Didon se sacrifiant de Jodelle : étude de quelques échos lexicaux
Introduction
1Seconde tragédie de Jodelle, après Cleopatre captive, Didon se sacrifiant frappe d’emblée par ses nombreux effets d’échos lexicaux. Nous ne nous intéresserons pas ici à ceux qui relèvent de la « figure de nombre » et qui rythment vers et tirades1, mais à ceux, plus diffus, qui traversent la pièce de part en part.
2À l’ouverture, la tirade protatique de la pièce prononcée par le Troyen Achate, fidèle compagnon d’Énée, revêt une valeur programmatique, conformément à son rôle, en ouvrant les principaux réseaux lexicaux de la pièce : le destin, la fureur, la souffrance et la mort, la faute troyenne. Ces réseaux vont ensuite se développer à travers des échos intratextuels qui tirent autant de fils directeurs à travers la pièce, guidant le public dans l’édification de sa morale. Ces répétitions intratextuelles se doublent, ponctuellement aussi, d’échos intertextuels, qui rapprochent les deux tragédies de Jodelle, Didon se sacrifiant et Cleopatre captive, et croisent leur leçon. Nous nous consacrerons ici à deux principaux réseaux qui permettent de confronter les personnages de Didon et d’Énée, conformément à la structure duelle d’une pièce bi-chorale (avec un chœur des compagnons d’Énée et un chœur des Phéniciennes)2.
I – Didon, du furor au scelus nefas
3Florence Dupont, dans son analyse du théâtre de Sénèque, distingue trois temps : le dolor, le furor et le scelus nefas. L’étape du dolor est exacerbée par le rappel incessant du crime (ici celui qu’aurait commis Énée), entraînant le furor (état d’irresponsabilité juridique) qui lui-même mène au crime contre nature : le scelus nefas3. Dans la pièce toutefois, Didon apparaît d’emblée furieuse, même si l’évocation de sa souffrance suit aussitôt après.
Le portrait protatique
4La thématique de la fureur apparaît de fait dès la description qu’Achate nous livre de la reine carthaginoise, enflammée et forcenée4 :
Jettez-vous point donc l'œil sur l'amante animee ?
Sur Didon, qui d'amour et de dueil renflammee,
(Ja desja je la voy forcener, ce me semble,)
Perdra son sens, son heur, et son Enee ensemble ? (Achate, I, 19-225)
5Didon est décrite comme transportée par une passion incontrôlée et violente, dont l’expansion des vers 53 à 60 (qui compare sa flamme d’abord à des charbons ardents puis à cent éclairs) est elle-même mimétique.
Lors que son hoste Amour de ses flammes mordantes,
Peu à peu devoroit ses entrailles ardentes,
Braisillant dans son cœur, comme on voit hors la braise
Les charbons s'allumans saillir dans la fournaise :
Ou comme l'ardant corps dont se fait le tonnerre,
Lors qu'à son element il s'esleve de terre
Dans le millieu de l'air, clos d'une froide nuë,
Double de cent esclairs la longue pointe aiguë. (I, 53-60)
6Cette description répond à l’exigence horacienne de « convenance » qui doit concerner aussi bien les traits de caractère du personnage que son langage.
Poète, suis la tradition ; ou, si tu crées des caractères, qu’ils soient d’accord avec eux-mêmes. Veux-tu représenter Achille couvert de gloire ? Il sera actif, emporté, inexorable, violent ; il affirmera sa volonté de ne point se soumettre aux lois, il ne demandera rien qu’aux armes ; Médée sera farouche et inflexible ; Ino, gémissante ; Ixion, perfide ; Io, errante ; Oreste, sombre6. (v. 119-124)
Il faut marquer exactement les traits de chaque âge et peindre de couleurs convenables les caractères qui changent avec les années7. (v. 156-157)
La nature, en effet, commence par nous façonner intérieurement à toute espèce de situation, elle nous pousse à la joie ou à la colère, nous abat et nous torture sous le poids du chagrin, puis elle fait jaillir nos sentiments dans nos paroles8. (v. 108-111)
7Jodelle se conforme ici à son modèle, adaptant la description de son personnage à la fable virgilienne dont il s’inspire et en annonçant une reine dévorée par le feu empoisonné de l’amour, avant même son apparition sur scène. Dans l’Énéide de fait, l’image du feu dévorant de Didon figure, en amont de son apparition en tant que personnage, dès le livre I, quand Vénus décide de l’enflammer d’amour pour son fils : « C’est pourquoi je médite de [...] l’enflammer si bien qu’aucune influence divine ne la change9 » (I, 673-674), donnant ses ordres en ce sens à Cupidon : « souffle sur elle un feu secret et, sans qu’elle s’en aperçoive, verse-lui ton poison10 » (I, 688). De sorte que les deux premiers vers du livre IV de l’Énéide présentent ensuite une reine malade et consumée : « Mais la reine, déjà gravement atteinte du mal d’amour nourrit sa blessure du sang de ses veines et se consume d’un feu secret11. »
Le furieux monolithique
8Lors de sa première apparition, à l’ouverture de l’acte II, Didon répond, par ses paroles, à la description indirecte que fournit le témoignage initial d’Achate, évoquant son « aspre furie » (v. 439), « une estrange poison » (v. 442), son « courroux » (v. 450), puis ses « fureurs » (v. 452), tandis que ses femmes commentent sa « maladie » (v. 46412). Cela permet certes de passer de la convenance du caractère à celle des paroles, mais également de camper un personnage monolithique : chacune de ses apparitions comme chaque description qui nous en sera faite livreront de Didon un même portrait : celui d’une femme en proie à la fureur, au courroux et à l’égarement.
9L’acte III s’ouvre ainsi à nouveau sur une tirade de Didon, évoquant en des termes identiques « son courroux ardent », sa « haine irritee », son « mal incurable », son « ire », son « feu » et sa « flamme ».
acte II – tirade d’ouverture |
acte III – tirade d’ouverture |
[...] Je sens je sens glacer Mon sang, mon cœur, ma voix, ma force, et mon penser, (437-438) |
Foible, palle, sans cœur, sans raison, sans haleine, [...] maugré moy je me traine (1085-1086) |
mon aveugle raison (441) |
sans raison (1085) |
une estrange poison (442) |
mon mal incurable (1122) |
il faut que mon courroux [...] se desaigrisse (450-451) |
Le courroux ardent, et la haine irritee (1125) Veu qu’un tel crevecœur s’est aigri dans mon ame (1129) |
Ou que plus grand’ fureur mes fureurs amoindrisse (452) |
Du decroist d’un grand mal l’autre mal se renforce (1102) |
10L’ouverture de l’acte IV offre le regard d’Anne sur sa sœur mourante :
Elle meurt, elle meurt : Ja ja dans son visage,
De la mort pallissante on voit peinte l'image :
Encor tant les amans se nourrissent de pleurs,
Et tant les furieux se plaisent aux fureurs. (Anne, IV, 1593-1596)
11Lui feront écho les paroles de Didon évoquant sa propre fureur :
[...] Car la prestresse enseigne
Que tous ces demourans, de mes fureurs l'enseigne,
Soyent abolis au feu. (Didon, IV, 1933-1935)Non non, meurs meurs ainsi, Didon, que tu merites
Appreste toy donc, Parque, et toy qui tant irrites
Mes fureurs contre moy, Fortune insatiable, (Didon, IV, 1993-1995)
12Ce terme se retrouve ensuite dans le premier vers de l’acte V, dans la bouche de Didon :
Mais où me porte encor ma fureur, qui me garde
De me depestrer d'elle ? [...] (Didon, V, 2099-2100)
13Et c’est la fureur toujours qui dicte à Didon ses dernières paroles (ou plutôt ses avant-dernières dans sa tirade pénultième) :
Qui sera, je ne sçay (et la fureur derniere
Prophetise souvent) (Didon, V, 2170-2171)
14La fureur trace donc une ligne continue à travers toute la pièce, menant, avec la cohérence d’une démonstration, de la protase au dénouement en s’opposant à toute solution. Jacques Peletier définit en ces termes l’épitase, partie médiane de la tragédie recouvrant les actes II à IV : « C’est quand les affaires tombent en difficulté, et entre peur et espérance13. » Or le caractère monolithique du furieux, enfermé dans sa déraison, va à l’encontre de toute issue : Didon ne se rendra ni aux raisons d’Énée qui tente de justifier son départ (acte II), ni à celles de sa sœur qui l’incline à adoucir sa souffrance par l’espérance (acte III) et évoluera donc irrémédiablement vers son destin, en programmant sa propre mort (acte IV), puis en la réalisant (acte V). Le propre de l’épitase est donc de faire entrer espérances et peurs en tension, en faisant en sorte que les tentatives de solution se heurtent toutes à un échec, de façon à toujours réactiver la peur que la protase a éveillée, afin de maintenir l’efficacité du processus cathartique en dénonçant le caractère destructeur des passions.
De Virgile à Sénèque
15Le portrait virgilien de Didon enflammée et malade s’accorde alors avec une adaptation tragique sur un modèle sénéquien. Dramaturge et philosophe stoïcien, Sénèque prône l’ataraxie (la tranquillité de l’âme du sage) et dénonce les passions qui déséquilibrent l’âme. Son œuvre, tant philosophique que tragique, offre 104 occurrences des termes furor et furo et 113 occurrences d’ignis. Tracé sur l’ensemble de la pièce au travers d’échos lexicaux, le portrait de Didon, correspond alors au visage de l’homme en proie à la folie de la colère que peint Sénèque dans son traité De la colère.
revêche, hargneux, tantôt pâle de tout le sang qui reflue et en est chassé, tantôt rougeâtre par la concentration de la chaleur et de la vie sur la figure, avec ses veines gonflées, ses yeux tantôt tremblants et sortant de l’orbite, tantôt fixes et hallucinés. 2. Ajoute les dents qui s’entrechoquent et cherchent à dévorer quelqu’un avec un grincement semblable à celui du sanglier aiguisant ses défenses ; ajoute le craquement des articulations quand les mains se tordent, la poitrine frappée de coups répétés, le halètement de la respiration, les longs gémissements, l’instabilité du corps, les mots indistincts coupés d’exclamations brusques, les lèvres tremblantes, parfois serrées et laissant échapper une sorte de sifflement sinistre. (Sénèque, De la colère, livre III, IV, 1-214)
16Didon offre ainsi le portrait en acte d’un furieux : enflammée, elle est pâle et glacée ; en proie à un courroux ardent, elle tombe en faiblesse et pâmoison (« Entron, je ché, [je ché], entron », Didon, II, 953) :
[...] Je sens je sens glacer
Mon sang, mon cœur, ma voix, ma force, et mon penser. (Didon, II, 437-438)[...] ha une couleur blesme
Me prend par tout le corps, et presque les fureurs
Me jettent hors de moy, apres tant de faveurs. (Didon, II, 910-912)Foible, palle, sans cœur, sans raison, sans haleine,
Anne mon cher support, maugré moy je me traine (Didon, III, 1085-1086)
17Et ses tirades, pleines d’ardeur et de fureur, s’achèvent dans un balbutiement qui confine à l’aphasie, paroles défaillantes d’une reine défaillante : « Larmes, las ! qui se font maistresses de ma voix, / Qui hors de moy ne peut ne peut. » (II, 572-573), « Je ne puis, je ne puis. » (III, 1151), « O Amour, traistre Amour, ô Amour ! » (III, 1255). Le portrait le plus complet nous est fourni par Barce à l’acte IV :
Pourra ma foible voix de sa fureur conceuë
Exprimer les accens ? pourray-je assez bien plaindre
Les yeux qu'on voit flamber et puis soudain s'esteindre,
Comme s'ils estoient ja languissans dans la mort,
Et soudain reflamber encores de plus fort ?
Mais plaindre ce beau poil qu'au lieu de le retordre,
Elle laisse empestrer sans ornement, sans ordre,
Sans presque en abstenir les sacrileges mains :
Mais, las ! plaindre ce teint, l'honneur des plus beaux teins,
Qui tout ainsi qu'on voit la fumee azuree
Du soulphre, reblanchir la rose coloree,
De moment en moment, par l'extreme douleur
Change avec un effroy sa rosine couleur :
Mais las las ! sur tout plaindre un beau port venerable,
Un port, helas ! au port des Deesses semblable,
Qui se sent arracher du front la deïté,
Pour avec cent fureurs changer sa majesté. (Barce, IV, 1664-1680)
18En quatre étapes, Barce présente les yeux, les cheveux, le teint et le port de la reine, chaque élément de cette nomenclature révélant l’altération et l’instabilité de Didon enfermée dans sa fureur (le terme se trouvant placé en début et fin de description15) afin de dénoncer le déséquilibre des passions.
La tentation de Médée
19L’adaptation sénéquienne d’une matière - d’une fable - virgilienne est rendue possible par la dimension fondamentalement tragique du personnage de Didon, inspirée de la Médée des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes16. Or Médée est l’héroïne éponyme d’une pièce de Sénèque, dans laquelle elle incarne un furieux bourreau (pour reprendre une terminologie de Florence Dupont qui distingue chez Sénèque les furieux bourreaux, qui agissent, et les furieux victimes, qui subissent17). Et ce personnage de Médée sert précisément de comparant à Didon à travers plusieurs échos lexicaux qui jalonnent la pièce, après une première apparition dans la tirade protatique d’Achate :
Ainsi que l'indiscrette
Qui perdoit son Jason, ou que celle de Crete
Qui rappelloit en vain son Thesee au rivage,
Remplira l'œil de pleurs, son ame d'une rage,
Et d'une horreur sa ville. (I, 71-75)
20Le mérite de Didon aura été, malgré sa fureur, de résister à ce que l’on pourrait appeler « la tentation de Médée », c’est-à-dire à la tentation de se transformer en furieux bourreau. Dans l’acte III, elle incite ainsi Anne à plaider sa cause auprès d’Énée, lui rappelant qu’elle n’a pas exercé de vengeance horrible sur lui en lui faisant dévorer son propre fils, comme Atrée, le tyran sanguinaire du Thyeste de Sénèque fait dévorer à son frère ses enfants ou comme Médée tue les fils qu’elle a eus avec Jason.
Je n'ay hors du tombeau la cendre bien aimee
De son bon pere Anchise, au gré du vent semee :
Je ne luy ay pas faict, pour tascher de vanger
Junon contre Venus, son Ascaigne manger : (Didon, III, 1219-1222)
21L’idée est ensuite reprise à l’acte V en des termes identiques, Jean-Claude Ternaux remarquant en note dans son édition que la situation du vers 2141 rappelle celle de Médée répandant en lambeaux les membres de son frère :
N'ay-je peu dechirer son corps dans la marine
Par pieces le jettant, tuer sa gent mutine,
Son Ascaigne égorger, et servir à la table,
Remplissant de son fils un pere detestable ? (Didon, V, 2141-2144)
22Certes Didon regrette-t-elle cette fois cette vengeance manquée, mais l’irréel du passé maintient ce crime dans le virtuel. L’évocation médiane de l’acte IV convoque donc, au côté de Médée vengeresse, Médée « charmeresse » et magicienne afin de mettre en place la feinte d’un sacrifice supposé avoir des vertus magiques et purificatrices.
Là tout ainsi qu'on veit Medee charmeresse,
Renouvellant d'Eson la faillante vieillesse,
Tu me verras la voix effroyable et tremblante,
La chevelure au vent de tous costez flotante,
Un pied nú, l'œil tout blanc, la face toute blesme,
Comme si mes esprits s'écartoyent de moymesme : (Didon, IV, 1939-1944)
23Médée sert ainsi de point de transition entre le scelus nefas manqué (le meurtre d’Ascaigne offert en festin à son père) et le scelus nefas réalisé (le sacrifice de Didon18). Car, ainsi que le rappelle Achate, Didon est tout autant Ariane que Médée, et sa rage est donc tempérée par les pleurs, ce qui en fait un furieux victime plus qu’un furieux bourreau.
Didon se sacrifiant
24C’est ainsi qu’un vaste champ lexical de la souffrance structure la tirade initiale d’Achate : « Sa peine fut horrible » (v. 27 sq.), « L'autre mal la troubla » (v. 41 sq.), « Plus estrange malheur encor la vint surprendre, » (v. 49 sq.), qui laisse entrevoir la mort prochaine de la reine :
Et dont peut estre (ha Dieux) la miserable vie
Avec nos fiers vaisseaux aux vents sera ravie :
Tant que l'injuste mort retombant sur nos testes
Armera contre nous les meurtrieres tempestes. (Achate, I, 23-26)
25Jacques Peletier précise qu’en la protase « s’explique une partie de tout l’Argument, pour tenir le Peuple en attente de connaître le surplus19 ». L’auteur annonce donc ici une fin, qui sera comme il se doit « luctueuse et lamentable20 », afin de mettre le public en attente de sa réalisation au cours de l’épitase, laquelle doit faire, nous l’avons vu, osciller entre peur et espérance. Le motif de la souffrance mortifère sera donc ensuite filé, au cœur de la pièce, par les apparitions successives de Didon :
Il n'aura pas, je croy, le cœur de roche: et celle
Qu'il dit sa mere, est bien des Dieux la moins cruelle.
Il faut que la pitié l'arreste encor ici,
Ou que ma seule mort arreste mon souci.
La mort est un grand bien : la mort seule contente
L'esprit, qui en mourant voit perdre toute attente
De pouvoir vivre heureux. (Didon, II, 455-461)Si de mon heur l'amour ne veut qu'estre vainqueur,
Si Venus quelquefois par Junon outragee,
Ne veut que par ma mort estre d'elle vangee,
Que ne m'ont ils permis en ceste pasmoison,
D'où je revien, d'entrer en la noire maison ?
J'eusse appaisé d'un coup par l'extreme allegeance
Mon tourment, leur dedain, leur envie et vengeance.
Avec mon sang se fust mon brasier refroidi,
Avec mes sens se fust mon travail engourdi. (Didon, III, 1108-1116)
26Les deux tirades d’ouverture de Didon, respectivement à l’acte II et à l’acte III, présentent ainsi de nouvelles similitudes. Dans les deux, Didon évoque Vénus, clame son désir de mourir et envisage la mort comme le soulagement suprême à ses souffrances. De l’une à l’autre toutefois le propos progresse, scandant les étapes de la pièce. En écho aux paroles initiales d’Achate, qui évoquait dans sa tirade protatique la pitié suscitée par Didon (« (las se pourroit il faire / Que telle pitié peust à quelqu’un ne déplaire ?) » - v. 17-18), Didon se pose en objet de pitié pour espérer celle d’Énée. À ce stade encore la mort n’est qu’une alternative (« Il faut que la pitié l’arreste encore ici, / Ou que ma seule mort arreste mon souci »), Vénus est envisagée comme un facteur favorisant, étant une déesse encline à la douceur, et son fils comme fléchissable. L’ouverture de l’acte III, au cœur du nœud, souligne, par ses échos, la progression de l’intrigue : Vénus est cette fois envisagée comme ennemie de Junon, déesse protectrice de Carthage21. La mort envisagée comme seule alternative possible en II (« la seule mort ») est désormais seule vengeance possible pour Vénus (« Ne veut que par ma mort estre d'elle vangee »). Avec l’évocation du sang (« avec mon sang »), la perspective de la mort évolue donc imperceptiblement vers l’idée d’un sacrifice expiatoire en réponse à la colère de Vénus. C’est pourquoi ce motif du sang expiatoire se retrouvera dans l’acte V, associé explicitement au sacrifice de Didon :
Sus mon sang, dont je veux sur l'heure faire offrande, (Didon, V, 2215)
Pour t'appaiser Sichee, il faut laver mon crime
Dans mon sang, me faisant et prestresse et victime : (Didon, V, 2223-2224)
27Ce glissement de la mort au sacrifice expiatoire s’élucide progressivement à l’acte IV, après le départ des Troyens. C’est pourtant sous une forme imagée qu’il se précise tout d’abord à travers des paroles d’Anne :
C'est moy qui pour sa mort, ay le bois entassé,
C'est moy qui ay dans elle un brasier amassé :
C'est moy qui ay tousjours telle flamme nourrie, (Anne, IV, 1757-1759)
28Celle-ci n’annonce pas ici la mort sacrificielle de sa sœur, mais se reproche le rôle qu’elle a joué en la précipitant dans les bras d’Énée. Métaphorique, l’évocation du brasier mortuaire n’en est pas moins prémonitoire. Pour un public érudit, lecteur de Virgile, elle constitue un indice, annonciateur de la fin funeste, laquelle va être ensuite annoncée par Didon elle-même à l’acte IV avant d’être racontée par Barce à l’acte V :
Va, et au plus secret de ceste maison nostre
Un grand amas de bois dresse moy l'un sus l'autre :
Que l'espee de l'homme en la chambre fichee
Où j'ay brisé la foy de mon espoux Sichee :
Que toute la despouille et le lict detestable,
Le lict de nos amours, dont je meurs miserable,
Soit par toy mis dessus. Car la prestresse enseigne
Que tous ces demourans, de mes fureurs l'enseigne,
Soyent abolis au feu. Quand la pile entassee
Quand sus elle sera toute chose amassee,
D'if, de buis, de cyprés faisant mainte couronne,
Je veux que maint autel ceste pile environne. (Didon, IV, 1927-1938)La grand' pile qu'il fault qu'à ma mort on enflamme,
Desteindra de son feu et ma honte et ma flamme. (Didon, V, 2227-2228)[...] Sous une feinte
Qu'elle a fait de vouloir rendre sa peine esteinte,
Par l'heur d'un sacrifice, elle a couvert l'envie
De chasser aux enfers ses travaux et sa vie :
Sur un amas de bois, feignant par vers tragiques
D'enchanter ses fureurs, elle a mis les reliques
Qu'elle avoit de ce traistre, un pourtrait, une espee,
Et leur coulpable lict. (Barce, V, 2303-2310)
29Les échos lexicaux entre l’annonce du sacrifice et son récit rétrospectif (l’amas de bois, l’espee, le lict, la destruction par le feu) opèrent toutefois un glissement significatif. Dans l’économie de la pièce, Jodelle joue du double niveau de réception du texte pour avertir le public de la folie destructrice de Didon et de sa ruse, dont Barce, elle, ne prend conscience qu’à rebours, révélant ainsi la « feinte » de Didon et sa volonté de tromper ses proches, ce qui la rapproche d’ailleurs de Cléopâtre, laquelle accumule les feintes afin de se tuer, même si le statut éthique des deux femmes reste différent :
Sçavez-vous pas que depuis ce jour mesme
Elle est tombée en maladie extreme,
Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger,
Pour par la faim à la fin se renger ?
Pensez-vous pas qu’outre telle finesse
Elle ne trouve à la mort quelque addresse ? (Cleopatre captive, Proculée, p. 233 r°)
30Dès lors, la notion de dissimulation, constante durant toute la pièce et jusqu’alors imputée à Énée se trouve transférée sur la reine carthaginoise qui s’avère coupable de cela même qu’elle reproche à son amant.
31Un même transfert s’observe à travers le bestiaire imagé : Didon accusant Énée d’avoir été nourri par des « Tigresses » (II, 857), mais étant elle-même comparée, dans sa fureur, à une « Lyonne outragee » (IV, 1682) par sa propre nourrice. C’est qu’outre la feinte, Didon se rend également coupable d’un scelus nefas, voire d’une impiété, en détournant le mode opératoire du sacrifice22. Ce détournement s’opère explicitement à l’acte IV lorsque Didon envoie Anne préparer le sacrifice : laissée seule, Anne prie le grand Ciel de leur être « prospere en tout ce sacrifice » (IV, 1960), tandis que Didon, dans le monologue qui suit, révèle sa ruse :
L'amour mange mon sang, l'amour mon sang demande,
Je le veux tout d'un coup repaistre en mon offrande :
Soyez au sacrifice, ô vous les Dieux supremes,
Je vous veux appaiser du meurdre de moymesmes : (Didon, IV, 1999-2002)
32À la fois « prestresse et victime », Didon pervertit le fonctionnement sémantique du verbe « sacrifier ». Son emploi pronominal ressortit à ce que la Grammaire méthodique du français appelle un pronominal de « sens neutre », qui équivaut à un emploi intransitif. Or ici, Didon ne se sacrifie pas (au sens pronominal neutre du verbe), mais sacrifie elle-même, si l’on peut dire (le pronom « se » étant donc COD et l’emploi transitif direct), comme l’on sacrifie une victime sur l’autel des dieux. Le fil directeur du triple motif du sang, de la mort et du sacrifice permettant ainsi d’élucider progressivement le titre même de la pièce en suivant les étapes de la folie destructrice de Didon.
II – Énée, de la pitié à la piété
33Si l’on remonte à la tirade d’ouverture de l’acte II, le passage du sang au sacrifice est permis par une évolution lexicale parallèle que l’on peut suivre au fil de la pièce au travers non plus du personnage de Didon, mais de celui d’Énée. Dans cette tirade, Didon présuppose d’Énée qu’il « n’aura pas [...] le cœur de roche », alors qu’Anne le comparera indirectement ensuite à une roche :
[...] mais je ne fais qu'user
Et ma langue et mes yeux en mes vaines reproches.
En vain taschent les vents de combattre les roches. (Anne, III, 1462-1464)
34Cette image de la roche sert par ailleurs de point de rebond entre deux répliques d’Énée et d’Anne, en inversant ses polarités de l’une à l’autre, Énée évoquant la force des pleurs et Anne l’insensibilité d’Énée :
Le pleur qui peu à peu sus nostre face coule,
[...], nous mange, comme l'eau
Qui aux jours pluvieux des goustieres degoute,
Mange la dure pierre en tombant goutte à goutte. (Énée, III, 1399 et 1402-1404)Enee, ô Enee obstiné,
Tu as bien ce propos contre toy ramené,
Pour monstrer que ton cœur que haineux tu reserres
Sans l'ouvrir à pitié, est plus dur que les pierres.
La pluye goutte à goutte un marbre caveroit, (Anne, III, 1405-1409)
35C’est que malgré la pitié qu’il éprouve envers Didon, Énée saura y résister et accomplir le destin que lui ont tracé, voire ordonné, les dieux, obéissant à l’injonction jupitérienne (« Naviget ! », Énéide, IV, 237) que lui rapporte Mercure. C’est pourquoi, l’alternative entre pitié et mort que pose Didon dans sa tirade première (à l’ouverture de l’acte II) se retrouve, mais sous une forme différente, dans la bouche d’Énée, à l’issue de sa confrontation avec la reine :
Il n'aura pas, je croy, le cœur de roche : et celle
Qu'il dit sa mere, est bien des Dieux la moins cruelle.
Il faut que la pitié l'arreste encor ici,
Ou que ma seule mort arreste mon souci. (Didon, II, 455-458)J'en suis encor confus : une pitié me mord :
Un frisson me saisit : Mais rien, sinon la mort,
Ne peut rendre celuy des encombres delivre,
Qui veut le vueil des Dieux entre les hommes suivre.
Et semble que le Ciel ne permette jamais
La vraye pieté s'assembler à la paix. (Énée, II, 979-984)
36Le jeu de mots qui soutient la rime équivoque (« me mord » / « la mort ») permet de lier la pitié à la mort, envisagée comme seule alternative (« Ou que ma seule mort » chez Didon : « Mais rien, sinon la mort, » chez Énée). Mais pour Didon la pitié est envisagée de manière positive, comme moyen de mettre un terme aux souffrances, tandis que pour Énée elle engendre au contraire ces « encombres ». Pour Didon donc, la mort est la seule issue si Énée ne se laisse pas incliner à la pitié, tandis que pour Énée elle constitue la punition de celui qui préfère la voie des hommes (et donc ici la pitié pour Didon) à celle des dieux (l’obéissance à l’ordre de Jupiter). Ce renversement de position, accompagné du glissement de la « pitié » (v. 979) à la « piété » (v. 984) dans la tirade d’Énée amène alors à interroger alors la notion de faute et de culpabilité dans la pièce.
37Avant même d’apparaître dans la bouche de Didon où elle sera récurrente, l’accusation qui pèse sur Énée est mise en place dans la tirade programmatique d’Achate, lequel évoque « l’injuste fuite » (v. 71) des Troyens qui vient mettre un comble aux souffrances de Didon. Ce motif est ensuite repris et filé par Énée, lors de sa première apparition : « Je croy ce que j'ay veu n'estre rien fors qu'un songe, / Duquel je veux piper la Roine en mon mensonge : » (Énée, I, 273-274). Dès la tirade protatique aussi, Achate fait reposer ce départ sur la seule parole d’Énée, le dieu Mercure, messager de Jupiter, lui étant apparu dans l’intimité de la nuit :
Encor que, comme il dit, du grand Atlas la race,
Mercure, soit venu se planter à sa face,
Afin que hors d'Afrique en mer il nous remeine,
Pour faire aussi tost fin à nos ans qu'à la peine : (Achate, I, v. 13-16)
38Cette apparition, dont Énée vient à douter (v. 273-274), il la défendra pourtant devant la reine :
Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
Que manifestement j'ay veu de ces yeux ci :
Mercure des grands Dieux le messager fidelle,
Entrant dans la cité, m'apporter la nouvelle
Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soy mouvoir
Et la terre et le ciel, pour me tancer, d'avoir
Sejourné dans Carthage, oublieux de l'injure
Que je fais à Ascaigne, et à sa geniture. (Enée, II, 833-840)
39laquelle en retour taxe ses paroles de prétexte à une fuite déloyale :
Mais les oracles saincts d'Apollon Cynthien,
Et les sorts de Lycie, et le Saturnien,
Qui d'un destin de fer nostre fortune lie,
Me commande de suivre une seule Italie. (Énée, II, 741-744)Maintenant maintenant il vous a les augures
D'Apollon, il vous a les belles avantures
De Lycie, il allegue et me paye en la fin
D'un messager des Dieux qui haste son destin. (Didon, II, 913-916)
40Plusieurs passages viennent pourtant garantir dans la pièce les paroles d’Énée : quand il évoque ainsi devant la reine le miracle de la chevelure enflammée d’Ascagne (en II, 789), le public en a déjà eu pour garant le concerné lui-même, qui prête serment tout comme son père :
Je jure par l'honneur de ceste mesme teste,
Par celle de mon pere, et par la neufve feste
Que le tombeau d'Anchise adjouste à nostre annee,
Qu'un mesme embrasement m'a ceste matinee
Donné le mesme signe : et qu'on nous tient promesse
De revenger bien tost la Troye de la Grece. (Ascagne, I, 163-168)
41Et quand Énée rappelle à Didon les présages du roi devin Helenus ou de la « salle Harpye » (II, 790-791), le public peut le croire puisqu’Énée, seul sur scène, a déjà évoqué ces signes lors de son monologue initial (I, 255-267), des signes d’ailleurs rappelés implicitement par Achate dans la tirade protatique (« Encor que nous suivions ses redoutez oracles, / Ses songes ambigus, ses monstrueux miracles : » - v. 11-12) :
[...] Et lors que tous malades
Du tourment de la mer, dans les isles Strophades
Nous prismes nostre port, et que par la Harpye
(Monstre horrible et puant) fut ma troupe advertie
Du malheur qui nous suit, vit on que je changeasse
De beaucoup mon visage, et mes sens je troublasse
De si rares hideurs ? L'horrible prophetie
Des travaux qu'Helenus predit sur nostre vie :
[...]M'ont ils fait monstrer autre ? (Énée, I, 255-267)
Te dy-je pas qu'ainsi les [effroyans] oracles,
Les songes, les boyaus, et les soudains miracles
Des cheveux de mon fils, mesmement le discours
Que le bon Helenus me fit sur tous mes jours,
Voire jusqu'à la voix de la salle Harpye,
Appelloient à ce but ma travaillante vie ? (Énée, II, 787-792)
42Ces échos lexicaux engagent toute la réflexion de la pièce sur l’attitude du sage devant la fortune et les dieux. Rappelons que Sénèque, dans le De Providentia, prétend « plaider la cause des dieux23 » :
Tu t’étonnes que ce dieu qui a pour les hommes de bien tant d’amour, qui les veut aussi bons et aussi parfaits que possible, les contraigne à affronter la Fortune ? Moi, je ne m’étonne pas qu’il ait quelquefois envie de voir un homme de cœur en lutte avec quelque calamité. (II, 7). Le feu éprouve l’or, et les revers l’homme de cœur. (V, 1024)
43Face à une injonction du dieu suprême, puisqu’elle émane de Jupiter en personne, la pièce va donc confronter les réactions de Didon et d’Énée : tandis que l’un choisit de se soumettre « bon gré, mal gré » aux dieux, empruntant la voie de la piété, l’autre met leur parole en doute, ce qui la conduit à un sacrifice sacrilège25.
44Si Didon n’est pas tout à fait coupable, étant comme nous l’avons vu victime plus que bourreau, elle commet toutefois l’erreur d’oublier son devoir en même temps que sa piété. Ses propres paroles témoignent de son ambiguïté puisqu’elle accuse tout d’abord Énée d’avoir porté atteinte à son honneur, pour ensuite admettre sa propre culpabilité :
Veut donc ce desloyal avec ses mains traistresses
Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesses,
Donner pour proye aux vents ? [...] (Didon, II, 435-437)J'ay mon honneur esteint, ma chasteté, mes vœus ; (Didon, II, 622)
45La faute de Didon est double : en tant qu’épouse, elle a manqué au vœu de fidélité et de chasteté envers son défunt époux Sichée (ce qu’elle expie dans le sang) ; en tant que reine, elle a manqué à son devoir envers Carthage en la livrant, par son inconduite, à la haine de ses voisins (voir Énéide, IV, 173 sq.26). Recevant l’amour d’Énée par le biais d’un « regard coupable » (Achate, I, v. 68), elle sombre dans une erreur qui rappelle celle d’Antoine dans Cleopatre captive, dont l’ombre fait une apparition protatique afin de rappeler la fureur :
O moy deslors chetif, que mon œil trop folastre
S’égara dans les yeux de ceste Cleopatre !Depuis ce seul moment je senti bien ma playe,Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye,Ne songeant point alors quelle poison extremeJ’avois ce jour receu au plus creux de moymesme :Mais helas ! en mon dam, las ! en mon dam et perteCeste playe cachée en fin fut découverte,Me rendant odieux, foulant ma renomméeD’avoir enragément ma Cleopatre aimée :Et forcené aprés comme si cent furies
Exerçans dedans moy toutes bourrelleries,Embrouillant mon cerveau, empestrant mes entrailles,M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles : (p. 224 v°)
46La faute d’Antoine était également double, puisqu’en cédant aux attraits de Cléopâtre, il abandonne sa « femme Octavienne honneur des autres Dames » et ses « mollets enfans » (p. 225 r°), mais encore pactise avec une ennemie, ce qui entache sa renommée et attise la colère de Rome (« Et qui jà contre moy ma Romme eguillonnerent » - p. 224 v°). La fureur destructrice de Didon est l’indice de sa faiblesse ; elle explique que le vocabulaire de la faute se retourne finalement contre elle ainsi que nous l’avons vu (l’accusation de feinte, l’image de la lionne).
47Cela ne signifie pas pour autant qu’Énée soit exempt de toute faute, le fait qu’Achate et lui-même se montrent hésitants sur ce point incitant à la nuance. Certes, Énée est une victime de la Fortune, tout autant que Didon, ainsi qu’en témoignent certains échos lexicaux dans la pièce. La tirade protatique d’Achate, qui présente en gradation les souffrances de Didon, trouve ainsi son pendant lors de l’entrée en scène d’Énée qui rappelle ses propres souffrances lors de la chute de Troye : « Mais quand aurois-je dit les troubles qui m'avindrent / Ceste effroyante nuict,... ? » (Énée, I, 239-240), avec une similitude inattendue et discrète, mais pour autant significative, entre l’ombre de Sichée apparue à Didon et celle d’Hector apparue à Énée :
Sa peine fut horrible alors que la nuict sombre
De son espoux Sichee offrit à ses yeux l'ombre,
L'ombre hideuse et palle, et qu'à ses yeux Sichee
Découvrant une playe, une playe bouchee
De la poudre et du sang, monstroit à la deserte
De son frere meurtrier la cruauté couverte,
D'un son gresle enseignant sa richesse enterree : (Achate, I, 27-33)Bien que du grand Hector l'effroyable figure,
Ayant les cheveux pris et de sang et d'ordure,
S'apparut devant moy, pour lors aussi hideuse
Qu'estoit le corps d'Hector, par la trace poudreuse
Qu'il emporpra de sang tout autour de la ville,
Trainé par les chevaux de son meurtrier Achille : (Énée, I, 217-222)
48Les situations de Didon et d’Énée de fait sont parallèles : tous deux sont rois, tous deux ont fui pour chercher un nouveau rivage où ériger leur royaume. Énée le rappelle d’ailleurs à Didon, qui a déjà érigé le sien, alors que le destin d’Énée reste à accomplir :
[...] Si toy Phenicienne
Tu te plais d'habiter ta ville Libyenne,
Quelle envie te prend, si ce peuple Troyen
S'en va chercher son siege au port Ausonien ?
N'as tu pas bien cherché ceste terre en ta fuite :
Et pourquoy, comme à toy, ne nous est-il licite
De chercher un Royaume estranger, quand les Dieux
Presque bon gré, maugré, nous chassent en tels lieux ? (Énée, II, 751-758)
49Mais la faute d’Énée est d’hésiter à accomplir un destin déjà trop différé et à obéir à l’ordre de Jupiter, ainsi qu’en atteste l’expression « bon gré, maugré » qu’Énée décline par trois fois dans l’acte II (v. 700, 758 et 814). En laissant ne fût-ce qu’un moment la piété le céder à la pitié, Énée s’effémine dans le doute : la condamnation est explicite dès sa première apparition, où la pitié qu’il éprouve envers Didon est opposée à sa résistance lors du sac de Troie et menace donc la dimension virile du héros épique. Ce terme, important, réapparaît dans la pièce, confronté au point de vue adverse :
Du fer, du sang, du feu, des flots, et de l'orage
Je n'ay point eu d'effroy, et je l'ay d'un visage,
D'un visage de femme, et faut qu'un grand Enee
Sente plus que Didon sa force effeminée : (Énée, I, 181-184)Hé ! qui s'ose promettre en la trompant ainsi,
Qu'aveuglément luymesme il ne se trompe aussi,
Pensant qu'on permettra sans en rien l'outrager,
Sortir hors d'un païs l'outrageux estranger ?
Nos peuples Tyriens auroyent-ils plus qu'Enee
Et les bras engourdis, et l'ame effeminee ? (Anne, IV, 1733-1738)
50Du point de vue carthaginois, c’est cette fois le départ d’Énée qui est perçu tout à la fois comme une lâcheté (une tromperie) et un outrage que les Tyriens devront venger. Cette ambiguïté, qui parcourt toute la pièce, où se confrontent sans cesse le point de vue troyen et le point de vue tyrien, à travers deux personnages royaux, deux séries d’adjuvants et deux chœurs, incite donc le public à engager son jugement et à évaluer l’erreur des deux protagonistes, tous deux confrontés aux caprices de la Fortune et au devoir de leur rang.
51Le terme « effeminé » amène à évaluer la conduite d’Énée à l’aune de la morale stoïcienne, dont Sénèque rappelle qu’elle constitue « une voie virile » qui distingue le sage stoïcien de ceux de toutes les autres sectes, comme le mâle de la femelle27. Dans De la clémence, les « vieilles » et « femmelettes28 » s’abandonnent à la compassion, qui déséquilibre l’âme tout autant que la cruauté29. Dans De la colère, l’homme vertueux vengera son père par devoir et non par ressentiment, sans défaillir comme on le voit faire aux femmes30. Cette distinction entre l’attitude virile et l’attitude efféminée n’est pas tant une question de sexe (certes les femmes tendent, selon Sénèque à faire preuve de faiblesse, mais Marcia, par exemple, est exempte de la faiblesse d’âme habituelle aux femmes31). C’est ainsi qu’Énée peut être menacé de s’efféminer, alors que l’Electra de Sophocle parle « tant bien et virilement » pour reprendre la formule de Lazare de Baïf qui traduit la pièce en 153732. Par un écho non plus intra- mais intertextuel, ce terme trace un parallèle entre Énée et Octave, vainqueur d’Antoine et de Cléopâtre dans la Cleopatre captive de Jodelle (parallélisme renforcé par le fait qu’Octave compare son conseiller Agrippe à Achate) :
O gent Agrippe, ou pour te nommer mieux,
Fidelle Achate, estoit donc de mes yeux
Digne le pleur ? Celuy donc s’effemine
Qui ja du tout l’effeminé ruine. (p. 233 v°)
52Agrippe conseille à Octave de se comporter envers le couple vaincu comme les ennemis de Rome envers Rome, alors qu’Octave fait montre de compassion pour le défunt Antoine. Mais dans les paroles d’Octave, l’efféminé est également Antoine, qui a dévié de son rôle pour céder aux attraits de Cléopâtre. Cette chute est d’ailleurs évoquée par l’Ombre d’Antoine lui-même dans la tirade protatique, en des termes très durs et très crus : « Me voilà dans sa ville où j’yvrongne et putace, » (p. 225 r°). Si donc Didon affronte la tentation de Médée, l’on pourrait dire qu’Énée affronte parallèlement la tentation d’Antoine, abandonnant sa destinée romaine pour céder aux délices de Carthage (c’est d’ailleurs ce que lui reproche avec virulence Jupiter, par le biais de Mercure, dans l’Énéide, IV, 219 sq. : « Le chef Dardanien s’attarde chez les Tyriens à Carthage et ne songe plus à la ville que lui accordent les destins33 »). Telle est aussi la leçon que Jacques Peletier dégage du livre IV de l’Énéide dans son Art poétique :
Sem[bla]blement, voulant le Poète [Virgile] donner récréation aux Lecteurs après l’éversion [destruction] de Troie : décrit les amours d’Énée et de la Reine : desquels encore s’ensuivit malheureuse fin : tant parce que c’était indiscrétion [manque de sagesse, de discernement et de modération] à une Reine, d’aimer ainsi affectueusement un Étranger : que aussi voulant signifier que les Fées (pour user de notre mot ancien, qui ne vient d’ailleurs que du latin Fata) ne se peuvent combattre ni forcer par les hommes : ayant été plus d’une fois Énée admonesté d’aller prendre siège en Italie, et même l’ayant déjà dit à la Reine34.
Conclusion
53En conclusion, l’on pourra rappeler que Cleopatre captive s’ouvrait, en 1553, sur un prologue adressé au « Roy des Rois la crainte » (v. 1), autrement dit le roi de France Henri II, la pièce ayant été jouée devant la cour ainsi qu’au collège de Boncourt.
[...]. Ici les desirs et les flammes
Des deux amans : d’Octavian aussi
L’orgueil, l’audace, et je journel souci
De son trophée emprains tu sonderas,
Et plus qu’à luy le tien egaleras : [...] (p. 223 v°-224 r°)
54Didon se sacrifiant offre, en contrepoint d’Antoine, l’image d’un roi qui saura ne pas renoncer par amour à la grandeur de sa destinée et de sa patrie, malgré l’amour d’une reine ennemie dont la tradition reconnaît la souffrance sincère, quand Cléopâtre est beaucoup plus ambiguë et séductrice. Le message politique toutefois reste le même, et l’on pourrait faire l’hypothèse que la pièce, tout comme celle qui l’a précédée, se destine au roi, d’autant que, par le biais du mythe de l’Hercule gaulois véhiculé au début du XVIe siècle par Jean Lemaire dans les Singularités de Troie et illustrations de Gaule (1509 pour le livre I), la lignée des Gaulois remonte à Japhet, dont l’arrière-petite fille, Galathée, épousa Hercule de Lybie, descendant d’Osiris-Jupiter, fondateur du peuple troyen, consacrant ainsi l’union des Troyens et des Gaulois. Le personnage du Troyen Énée fournit donc un modèle politique au roi de France, lui rappelant qu’il faut assumer sa destinée prestigieuse, supporter avec une force virile les aléas de la fortune et ne pas s’allier à l’ennemi.
55(Université de Lyon III)