Le dispositif choral de la tragédie : entre dramatique, lyrique et gnomique
1Ce travail1 s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus large combinant trois objectifs : réévaluer la visée de performance qui anime les poètes et ses incidences sur l’écriture, attirer l’attention sur l’importance parfois sous-estimée de la parole gnomique dans le corpus poétique de la Renaissance, enfin éclairer les articulations complexes entre inspiration lyrique et veine gnomique de l’Antiquité à nos jours. La tragédie, au XVIe siècle en particulier, est l’un des genres où cette articulation me semble à la fois la plus complexe, la plus sensible, et la plus essentielle, c’est-à-dire nécessaire : de Jodelle à Corneille, pas de tragédie sans didactisme sentencieux2, infléchissant de façons multiples la voix lyrique. La tragédie de Jodelle Didon se sacrifiant s’avère un objet d’étude particulièrement intéressant pour observer les modalités diverses de cet infléchissement dans toute leur complexité.
2L’étude portera donc sur ce que j’appelle le dispositif choral de la tragédie, syntagme qu’il faut peut-être expliciter et justifier préalablement. Le mot « chœur », sans parler de son homonymie avec cœur, présente une double acception qui peut générer bien des malentendus : on désigne par ce terme d’une part le groupe des choreutes qui intervient sur scène (d’où les didascalies « Le Chœur », toujours avec une majuscule) et d’autre part le texte même de chacune de ses interventions (avec ou sans musique), cette dernière acception, sans majuscule, n’apparaissant qu’en 1704 selon le Dictionnaire historique de la langue française. Dans la tragédie qui nous occupe, on peut donc dire aussi bien qu’il y a deux chœurs (le Chœur des Phéniciennes ; le Chœur des Troyens) et qu’il y a une dizaine de chœurs (puisque l’un ou l’autre des deux Chœurs interviennent en tout une dizaine de fois). Parler de dispositif choral permettra de dissiper en partie cette ambiguïté lexicale : j’entends par là l’ensemble des interventions des deux « troupes3 » de choreutes, en tant que cet ensemble constitue un tout organisé, une structure concertée. C’est donc sur les fonctions de cette structure que je m’interrogerai après l’avoir rapidement décrite.
n° |
Acte |
vers |
strophes |
mètres |
rimes |
interlocuteurs |
1 |
I |
293-432 |
10 quatorzains |
octosyllabes |
aBaBccDeeDfGGf altern. |
Troyens |
2 |
II |
461-464 |
alexandrins |
plates alternées |
Phéniciennes |
|
3 |
II |
989-1013 |
alexandrins |
plates alternées. |
Phéniciennes/Enée |
|
4 |
II |
1017-1084 |
7 huitains, 2 siz. |
octosyllabes |
aaBccBdd aBaBcc altern. |
Phéniciennes |
5 |
III |
1571-1588 |
3 sizains |
alex./hexasyll. |
aaBccB altern. |
Troyens |
6 |
IV |
2007-2098 |
23 quatrains |
hexasyllabes |
aBaB altern. |
Phéniciennes |
7 |
V |
2246-2260 |
alexandrins |
plates féminines |
Phéniciennes/Barce |
|
8 |
V |
2263-2286 |
4 sizains |
octo./hexasyll. |
aaBccB altern. |
Phéniciennes |
9 |
V |
2292-2294 2301-2303 |
alexandrins |
plates féminines |
Phéniciennes/Barce |
|
10 |
V |
2329-2340 |
2 sizains |
alex./hexasyll. |
aaBccB altern. |
Phéniciennes |
3Pour éviter les confusions, il faut d’abord opposer parmi la dizaine d’interventions chorales, deux types de textes bien différents, que distinguent à la fois la typographie de l’édition originale, la métrique et le système des rimes. J’opposerai les répliques chorales (c’est-à-dire les interventions dialogiques du chœur) et les chœurs finaux.
4J’appelle réplique chorale (en italique dans le tableau) le fait qu’au sein d’un acte, le chœur dialogue avec un personnage présent sur scène (ou commente brièvement ses paroles sans entrer véritablement en relation avec lui). Sur le plan typographique, ces répliques chorales ne se distinguent pas des répliques de personnages ; elles sont introduites par une mention abrégée en caractère romains « Le Ch. ». Sur le plan métrique, ces répliques sont toutes rédigées en alexandrins comme l’ensemble des répliques des personnages de la tragédie. Elles présentent toujours des rimes plates ; quant au genre des rimes, il est calqué sur les répliques qui les entourent, de sorte que ces répliques chorales ne se distinguent pas formellement du tissu dramatique : alternance des rimes féminines et masculines dans le dialogue avec Enée à l’acte II ; rimes exclusivement féminines dans le dialogue avec Barce à l’acte V. On peut noter enfin la relative brièveté de ces interventions dialogiques : la plus longue est la dernière, qui compte 15 alexandrins (acte V, v. 2246-2260). Il est notable que, dans notre tragédie, ces répliques chorales sont réservées au Chœur des Phéniciennes ; le Chœur des Troyens n’en prononce aucune. Les deux Chœurs se partagent en revanche (mais très inégalement) les chœurs finaux.
5Les chœurs finaux (en romains dans le tableau) présentent des structures et des fonctions bien différentes. Ils signalent au spectateur la fin de chaque acte, en y apportant une sorte de point d’orgue solennel. Tout les distingue formellement, tant sur le papier de l’édition imprimée que sur la scène du théâtre. Typographiquement, ils sont précédés d’une didascalie en toutes lettres, le plus souvent en capitales (« Le Chœur ») sauf dans l’acte I (où on lit « Le Chœur des Troyens » en minuscule : le syntagme n’aurait pas tenu sur une seule ligne en lettres capitales). Le premier vers de chaque chœur final commence d’autre part par une grande majuscule, de la hauteur de deux vers. Surtout, les chœurs finaux sont tous composés en « vers lyriques », selon l’expression courante à l’époque : c’est-à-dire qu’ils sont formés d’une succession de strophes de longueur et de mètres variés (octosyllabes, hexasyllabes, ou combinaison hétérométriques d’alexandrins et d’hexasyllabes, d’octosyllabes et d’hexasyllabes). Cette disposition strophique est très perceptible visuellement dans l’édition originale puisque le premier vers de chaque strophe y est placé en retrait4. Ces strophes présentent toutes des rimes croisées ou embrassées, qui tranchent avec la simplicité de la rime plate ; enfin les chœurs finaux respectent tous et de bout en bout l’alternance des rimes masculines et féminines (alors que dans la bouche des personnages on relève quelques infractions à l’alternance). Sur scène, on y reviendra, la spécificité majeure de ces chœurs finaux est leur vocation à être chantés : le spectateur écoute ainsi alternativement des paroles dites et des paroles chantées.
6Au-delà de ces oppositions formelles très perceptibles, il faut s’interroger maintenant sur les fonctions diverses prêtées aux différents éléments du dispositif choral.
Fonction dramatique
7Dans un article pionnier, « Une tragédie lyrique ? Pourquoi pas ? », Michel Dassonville, envisageant globalement les tragédies françaises de la Renaissance, évoquait « l’utilité proprement dramatique du Chœur » en ces termes très généraux, et très justes :
Créé par l’auteur à l’image du public qu’il imaginait, le Chœur, comme une caisse de résonance extrêmement sensible, nous fait entendre encore aujourd’hui les commentaires du spectateur d’antan. Il intervient à point nommé, ponctue l’action, en souligne les articulations, […] loue les héros, blâme les « méchants », se réjouit prématurément ou clame sa détresse. C’est au Chœur que l’auteur prête les réactions qu’il escompte, fait exprimer les questions que le spectateur se pose ou devrait se poser en son for intérieur et les émotions qu’il éprouve ou devrait éprouver, sa crainte ou sa pitié, ses espoirs toujours déçus, ses joies toujours prématurées5.
8On peut toutefois penser que le rôle dramatique du Chœur va bien au-delà de ce rôle de « caisse de résonance » des émotions du spectateur. On peut aussi, et peut-être plus opportunément, parler d’une fonction dramatique dès lors que la parole du Chœur contribue à faire progresser l’action, soit qu’il informe le spectateur sur l’action en cours, soit surtout que sa parole agisse sur l’un des personnages et détermine ainsi une évolution psychologique.
9Dans la tradition antique, il n’est pas rare que le Chœur, ou le coryphée qui le représente, dialogue avec les personnages principaux. On peut estimer que le Chœur assume bien un rôle dramatique, dès lors que le personnage entend ses répliques et en tient compte dans ses propres choix. Admirateur d’Eschyle et de Sophocle, Aristote préconisait de confier au Chœur une véritable fonction dramatique : « Le chœur, écrit-il, doit être considéré comme un des acteurs, doit faire partie de l’ensemble et concourir à l’action, non comme chez Euripide, mais comme chez Sophocle6. »
10Qu’en est-il dans Didon se sacrifiant ? A l’acte II, la première réplique chorale (v. 461-464, p. 48) semble avoir pour fonction principale de servir de transition entre le premier monologue de Didon (v. 433-461) et la réplique suivante qu’elle adresse à Enée (v. 465-573). Ce changement énonciatif, provoqué par l’entrée en scène d’Enée, est souligné et facilité par l’intervention du Chœur. C’est pendant cette réplique du Chœur qu’Enée fait son apparition. Ici, le Chœur n’intervient pas dans le dialogue des personnages, mais commente la réplique précédente de Didon et en dégage en termes gnomiques la leçon psychologique : « L’amour croist son pouvoir de son empeschement » (v. 462). En d’autres termes, l’amour contrarié se renforce. Le spectateur est pris à témoin du fait que l’attitude de Didon illustre et confirme cette vérité générale bien connue. Ici par conséquent, pas de rôle dramatique à proprement parler. Il n’en va pas de même des répliques chorales qui suivront.
11La fin de l’acte II voit le Chœur dialoguer avec Enée en une longue stichomythie de 27 répliques sur 25 vers (v. 989-1013, p. 69-72), presque tous liés deux à deux, et formant la plus longue stichomythie de la pièce. Ici, contrairement au cas précédent, Enée entend le Chœur et lui répond, mais l’échange tourne vite au dialogue de sourds. Peut-on dès lors parler d’utilité dramatique ? A vrai dire, les termes essentiels du dilemme d’Enée sont déjà clairement posés dans son monologue qui précède la stichomythie : témoin, comme le spectateur, de la « pasmoison » de Didon qui s’est évanouie en scène, il balance entre « pitié » (v. 979) et « pieté » (v. 984), mais sa décision est prise : il partira, quoi qu’il lui en coûte (« O bienheureux depart, ô depart malheureux ! », v. 987). Dès lors, les reproches que lui adresse le Chœur paraissent n’avoir d’autre utilité que de lui permettre de mieux justifier son départ, tout en remettant en question la valeur de ses motivations. La réplique d’Enée qui met fin au dialogue en souligne du reste la vanité :
Ha Dieux, ha Dieux, tay toy, un remords me commande,
Bien qu’il soit sans effet, de rompre ce propos. (v. 1013-1014)
12Certes, le Chœur a su raviver le remords d’Enée, remuer le fer dans la plaie dirions-nous, mais ce remords (et le dialogue qui l’a fait renaître) est finalement sans effet puisqu’il n’entraîne aucun revirement. En somme, la fonction dramatique reste ici limitée.
13Il en va tout différemment des quatre répliques chorales de l’acte V, indispensables au déroulement de l’action et à sa compréhension par le spectateur. On sait que Didon, déterminée au suicide, a trouvé moyen d’écarter sa nourrice Barce en la priant d’aller chercher « tout cela que la prestresse ordonne » pour un prétendu sacrifice propitiatoire (v. 2203-2207). Ainsi en mesure de réaliser son fatal dessein, elle exprime clairement dans sa dernière réplique (v. 2213-2244) son intention de se donner la mort sans plus tarder, puis sort brutalement de scène au moment même où revient Barce. Scène mouvementée que le Chœur explicite. C’est grâce à lui que Barce signifie son retour au château, grâce à lui surtout que la disparition de Didon trouve son sens (« La Roine y vient d’entrer », v. 2246). On peut hésiter sur la fonction exacte des vers qui suivent. Selon l’interprétation de Jean-Claude Ternaux, les vers 2250-2260 constituent « le récit de l’action que ne voit pas le spectateur alors qu’elle se déroule » (p. 120, n. 236 ; voir aussi l’introduction p. 14-15, où la même interprétation est proposée). On aurait donc sous les yeux le tableau vivant des gestes de Didon, seule dans son château, juste avant son passage à l’acte. Interprétation toutefois contestable : d’une part, Didon s’est soustraite aux regards et ne saurait être vue du Chœur qui est demeuré sur scène (ce serait du moins le seul exemple d’une telle audace dramaturgique dans la pièce) ; de plus, elle vient de dire qu’elle voulait profiter de sa solitude pour mettre à exécution son projet sans délai (« Sus donc allons, de peur que le moyen s’enfuie » (v. 2241). Elle ne dispose que de quelques minutes avant le retour de Barce qu’elle sait imminent (le temps de réciter les vers 2245-2286) ; il est donc invraisemblable psychologiquement et matériellement qu’elle trouve alors le loisir de « resver », de discourir, ou de s’apaiser (« se racoiser », v. 2256) avant de passer à l’acte.
14On peut donc proposer une interprétation plus probable de ces vers : le Chœur décrit pour Barce la scène qui s’est déroulée en son absence et dont le spectateur vient d’être témoin ; cette réplique du Chœur joue ainsi le rôle d’une sorte de didascalie interne indiquant les jeux de scène de Didon dans ses deux derniers monologues (v. 2099-2201, 2213-2244)7. Certes le récit est au présent (c’est ce qui a pu induire en erreur Jean-Claude Ternaux), mais il est introduit par un passé (« A qui n’eust point fendu le cœur d’impatience ») et par l’adverbe « tantost » (v. 2250), qui a ici le même sens qu’au vers 2213, évoquant un passé proche, sens courant au XVIe siècle8. Ce récit rétrospectif au présent de narration9 serait donc plutôt un artifice dramaturgique ayant pour fonction principale de retarder Barce, et de laisser ainsi à Didon le temps de commettre son geste fatal.
15Quoi qu’il en soit, Barce a bien entendu la réplique du Chœur et elle lui répond : malgré le « hideux augure » que constituait la scène précédente, elle ne veut pas perdre espoir : « Si est-ce que je vois vers elle en esperance » (= Pourtant, je vais vers elle en espérant que…). Ici encore, c’est la présence du Chœur qui conduit le personnage à expliciter ses motivations.
16Plus tard, quand Barce ressort épouvantée du château, c’est encore le Chœur qui la prie d’expliquer son trouble, et suscite le récit de la découverte du suicide. C’est grâce à la curiosité du Chœur (porte-parole de celle du spectateur) que nous sont révélés par Barce le dénouement (« La Roine s’est tuee », v. 2297), mais aussi le stratagème qui a permis le suicide (v. 2303) et les circonstances précises de la mort.
17En somme, la fonction dramatique du Chœur des Phéniciennes, par le biais de ce qu’on a appelé les répliques chorales, tend à croître au fil de la pièce : presque nulle à l’acte II, elle s’impose comme décisive à l’acte V. Toutefois, on admettra avec M. Dassonville, que cette utilité proprement dramatique du Chœur « n’est pas son rôle majeur et ne suffirait pas à justifier son existence10. » Le Chœur des Troyens ne joue pour sa part aucun rôle dans l’action. C’est pourquoi la notion de tragédie lyrique peut être éclairante.
Fonction lyrique
18Les chœurs tragiques présentent une fonction lyrique dans les deux sens du terme11. Le sens ancien d’abord, celui qu’utilise Ronsard quand il écrit dans la préface de ses Odes (1550) « Au Lecteur » :
19Quand tu m’appelleras le premier auteur lyrique français […], lors tu me rendras ce que tu me dois, et je m’efforcerai te faire apprendre qu’en vain je ne l’aurai receu […] et ferai encores revenir (si je puis) l’usage de la lire aujourd’hui ressuscitée en Italie, laquelle lire seule doit et peut animer les vers, et leur donner le juste poids de leur gravité12.
20La poésie est lyrique en tant qu’elle a vocation à être chantée, si possible avec un accompagnement instrumental. C’est manifestement le cas des chœurs de Didon se sacrifiant, du moins des chœurs finaux de chaque acte (numérotés dans notre tableau 1, 4, 5, 6, 8 et 10). En effet, même si nos prédécesseurs en ont parfois douté13, on peut affirmer aujourd’hui avec une quasi-certitude que les chœurs tragiques, dès lors qu’ils respectent « la mesure à la lyre » et l’alternance des rimes, sont destinés au chant.
21L’indice majeur à cet égard est l’alternance régulière des rimes masculines et féminines14. Je rappellerai ici la fonction de cette contrainte qui s’impose progressivement au cours du troisième quart du XVIe siècle : son adoption est intimement liée, à l’époque où Jodelle compose sa tragédie, au souci de la mise en musique. Plusieurs documents l’attestent.
22- Le plus ancien, à ma connaissance, est cet extrait, souvent cité, de La Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) : « Il y en a qui fort supersticieusement [= scrupuleusement] entremeslent les vers masculins avecques les feminins, comme on peut voir aux Pseaumes traduictz par Marot. Ce qu’il a observé (comme je croy) afin que plus facilement on les peust chanter, sans varier la musique, pour la diversité des mesures qui se trouveroient à la fin des vers15 » ; comme le note justement Henri Chamard, il ne s’agit sans doute pas ici de l’alternance proprement dite, plutôt du principe dit de la mesure à la lyre : deux strophes successives ne peuvent se chanter sur le même air que si les rimes masculines ou féminines y sont pareillement disposées (mais pas nécessairement alternées). L’intérêt de ce premier texte est de nous montrer que la prise en compte du genre des rimes dans leur disposition n’a de sens, pour Du Bellay, que dans la perspective d’une éventuelle mise en musique.
23- Du Bellay reformule la même idée dans la préface de ses Vers lyriques (1549) : « Je n’ay (Lecteur) entremellé fort supersticieusement les vers masculins avecque les feminins comme on use en ces vaudevilles et chansons qui se chantent d’un mesme chant par tous les couplets, craignant de contreindre et gehinner ma diction par l’observation de telles choses »16. Autrement dit, Du Bellay n’envisageant pas, à cette époque, qu’on chante les strophes successives de ses vers lyriques sur le même air, ne juge pas utile de se préoccuper du genre des rimes.
24- En 1550, Ronsard, dans la préface de ses Odes reconnaît qu’une ode non « mesurée » (comprenons : dont les rimes masculines ou féminines ne sont pas disposées pareillement de strophe en strophe) n’est pas « propre à la lyre »17. Désirant que ses odes soient chantées, il a lui-même exclu de son recueil (et regroupé dans le Bocage) les pièces qui ne répondaient pas à cette contrainte18.
25- En revanche, non seulement la « mesure à la lyre », mais aussi l’alternance proprement dite est presque entièrement respectée dans les Amours de Ronsard (Paris, 1552-1553) : « seuls 14 sonnets sur 221 la négligent (8 en 1552 + 6 en 1553) ; il est notable que les différents « timbres » publiés à la suite du recueil en 1552 (ils forment ce qu’on nomme aujourd’hui le « supplément musical des Amours ») permettent de chanter les sonnets où l’alternance est observée et seulement ceux-là.19. » On peut en déduire qu’à Paris en 1552, Ronsard et/ou son entourage considère (à tort sans doute20, mais considère) que l’alternance est nécessaire à la mise en musique du sonnet.
26Même si cela peut surprendre, ces remarques relatives à la mise en musique du sonnet peuvent éclairer les chœurs de notre tragédie, et ce pour deux raisons. D’une part, il est probable que le texte de Jodelle ait été composé en grande partie en 1552 ou 1553, la même année que les Amours de Ronsard (1552-1553), puisque le sonnet de Baïf sur Didon n’a pu être composé qu’à cette date ; d’autre part, il faut remarquer que le chœur final du premier acte de la tragédie (v. 293-432) se compose de dix quatorzains, qui sont en fait des sonnets inversés21, respectant tous l’alternance comme ceux de Ronsard ! Ainsi, au moment même où Ronsard compose ses Amours en s’imposant l’alternance dans la perspective de leur mise en musique, Jodelle joue lui aussi avec la forme sonnet dans des chœurs qu’il destine au chant.
27- Un document moins connu mais non moins révélateur est la préface de Jean Fornier de Montauban, traducteur de l’Arioste, au Premier volume de Roland furieux premierement composé en Thuscan par Loys Arioste Ferraroys et maintenant mys en rime Françoise… (Paris, Michel de Vascosan, 1555). L’auteur souligne les deux contraintes formelles qui feront la valeur ajoutée de sa traduction : « L’une est de rendre les vers d’Arioste en stanzes Françoyses, comme il est en stanzes Tuscanes : & l’autre, que je me suis baillé une loy laquelle par tout le livre j’observe, c’est que le premier et les derniers vers de toutes les stanzes sont féminins […]. Ce que j’ay faict afin que les stanzes Françoises se puissent chanter & jouer sur les instrumens musicaux ». Sans que le principe de l’alternance soit encore explicitement formulé, on aboutit au schéma aBaBaBcc, c’est-à-dire, à des stances au sein desquelles l’alternance est, de fait, observée. Une fois encore, ce choix formel est explicitement lié au souci de la mise en musique.
28- Enfin, même si le traité est probablement postérieur d’une dizaine d’années à notre tragédie, on peut mentionner pour mémoire l’Abbrégé de l'Art poétique françois (1565), où Ronsard prescrit explicitement :
à mon imitation, tu feras tes vers masculins & fœminins tant qu’il te sera possible, pour estre plus propres à la Musique et accors des instrumens, en faveur desquels il semble que la Poësie soit née: car la Poësie sans les instrumens, ou sans la grace d’une seule, ou plusieurs voix, n’est nullement agreable, non plus que les instrumens sans estre animez de la melodie d’une plaisante voix. Si de fortune tu as composé les deux premiers vers masculins, tu feras les deux autres fœminins, & paracheveras de mesme mesure le reste de ton Elegie ou chanson, afin que les Musiciens les puissent plus facilement accorder. Quant aux vers lyriques, tu feras le premier coupelet à ta volonté, pourveu que les autres suyvent la trace du premier22.
29Cet ensemble de textes ne laisse aucun doute : l’idée s’est imposée progressivement, au cours des années 1549-1555, notamment en 1552 autour de Ronsard, que non seulement la « mesure à la lyre » mais aussi l’alternance proprement dite était souhaitable voire nécessaire à la mise en musique de la poésie. C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut relire les chœurs de Didon se sacrifiant, et souligner sans hésiter leur dimension proprement lyrique.
30Les chœurs finaux peuvent-ils également être dits lyriques au sens moderne, ce sens issu notamment de la critique romantique, qui fait du lyrisme l'expression d'une individualité singulière, d'une voix personnelle. G. Mathieu-Castellani, par exemple, jugeait « proprement lyrique » un discours « rapporté à un je (lequel n'a souvent d'autre référence que grammaticale), le sujet de l'énonciation se confondant (fictivement) avec le sujet de l'énoncé ». Le lyrisme, ajoutait-elle « fait entendre la voix du moi23 ». Dans la mesure où les chœurs tragiques procèdent au contraire d’une voix collective, on pourrait leur nier cette dimension subjective, pour la réserver aux répliques des personnages.
31Pourtant, les chœurs sont bien voués, au moins pour partie, à l’expression pathétique d’une affectivité, et ils retrouvent en cela, indéniablement, l’un des traits essentiels du discours lyrique. Pour M. Dassonville, par exemple, « Le Chœur a toujours des réactions démesurées, outrancières, lyriques24 ». En effet, si l’on admet que le caractère exclamatif du chant et le recours à la fonction émotive du langage comptent parmi les critères de définition de la voix lyrique, comment dénier cette fonction à certains chœurs tragiques ? Même si un certain romantisme a pu voir dans l’émotion du poète lui-même la source du lyrisme authentique, le renouveau des études rhétoriques met davantage l’accent sur la capacité du poème lyrique à produire une émotion sur son récepteur (movere). Telle est bien l’une des vocations majeures du dispositif choral. Il relève du lyrique en ce qu’il exprime en termes pathétiques, et propres à bouleverser le spectateur, les sentiments du peuple dont le Chœur est par définition l’émanation. La tragédie nous invite à penser le lyrique en articulant le singulier et le collectif.
32Ce lyrisme collectif est très présent dans notre tragédie. Pour en faire la preuve, il faut souligner la fréquence dans les chœurs de la première personne grammaticale, et s’interroger sur sa valeur exacte. A priori, on pourrait croire le je exclu, par définition, du chœur tragique ; il n’en est rien. On en relève une première occurrence dans la dernière strophe du premier chœur final :
J’ay grand peur qu’aucune raison
Voyant le sort tant variable,
(O pauvre Didon pitoyable !)
Ne demeure dans ta maison. (v. 425-428)
33Comment comprendre ce je ? Soit il indique que ces vers sont chantés par le seul coryphée ; soit plus probablement, il suggère que chacun des choreutes éprouve individuellement le sentiment qui anime la collectivité. Quoi qu’il en soit, la première personne est liée à l’expression lyrique des sentiments que la tragédie cherche à inspirer au spectateur : la terreur (v. 425) et la pitié (v. 427). Le problème se pose en d’autres termes pour une seconde occurrence chorale du je, cette fois dans le Chœur des Troyens qui clôt l’acte IV (v. 2019) :
Mais injuste je pense
Chacune Deïté,
Qui jamais ne dispense
Le bien à la bonté.
34On est tenté de parler ici d’un lyrisme philosophique porté par la voix du Chœur, habile mise en scène par l’auteur de son propre questionnement philosophique, auquel le spectateur est invité à s’associer.
35Ailleurs domine un nous dont il faut tenter de préciser la valeur. La toute première intervention du Chœur, « Le chœur des Troyens » qui clôt l’acte I, s’ouvre sur une ambiguïté probablement voulue :
Les Dieux des humains se soucient,
Et leurs yeux sur nous arrestez,
Font que nos fortunes varient […]. (v. 293-295)
36Ce nous désigne-t-il les Troyens en particulier, dans la situation spécifique que le premier acte vient d’exposer, ou bien les hommes en général, incluant alors le spectateur, lui aussi sujet aux caprices de la Fortune ? Les deux interprétations ne sont pas exclusives l’une de l’autre ; le sens est ouvert ; les Troyens incarnent le genre humain en proie aux incertitudes du sort. C’est plutôt un nous gnomique, sur lequel on reviendra. Mais plus loin, quand on entend
37Ceste inévitable Fortune,
Qui renversa nostre cité,
N'eust point esté tant importune
Contre nostre félicité,
Si, avant que les tristes flames
Eussent ravy les chères âmes
De nos superbes citoyens,
Ceste vangeresse muable
N’eust point esté tant favorable
Aux murs et au nom des Troyens. (v. 377-384),
38la valeur du nous est plus restreinte ; c’est bien le peuple troyen qui épanche sa douleur propre, en commentant une histoire qui n’appartient qu’à lui, même si on peut lui prêter une valeur exemplaire. Même si le cas des Troyens illustre ici un propos plus général, sur lequel on reviendra, la dimension affective du chant, qui évoque avec tendresse les « chères âmes » des victimes de l’incendie de Troie, relève bien de la plainte lyrique.
39 A l’opposé du dispositif, après le récit du suicide, l’ultime chœur des Phéniciennes (v. 2329-2340, p. 123) est entièrement voué à cette seule fonction lyrique : sans égard pour la leçon qu’on pourrait tirer du destin de Didon (et qu’il appartiendra à Barce de dégager, quelques vers plus loin, pour clore la tragédie en un distique gnomique25), le peuple est invité à laisser libre cours à son chagrin. L’expression paroxystique de la douleur et le souci de bouleverser le spectateur en inspirant terreur et pitié l’emportent ici sur toute autre préoccupation, notamment didactique. L’émotion paraît d’autant mieux partagée que ces trois strophes finales reprennent exactement le patron strophique du dernier chœur des Troyens à l’acte III (des sizains hétérométriques 12.12.6.12.12.6. de rimes ffmf’f’m), si bien qu’on peut imaginer les deux chœurs chantés sur le même air : le spectateur reconnaîtra une mélodie déjà connue.
40Pour conclure sur la fonction lyrique du chœur tragique, il faut souligner combien sont inséparables, dans la pensée esthétique de la Renaissance humaniste, les deux postulations lyriques qu’on a cru pouvoir distinguer jusqu’ici par souci de clarté. Pour les poètes de la Pléiade, notamment Pontus de Tyard, mais aussi Baïf et Ronsard, les deux premiers thuriféraires de Jodelle en 155326, c’est l’union étroite de la poésie et de la musique qui produit sur les « oyans » la plus vive émotion. C’est le souci même d’émouvoir vivement les passions qui réclame la mise en musique. Le lyrisme réclame la lyre.
41C’est Pontus de Tyard qui a le mieux explicité ces idées en français, dans son dialogue Solitaire premier (1552), peu antérieur à notre tragédie. Conformément à la doctrine de Marsile Ficin, Tyard y prête à la « douce simphonie » des effets thérapeutiques ou cathartiques : « la fureur Poëtique, selon lui, resveill[e] par les tons de Musique l’Ame en ce, qu’elle est endormie, et confort[e] par la suavité et douceur de l’harmonie la partie perturbée, puis par la diversité bien accordée des Musiciens accords chass[e] la dissonante discorde, et en fin redui[t] le desordre en certaine egalité bien et proportionnément mesurée, et compartie par la gracieuse et grave facilité de vers compassez en curieuse observance de nombres et de mesures27. » On observe que cette définition des effets bénéfiques de la fureur conjugue ceux de la musique polyphonique (« la diversité bien accordée des Musiciens accords ») et ceux du vers (« la gracieuse et grave facilité de vers compassez en curieuse [c.-à-d. soigneuse] observance de nombres et de mesures »)28. C’est dire que, pour Tyard, « si vous laissez la Musique en arriere, les vers de la Poësie non chantez, perdront beaucoup de leurs graces29. » Mais la réciproque n’est pas moins vraie, comme le souligne cette fois Pasithée dans Solitaire second : la musique est d’« excellent efficace en l’elevation de l’ame » à condition qu’elle agisse « par aliance avec la fureur Poëtique »30 mais « l’une sans l’autre me semble n’avoir grand’ efficace »31 (on sait que la musique purement instrumentale n’intéresse guère les humanistes). La conception néo-platonicienne des effets supposés de la musique s’applique donc, selon Tyard, à des vers chantés, et fait de la musique la servante de la poésie :
l’intention de Musique semble estre de donner tel air à la parole que tout escoutant se sente passionné, et se laisse tirer à l’affection du Poëte […]. Aussi consistoit en ce seul moyen la plus ravissante energie des anciens Poëtes lyriques, qui, mariant la Musique à la Poësie (comme ils estoient nez à l’une et à l’autre), chantoient leurs vers, et rencontroient souvent l’effect de leur désir, tant la simplicité, bien observée aux Modes de chanter, est doüée d’une secrette et admirable puissance32.
Fonction gnomique
42Cette dimension lyrique des chœurs, aussi importante qu’elle nous paraisse, n’est pas celle que privilégient, depuis Horace, les théoriciens de la tragédie. Ils mettent plutôt l’accent sur une autre fonction, morale et sociale, du Chœur, liée à l’utilité didactique du genre tragique. Relisons Horace (Art poétique, v. 193 et s.) dans l’adaptation à la poésie française qu’en propose en 1545 Jacques Peletier du Mans : le Chœur étant, selon lui, « de vertu virile protecteur »,
[Qu’il] ne propose entre les actes rien
Qui ne profitte & conviegne tresbien :
Departe [= qu’il donne] aux bons faveur perpetuelle,
Et aux amis amitié mutuelle:
Des courroussez refreigne la fureur,
Et aime ceux qui ont vice en horreur :
Voise louant frugalité de table,
Voise louant justice profittable,
Civiles loix, Paix qui tient tout ouvert
En seureté : tiegne un secret couvert :
Prie les Dieux qu’aux affligez fortune
Propice soit, & aux fiers importune33.
43Peletier reprendra à son compte ces préceptes dans son propre Art poétique, à peu près contemporain de notre tragédie (il y évoque la réussite de Jodelle) : « Le Chore en la Tragédie (nous disons Chœur aux Eglises) est une multitude de gens, soit homme ou femme, parlant tous ensemble. Il doit toujours être du parti de l’Auteur : c’est-à-dire qu’il doit donner à connaître le sens et le jugement du Poète : parler sentencieusement, craindre les Dieux, reprendre les Vices, menacer les méchants, admonester à la vertu : Et le tout doit faire succinctement et résolument34. »
44Parler sentencieusement : plus précis qu’Horace, Peletier insiste sur la brièveté sentencieuse qui sied au Chœur. En d’autres termes, la leçon morale s’exprime avec concision, le poète tend vers un style formulaire. Telle sera aussi l’opinion de Ronsard : grand admirateur du théâtre de Jodelle, il souligne dans la préface posthume de la Franciade le caractère essentiellement didactique du genre théâtral à la Renaissance. Pour lui, l’abondance du discours gnomique sied mieux au théâtre qu’à l’épopée :
si les sentences sont trop frequentes en ton œuvre Heroïque, tu le rendras monstrueux […] si ce n’estoit en la tragedie et comedie, lesquelles sont du tout didascaliques et enseignantes, & qu’il faut qu’en peu de paroles elles enseignent beaucoup, comme mirouers de la vie humaine35.
45La tragédie de Jodelle s’inscrit pleinement dans cette tradition d’un théâtre didactique, « miroir de la vie humaine », multipliant à l’envi les énoncés gnomiques, tant dans la bouche des personnages que dans les parties chorales. A ce propos, on aura relevé les guillemets fermés qui ouvrent le vers 292 :
» Une nécessité à tout mal se hasarde36.
46Voilà la trace (étrangement unique dans notre pièce) d’un usage typographique qui s’est développé en Europe entre 1520 et 1650, surtout après 1570, et qui consiste à mettre en valeur les sententiae dans les textes dont la composante gnomique n’est que partielle. Ces guillemets gnomiques attirent l’attention sur un énoncé sentencieux susceptible d’être isolé, recopié ou mémorisé37. Comme la manicule des manuscrits médiévaux et renaissants, qui montre du doigt les sentences dignes de mémoire38, ces guillemets imprimés ne désignent pas des citations, ne traduisent pas un changement énonciatif, mais permettent au lecteur d’identifier immédiatement les vers gnomiques ; c’est une invitation implicite à recopier ces maximes dans un cahier de lieux communs, et à les apprendre. On peut s’étonner que d’autres vers de notre tragédie ne présentent pas ce signe, qu’ils auraient pourtant mérité, notamment dans les Chœurs, où ils sont fort nombreux, comme on va le voir.
47 Le premier chœur final des Troyens (à la fin de l’acte I, v. 293-432) et la première réplique du Chœur des Phéniciennes dans l’acte II (v. 461-464) sont les passages les plus éclairants pour bien comprendre et apprécier cette fonction didactique du Chœur (des deux chœurs en l’occurrence). Il est notable que la première intervention de chaque Chœur tend à mettre en lumière la vocation didactique du spectacle, à la fois démonstratif et exemplaire. La tragédie donne à voir des vérités relatives à la condition humaine :
Les deux peuples divers qu’ensemble
L'immuable fatalité
Pour ce seul jour encore assemble
Dans les murs de ceste cité, […]
Monstrent assez à tous vivans
Qu’il n'y a que l'audace humaine
Qui face que le Ciel attraine
L'heur et le malheur se suivans.
48Les spectateurs sont explicitement invités, dès ce premier chœur, à « voir un exemple » des retournements de la Fortune, c’est-à-dire à envisager la fiction comme « miroir de la vie humaine », en tirant du cas particulier une leçon qui concerne chacun.
Mais qui veut voir un autre exemple
Soit du destin, ou soit du mal
Que l’homme en souffre, qu'il contemple,
En ce département fatal,
Comment la Fortune se jouë
D’une grand’ royne sur sa rouë.(v. 419-424. Nous rétablissons le point manquant après le v. 424)
49Le chœur a donc pour mission de souligner explicitement l’exemplarité du destin des personnages. Comme le suggérait Michel Dassonville, le Chœur fait ici figure de spectateur idéal, en ce qu’il perçoit immédiatement cette exemplarité. La présence du motif traditionnel de la Roue de Fortune, héritage médiéval39, renforce encore la perception du personnage tragique comme exemplum, inscrit dans un cadre interprétatif traditionnel et moralisant.
50Le verbe voir, prononcé une première fois au v. 419, sera encore le premier verbe prononcé par le Chœur des Phéniciennes, exactement dans le même esprit :
Qui ne verroit comment
L'amour croist son pouvoir de son empeschement ?
Mais souvent d'autant plus qu'au fait on remédie,
Et plus en vain dans nous s’ancre la maladie.
51Ce que le spectateur est sommé de voir, c’est moins le comportement de Didon dans ce qu’il pourrait avoir de singulier, que la vérité générale qu’illustre son attitude. Cette vérité est censée sauter aux yeux du public : qui ne la verrait ? Et le spectateur distrait qui n’aurait pas perçu d’emblée qu’il s’agit aussi, potentiellement, de lui-même s’entend rappeler à l’ordre par la question rhétorique (v. 461-462) avant la formulation gnomique de la leçon de fatalisme (v. 463-464). Ces occurrences du verbe voir dans la bouche du Chœur, soulignant les leçons de la tragédie, se renouvelleront (v. 2012).
52Une fois posée ainsi la vocation didactique du dispositif choral, il faut tenter d’en cerner l’organisation en termes de contenus philosophiques et d’en mesurer l’originalité.
53Le premier Chœur des Troyens oriente clairement la réflexion vers une analyse complexe de la condition humaine, soumise au vouloir des Dieux, en dépit des vicissitudes apparentes de la Fortune. Si Jean-Claude Ternaux propose d’intituler ce chœur De natura deorum (note 71), on pourra préférer lui prêter le titre d’un film récent : Des hommes et des dieux. L’affirmation très orthodoxe et providentialiste de la perfection des dieux (v. 304), de leur souci des hommes (v. 293) et de « leur juste équité » (v. 327) tempère un discours plus pessimiste en apparence sur les « effects […] imparfaits » (v. 305) et inconstants de l’action divine. En résumé, les voies de la Providence sont impénétrables. D’où une première leçon toute stoïcienne, que résument ces sentences bien frappées :
L'homme sage sans s'esmouvoir
Reçoit ce qu’il faut recevoir,
Mocqueur de la vicissitude. (v. 346-348)
[…]
Heureux les esprits qui ne sentent
Les inutiles passions,
Filles des appréhensions,
Qui seules quasi nous tourmentent. (v. 359-362)
54En somme, ce sont moins les événements en eux-mêmes que notre « discours » (v. 370) à leur propos, c’est-à-dire notre pensée, qui nous accable. Autre idée stoïcienne : « Que le goût des biens et des maux, pour le dire avec les mots de Montaigne, dépend en partie de l’opinion que nous en avons. » (Essais, I, 14). Nous n’avons donc à nous en prendre qu’à nous-même de notre malheur. Pourtant, la suite introduit une observation bien différente (à partir du v. 373) : plus nous sommes heureux, plus le malheur nous frappe. Est-ce le signe d’une sorte de jalousie des dieux envers le bonheur des mortels40 ? Plutôt l’idée traditionnelle d’un mouvement cyclique de la Fortune et de sa roue (v. 424). Quoi qu’il en soit, Jodelle annonce ou rejoint dans ce chœur ce qui sera la grande leçon des Antiquitez de Rome de Du Bellay en 1558 : la chute des grandes cités, des grands empires est à la mesure de leur puissance et de leur hubris, ce que Jodelle et Du Bellay nomment leur « audace41 » :
Il n'y a que l'audace humaine
Qui face que le Ciel attraine [entraîne]
L'heur et le malheur se suivans.
Nostre heur auroit une constance
Si, voulans tousjours hault monter,
Nous ne taschions mesme d'oster
Aux grands Dieux nostre obéissance. (v. 314-320).
55Après la ruine de Troie (et avant celle de Rome qui est encore à venir), l’histoire de Didon est censée illustrer à son tour ce cycle inéluctable de la Fortune, qui participe pleinement de l’ordre du monde.
56Le Chœur des Troyens nous invitera à poursuivre à la fin de l’acte III (v. 1571-1588) cette méditation sur l’inconstance de Fortune en développant une nouvelle image, non moins topique : celle du vaisseau balloté par la tempête.
57 Les interventions du Chœur des Phéniciennes semblent a priori orienter notre réflexion dans une tout autre direction. A chaque Chœur, dirait-on de prime abord, sa problématique. Délaissant donc la méditation résignée sur les vicissitudes de la Fortune, le Chœur des Phéniciennes développe d’abord, à la fin de l’acte II, des considérations générales nées de la réprobation que lui inspire la conduite d’Enée. La dénonciation de la feinte ou feintise, ou de ce que nous appelons l’hypocrisie, vise ici deux types d’attitudes, fustigées en alternance : d’une part la haine déguisée en amour (v. 1025-27, 1031, 1035-40), d’autre part l’ambition déguisée en religion (v. 1028-30, 1032, 1041-48). Mais dans un dernier couplet, le Chœur réclame une punition divine pour de telles trahisons (v. 1079-84). La conclusion du deuxième chœur final rejoint ainsi la problématique du premier : les hommes appellent de leurs vœux une justice divine, mais ils ne la voient pas vraiment s’exercer ici-bas !
58Un mouvement complexe se dessine ainsi, en même temps qu’une montée du pessimisme et de l’inquiétude philosophique. Alors que le premier Chœur troyen, on l’a vu, posait a priori la « juste équité » des Dieux (en dépit de l’apparente vicissitude de la Fortune), le Chœur phénicien est amené à réclamer du Ciel une justice qui tarde à se manifester, puis à prendre le contrepied de l’optimisme initial des Troyens : dans le chœur final de l’acte IV, le blâme réservé d’abord à « l’injustice d’amour » (v. 2014 - comprenons : l’injustice du dieu Amour) englobe presque aussitôt « Chacune Deïté, / Qui jamais ne dispense / Le bien à la bonté » (v. 2020-22) et aboutit à la négation radicale de la Providence divine :
Un seul hasard domine
Dessus tout l’univers,
Où la faveur divine
Est deuë au plus pervers. (v. 2023-26)
59Solidement étayée par une triade d’exemples mythiques (« Jason, Thesée, Hercule », nommés au v. 2055), puis par l’exemple d’Enée lui-même, dont le bonheur contraste avec le sort injuste de Didon, cette thèse s’impose-t-elle comme la véritable conclusion philosophique de la pièce ? On peut se le demander. Il est certain que l’acte V n’apporte pas de nouvelle leçon et pas de démenti au quatrième chœur (le Chœur final des Phéniciennes, on l’a vu, est purement lyrique, réservé à des lamentations sur le sort de Didon et de Carthage). Sur le plan philosophique, la seule nuance, mais elle est de taille, est apportée par les derniers vers de l’acte IV. Après avoir démontré en 20 strophes la perversité des Dieux, le Chœur semble se raviser in extremis :
Si ce n'est injustice
De nous traiter ainsi,
Rien ne peut de ce vice
Les sauver que cecy :
C'est que pécheurs nous sommes,
Et le ciel, se faschant,
Fait pour punir les hommes
Son bourreau d'un meschant. (v. 2091-2098)
60En réintroduisant ainsi in extremis le vieux motif biblique du « fléau de Dieu » venu châtier les péchés des hommes, Jodelle redonne sa chance à une interprétation toute chrétienne et providentialiste des vicissitudes d’ici-bas. Mieux vaut tard que jamais ! Reste à savoir si l’on peut prendre au sérieux une concession si laconique à l’orthodoxie, surtout quand elle n’est présentée en définitive que comme une solution ingénieuse mais hasardeuse pour tenter de « sauver » les dieux du vice d’injustice et de perversité… Ces deux strophes suffisent-elles à effacer toutes celles qui précèdent ? La question reste ouverte !
61Au terme de ce bref parcours philosophique, on aimerait revenir pour finir sur les moyens poétiques mis en œuvre pour transmettre efficacement ces leçons de la tragédie, et spécialement sur l’articulation du dramatique, du lyrique et du gnomique qui semble caractériser la tragédie à la Renaissance.
62 Notre réflexion vise à ici à aider les agrégatifs mais aussi à nourrir le récent projet de recherche de notre équipe CERILAC (Université Paris Diderot) intitulé « Décentrements lyriques ». Il s’agit d’observer les liens étroits qui unissent en poésie (depuis toujours ?) la voix lyrique, par définition singulière, et la parole gnomique, visant la généralité. L’usage critique moderne, on l’a vu, tend à qualifier de lyrique une poésie émanant d’un « je » et marquée par la subjectivité de ce « sujet lyrique ». La poésie dite lyrique semble ainsi s’opposer par définition à la poésie dite gnomique, celle qui efface au contraire toute marque de subjectivité pour prétendre à un propos général, dont la valeur serait absolue. La réalité des textes poétiques est évidemment plus complexe : la plupart d’entre eux articulent en fait des énoncés relevant du « lyrisme » et des énoncés gnomiques qui s’éclairent mutuellement : l’analyse par un « sujet lyrique » d’une expérience singulière peut déboucher sur (ou s’appuyer sur) l’affirmation gnomique de vérités générales (sentences, proverbes) ; à l’inverse un discours très général (relevant par exemple de la poésie didactique) peut s’appuyer sur la confession « lyrique » de l’énonciateur (souvenir personnel, plainte, prière, louange ou blâme d’un individu exemplaire). Lyrique et gnomique ne cessent ainsi de dialoguer, comme un soliste « lyrique » dialoguant avec un « chœur » (mais cette image falsifie la réalité en la simplifiant : en fait, le soliste peut recourir à des formules gnomiques, et le chœur céder à la subjectivité lyrique). Il en résulte nombre d’objets poétiques hybrides qui nous invitent à penser l’articulation du particulier et du général, de l’individuel et du collectif, du relatif et de l’universel. La tragédie, et spécialement son dispositif choral, semble à cet égard un objet d’étude particulièrement instructif.
63Les limites du présent exposé ne permettent pas d’envisager la question dans toute sa complexité, mais l’exemple de Didon se sacrifiant permet d’esquisser quelques remarques.
64En termes d’énonciation d’abord, la voix du Chœur doit nous interroger. Qui parle ? Dès lors qu’apparaissent des formes de première personne (je, nous), on est fondé à tenter de désigner un sujet de l’énonciation. Entend-on la voix d’individus historiquement ou fictivement ancrés dans des circonstances spécifiques qui les éloignent du public (des Troyens, des Phéniciennes, à Carthage, dans l’Antiquité…) ou bien est-ce l’Auteur (Jodelle ?) qui parle par leur bouche, comme semblent le penser Horace et Peletier. Ou bien sont-ils les porte-parole d’une communauté, elle-même historiquement située (le public humaniste et aristocratique que vise la tragédie au XVIe siècle), le dispositif tragique amplifiant idéalement la réaction de son propre public, renvoyant à la communauté sa propre voix (vox populi). Ou sont-ils des hommes et des femmes, dans ce que ces mots peuvent signifier de plus général, en renvoyant à l’idée philosophique de condition humaine ? Le texte joue manifestement, presque à chaque page, de ces ambiguïtés.
65Cette question de l’énonciateur est liée à celle du récepteur : pour qui chante la voix lyrico-gnomique du chœur ? On a vu qu’elle ne s’adressait que passagèrement aux personnages. Est-elle davantage un discours de soi à soi ? En ce cas, le recours au discours gnomique participe (et donne l’exemple) de la méditation, individuelle ou collective, de chacun (de chaque société) sur sa propre expérience. Mais c’est aussi une voix didactique tournée vers la salle : la réception en est à la fois individuelle (chaque spectateur voit, entend, apprend, réagit et réfléchit personnellement) et collective (la représentation tragique est censée rassembler la cité42, ou pour le moins une communauté plus ou moins homogène : le spectacle tragique constitue la collectivité comme telle, et appelle des réactions partagées (larmes, applaudissements). A cette collectivité rassemblée se transmet un message qui vaut pour le présent et l’avenir.
66La tragédie semble principalement mettre en scène les questionnements de plusieurs sujets (lyriques) qui tentent de tirer une leçon d’une expérience commune pour en faire profiter la communauté. Au niveau du dispositif choral, la poésie articule donc des énoncés spécifiquement liés à la situation représentée, et des énoncés à valeur universelle (ou supposés tels). Il convient d’observer la disposition de ces divers types de discours les uns par rapport aux autres. Dans le premier chœur des Troyens par exemple, les énoncés sentencieux sont nettement mis en valeur au début et à la fin, de sorte qu’ils encadrent la voix lyrique et en orientent l’interprétation. Le chœur s’ouvre sur un quatrain gnomique aisément isolable, tant sur le plan des rimes que par la syntaxe (v. 293-296) ; il est suivi d’autres énoncés également isolables, qui ont l’allure de dictons (« Après un repos une peine, / Un repos après un tourment », v. 298-299), puis d’un nouveau quatrain gnomique (v. 303-306). La voix lyrique ne s’épanouit qu’après qu’un cadre didactique a été ainsi posé. De loin en loin, des quatrains gnomiques viennent clore les quatorzains (v. 345-348, 359-362). Les quatre derniers vers du chœur constituent également un quatrain sentencieux (v. 429-432).
67Le Chœur final de l’acte II présente un dispositif comparable : cinq huitains à valeur universelle (v. 1017-1056) introduisent le rappel du cas exemplaire d’Enée et Didon (v. 1057-1078) avant la conclusion générale (v. 1079-1084). Mais ce chœur des Phéniciennes présente aussi un procédé plus original de mise en valeur des énoncés gnomiques : plusieurs huitains successifs se terminent sur un distique d’allure proverbiale évoquant les mœurs animales ; à six reprises, le bestiaire traditionnel des fables et des proverbes (oiseau, poisson, vipère, sanglier, abeille et aspic, colombes et corbeaux, vipère encore) renvoie le spectateur à la vieille tradition des bestiaires moralisés qu’exploitent à la même époque les recueils d’apologues ésopiques et les recueils d’emblèmes.
68Les trois strophes du chœur final de l’acte III présentent le même aller-retour du général au particulier et du particulier au général : l’allégorie maritime, image de la condition humaine soumise aux caprices de la Fortune (v. 1571-1576) introduit l’évocation succincte des cas exemplaires d’Enée et de Didon (v. 1577-1582) puis dégage une leçon générale des malheurs de la reine (v. 1583-1588).
69Ces exemples auront suffi à montrer avec quel soin méthodique le dispositif choral de la tragédie conjugue des nécessités dramatiques, le souci lyrique d’émouvoir et un objectif didactique. Une analyse plus fine permettrait de préciser quels marqueurs linguistiques ou stylistiques assurent la délimitation ou l’articulation des énoncés relevant de la voix lyrique et des énoncés gnomiques, ou d’observer comment alternent et parfois se confondent le présent d’énonciation et le présent de vérité générale. Mais il est temps de conclure.
Conclusion
70Gérard Genette a montré dans son Introduction à l’architexte le caractère tardif de la triade épique, lyrique, dramatique abusivement prêtée à Aristote. Elle ne jouit d’aucune autorité particulière à la Renaissance. Pour esquisser une typologie des genres poétiques au XVIe siècle, il faudrait ajouter à ces catégories au moins celle du didactique ou du gnomique, et surtout interroger la façon dont les textes les entrelacent.
71Par ses traits énonciatifs particuliers, le gnomique se distingue nettement : il inspire des œuvres spécifiques très nombreuses, ces recueils de poésie sentencieuse aujourd’hui relativement méconnus (sauf quand ils sont illustrés de gravures emblématiques), mais qui connurent un grand succès en leur temps (comme les fameux Quatrains de Pibrac, contemporains de la publication imprimée des tragédies de Jodelle).
72Mais ce que je voudrais souligner pour finir, c’est à quel point la parole gnomique imprègne aussi les autres genres, le dramatique et le lyrique notamment. (L’absence de théorie antique sur le genre gnomique fait qu’il n’est pas toujours perçu comme autonome : les théoriciens antiques envisagent plutôt les énoncés gnomiques comme des arguments ou comme des ornements au sein d’œuvres de genres divers). A fortiori lorsqu’il ne constitue pas un genre didactique spécifique, le gnomique peut être perçu une catégorie anthropologique fondamentale : j’y recours pour nommer, même en dehors de toute pratique littéraire, un type de discours qui est aussi une attitude face au monde. Confronté aux expériences singulières de l’existence, le gnomique tente d’en dégager (ou d’y retrouver) en quelques mots aisément mémorisables une leçon à valeur universelle. Autant qu’un genre à part entière, genre autonome qu’illustrent des œuvres spécifiques, c’est donc un type de discours potentiellement présent dans tous les genres, la tragédie notamment, comme on l’a vu, mais aussi l’épopée43, l’ode, la satire, l’épigramme, la comédie…
73Pour apprécier une tragédie comme Didon se sacrifiant, et plus largement sans doute tous les textes de la Renaissance, il convient de prendre en compte cette séduction de la formule gnomique, d’en comprendre la source et les enjeux, d’en reconnaître les manifestations. On sait depuis les travaux de Bernard Beugnot et d’Ann Moss combien l’usage pédagogique des recueils de lieux communs dans les écoles et les collèges des XVIe et XVIIe siècles (des centaines de sententiae ont été lues, copiées, apprises par cœur, traduites, paraphrasées, commentées par nos auteurs durant leur formation44) a façonné durablement leur manière d’écrire et de penser. S’ajoute sans doute à cela l’attachement de presque tous les auteurs à la vocation morale de l’écriture en général et de la poésie en particulier, plus directement tournée vers la mémoire (les Muses sont filles de Mémoire).
74Après le rappel de ces généralités, peut-on cerner pour finir une spécificité du discours gnomique chez Jodelle ? Ce qui me frappe le plus dans Didon se sacrifiant, c’est la dérive presque constante du gnomique vers l’épidictique, et spécialement vers le blâme. Si on relit les vers d’Horace cités plus haut qui définissent les fonctions prêtées au Chœur, on est frappé par la tonalité très positive du propos : « rien / Qui ne profite et convienne très bien » ; il s’agit de favoriser les « bons », de louer l’amitié, de calmer le courroux, d’aimer « ceux qui ont vice en horreur », de louer la frugalité, de louer « justice profittable », de louer la Paix, de prier les Dieux. Tel n’est pas, loin s’en faut, le propos de Jodelle, plus amer, plus acide. Le style formulaire sert chez lui une dénonciation, l’expression d’un désenchantement. Nul personnage ne mérite vraiment la louange ; rares sont ceux qui méritent notre pitié ; et prier les dieux ne sert à rien. C’est bien une leçon qui s’exprime avec force, mais c’est la cruelle leçon du désespoir.
75(Paris Diderot - CERILAC)