Relire Didon se sacrifiant
1Les Muses sont filles de Mémoire. Relire une tragédie de la Renaissance, une « tragédie humaniste », c’est la lire, justement, en humaniste, c’est-à-dire, adopter aussi nécessairement que passionnément une perspective intertextuelle et comparative ; c’est envisager les résonances des textes poétiques, dramatiques, théoriques, avec lesquels elle entre en dialogue ; c’est éclairer les singularités et les partis pris du texte à la lumière des souvenirs qui l’inspirent – éventuellement de manière décalée voire polémique. Relire Didon se sacrifiant, c’est donc évidemment s’imprégner de l’Enéide et mesurer l’immense retentissement du poème virgilien à la Renaissance ; c’est mesurer aussi des écarts et comprendre en quoi Jodelle n’est pas Virgile. Mais d’autres intertextes s’avèrent non moins éclairants, que ce volume incite à ne pas négliger. Une nouvelle proposition de datation à la lumière de vers de Baïf invite à (re)découvrir Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze ; une relecture guidée par l’art poétique Horace offre une autre application de cette méthode, introduisant six études qui multiplient les approches grâce à de nouvelles comparaisons.
D’abord un nouvel essai de datation1
2En relisant les deux tragédies de Jodelle qui sont parvenues jusqu’à nous, on est surpris de constater à quel point la critique a privilégié la première, Cleopatre captive, par rapport à la seconde (?), Didon se sacrifiant, qui ne semble pourtant ni moins intéressante ni moins belle. La raison, dira-t-on, paraît simple : Cleopatre est connue comme la première tragédie française digne de ce nom, ayant joui de surcroît d’une double représentation bien attestée et apparemment couronnée de succès. Aucune preuve décisive ne permet au contraire d’affirmer que Didon a été jouée ; surtout, du fait de sa publication posthume (1574), on est dans l’embarras pour la dater, c’est-à-dire pour la situer avec précision dans l’histoire et les évolutions du genre tragique renaissant en langue française. Pareille incertitude gêne toujours la critique, de telle sorte que les textes mal datés sont souvent plus ou moins négligés, au moins dans la perspective érudite de l’histoire littéraire. C’est pourquoi il ne sera peut-être pas inutile d’introduire ces études en revenant sur la question de la date de Didon : une situation plus précise dans le temps pourrait contribuer à renouveler l’interprétation de cette tragédie.
3Les éditeurs modernes du texte reconnaissent généralement qu’ils ignorent la date de composition de la pièce2. Tout au plus proposent-ils des fourchettes de datation assez diverses.
4Enea Balmas, s’appuyant sur Charles de La Mothe, fait de Didon une pièce de la maturité. Il cite la préface de celui-ci en l’enrichissant de quelques mots de son cru : « expressément on a meslé en ce volume plusieurs pièces faites par l’auteur aux plus tendres ans de sa jeunesse, [avec des poèmes de la maturité : noter ici un ajout du critique], afin que l’on cognoisse quel a esté l’autheur en ses escrits, et en son adolescence, et en la suite de son age plus viril. On y a mis aussi aucuns poemes imparfaits ». Balmas en conclut que « Didon est une œuvre de la maturité de Jodelle, et qu’elle passait aux yeux de La Mothe pour un exemple parfaitement accompli de sa production théâtrale la mieux réussie. » Il croit même y discerner des allusions aux guerres de religion. Cette lecture est au moins discutable tant le texte de La Mothe qui l’inspire paraît vague et ambigu. Elle a été mise en question par Charles Mazouer, qui écrit, sans emporter davantage l’adhésion : « selon l’éditeur posthume, L’Eugène et Cleopatre seraient des œuvres de jeunesse à quoi pourrait s’opposer Didon se sacrifiant, qui serait le fait d’un poète plus mûr. L’étude de la pièce fait un peu douter de cette hypothèse et le talent dramatique se trouve plutôt du côté de Cleopatre captive.3 » Pareil jugement de valeur, quand bien même on y souscrirait, ne saurait valoir datation : rien ne dit hélas que l’on progresse en vieillissant.
5Dans son édition de 2002, Jean-Claude Ternaux définit pour sa part une fourchette de datation assez large, qu’il développe dans un récent volume critique qu’il co-signe avec Sabine Lardon : entre 1553 et 15574. Enfin, Emmanuel Buron, partant d’une fourchette plus large, a pourtant tenté d’être plus précis dans le recueil d’articles qu’il a coordonné avec Olivier Halévy5. Il adopte lui aussi comme terminus a quo le mois de février 1553, qui voit la double représentation de Cleopatre captive, unanimement saluée comme la première tragédie française ; et comme terminus ad quem la tragédie Cesar de Jacques Grévin, représentée le 16 février 1561 et publiée la même année, dans la mesure où plusieurs vers de Calpurnie semblent imiter certains vers de Didon (même si Ellen S. Ginsberg, éditrice de Grévin, a émis l’hypothèse que l’imitation ait pu se produire en sens inverse6). Mais Buron suppose l’écriture antérieure à février 1558, date de la mascarade que Jodelle organise pour recevoir Henri II à l'Hôtel de Ville de Paris, et dont il rend compte dans le Recueil des inscriptions : en effet, puisque Jodelle prétend alors qu’on lui avait commandé d'abord une tragédie ou une comédie, et qu'il en avait plusieurs en réserve, Didon se sacrifiant serait probablement l'une d'elles. Rappelant enfin les précisions que donne La Mothe sur une représentation somptueuse organisée par Charles d’Espinay, Buron en conclut, non sans vraisemblance, que la pièce fut « sans doute composée et représentée somptueusement en 1556-15577 ».
6Mais la pièce n’a-t-elle pas été entreprise beaucoup plus tôt ? Peut-être avant même Cléopâtre captive ? Telle est du moins ma propre hypothèse, qui n’exclut nullement celle d’un achèvement vers 1556.
7Mon argumentation se base principalement sur le sonnet de Baïf publié en 1572 dans le Quatrième Livre des Passetems et reproduit par Jean-Claude Ternaux au début de son introduction. Comme ce sonnet n’a connu lui-même qu’une publication tardive, il n’a jamais été exploité pour tenter de dater la pièce de Jodelle. Or il est pourtant riche d’informations (et par conséquent datable) pour qui en connaît un peu le contexte :
A ESTIENNE JODELLE
Tandis que grave en la Françoise scene,
Ta greve ornant de tragique chaussure,
Ceignant ton chef d’ierrine feuillure,
Tu fais marcher une Didon malseine :
Pauvre Didon en non portable peine,
Jalouse iree à venger son injure,
(Las malement !) contre Ænee parjure,
Qui trop cruelle en soy-mesme forcene :
Encor, Jodelle, en voix humble je chante,
N’osant pousser d’aleine qui soit forte
Mes petits vers rampans d’alure basse,
Bien que Ronsard pour tragique me vante :
Mais celle ardeur que j’eu premier est morte,
Depuis qu’Amour me rompit mon audace8.
8Ce sonnet de Baïf me semble écrit en 1552 ou en 1553, et ce pour plusieurs raisons :
-
Le sonnet est composé en décasyllabes, comme presque tous les sonnets des Amours qu’il dédie à Meline en 1552, tous sauf un ; à partir de 1554, Baïf préfèrera le sonnet d’alexandrins, notamment dans sa poésie amoureuse9.
-
Baïf ne fait aucune allusion à la représentation de Cléopâtre captive (février 1553).
-
Il renvoie au présent à une déclaration de Ronsard : « Ronsard pour tragique me vante » ; or c’est une allusion une ode publiée dès 1550 où Ronsard peignait Baïf en futur restaurateur de la tragédie :
[…] premier tu t’accomodes
A la tragique chanson
Epovantant d’un grand son
Et d’un stile tel qu’il faut
Nostre François échaufaut :
Des grands Princes miserables
Trainant en long les regrés
Par tonnerres exécrables
Bruians és tragiques Grés10.
-
Ronsard n’a jamais renouvelé de pareilles déclarations par la suite, prenant acte que Baïf était devenu à partir de 1552 un poète de l’Amour et cherchant d’autant moins à le ramener à une vocation théâtrale, que c’est Jodelle qui s’était imposé entre-temps comme le restaurateur de la tragédie, salué à ce titre par Ronsard lui-même.
-
La formule « Mes petits vers rampans d’allure basse » renvoie aux heptasyllabes familiers du livre II des Amours (1552), que Baïf est en train (ou vient) de composer.
-
Surtout, dans ce recueil de 1552 se trouve une déclaration parallèle de Baïf, justement dédiée à Ronsard, et très voisine du sonnet à Jodelle. En voici les premiers vers :
A PIERRE DE RONSARD
Moy qui d'un vers enflé les changements divers
Des royaumes brouillez, sur la Françoise scene
Vouloy dire, o Ronsard, or ne puis-je qu'à peine
Ramper peu courageux par ces bien humbles vers.
Amour si griefvement est venu me blesser
Brisant d'un grand despit ma hautaine entreprise […]. (v. 1-6)
9La similitude des deux textes de Baïf invite à les considérer comme à peu près contemporains l’un de l’autre. Pour en finir avec l’analyse du sonnet, on peut noter encore qu’il ne fait pas seulement état d’un projet de tragédie ; le fait que le sonnet soit entièrement composé en rimes féminines laisse à penser que Baïf a lu le texte de Jodelle ou qu’il en a parlé avec lui : il sait que plus de la moitié des répliques de la tragédie (notamment toutes celles de l’acte I et de l’acte V) sont elles-mêmes entièrement en rimes féminines.
10Faut-il pourtant maintenir la priorité de Cléopâtre sur Didon (notamment pour respecter l’ordre des pièces dans le témoignage de Moysson11, comme dans l’édition préparée par La Mothe en 1574) ? C’est probable. D’autant que Baïf ne publie pas son sonnet dans les Amours parues en décembre 1552. Il faudrait plutôt dater le sonnet de Baïf de 155312 ; à cette date, il songe sans doute à une « continuation » de ses Amours de 1552 et compose encore des sonnets décasyllabiques et de « petits vers » pour Meline (ils seront publiés beaucoup plus tard dans les Diverses Amours en 1572). Le sonnet aura alors été composé avant le départ de Baïf pour Poitiers à l’automne 1553 (Poitiers où il adopte l’alexandrin et où il passe l’année 1554, bien loin de Jodelle).
11La tragédie Didon se sacrifiant a donc pu être composée dans la foulée enthousiaste du succès de Cléôpatre. Si le sonnet date de 1553, il est toutefois un peu étrange que Baïf, qui avait joué un rôle majeur dans la « pompe » en l’honneur de Jodelle, n’y fasse aucune allusion dans son sonnet, et semble présenter Didon comme une première… On ne peut donc écarter, dans l’état actuel de nos connaissances, l’hypothèse que Cleopatre soit seulement la première tragédie représentée, et que Didon se sacrifiant ait été écrite en même temps, ou peu avant.
12Situer la pièce (ou au moins une ébauche très avancée) dès 1552 ou 1553 permet d’autre part d’établir un lien plus étroit entre Didon se sacrifiant et la « tragédie » de Théodore de Bèze Abraham sacrifiant, publiée et jouée à Genève en 155013. On sait que des relations personnelles entre Jodelle et Bèze sont attestées à l’été 155114. Le jeune Jodelle est à cette date un admirateur de Bèze. Il n’est pas douteux que Jodelle avait lu cette pièce et qu’il choisit un peu plus tard son propre titre en réaction, après avoir pris ses distances avec Genève et rejoint à Paris la future Pléiade que fustigeait Bèze dans sa préface. Le titre Didon se sacrifiant est incontestablement une sorte de réponse insolente à cette préface elle-même pleine d’ironie, un pied de nez à Bèze et à Genève... Ainsi, Jodelle affiche une filiation avec cette première tragédie, mais une filiation polémique. Compte tenu du titre, il est probable que le projet de Didon se sacrifiant ait germé dans l’esprit de Jodelle dès sa rupture avec Genève, peut-être dès son retour à Paris, avant la rédaction de Cleopatre captive. Emmanuel Buron écrit à juste titre : « Sa tragédie est une réponse critique à celle de Bèze. Jodelle choisit un sujet antique, non biblique ; le sacrifice est accompli, et c’est un suicide ; les dieux sont cruels ; le pieux Enée est malmené et la pièce respecte le modèle antique. Ces différences systématiques deviennent significatives comme autant de formes délibérées d’opposition sitôt qu’on considère que Jodelle a connu Bèze peu après la représentation d’Abraham sacrifiant.15 » Mais si l’on souscrit à ces propos (qu’il serait opportun et fécond de développer), une réponse critique paraît plus vraisemblable, plus perceptible et plus efficace à quelques mois d’écart qu’à quelques années…
13Des raisons similaires liées à la datation de la pièce invitent aussi à reconsidérer sa dramaturgie et à ne plus reproduire l’anachronisme d’une lecture strictement aristotélicienne et nécessairement décevante. Au milieu du seizième siècle, l’Art poétique d’Horace est sans doute plus que la Poétique d’Aristote la fenêtre la plus adéquate pour observer l’horizon dramaturgique, et situer sur cet horizon la spécificité de la poétique de Jodelle.
Pour une poétique de la tragédie humaniste16
14La tragédie est au XVIe siècle très largement fondée sur une poétique préaristotélicienne17. Juger la tragédie de la Renaissance à l’aune d’une tragédie classique qui obéit à une dramaturgie aristotélicienne de l’action, de l’histoire, « de l’agencement des faits en système » (50a15), en fausse en partie la lecture18. Pour Aristote, « la tragédie est représentation non d’hommes mais d’action » (50a15). « Sans action (praxis), il ne saurait y avoir de tragédie, tandis qu’il pourrait y en avoir sans caractères (êthos) » (50a23)19. Dans la tragédie humaniste, au contraire, les caractères et leur représentation sont primordiaux. Didon se sacrifiant est une pièce dont un des enjeux essentiels est la mise à l’épreuve des caractères et la représentation des protagonistes par les autres et par eux-mêmes. De l’image de Didon donnée par les différents personnages de l’acte I à son incarnation à partir de son entrée en scène à l’acte II ; et de la représentation d’Enée par lui-même à celles que renvoient les autres personnages. La tragédie de la Renaissance est en cela surtout redevable aux analyses d’Horace dans son art poétique20, qui définit le cadre d’une poétique des personnages. Après avoir énuméré les différents types de poèmes (v. 73-85)21, le poète latin consacre en effet l’essentiel de son épître aux Pisons au théâtre. Il commence à poser en principe l’impératif du pathétique, non pas de la catharsis, mais bien du movere, la nécessité pour une poésie dramatique d’incarner des passions pour émouvoir le spectateur :
Non satis est pulchra esse poemata; dulcia sunto
et, quocumque uolent, animum auditoris agunto
[…] si uis me flere, dolendum est
primum ipsi tibi; tum tua me infortunia laedent,
Telephe uel Peleu; male si mandata loqueris,
aut dormitabo aut ridebo. Tristia maestum
uoltum uerba decent, iratum plena minarum. (99-100, 102-105)Ce n’est pas assez que les poèmes soient beaux, ils doivent encore être pathétiques et conduire à leur gré les sentiments de l’auditeur. […] Si vous voulez que je pleure, commencez par ressentir vous-mêmes de la douleur : alors, Télèphe, alors, Pélée, vos infortunes me toucheront : mais si vous dîtes mal le rôle qui vous revient, en ce cas je sommeillerai ou je rirai. Les paroles seront tristes avec un visage affligé, chargé de menaces s’il est irrité, etc.
15Mais l’efficacité théâtrale ne repose pas seulement sur le jeu, sur l’actio au sens rhétorique du terme, que développe ici la contribution d’E. Buron, elle dépend aussi de la qualité de la conception même des personnages. Horace s’adresse ensuite au poète pour poser en principe qu’il faut créer des personnages conformes à une typologie d’ensemble, c’est-à-dire que chaque rôle doit être en accord avec le statut du personnage représenté, dieu ou héros, vieillard ou jeune homme, dame de haut rang ou nourrice, Colchidien, Assyrien ou Grec (v. 114-118). Cette typologie fonde la répartition et la différenciation des rôles, masculins et féminins, troyens et phéniciens, de premier et de second plan, dans la pièce de Jodelle et en détermine la structure même22. Horace développe à partir de là l’idée qu’il est préférable d’emprunter les personnages à la tradition mais aussi d’être fidèle à leur représentation par cette tradition :
Aut famam sequere aut sibi conuenientia finge
scriptor. Honoratum si forte reponis Achillem,
impiger, iracundus, inexorabilis, acer
iura neget sibi nata, nihil non arroget armis.
Sit Medea ferox inuictaque, flebilis Ino,
perfidus Ixion, Io uaga, tristis Orestes. (119-127)23Suivez en écrivant la tradition ou bien composez des caractères qui se tiennent. S’il vous arrive de remettre au théâtre le célèbre Achille, qu’il soit infatigable, irascible, ardent, qu’il nie que les loix soient faites pour lui et n’adjuge rien qu’aux armes. Que Médée soit farouche et indomptable, Ino plaintive, Ixion perfide, Io vagabonde, Oreste, sombre24.
16Le processus décrit ici par Horace dans son premier exemple, la transposition dans une pièce de théâtre latine d’un des personnages principaux de l’épopée grecque, Achille, est celui qu’adopte Jodelle, qui transpose dans une pièce française le personnage principal de l’épopée romaine, Enée. Horace définit chaque personnage emprunté à la tradition ou créé de toute pièce par des traits qui fondent et expliquent son comportement. Comme on le voit dans les exemples qu’il donne, ces traits sont souvent résumés dans un ou plusieurs adjectifs, qui qualifient tour à tour ou à la fois le caractère et la passion qui domine le personnage25. Achille est ce héros intrépide, ce combattant infatigable, mais aussi cet homme en colère, iracundus, que représente le début de l’Iliade, tout à sa passion et à sa violence. Médée est féroce, toute à son amour puis à sa jalousie, Oreste triste, etc. L’action de chaque personnage se déduit de ces traits dominants, mais aussi dans la pièce de Jodelle, de façon très particulière, de la tension entre ces différents traits. Didon est cette amante passionnée, que le début du livre IV de l’Enéide représente frappée par la fureur amoureuse dont l’ensemble de la pièce illustre les conséquences tragiques. Mais elle est aussi une reine, une dame de haut rang (« matrona potens » dit Horace, v. 116), une reine trahie que le courroux autant que l’amour domine. Enée est un héros (v. 114), le fils d’une déesse, voué à la fidélité aux dieux et à Troie, mais aussi un homme en proie à la pitié et au remords. Chacun représente cette tension entre statut, caractère et passion que la situation tragique vient provoquer et exacerber, c’est pourquoi tout doit commencer in medias res26.
17Le texte d’Horace théoriserait ainsi assez précisément une poétique des personnages comme poétique des statuts, des caractères et des passions, incarnés dans un discours et une attitude, selon une logique de la représentation cohérente, jusqu’à la fin de la pièce, de ce qui définit un personnage. Chaque personnage doit en effet « rester jusqu’au bout lui-même » (127 : sibi constet), aller au bout de qui le définit. Jodelle procède ainsi, Didon reste constante dans son amour, cette fureur amoureuse qui s’approfondit peu à peu jusqu’au désespoir. Et toute la pièce repose précisément sur la tension qu’elle implique, mais aussi sur la difficulté du pius Enée, personnage épique, défini par cette pietas, à affronter le furor tragique de Didon, à ne pas lui-même y céder, en même temps qu’à maintenir une constance de son personnage dans la diversité des points de vue sur son attitude. C’est ce qu’illustrent bien ici les communications de Sabine Lardon et de Bruno Méniel en interrogeant à la fois le rapport à la fama, à la tradition virgilienne et le réinvestissement, par le discours et la confrontation, des traits constants de chaque personnage. L’essentiel pour Horace est de « reddere personae convenentia cuique » (v. 316) de « donner à chaque personnage les traits qui lui conviennent». Le critère d’une bonne pièce est qu’elle soit « morata recte » (v. 319), que les caractères y soient bien observés et bien exprimés par leur attitude comme par leur discours. Jodelle complexifie et interroge, pour le plus grand bénéfice de la définition de sa propre poétique tragique, cette poétique horatienne des personnages en multipliant les regards et les tensions à leur propos.
18Jodelle exploite notamment pour ce faire le potentiel rhétorique de l’épopée, reprenant et amplifiant les discours des personnages épiques, comme en témoigne ici Bruno Méniel, qui s’appuie sur l’analyse que les commentateurs antiques et humanistes appliquaient au discours virgilien27. Mais il montre aussi que Jodelle met la rhétorique du discours au service d’un approfondissement de la représentation et de la réflexion sur les passions, tandis que Sabine Lardon confronte pour ce faire le discours passionné de Didon aux analyses de Sénèque dans le De Ira. La contribution de Sandra Provini analyse de son côté de manière fine et détaillée comment Jodelle, tout en suivant le modèle virgilien parfois de très près, l’infléchit en le conjuguant au discours moderne de la passion, celui du pétrarquisme. Bien loin de dénaturer et d’affadir le tragique des personnages ici mis en scène, ce travail de réécriture en préserve et même approfondit la grandeur. Les membra disjecta de l’épopée résonnent plus que jamais d’une voix inspirée, qui traite de grands sujets, magna sonaturum28, d’autant plus grands et sensibles qu’ils sont ici actualisés. L’ensemble des contributions, par l’analyse qu’elles consacrent aux discours des personnages, permet ainsi d’en réévaluer le sens et la portée. Le reproche longtemps fait à la tragédie de la Renaissance d’être trop rhétorique pour être théâtrale est fondé sur une lecture en partie anachronique de la rhétorique elle-même. La pièce est théâtrale parce que rhétorique, elle est une parole en acte, en attitudes et intonations, selon les principes de l’actio rhétorique que rappelle Emmanuel Buron en analysant de manière magistrale la façon dont la dramaturgie tragique déborde les cadres rhétoriques, dissociant progressivement parole et action, et dont Jodelle crée une tragédie de l’impossible performativité, Didon s’isolant et s’enfermant peu à peu dans une parole intransitive qui fait de l’acte du suicide son seul moyen, finalement, d’expression.
19C’est aussi à Horace que Jodelle doit, comme ses contemporains, de faire du chœur un acteur, un personnage collectif à part entière (193 et s.) :
Actoris partis chorus officiumque uirile
defendat, neu quid medios intercinat actus,
quod non proposito conducat et haereat apte.
Ille bonis faueatque et consilietur amice
et regat iratos et amet peccare timentis;
ille dapes laudet mensae breuis, ille salubrem
iustitiam legesque et apertis otia portis
ille tegat commissa deosque precetur et oret,
ut redeat miseris, abeat Fortuna superbis.Le choeur tiendra son rôle et sera vraiment un personnage. Il ne dira entre les actes rien qui ne tienne au sujet et n'y soit étroitement lié. Son rôle est d'appuyer et de conseiller en ami les honnêtes gens, de calmer les colères, de réserver sa sympathie aux personnages scrupuleux, de célébrer la sobriété, la justice tutélaire, la loi, la paix. Il gardera les secrets et demandera aux dieux, dans ses prières, de rendre le bonheur aux misérables, de l'enlever aux superbes.
20Cette double vocation du chœur, à jouer le rôle d’un acteur pendant les actes et à tenir collectivement entre les actes des propos qui se rapportent au sujet général de la pièce mais en fournissent une sorte de commentaire moral, politique et religieux qui peut prendre un tour lyrique (prière ou déploration), est rigoureusement respectée29. Mais, en dédoublant le chœur en deux entités, le chœur des Phéniciennes et le chœur des Troyens, Jodelle décentre le regard. Ce sont ces différents aspects qu’explore ici la contribution de Jean Vignes qui, comme les autres contributions de ce volume, éclaire la façon dont les choix poétiques de Jodelle sont indissociables de ses interrogations propres, notamment métaphysiques.
21L’ensemble des communications a mis en effet en lumière la dimension philosophique, politique et religieuse très particulière de cette pièce. Si se rejoue ici une réflexion stoïcienne sur la relation des passions à la raison, comme le suggèrent les communications de Sabine Lardon et de Bruno Méniel, Jodelle en renouvelle profondément les circonstances, en inscrivant cette réflexion dans un monde seulement humain. Selon l’analyse des chœurs de la pièce par Jean Vignes, si le ciel n’est pas vide, les dieux ne s’occupent guère des affaires des hommes livrés à la vicissitude. Monde tragique, d’être un monde trop humain et trop imparfait.
22La contribution de Nicolas Lombart, en s’attachant à la question de la promesse trahie dans la pièce, en montre toute l’importance dans la société d’ancien régime comme dans la tragédie : seul rempart humain contre les aléas de l’histoire et des passions. Les deux personnages principaux sont tragiques aussi d’incarner la culpabilité de la promesse trahie, l’un envers Didon, l’autre envers Sichée, mais aussi et peut-être surtout la fragilité des serments et des paroles, de ces vains remparts que l’homme dresse contre les vicissitudes du monde.
23*****
24Les six études ici proposées ont en commun de donner à comprendre ce qu’est la tragédie humaniste, une tragédie de la réécriture qui suppose l’actualisation des enjeux religieux et politiques, une tragédie de la réinvention de personnages qui accèdent par la composition dramatique, dans la fugue même des dialogues et des monologues, des discours qui les représentent et où ils se représentent, à ce statut de personnages tragiques, complexes et fragiles, déchirés et conscients, mais aussi incarnés, corps et voix, comme nombre des analyses qui suivent le mettent en lumière. Car ces six études sont aussi des leçons de lecture. Elles procèdent toutes à une analyse de l’ensemble de la pièce et fondent sur une attention précise à sa lettre leur étude de son sens et de sa portée, des enjeux de la singulière poétique du désespoir ici mise en œuvre.
25(Jean Vignes, Université Paris-Diderot, CERILAC et Nathalie Dauvois, Université de la Sorbonne nouvelle, EA 174)