les critiques prononcées par Primo Levi à ce sujet, reconnaître à des poètes comme Paul Celan, Vladimir Holan ou Nelly Sachs au moment même où ils se confrontent à l’histoire. Dans les rapports entre littérature et histoire, c’est souvent la poésie qu’on entend le moins. Et comment l’historien écouterait-il cette manière qu’ont les poètes d’évoquer, parfois même avec précision, mais en dé-référentialisant en même temps l’événement dont il est question ? La poésie de Bei Dao semble ne donner accès, comme celle de Paul Celan, qu’à un événement « rétracté », « ravalé », pour reprendre les mots de Claude Mouchard30. Qui plus est, c’est la référence à l’histoire elle-même ou au témoin, et non plus seulement à l’événement, qui tout à la fois s’affirme et se dérobe – par l’ironie notamment.

Attente

Nul escalier de pierre ne serait assez long

pour atteindre les solitudes lointaines

provenant d’époques différentes

les hommes ne pourraient avancer sous le même fouet

aucun cerf apprivoisé

ne saurait traverser l’étendue vide du rêve

nulle attente

Seule une graine fossile

Les mensonges sinueux des montagnes

ne nient pas son existence

les dents de la sagesse humaine

les crocs des violents

attendent patiemment

attendent, après la splendeur de la floraison,

l’unique fruit

Attente millénaire

La place de l’espoir déplie

une Histoire sans trace

un aveugle s’avance à tâtons

sur la feuille blanche

ma main se déplace

ne trace rien

j’avance

aveugle31

17Cette mise en cause de l’objectivité de l’histoire, si elle évite le piège que tend à la littérature la toujours possible mention référentielle de l’histoire, qui échoue à dire pourtant l’histoire – et plus encore en contexte de censure politique comme on l’a rappelé –, nous fait retomber dans l’échec de la transmission de la mémoire. L’écueil relevé par Liu Xiaobo critique de la littérature des racines et des cicatrices – que la mention de l’histoire se retourne en amnésie nostalgique – n’est pas plus périlleux que l’écueil de cette obscurité poétique que Primo Levi reprochait à Celan, dans A la recherche des racines. Anthologie personnelle : « Ecrire, c’est transmettre ; que dire si le message est chiffré et que personne ne connaît la clé32 ? »

18Du constat que pour le poète l’histoire n’est jamais objective mais toujours à refaire, Bei Dao va jusqu’au rejet du statut de témoin. Il faut sans doute comprendre ce non-témoin du poème « Sans titre » dans le recueil de 1990 en rapport avec le statut d’un sujet dépossédé de la scène historique (« J’ai quitté la scène » écrit Bei Dao dans le premier poème du recueil), contraint à l’exil par les événements de 1989. Qu’il n’y ait pas de clé à cette poésie ne dit cependant pas qu’elle soit chiffrée, mais bien au contraire qu’elle ne fonctionne pas selon le procédé du chiffrage, du remplacement d’une référence par une autre.

Sans titre 無題

le paysage biffé par le pinceau 被筆勾掉的山水

ici réapparaît 在這裡重現

ce que je désigne n’est pas rhétorique 我指的絕不是修辭

octobre au-dessus de toute rhétorique 修辭之上的十月

vole visible en tout lieu 飛行處處可見

les éclaireurs en noir 黑衣偵察兵

s’élèvent, réduisent le monde 上昇,把世界

à un cri 微縮成一聲叫喊

la fortune devient déluge 財富變成洪水

le flash en un instant s’amplifie, devient 閃光一瞬擴展成

expérience d’hivernage 過冬的經驗

quand, tel un faux-témoin 當我像個偽證人

je suis assis au milieu des champs 坐在田野中間

les troupes de la neige mettent bas les masques 大雪部隊卸掉偽裝

se font langage33 變成語言34

19Le poète Wang Jiaxin, traducteur de Paul Celan en chinois, passe d’une complexification du témoignage dans le très bref poème « Témoin » :

Témoin

Quand je veux te dire ce qu’est la vérité, je m’aperçois que je suis obligé de parler un autre langage.

见证

当我想要告你什么是真实时,我发现,我不得不用另一种讲话

20à un refus de témoigner, dans « Sans titre » :

Sans titre

Quand tu es obligé de parler, tu dois le faire, mais refuse encore une fois de servir de témoin à cette époque.

无题

在你不得不出来说话的时候,你要做的,却是再一次拒却给这个时代提供见证。35

Reportages, témoignages : quelle valeur pour l’historien ?

21W. G. Sebald préférait à la littérature dite « des ruines », souvent rehaussée d’héroïsme, la narration factuelle et le montage documentaire propres à l’œuvre hétéroclite d’Alexander Kluge, Le Raid aérien sur Halberstadt (« Der Luftangriff auf Halberstadt am 8. April 1945 »).Pour approcher la Révolution culturelle, plus proches du travail des historiens semblent être les écrivains qui ont entrepris de recueillir des témoignages dans lesquels est individuée et factualisée la mémoire. Par rapport à la « littérature de témoignage » dont on a fait un genre en Occident, les témoignages chinois dont il sera question ici, ceux de Feng Jicai (L’Empire de l’absurde36)et de Liao Yiwu (L’Empire des bas-fonds37), ne sont pas ceux de l’auteur : l’écrivain n’est pas celui qui témoigne. Mais les recueils, écrits de plume d’écrivain, ne sont pas non plus des anthologies de témoignages qui auraient été transcrits ou recopiés littéralement par un collecteur de témoignages. De même que les contes collectés par les frères Grimm sont en fait les contes de Grimm, les témoignages recueillis par Feng Jicai ou Liao Yiwu sont d’abord des textes écrits par ces deux auteurs. La position sociologique ou quasi-journalistique qu’ils peuvent adopter ne change pas réellement leur statut d’auteur, bien que les historiens qui ont recours à ces recueils ne fassent pas spécifiquement attention à ce point. Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals, historiens de la Révolution culturelle, citent ainsi dans La Dernière Révolution de Mao des témoignages empruntés au livre de Liao Yiwu en négligeant l’identité de l’énonciateur de ces témoignages38. Le problème de l’accès aux sources sur la Révolution culturelle a longtemps favorisé chez les historiens le recours à ces œuvres littéraires.Michel Bonnin, qui a réalisé un des premiers travaux d’historien français sur la Révolution culturelle, accorde une large place aux sources littéraires et notamment à ces témoignages recueillis par des écrivains, qu’il rapproche du modèle de l’interview collective en histoire orale et en sociologie. « Ces écrivains, écrit-il, ont su obtenir de leurs interlocuteurs, en leur garantissant l’anonymat, des “confessions” qu’un chercheur étranger ne pourrait pas facilement recueillir (…). C’est ce qui leur donne un intérêt sociologique particulier39. » Il puise aussi dans la littérature dite « des cicatrices » ou « néo-réaliste », apparue à la fin des années 1970, qu’il qualifie d’ « authentiquement réaliste », car elle rompt avec le réalisme socialiste et avec le romantisme révolutionnaire – les deux grands principes à la base de la littérature prolétarienne, depuis les années 193040 – « s’éloigne peu du reportage ou du témoignage », mais mêle « l’artifice littéraire » et les clichés de propagande au « substrat vécu » que l’opération de décantation historienne permettra de retrouver. Il y a bien quelques précautions d’usage à adopter avant l’intégration de ces récits au processus historiographique. On confrontera donc le texte littéraire à d’autres sources, à commencer par la certification par l’auteur lui-même :

L’utilisation de matériaux littéraires en sciences sociales impose toujours de faire la part entre le substrat vécu et l’artifice littéraire. Dans le cas de la Chine, elle impose également de faire la part de la propagande. (…) Dans la mesure où l’on connaît les lieux communs de la littérature de l’époque révolutionnaire chinoise, on peut assez facilement repérer les aspects d’une œuvre qui sont des concessions à un certain nombre de stéréotypes obligés. (…) Pour séparer ce qui est réaliste de ce qui ne l’est pas, on peut être aidé par les critiques littéraires et par les articles dans lesquels les écrivains eux-mêmes se défendent contre les critiques ou expliquent ce qu’ils ont voulu exprimer. Un bon moyen consiste à demander directement aux auteurs quelle expérience vécue leur a inspiré tel ou tel passage de leurs œuvres. (…) Cependant, le meilleur moyen de juger ce qui, dans une œuvre littéraire, a valeur représentative ou, du moins, est directement inspiré de la réalité, c’est la comparaison avec d’autres sources. (…) Ainsi, dans presque tous les cas où des sources littéraires sont citées, nous aurions pu nous référer à un passage d’une interview ou d’un entretien. Mais la même idée aurait été moins bien exprimée et le lecteur n’aurait pu se reporter à l’original41.

22L’historien Xu Youyu42, travaillant sur la mémoire d’anciens gardes rouges, appelle à plus de vigilance : la propagande n’est pas simple affaire de clichés langagiers ou idéologiques, mais aussi de structuration même du vécu. Le problème est que la subjectivité des acteurs de l’époque n’est accessible qu’à partir du présent, et que le discours sur l’enthousiasme révolutionnaire par exemple, comme facteur explicatif du mouvement des Gardes rouges, s’est infiltré dans les esprits des acteurs de l’époque. Dès lors, le modèle littéraire n’est pas plus problématique que l’est par exemple celui de l’entretien ou de l’interview collective. Plus encore, l’œuvre littéraire permet de souligner les usages parodiques, subversifs, des clichés idéologiques par les individus. La présence de slogans politiques ou de formules toutes faites du discours de propagande n’est pas nécessairement un simple masque à retirer pour accéder au substrat vécu. La vérité de l’expérience se dit aussi à travers le détournement de ce langage. Et alors le témoignage et la fiction se rapprochent pour donner corps à cette historicité sensible du discours politique, loin des clichés d’une imposition des idées politiques de haut en bas, sur des esprits sans résistance. En pleine période de famine, Chi Fu le gourmet, un des personnages-témoins de Liao Yiwu, fait brûler le chat vivant dans sa marmite et crie « Le vent d’est souffle, les tambours de guerre résonnent. Qui maintenant sur cette terre, qui a peur de l’autre ? », extrait d’une chanson vantant le triomphe des communistes. Maints exemples de ce type se retrouvent dans les romans de Mo Yan, les témoignages de Liao Yiwu, les romans de Yan Lianke.

23Si les problèmes de l’historien face au texte littéraire – témoignages et littérature dite « néo-réaliste » – sont donc ceux de la preuve et de la littérarisation, le regard littéraire sur les œuvres fondées sur le principe du témoignage doit, nous semble-t-il, penser ses conditions de possibilité de l’intérieur même et nous dire autre chose sur le problème de l’objectivité. Dans les recueils de témoignages de Feng Jicai et de Liao Yiwu, se présentent en effet des réponses internes à ces questions posées par l’historien aux témoignages. L’écrivain ne met pas seulement en forme mais problématise aussi le rapport du témoin à l’histoire. Les postures adoptées par Feng Jicai et Liao Yiwu diffèrent ainsi profondément43.

24La position de témoin est assumée nettement par Feng Jicai, dans son recueil de témoignages intitulé en français L’Empire de l’absurde :

Je me suis donné pour tâche d’édifier les archives du cœur et de l’âme de toute une génération. L’historien préserve et défend la mémoire de faits présents et passés, et l’écrivain, celle des âmes et des cœurs. C’est la littérature la plus noble qui puisse exister, c’est aussi sa vocation la plus élevée. Tous les autres genres lui sont inférieurs.

J’ai commencé mon métier d’écrivain en 1979 et j’ai écrit pas mal de romans, touchant de nombreux sujets, suivant mon inspiration, mais je n’ai jamais renoncé à l’engagement que j’avais pris au début de la Révolution culturelle c’est-à-dire de consigner et faire connaître ce qu’avait vécu et ressenti une génération entière de Chinois ordinaires. Depuis 1986, je me suis plongé dans la mémoire de ces faits, consacrant mon temps à écouter et à enregistrer des gens qui me racontaient leur histoire. J’ai reçu plus de quatre mille lettres de personnes qui demandaient à être écoutées, j’en ai interviewées plusieurs centaines. J’ai privilégié les témoignages qui me semblaient les plus significatifs, les plus frappants, les plus profonds. Puis, j’ai transcrit ces histoires en m’appuyant sur mon expérience d’écrivain, donnant ainsi une dimension littéraire à cette œuvre de mémoire44.

25Feng Jicai recueille les témoignages et leur offre son expérience d’écrivain : nous avons là une figure d’écrivain public modernisé. Mais l’introduction revient aussi sur l’origine de ce processus testimonial, sur la nécessité de témoigner et sur les dangers de cette activité, ainsi que sur la capacité de la littérature, et non simplement de l’écriture, à accueillir ces témoignages, à les cacher dans ses plis comme s’ils étaient de la fiction :

De ce jour-là, j’ai commencé à écrire en secret l’histoire des gens qui m’entouraient. Une entreprise de ce genre, je le savais, constituais un crime passible de la peine de mort. Aussi ai-je remplacé les noms de personnes et de lieux par des noms étrangers et situé l’action au siècle dernier. Ensuite j’ai signé ces histoires de noms d’auteurs étrangers comme Thomas Mann, Kipling, Gide ou Steinbeck. Si on les découvrait, je pouvais toujours prétendre que c’était des extraits de romans étrangers que j’avais recopiés des années auparavant. J’ai pris également la précaution d’écrire sur des petits morceaux de papier, plus faciles à dissimuler. Dès que j’avais terminé une histoire, je la cachais immédiatement, sous une brique, dans la fente d’un mur, au fond d’un pot de fleur, entre des couvertures, ou bien je collais mes morceaux de papier ensemble, je fixais le tout sous une citation du président Mao ou une affiche de la Révolution culturelle, que j’accrochais au mur. (… Suite au jugement public d’un homme accusé d’avoir écrit un journal intime, l’auteur décide de changer de procédé.) J’ai donc entrepris de retrouver, autant que c’était possible, chacun de mes morceaux de papier. J’ai résumé l’essentiel de leur contenu sur un papier plus fin et je me suis débarrassé des précédents, ensuite j’ai fait des rouleaux très serrés avec les nouveaux, je les ai enveloppés de papier huilé, j’ai démonté la selle de ma bicyclette, et j’ai fourré mes rouleaux, en les glissant et les poussant dans le cadre de ma bicyclette. (…) J’ai fini par ne plus pouvoir supporter de vivre perpétuellement dans la terreur d’être découvert et je me suis débrouillé, non sans mal, pour extraire mes rouleaux du cadre de ma bicyclette. Je les ai lus et relus pour les graver dans ma mémoire puis je les ai brûlés ou jetés dans les toilettes. De ce moment-là, j’ai changé de mode opératoire, si jamais j’éprouvais le besoin irrépressible d’écrire, je le faisais, ensuite j’apprenais le texte par cœur puis je le brûlais, il n’en restait aucune trace. J’ai agi ainsi jusqu’à la fin de la Révolution culturelle45.

26On retrouve dans ce récit des éléments de danger présents dans de nombreuses entreprises de témoignage menées au moment même des faits46, mais l’introduction nous dit aussi un projet d’œuvre globale qui échappe à la simple procédure d’enregistrement. L’écrivain n’est pas qu’un supplétif pour celui qui ne sait pas écrire, ni non plus pour celui qui ne sait pas assez bien écrire.

27Liao Yiwu, lui, suscite le témoignage par le dialogue, les questions provoquantes, tout en préférant à l’identité de journaliste celle de sociologue. Ce dialogue offre la possibilité d’une dissociation entre le témoignage, dont on nous dit qu’il contient sans doute des mensonges, et les questions de l’écrivain, dont la position n’est pas neutre visiblement, sans être positivement explicite. « Lao Wei », pseudonyme que se donne l’auteur pour mener ses entretiens, dit ainsi à l’acteur Gao Yan qu’il interroge, se plaçant sur la même scène que lui :

J’ai besoin de savoir ce que vous avez dans le ventre, pas d’entendre votre cinéma. Bien sûr, la vie est un jeu de rôles, mais je suis un mauvais spectateur, et je ne peux jamais m’empêcher d’aller voir ce qui se passe dans les coulisses, pour découvrir le masque que l’acteur aime se faire dans la vie normale47.

28La distanciation ainsi suggérée avec le récit du témoin permet de mettre en question le type de discours sur l’histoire tenu par les acteurs, d’engager une négociation du sens de l’histoire, entre discours déresponsabilisant et d’atemporalité et réhistoricisation par l’auteur, au travers de ses questions, mais aussi questionnement global sur l’histoire pour le lecteur, au travers de la succession et de l’accumulation des discours. Ainsi le fait que tour à tour un trafiquant de femmes cynique et une pratiquante du Falungong en perte de repères présentent l’histoire comme une simple répétition de bouleversements politiques arbitraires équivalents nous invite-t-il à nous fier à cette vision fataliste de l’histoire par laquelle les individus singuliers justifient leur comportement ou leur choix (avec cynisme pour l’un, désarroi pour l’autre) ?

Mes ancêtres ont tous travaillé de leurs mains, et ils se sont toujours pliés à la loi du clan. Quant à la loi de l’Etat, un jour c’est la « ligne directrice », un autre c’est le Grand Bond en avant, après ça a été les Trois drapeaux rouges des communes populaires, et puis les contrats familiaux, et encore plus tard, l’ouverture et les réformes économiques, la consolidation de l’économie… Bref, chaque empereur fait sa loi. Moi je suis un vrai plouc, et je n’arrive pas à m’adapter à tous ces changements48.

Quand on a traversé depuis des dizaines d’années autant de tempêtes : le trio liberté – démocratie – science, le socialisme, la lutte des classes, la réforme et l’ouverture, tout cela comme si c’étaient des tours de passe-passe ! Un coup à gauche, un coup à droite, on nous a menés par le bout du nez dans une course à travers le temps. Et pour finir, il n’y a plus personne pour nous mener et on se retrouve, tout au contraire, perdu et sans plus savoir dans quelle direction aller49.

29Il nous semble ici que la question de la littérarisation, posée par Michel Bonnin, doit être posée moins par rapport à la langue (son embellissement éventuel par l’écrivain) que par rapport au soubassement historiographique qui émerge de la structure des échanges et de ce qui s’y dit. Plus originale et frappante que la forme littéraire donnée par les écrivains aux témoignages est la présence constante dans les témoignages eux-mêmes, de littérature chinoise. Dans l’entretien mené par « Lao Wei » avec Chi Fu, le gourmet amateur de chair humaine, Liao Yiwu se réfère à Mo Yan et à son célèbre roman Le Pays de l’alcool, mais aussi au roman de Lu Wenfu Vie et passion d’un gastronome chinois, au classique chinois Au bord de l’eau et l’on songe évidemment encore à la nouvelle Le Journal d’un fou de Lu Xun. Toutes ces œuvres hébergent nombre d’histoires de cannibales, ce qui contribue à déréaliser le témoignage de cannibalisme historique ici rapporté. Cependant, la déréalisation est fallacieuse : si elle pousse le témoignage vers le mythe, le « réalisme magique » et la fabulation, les faits – la pratique courante, banalisée, du cannibalisme lors des pires moments de la Grande Famine chinoise (1958-1961) – sont bien historiques, même si ici l’acte d’ultime recours qu’est le cannibalisme est rapporté à un désir de gourmandise et d’excentricité. Le grand trouble suscité par cette contradiction entre une lecture fabulatoire et un savoir historique extérieur (contradiction exactement inverse à celle, ordinaire, commandée en littérature, de l’illusion référentielle ou de la willing suspension of disbelief), nous montre assez que la littérature ne vient pas seulement – voire pas du tout ici – combler les vides de l’histoire. Les documents historiques relatifs au même sujet, tels par exemple que les présente Zhou Xun dans The Great Famine in China 1958-1962, sont insupportables en un tout autre sens : l’enchaînement de rapports brefs et directs relatifs aux innombrables cas de cannibalisme bouleverse par la répétitivité et l’absence de toute emphase, de tout pathos, mais aussi par l’absence de toute démarche explicative ou d’imputation :

Date : January 24, 1960. Location : Tiejia village in Maji commune. Culprit’s name : Tie Erge. Number of victims : 2. Manner of crime : Exhumed victims’corpses and consumed the flesh. Reason : To survive.

Date : February 25, 1960. Location : Yaohejia village in Hongtai commune. Culprit’s name : Yang Zhongsheng. Culprit’s status : Poor peasant. Victim’s name : Yang Sanshun. Relation to the culprit : Younger brother. Number of victims : I. Manner of crime : Killed the victim and consumed the body. Reason : To survive50.

30L’énumération continue, longue. Au contraire, dans L’Empire des bas-fonds, le cannibalisme est rapporté à une caractéristique de l’identité nationale. L’événement contemporain est intégré dans une série de faits similaires narrés dans les histoires classiques :

En Chine, le cas le plus célèbre de cannibalisme qui ait été consigné dans les livres d’histoire, s’est produit lorsque le roi Zhou des Shang, qui voulait tester la loyauté du roi Wen des Zhou, le fit emprisonner dans une cave pendant trois ans. Zhou tua alors le fils de Wen, Boyikao, le fit découper en minces lamelles, puis mijoter jusqu’à ce qu’il se soit transformé en ragoût informe, qu’il servit au roi Wen. Le futur empereur de la dynastie des Zhou avait compris qu’il s’agissait de la chair de son fils, mais il ne cessa de s’exclamer : « Délicieux ! », tout en avalant gloutonnement le mets. Il n’en laissa pas une miette et finit par lécher son bol. Pour ne rien te cacher, à l’époque j’ai eu la chair de poule en lisant ces histoires de cannibales. Les anciens livres chinois regorgent de descriptions de ce type, et tout le monde se souvient de cette scène du Roman au bord de l’eau, dans laquelle Sun Erniang vend des brioches fourrées à la chair humaine. Il y a aussi le récit minutieux de cette autre scène où Li Kui éviscère Shi Wengong, puis découpe en morceaux le cœur encore palpitant de sa victime avant de le déguster en sirotant son vin51.

31Toutes ces histoires, qui suscitent un plaisir étrange, et semblent intégrer l’histoire récente au patrimoine identitaire national, déresponsabilisent moins qu’elles ne moralisent l’ensemble du récit et le rapport à l’histoire : ce qui est visé n’est plus la catastrophe singulière de la Grande famine, mais l’identité chinoise. En cela, l’auteur suit la veine de Lu Xun, qui dans sa nouvelle Le Journal d’un fou faisait d’un fait divers macabre le symptôme d’une identité nationale malade et proposait ainsi l’allégorie terrible d’un être chinois autophage, c’est-à-dire incapable de se constituer en acteur émancipé de l’histoire52. Il semble que chez Liao Yiwu, après la Révolution culturelle, ce soit cet héritage de Lu Xun qui l’emporte, marqué par une forte dimension symbolique, qui n’est pas, malgré les ruptures idéologiques avec la morale confucéenne, sans rapport avec la tradition classique de lecture allégorique, morale et didactique, des événements historiques rapportés dans les chroniques. Que la dimension critique soit aiguë, elle n’en recouvre pas moins du voile du mythe et d’une couche de tradition textuelle, l’événement dans son altérité historique propre.

32Ces recueils, entre enquête sociologique, étude « criminologique53 » et littérature de reportage, ne constituent pas vraiment des « œuvres-témoignages » au sens que donne Claude Mouchard à cette expression, notamment parce que se maintient un principe d’écriture de personnages typiques dans ces collections de cas exemplaires. Faut-il voir ici un manque de reconnaissance de la subjectivité dans la littérature chinoise54, qui se manifesterait particulièrement dans la littérature de témoignage, tendant à faire obstacle au récit personnel et à l’authenticité d’une expérience vécue ? Ce sont les reproches que Bei Dao et Liu Xiaobo tous deux adressent à la littérature de leur temps. Si Liu Xiaobo déplore qu’ « à ce jour, malgré l’immensité du territoire de la Chine et l’importance de sa population, on n’a[it] pas vu paraître un Archipel du Goulag qui pourrait montrer notre véritable visage au monde entier comme à nous-mêmes55 », très caractéristique nous semble être la critique de Soljenitsyne par l’écrivain Cong Weixi, témoin du système du camp de rééducation par le travail chinois (laogai). Il écrivait en 1983, dans un article sur Soljenitsyne et l’objectivité dans la littérature de témoignage :

Je m’attache à ce que mes œuvres soient vraies selon la réalité historique, sans enjoliver ni non plus déformer la vie. Selon moi, lorsque la subjectivité d’un écrivain déséquilibre la vérité objective, son œuvre a tendance à aller vers l’un de ces deux extrêmes : une littérature de mensonges qui crée des mythes comme ceux de la récolte de 5000 kg par mu, pendant le « Grand Bond en avant », ou une distorsion de la vraie nature de la vie qui peint toute chose de l’histoire de la Chine nouvelle en noir. Ces deux tendances contredisent le réalisme littéraire, alors je les fuis. (…) Franchement, je crois que le subjectivisme de Soljenitsyne déséquilibre la vérité objective. Sa colère était telle qu’il n’a créé aucun personnage bon. Les politiques intérieure et extérieure menées par la clique soviétique aux commandes défiaient le développement historique, mais vous ne pouvez pas dire qu’il n’y a pas un homme bon dans aucun coin de la structure sociale soviétique. Diriez-vous que ça c’est la vie réelle56 ?

33Ce jugement pour la vérité objective en tant qu’historique – ou plutôt historique en tant qu’objective –, qui appelle lui aussi à juger la littérature selon d’autres critères que le politique, déroute notre attente de témoignage authentique, alors même qu’il en appelle à l’authenticité du témoignage. Faut-il en conclure que le rapprochement entre les réalités historiques est forcé par notre envie d’universalisme, y compris dans le désastre ? Qu’appeler « camps » les lieux de rééducation par le travail, ces « écoles du 7 Mai », est illégitime ? Que le rapprochement opéré aussi bien par Ba Jin que par Liu Xiaobo entre la mémoire d’Auschwitz en Europe et celle des « dix ans de calamité » en Chine ne présume en rien de la nature de ces événements et, partant, de la nature de ces mémoires y compris dans les formes littéraires qu’elles adoptent ? Ou bien faut-il soupçonner ce témoignage d’être faux, faux alors qu’il s’affirme vrai et se montre conscient de l’attente du sinologue australien qui marque la distance de Cong Weixi à Soljenitsyne par ces mots : « Vos écrits reflètent la réalité historique jusqu’à un certain degré, mais ils ne sont pas tout à fait comme les romans de Soljenitsyne sur sa vie en prison57 » ? Au sinologue australien, Cong Weixi raconte avoir donné comme exemple de faux témoignage de Soljenitsyne Le Pavillon des cancéreux, car « seul le docteur est un homme bon. Tous les autres sont des animaux à sang froid, stupides, insensibles. Vous appelleriez cela la vraie vie ? Ou bien l’hystérie de la colère de Soljenitsyne58 ? »

34Ou bien encore faut-il comprendre que la littérature de témoignage ne peut être simplement « objective » au sens où l’entend Cong Weixi, qu’elle ne peut peser avec circonspection, et comme de l’extérieur, l’expérience individuelle et la totalité du système. A la littérature de témoignage, il est demandé d’être vraie sans être objective, d’être subjective tout en donnant la vérité de l’histoire globale, de dire une expérience de ce qui ne livre pas d’expérience positive. A tout cela, Cong Weixi répondait que les camps sont l’école de la vie et que le roman doit équilibrer les bons et les méchants ; qu’il faut en somme suivre l’avis de ce bon cadre du Parti qui lui rendit un jour le stylo Parker qu’on lui avait confisqué : « Aies confiance dans l’Histoire59. » Et entre lui et le lecteur de Primo Levi, de Soljenitsyne ou de Celan, il ne peut y avoir qu’une incompréhension profonde, et le sentiment que l’échec du témoignage est là, lorsqu’il ne suscite pas de forme littéraire spécifique mais que s’y maintient la positivité des normes d’écriture de l’histoire acquises, et la positivité de l’Histoire tout court.

35A cette vision dépassée de l’objectivité, qui entrave l’écriture de l’histoire, pourraient être opposées des formes mineures d’écriture de l’objet, qui rappellent les mots précis de l’appel à l’édification d’un musée de la Révolution culturelle par Ba Jin :

Pour que tout le monde voie clair, se souvienne nettement, le mieux serait de construire un musée de la « Révolution culturelle » où seraient exposés des objets concrets et réels, et où seraient reconstituées des scènes frappantes qui témoigneront de ce qui eut finalement lieu sur cette terre de Chine il y a vingt ans ! On y retracerait, à l’intention de tous, la marche des événements et on y rappellerait à chacun quel fut son comportement une décennie durant. On y ferait tomber les masques, on y creuserait les consciences, on y dévoilerait le vrai visage de chacun, on y rembourserait les petites comme les grandes dettes contractées par le passé60.

36Si le musée n’a pas été construit61 et si Ba Jin a dû se résigner à désigner métaphoriquement ses textes réunis en volumes comme le « musée » lui-même (« Qu’on tienne ces cinq volumes, par les paroles vraies qu’ils renferment, pour le “musée” où l’on dénonce la Révolution culturelle62. »), on trouve dans le film de Wang Bing, Le Fossé, sorti en 2012, fiction-documentaire, une grande attention accordée aux objets. Cette démarche peut être rapprochée de celle du poète Yu Jian qui, dans le recueil Dossier 063, transforme en objet poétique critique ce pilier du système communiste qu’est le dossier secret qui accompagne la vie de l’individu. On peut voir dans cette attention précise aux objets dans la littérature et le cinéma, à défaut d’une pensée historiographique, un mode mineur d’écriture de l’histoire, manière de contourner les modèles historiographiques dominants64.

37(Universités Paris 8 et Paris 7)