Colloques en ligne

Emmanuel Buron

« Feins en toy d’estre moy ». Le jeu du comédien et le personnage dans Didon se sacrifiant

1 En février 1558, après la conquête de Calais par les troupes françaises, la municipalité parisienne se prépare à recevoir le roi Henri II pour un banquet à l’Hôtel de ville et, peu avant la cérémonie, les échevins, soucieux de donner à ce festin une dimension intellectuelle, envoient un émissaire vers Jodelle pour savoir s’il a « quelque Tragedie, ou Comedies » achevée et prête à être représentée. La fête doit avoir lieu quelques jours après et, selon la municipalité parisienne, le trop court délai ne permet pas d'écrire une pièce nouvelle. Jodelle répond qu'il a la pièce qu'on lui demande, mais il s'engage à écrire une mascarade ad hoc et à en organiser la représentation. Comme aucun acteur ne lui semble pouvoir apprendre le rôle principal en si peu de temps, il le jouera lui-même. Il se charge aussi de prévoir une décoration pour l’entrée de l’Hôtel de ville, la montée d’escalier et les murs de la salle du banquet1. Finalement, la fête sera mal organisée, le poète en sera meurtri et il écrira Le Recueil des inscriptions, le seul livre publié sous son nom, pour se justifier.

2Un des points surprenant de cette affaire, c'est que Jodelle se soit embarqué tout seul dans cette galère puisqu'il s'est même proposé pour organiser la fête, ce que personne ne lui demandait. Il est plus surprenant encore que les édiles parisiens aient accepté : ces bons bourgeois ont tout de même engagé de l'argent et du prestige sur un spectacle dont l'échec était prévisible. Il semble donc qu'aux yeux de tous, aux siens y compris, Jodelle jouissait d'un grand crédit en matière d'organisation de spectacles, crédit qui trouve son origine en 1553, avec la double représentation de Cleopatre captive et d’Eugene. Dans Le Recueil des inscriptions, il cherche notamment à préserver ce crédit en montrant que les détails de l’organisation, de la mise en scène et du jeu des acteurs avaient été bien prévus. Jodelle a donc une expérience théâtrale complète : ce n’est pas seulement un poète, auteur du texte de ses pièces, mais il a une vraie pratique du théâtre et on est fondé à chercher dans ses pièces une conscience de la représentation qu’un texte théâtral appelle. Ce constat d’évidence va à l’encontre d’une idée reçue, selon laquelle la tragédie humaniste serait un pur exercice de lettrés, destiné au mieux à la déclamation. Dans bien des cas, l’analyse dramaturgique révèle dans ces pièces des richesses insoupçonnées. Tous les auteurs n’ont certes pas une conscience dramatique aussi aiguë et Garnier, le plus réputé des auteurs tragiques du XVIe siècle, est dans beaucoup de ses pièces plus poète que dramaturge. Inversement, Jodelle est à la fois et au même titre l’un et l’autre.

3Dans divers travaux, j’ai interrogé la dramaturgie des tragédies humanistes et notamment celle de Didon se sacrifiant sous l’angle de l’espace scénique2. Je voudrais maintenant examiner la question du jeu de l'acteur : comment est-il inscrit dans la pièce ? Quelle conception se fait Jodelle de la relation entre l'acteur et le personnage ? Quelle est en somme sa conception de la représentation ? On pourrait trouver des éléments de réponse dans différents textes de Jodelle mais, pour en rester à Didon se sacrifiant, je voudrais m’arrêter sur les vers 1247-1254. Ils se situent au milieu de l'acte III et presque au milieu de la tragédie. Au cours de l’acte précédent, Didon a vainement tenté de convaincre Énée qu’il devait rester à Carthage et elle envoie maintenant Anne vers lui, pour qu’il accepte au moins de différer son départ jusqu’au printemps. Dans la longue réplique des v. 1185-1255, Didon donne des instructions (v. 1253 : « Plus pitoyablement encor je t’instruirois ») à Anne sur ce qu’elle doit dire et  faire. Les instructions sur le contenu de la harangue qu’elle doit tenir (v. 1193-1245) sont directement reprises de Virgile (Énéide, IV, v. 416-436) mais les instructions concernant l’attitude qu’elle doit avoir pour prononcer son discours, et qui constituent précisément le passage qui nous occupe, sont un ajout de Jodelle.

La (chère Soeur) la donc, prens peine, je te prie,
De mes pleurs, de mes cris, de mes feux, de ma vie :
Feins en toy d'estre moy, et vien gesner tes sens
Pour une heure du mal qui me poind si long temps :
Tu n'auras, si tu sens tant soit peu mes alarmes.
Pour ce marbre amolir, que trop, que trop de larmes :
(v. 1247-1252)

4Ce passage a une valeur métathéâtrale évidente, puisqu’il engage des questions d’identification de l’acteur à son rôle et d’efficacité du jeu.

5Un lecteur moderne pourrait être tenté de reconnaître dans les instructions de Didon à sa sœur une préfiguration de « la méthode », cette théorie du jeu élaborée par Constantin Stanislavski qui est devenue depuis la doctrine de l’Actor's Studio : pour jouer juste, un comédien doit commencer par s’identifier intérieurement au personnage qu'il interprète, il doit retrouver dans sa propre histoire des émotions analogues à celles que le personnage est censé éprouver pour découvrir naturellement le jeu qui convient dans la situation. Si tu veux me représenter, conseille de même Didon à Anne, commence par éprouver ce que j’éprouve et tu pourras alors agir de manière adéquate. Nous verrons cependant que le rapprochement avec Stanislavski est trompeur et que, d'un cas à l'autre, le travail d'identification n'a ni la même forme ni la même fonction, à ceci près que dans les deux cas, il doit garantir la vérité du jeu, éviter qu'il paraisse faux, artificiel ou théâtral. Une anecdote rapportée par Guez de Balzac, au début du XVIIe siècle, permet de deviner ce que peut être le jeu que Jodelle repousse, par la bouche de Didon. Guez de Balzac évoque un boulanger, dont il dit ironiquement qu’« il representoit admirablement le Roy Nabuchodonosor » (personnage de la tragédie des Juifves de Garnier) et qu’il « sçavoit crier à pleine teste » la tirade pleine d’outrecuidance par laquelle le roi se présente. Un jour, ce boulanger a l’occasion d’assister à une représentation, jouée par de bons acteurs, d’un spectacle sur l’enlèvement d’Hélène,

mais voyant que les Acteurs ne prononçoient pas les complimens, d'un ton qu'il se faut mettre en colere ; et principalement qu'ils ne levoient pas les jambes assez haut, dans les démarches qu'ils faisoient sur le Theatre, il n'eut pas la patience d'attendre le second Acte, il sortit du Jeu de paulme, dès le premier.
Et ce Roy tout blanc de farine,
Desgousté de la froide mine
De celuy qui faisoit Paris,
Mordi, dit-il, de la quenaille
I, ne san rein faire qui vaille,
I, fasan les pas trop petits3.

6On entrevoit dans cette anecdote ce que serait le jeu tragique qu’il s’agit de conjurer. Sur le mauvais prétexte que les personnages sont des rois ou des personnages puissants, l’acteur pourrait être tenté de sursignifier la grandeur par un jeu de Matamore : répliques criées « à pleine teste », ton constamment emporté, jambes haut levées pour des pas de géant. Par cette emphase grotesque, l’acteur cherche à manifester la grandeur, la terribilità, du genre tragique. Le jeu auquel Jodelle aspire semble être au contraire un jeu qui s’adapte au caractère et aux passions du personnage, qui en traduit les nuances. Cette exigence renvoie à la poétique de la tragédie humaniste, spectacle fondé sur le personnage et les passions, et non imitation d’action comme la tragédie néo-aristotélicienne.

7Toutefois, le souci commun à Jodelle et Stanislavski d’ancrer le jeu dans l’affectivité du comédien s'inscrit dans deux conceptions du jeu et de la représentation fondamentalement différentes, presque opposées. Stanislavski aspire à une mise en scène réaliste, qui permet au spectateur de considérer la représentation comme si elle était en vérité l'action qu'elle représente. Pour la durée du spectacle, l'acteur réel s'efface donc et devient le personnage qu'il joue ; ou encore : ce personnage s'incarne dans l'acteur qui le joue  ; l'identification intérieure du comédien à son rôle est la condition de possibilité, dans le travail de l'acteur, de cette illusion du spectateur. Aujourd'hui, cette conception réaliste de la représentation domine au cinéma et la méthode de Stanislavski est devenue la bible des grands acteurs américains. Or, le conseil que Didon donne à Anne s’inscrit dans un dispositif de représentation tout opposé.  Puisque l'acteur stanislavskien s'identifie temporairement au personnage, il est censé agir comme s'il était celui-ci, comme s'il n'était pas un acteur et qu'il n'y avait pas de public pour le regarder jouer ; mais Anne ne cherche pas à se faire passer pour sa sœur auprès d’Énée qui connaît parfaitement l’une et l’autre et qui n’est pas susceptible de les confondre ; et loin de faire comme s’il n’y a avait pas de spectateur, Anne doit mettre tout ses efforts à convaincre Énée : son jeu est tout entier tourné vers un destinataire. S'il y a identification intérieure (« feins en toy »), celle-ci anime le jeu d'Anne, lui donne sa force et son intensité, mais nulle illusion n’en résulte pour le spectateur.

8Il faut donc écarter le modèle stanislavskien et se tourner vers la rhétorique, qui fournit un cadre plus pertinent pour analyser cet étrange équilibre entre identification et distance de l'acteur à son rôle4. En effet, la rhétorique propose une théorie complète du discours, de sa conception à son interprétation orale. L’actio, ou l’art de jouer le discours, constitue la cinquième partie de la rhétorique, la dernière dans l’ordre logique mais, d’après les théoriciens antiques, la plus importante. Dans l’acte III qui nous occupe, Anne est dans la situation typique d’un orateur, d’un avocat qui doit défendre son client. Didon l’envoie plaider sa cause auprès d’un auditeur rétif qu’elle doit émouvoir. Pour retenir Énée, Anne ne peut jouer que sur la pitié, argument passionnel violent, que doit inspirer le sort malheureux de Didon. Les instructions de la reine font donc écho à celles que, dans le livre II du De oratore de Cicéron, Antoine, le principal personnage du dialogue, donne à l’orateur pour gagner l’approbation de ses auditeurs dans le cadre de la rhétorique du movere.

9Antoine distingue deux formes d'éloquence, l'une visant à persuader et à se concilier son auditeur (De or., II, 178-184), l'autre visant à l'émouvoir, et à conquérir son adhésion en jouant sur ses passions (De or., II, 185-216). Le premier de ces deux registres, le conciliare, correspond assez bien au discours d’Énée, qui veut suivre la raison et dont les discours visent généralement à convaincre son interlocuteur ; d’où leur caractère raisonneur et la froideur que lui reprochent aussi bien Anne que Didon. En revanche, le discours des Phéniciennes, de Didon tout d'abord mais aussi d'Anne quand celle-ci parle pour elle, vise à émouvoir et correspond au second registre de Cicéron, le movere. Le spectacle tragique repose en somme sur la confrontation de deux types de discours et de deux manières de parler et de jouer son discours. C’est quand il évoque la stratégie passionnelle que Cicéron s’étend sur les vertus de l’actio, le jeu corporel étant un instrument particulièrement efficace pour triompher dans les causes pathétiques. Dans ce cadre, le premier travail de l'orateur, souligne Cicéron est d'essayer intuitivement de pénétrer les sentiments de la personne à convaincre5. Quelques vers avant notre passage, Didon justifiait l'envoi de sa sœur auprès d'Énée en disant :

S'il est ainsi que seule entre tous tu cogneusses
Les adresses vers l'homme et que les temps tu sceusses.
(v. 1212-1213)

10L’indication se trouve chez Virgile (Én. IV, v. 423 : « sola uiris mollis aditus et tempora noras »). Elle reconnaît à Anne une connaissance intime du destinataire et une intuition aiguë des circonstances, deux qualités requises de l’orateur qui veut jouer sur les passions de son auditeur.

11Pour provoquer les émotions de celui qui l'écoute, l'orateur doit montrer qu'il les éprouve lui-même. Antoine énonce d'abord le principe général.

J’ajoute qu’il n’est pas possible que nos auditeurs soient amenés à la douleur, à la haine, à l’envie, à la crainte, aux larmes, à la pitié, si toutes les passions que l’orateur veut leur communiquer, il ne paraît d’abord les porter, profondément imprimées et gravées en lui-même.6

12Horace formule un conseil analogue, à propos de l’acteur dans l’Art Poétique (v. 102-103) : « si uis me flere, dolendum est primum ipsi tibi », si tu veux que je pleure, il faut que toi-même, tu commences par pleurer. L'orateur doit donc produire devant les yeux de son public les signes visibles de l'émotion qu'il veut lui communiquer mais n'est-ce que ruse ou bien doit-il véritablement éprouver les sentiments qu'il joue7 ? Un peu plus loin dans le dialogue de Cicéron, Antoine demande que l’orateur les éprouve vraiment. En ce qui le concerne, il parvient à susciter en lui la passion adéquate et c'est d'où vient la puissance de ses discours :

eh bien ! je l’affirme, jamais je n’ai essayé d’inspirer aux juges la douleur, la pitié, l’envie ou la haine, que moi-même, le moment venu de les ébranler, je n’aie vivement ressenti pour mon compte les émotions que je voulais faire passer dans leur âme. […] Et qu’on n’aille pas regarder comme un phénomène surprenant que le même homme se livre tant de fois aux transports de la colère, de la douleur ou des autres passions, surtout pour des intérêts qui ne sont pas les siens : telle est la force des pensées et des lieux que l’orateur emploie et développe, qu’il n’a nul besoin de feinte ni d’artifices. Par leur nature même, les paroles auxquelles il a recours pour remuer l’âme d’autrui le remuent lui-même plus fortement qu’aucun de ceux qui l’écoutent.8

13Il s'agit de se représenter vivement la situation bouleversante de la personne pour qui on plaide, de l'avoir si fortement présente à l'esprit que les émotions qu'elle appelle naissent d'elles-mêmes9.

14C’est exactement ce que demande Didon à sa sœur. « Feins en toy d’estre moy » : la fiction d'identité qu'appelle la reine est purement intérieure (« en toy ») et Anne n'est pas censée se comporter comme si elle était sa sœur, pas plus que l'orateur ne parle comme s'il était son client. La passion de Didon recréée en Anne se traduira dans son discours et dans son attitude extérieure, (elle doit « gesner ses sens » du « mal » qu’éprouve sa sœur), elle informera sa plaidoirie et lui fera trouver les arguments et les accents les plus déchirants, les plus propres à émouvoir Énée :

Tu n'auras, si tu sens tant soit peu mes alarmes.
Pour ce marbre amolir, que trop, que trop de larmes.
(v. 1251-1252)

15Pour l'observateur, Anne ne prendra pas l'identité de Didon mais elle traduira avec l'intensité pathétique voulue la situation de sa sœur. S’il y a fiction alors (« feins », demande Didon), ce n’est pas parce qu’Anne joue une passion qu’elle n’éprouve pas, mais parce que la passion qu'elle exprime véritablement n'est pas la sienne. Elle doit susciter en elle artificiellement la passion d'autrui pour rendre son action d'autant plus efficace. Il s'agit en somme de retourner l'exigence de decorum pour la naturaliser. Ce principe veut qu'on adapte le discours et l’attitude d'un personnage de théâtre au sentiment qu'il est censé éprouver. Cette adaptation s’effectue naturellement sitôt que la passion voulue est opportunément suscitée.

16La rhétorique ne fournit pas seulement à Jodelle un cadre théorique pour définir l'art de faire naître en soi une passion artificiellement suscitée : avec la théorie de l'actio, elle lui fournit également une réflexion sur la manière de traduire cette passion en gestes et en intonations. Il y trouve à la fois la matière pour une réflexion sur le problème de l'identification du comédien à son rôle et pour une définition du jeu qu'il doit adopter. Tout l'art de l'orateur, du moins dans le registre du movere, est de trouver le moyen de manifester physiquement la passion qu'il veut transmettre à ses auditeurs, en se gardant toutefois de ce qu'elle peut avoir d'irrationnel, de désordonné et d'agité. Antoine, dans le De oratore exprime précisément la marge dans laquelle doit se développer l'actio de l'orateur :

Tous ces mouvements de l’âme doivent être accompagnés de gestes, non de ce geste qui traduit toutes les paroles, comme au théâtre, mais de celui qui éclaire l’ensemble de l’idée et de la pensée en les faisant comprendre plutôt qu’en cherchant à les exprimer […] ; la main sera moins expressive ; les doigts accompagneront les mots sans les traduire.10

17L'acteur sert ici de contre-modèle à l'orateur mais il semble s'agir plutôt du mime que de l'acteur tragique, ou même comique. Il représente en effet un jeu qui traduit visuellement le contenu littéral du discours. Tel n'est pas le cas de l'orateur, qui doit rendre sensible non pas la lettre du discours (ses « verba ») mais, de façon globale et synthétique, l'état d'esprit qui l'anime (« uniuersam rem et sententiam »). Ce n'est pas en montrant la chose dont il parle, en donnant à l'auditeur l'impression de la voir (« demonstratione »), qu'il veut impressionner, mais en permettant de comprendre (« significatione ») son sentiment par son attitude. Son jeu doit donc être interprétable comme un signe, et non comme une manifestation directe de la passion qui l'agite (ou qui est supposée l'agiter). Cette distance que l'orateur doit garder est évidemment liée à sa situation : comme son auditoire, il analyse une situation et il délibère sur elle ; même s'il utilise la passion, il en joue de façon calculée, c'est-à-dire rationalisée et non pas immédiatement passionnelle. S'il l'exprime par son action, ce sera donc sous une forme rationalisée, en accord avec cette situation de parole.

18Il n'en va évidemment pas de même pour les personnages d'une tragédie, immédiatement impliqués dans les événements que la pièce retrace, et supposés en parler sans distance. Cette remarque vaut tout particulièrement pour Didon ou plus généralement pour les Phéniciennes, à qui Jodelle attribue tout spécialement un discours de la fureur. Quand on examine les didascalies internes de Didon se sacrifiant, on peut donc constater, d'une part que Jodelle s'inspire de l'actio rhétorique qui programme en grande partie le jeu des acteurs, et d'autre part, que le jeu tragique fait exploser le cadre étroitement rationnel dans lequel Cicéron et Quintilien veulent inscrire l'actio. Pour reprendre un adjectif qui apparaît plusieurs fois dans la pièce, on peut dire que le jeu tragique correspond à une actio « effrénée ». Un détail permet de mesurer d'emblée la prégnance de la codification rhétorique des gestes dans le jeu du comédien. Cicéron insiste sur l'importance des yeux et du regard dans l'actio et Anne a manifestement essayé d'en jouer pour persuader Énée puisque, lorsqu'elle s'avise que le Troyen reste inflexible et que ses efforts n'ont servi à rien, elle s'exclame :

mais je ne fais qu'user
Et ma langue et mes yeux en mes vaines reproches.
(v. 1462-1463)

19Anne évoque également sa « langue » et ses « yeux », à qui elle suppose un même pouvoir de persuasion (et une même impuissance quand la persuasion échoue). Le fait est parfaitement compréhensible si on se place dans le cadre de l'actio, où le visage signifie aussi bien que la bouche. Toutefois, pour Cicéron, le grand jeu pathétique est un moyen de rendre le discours persuasif, et Anne a déployé ce jeu en vain.

20Nous avons vu précédemment qu’Horace et Cicéron insistaient sur l’importance des pleurs de l’orateur pour susciter l’émotion de l’auditeur. Les pleurs sont aussi un des éléments du jeu d’Anne auxquels la tragédie fait le plus souvent allusion. Elle espère toucher Énée par « la pitié de [s]on humble harangue » et « la pitié de [s]es pleurs » (v. 1267-1268). Dès lors, le discours par lequel Énée rejette la demande d'Anne est tout entier construit sur l’argument unique de la vanité des pleurs. Il évoque même l'« œil piteux » de son interlocutrice qui est témoin « de tant de maux » (v. 1385). En conséquence, Anne s'emportant en retour contre Énée, s'indigne : « Se perd donc dans l'air tout ce dont j'ai ploré ? » (v. 1425). L'importance des pleurs dans l'actio, comme phénomène physique susceptible d'ébranler la détermination d'Énée, est montrée par la métaphore récurrente de l'eau érodant peu à peu une pierre dure : Didon estime que sa sœur aura « pour ce marbre amolir, que trop que trop de larmes » (v. 1252) et Anne se vante de réussir si Énée n'a pas le cœur entouré de « l'inexpiable fort d'un roc diamantin » (v. 1262) ; devant son impuissance à apitoyer le Troyen, Anne déclare :

ton cœur […]
est plus dur que les pierres.
La pluye goutte à goutte un marbre caveroit,
Et quasi un torrent de nos yeux ne sçauroit
Mordre dessus ton cœur.
(v. 1407-1411)

21De fait, Énée concluait sa réplique précédente en décrivant par une comparaison l'effet corrosif des pleurs.

l'eau
Qui aux jours pluvieux des goustieres degoute,
Mange la dure pierre en tombant goutte à goutte,
(v. 1402-1404)

22Toutefois, selon lui, c'est la pleureuse et non son interlocuteur que les pleurs rongent. Ce ne sont pas des instruments de persuasion mais des facteurs d’usure intérieure. Au fil de ces métaphores, il s'agit de décrire la harangue d'Anne en termes physiques, c'est-à-dire en considérant l'actio plus que le contenu de son discours.

23 Anne n’est pas la seule à user de son corps : Didon le fait aussi, plus violemment. Elle utilise également ses larmes comme élément de persuasion.

Par ces larmes je dy, qui te montrent à l'œil11
Combien l'amour est grand, quand si grand est le dueil […]
Je te pry prens pitié.
(v. 579-580 et 593)

24Les larmes « montrent à l'œil » l'intensité du deuil : elles manifestent l'affect de manière ostensible et s'intègrent dans une stratégie pragmatique. Elles expriment la prière et elles appellent à la pitié, participant d'un langage du corps qui redouble le discours que la bouche prononce. Mais de nouveau, l’action pathétique reste sans effet.

25Parmi les ressources corporelles pour exprimer l'affect, il faut encore évoquer la voix. Non pas le discours lui-même, mais le souffle et le son qui la portent. Cicéron souligne son importance capitale dans l'actio (De or., III, 224-227) et Anne estime que c'est la voix, plus que le discours, qui pénètre l'âme de l'auditeur. Le « dueil » me saisit, dit-elle à sa sœur, « lors que ta voix m'enserre Jusqu'au plus creus de l'ame » (v. 1255-1257). La voix est le substrat physique du discours et, en tant que phénomène physique, elle entre en gradation avec d’autres manifestations corporelles de l’affect. C'est le cas des pleurs. À l'acte II, Didon doit s'interrompre, suffoquée par le chagrin :

Larmes, las ! qui se font maistresses de ma voix
Qui hors de moy ne peut, ne peut.
(v. 571-572)

26Cette suffocation est une forme mineure de la défaillance qui la saisit à la fin du même acte II, aux v. 952-953. On peut même considérer que le suicide de Didon est l'aboutissement de la gradation qui, dans sa fureur, la pousse à chercher une manifestation physique plus radicale de son affect. La tragédie retrace donc la montée en intensité des symptômes corporels du deuil de Didon, en une dynamique d’entropie croissante qui trouve son origine dans le fait que le discours ne peut persuader, que la « voix » ne peut convaincre son destinataire. C’est en somme par un échec de la rhétorique que la situation tragique se met en place et dès lors, tant que dure la pièce, l’équilibre est rompu entre parole et action : le discours perd sa capacité à convaincre et l’action s’en libère, devenant manifestation pure de l’affect, d’autant plus intense qu’elle renonce à convaincre. La visée de conviction plaçait le geste dans la subordination de la parole, comme nous l’avons vu chez Cicéron ; le geste tragique sort du cadre que constituait la rhétorique.

27Les didascalies internes permettent de constater que l’action des personnages est de plus en plus véhémente. Ainsi quand le chœur décrit le comportement de Didon au cours de l’acte V et peut-être à la fin de l’acte IV, après que celle-ci a quitté l’espace de jeu pour se tuer.

A qui n'eust point fendu le cœur d'impatience.
Voyant tantost de loing changer ses contenances ?
Ores nous la voyons, les paupières baissees,
Resver à son tourment ; ores, les mains dressees.
De je ne sçay quels cris, desquels elle importune
Et les Dieux peu soigneux, et l'aveugle Fortune,
Faire tout retentir ; ores, un peu remise.
Se racoiser, et or' de plus grand' rage éprise,
Se battre la poitrine, et des ongles cruelles
Se rompre l'honneur sainct de ses tresses tant belles :
Le pleur m'en vient aux yeux.
(v. 2249-2259)

28Ce passage détaille les « contenances » de la reine. Ce mot désigne l’aspect, l’apparence d’une chose ou d’une personne12 et, en 1549, dans son Dictionnaire françoislatin, Estienne  propose même l’exemple suivant : « contenence d’un orateur, Actio ». De fait, le chœur évoque bien des attitudes expressives de la reine, car il propose de nouveau l’articulation fondamentale entre une manifestation physique de la passion et la venue des pleurs chez l’auditeur. Le corps, à lui seul, est éloquent. Le chœur évoque les yeux de la reine (« les paupieres baissees »), ses mains (« dressees »), sa voix ou ses « cris », ses gestes (se battre la poitrine, s’arracher les cheveux) et les attitudes psychologiques variées que ces gestes traduisent correspondent à peu près aux sentiments divers que la reine exprimait dans ses monologues précédents. Cette gestuelle expressive nous renvoie à la problématique de l’action oratoire mais il faut alors constater que les attitudes de Didon ne recoupent pas celles que détaille minutieusement Quintilien, dans le long chapitre XI, 3 de l’Institution oratoire, où il examine les gestes convenables pour l’orateur. Il y a une véhémence dans le comportement de Didon qui fait exploser la mesure que doit garder l’orateur. C’est d’une part que sa passion excède celle qu’un homme public peut avoir à exprimer et d’ailleurs, ce n’est pas dans un discours public, mais dans un monologue que Didon se livre à ce grand jeu pathétique. Il n’y a pas de destinataire à convaincre : la parole passionnée est dépourvue d’un cadre pragmatique qui pourrait conditionner l’efficacité des gestes et déterminer leur convenance. Le chœur a vu « de loing » la reine mais celle-ci ne s’adressait pas à lui ; il a été bouleversé par son comportement mais l’action consiste alors en une manifestation spectaculaire de deuil, libérée de la subordination à un discours argumentatif13. Le jeu tragique brise le mode de signification légitime que la rhétorique voulait imposer à l’action ; le geste cesse d’être subordonné à la parole, retrouve sa pleine puissance d’expression mais il sort aussi de ce fait du cadre de la communication publique que la rhétorique voulait codifier.

29La dissociation entre le discours rhétorique et le discours tragique est au cœur de l’acte III : c’est probablement pour le mettre en évidence que Jodelle a bâti cet acte sur l’envoi d’Anne en ambassade, donnant à cet épisode une importance qu’il n’a pas dans l’Énéide. Pour le vérifier, il faut analyser cet épisode en le replaçant dans la construction scénographique globale de la tragédie afin de lui rendre sa valeur de moment critique.

30La scénographie de Didon se sacrifiant repose sur un dédoublement de l’espace de jeu14. La pièce se déroule sans interruption du début à la fin (les entractes étant occupés par les chœurs) et l'espace de jeu, continument présent sous le regard des spectateurs, s'organise en deux lieux, marqués scéniquement par les deux chœurs : le port où se tient le chœur des Troyens ; le palais de Didon devant lequel se tient le chœur des Phéniciennes. Dans quatre cas sur cinq, les actes se déroulent dans un seul de ces deux lieux : l'acte I, sur le lieu troyen, c'est-à-dire le port ; les actes II, IV et V, sur le lieu carthaginois, entre le palais de Didon et le chœur qui se tient devant. L'acte III qui nous occupe est le seul qui suppose un passage à vue d'un lieu dans l'autre. En effet, l'acte commence quand Didon, accompagnée d'Anne, sort du palais où on les a vues entrer à la fin de l'acte précédent et la conversation des deux femmes a lieu devant le palais de Didon. Toutefois, Énée est sur le port avec les Troyens, et il faut bien qu'Anne soit passée dans ce second lieu pour que la conversation entre elle et le Troyen, qui occupe la fin de l'acte puisse avoir lieu. Ce passage s'effectue au cours des v. 1255-1375, que Jodelle n'emprunte pas à l'Énéide. Après que Didon l'a chargée de sa mission, Anne accepte la commission et elle commence à s'éloigner en prononçant une courte prière à Vénus (v. 1271-1276). Elle n'est plus avec Didon quand celle-ci prononce à son tour une très longue prière à la déesse. En effet, la reine a eu l'idée d'adresser cette supplique

En oyant les parolles dernieres
Par qui ma sœur dressoit à Venus ses prieres.
(v. 1287-1288)

31Didon ne s'adresse plus à sa sœur mais l'évoque à la troisième personne : celle-ci est déjà partie. À peine la reine a-t-elle fini sa prière qu’Énée commence à parler dans le lieu troyen où il répond à un premier discours d’Anne (il nomme sa destinataire v. 1383), que le spectateur n’a pas entendu. Il faut donc que, pendant la prière, Anne soit passée à vue du palais de Didon sur le port où se trouve Énée. Peut-être même ont-ils commencé à jouer silencieusement leur dialogue. A tout le moins ils se sont mis en place pendant que Didon parlait, afin de pouvoir commencer in medias res leur dialogue.

32Cette construction remarquable, qui permet le fondu-enchaîné de deux actions parallèles se déroulant simultanément en deux points de l’espace de jeu, a pour conséquence qu’on n’entend pas la harangue d’Anne, mais qu’on la voit peut-être, si Anne la joue en silence, si elle fait sans parler les gestes qui devraient accompagner ses paroles, pendant que Didon prie hautement Vénus. La première raison de cette ellipse du discours d’Anne est d’éviter une répétition : à l’acte précédent, Didon a tenté de retenir Énée en faisant appel à sa pitié et on ne voit pas bien ce qu’Anne aurait pu dire d’autre que sa sœur, afin d’obtenir un même résultat. « Feins en toy d’estre moy », lui conseille Didon : d’un point de vue théâtral, le risque est alors d’obtenir deux fois le même discours. La question rebondit alors : Jodelle a voulu éviter une redite ; mais pourquoi a-t-il commencé alors par la prévoir ? Pourquoi montrer Anne se rendant vers Énée s'il faut ensuite couper ce qu'elle lui dit ? C'est qu'il ne faut pas chercher vers l'aval les raisons de ce déplacement, dans l'intérêt de l'action qu'il rend possible à son point d'arrivée, mais vers l'amont, dans la façon dont il affecte son point de départ. L'importance du déplacement d'Anne tient moins à ce qu'elle peut dire à Énée qu'au fait qu'en se rendant sur le port, elle quitte le palais et se sépare de Didon, la laissant absolument seule (avec le chœur) sur le lieu troyen, si bien que la prière de Didon à Vénus constitue un monologue. Auparavant, la reine est toujours apparue en compagnie de sa sœur. Elles sont sorties ensemble du palais au début de l'acte II puisque la reine s'adresse à sa sœur dès le vingtième vers qu'elle prononce (v. 453). Anne intervient ensuite deux fois au cours du dialogue entre Didon et Énée, signe de sa présence continue, puis elle rentre dans le palais avec sa sœur quand celle-ci, défaillante, se retire, appuyée sur elle et, peut-être, sur une autre suivante (« soustenez moy, Entron », v. 952-953). Les deux sœurs ressortent ensemble au début de l'acte III, où Didon interpelle d'emblée Anne (v. 1086) et elles dialoguent jusqu'au départ d'Anne vers Énée.

33Le monologue que la reine prononce après le départ de sa sœur est le premier exemple d'une forme discursive qui sera essentielle dans les deux actes suivants. L’acte IV s’ouvre sur un dialogue Anne-Barce ; arrive Didon qui renvoie les deux autres, afin qu’elles préparent le sacrifice que la reine prétend vouloir offrir aux dieux pour qu’ils la libèrent de son amour, mais une fois que sœur et nourrice sont sorties, Didon restée seule expose en monologue son intention de se tuer (v. 1961-2006). L’acte V s’ouvre sur un très long monologue de la reine, à peine interrompue par l’arrivée de Barce dont Didon se débarrasse aussitôt. A partir du moment où elle envoie Anne vers Énée au milieu de l’acte III, le monologue devient la principale forme de la parole de Didon, sa seule forme authentique en tout cas : dès lors, toute parole adressée est calculée ou trompeuse. Il y a donc dissociation entre deux régimes de discours, entre deux formes de manifestation de soi selon qu’on est devant autrui ou non. Or, ce partage des discours se met en place dans l'acte III et pour l'établir, Jodelle a dû réécrire les données de l'Énéide en ce qui concerne la responsabilité d'Anne et de Didon dans la décision d'implorer Énée une nouvelle fois.

34Dans l'Énéide, c'est Didon qui prend cette responsabilité. Avant de rapporter au style direct les instructions de la reine, Virgile écrit en effet :

Improbe Amor, quid non mortalia pectora cogis?
[1] Ire iterum in lacrimas, [2] iterum temptare precando
cogitur, et supplex animos submittere amori,
[3] ne quid inexpertum frustra moritura relinquat.
Amour cruel, à quoi ne réduis-tu pas les cœurs des humains ! [1] À nouveau, elle est forcée de recourir aux larmes, [2] de réessayer les prières, et, en suppliante, de subordonner sa fierté à son amour. [3] Elle ne veut pas mourir en vain, laissant une possibilité inexplorée15.

35C'est Didon, contrainte par son « Amour cruel », qui veut tenter une nouvelle fois de fléchir son amant et qui envoie sa sœur dans ce but. Anne accepte la demande et n'a aucune part dans la décision. Il n'en va pas de même chez Jodelle qui réorganise les informations de ce passage. Quand l'acte III commence, Didon est désespérée de ne pas avoir pu convaincre Énée de rester et elle constate que rien, même la mort, ne pourrait alléger le mal qu'elle éprouve alors (v. 1121-1124), puis elle analyse sa situation : son amour est plus fort que le « courroux » qu'elle éprouve contre Énée, et sa douleur n'est pas assez forte pour la tuer sur le champ. Elle doit donc se maintenir dans l'état d'amour douloureux où elle est, elle doit tempérer son courroux et accepter la douleur de l'amour comme une humiliation, comme un joug que lui impose sa passion et contre lequel elle n'a pas su résister (v. 1141-1144). « Il faut que maugré toy aux larmes tu reviennes » dit Didon, en un vers qui traduit le « ire iterum in lacrimas » virgilien [1]. A ce point cependant, Didon regimbe et refuse l'humiliation d'aller de nouveau supplier Énée, de s'incliner une nouvelle fois devant cet amant impitoyable.

Mais quoy ? faut-il qu'ainsi mon bon cœur degenere ? […]
Verra t'on sous le serf la Roine souspirer ? […]
Faut-il qu'envers une ame outre mesure ingrate
Je face derechef la priere avocate ?
Je ne puis, je ne puis.
(v. 1145-1151)

36Jodelle adapte ainsi la suite du texte virgilien ([2], « iterum temptare precando / cogitur, et supplex animos submittere amori ») mais il en inverse la signification car la Didon tragique refuse ce qu'acceptait le personnage de l'épopée : « je ne puis », conclut-elle.

37Anne prend alors la parole et encourage sa sœur à supplier de nouveau Énée. Quand Didon conclut « je ne puis, je ne puis » (v. 1151), Anne conclut en écho : « il faut suivre, il faut suivre » (v. 1185), incitant sa sœur à renouveler ses efforts. Jodelle adapte aussi le vers 415 de Virgile (« ne quid inexpertum frustra moritura relinquat ») mais c'est dans la bouche d'Anne qu'il place ce discours : « On doit tout esprouver » dit-elle (v. 1161), il faut essayer tous les remèdes, avant d'ajouter que nous pouvons conquérir la constance quand on sait avoir tenté tout ce qui était possible, mais la douleur augmente quand on a négligé des possibilités de guérison16. Didon accepte la leçon de sa sœur, qui ira alors en ambassade auprès d'Énée ; mais il reste que la décision de cette ambassade revient à Anne, contrairement à ce qu'indiquait Virgile, et que Didon constate d'emblée, l'impossibilité pour elle de supplier encore. La reine ne peut « sous le serf… souspirer » sans « degenere[r] » ; son rang lui interdit « la priere avocate ». La communication est d'emblée impossible et la fin de l'acte ne fera que confirmer qu'elle était effectivement vaine. Après une unique tentative pour retenir Énée à l'acte II, Didon a renoncé à le convaincre ; elle a déserté l'espace de la parole rhétorique, de l'échange pragmatique et c'est Anne qui l'incitera à y retourner. Dans ce cadre, l'ambassade d'Anne constitue à la fois une acceptation et un refus de la proposition sororale : Didon envoie Anne supplier pour elle, et donne donc sa chance à « la priere avocate » mais, ce faisant, elle renonce à y aller elle-même et se maintient dans le retrait auquel elle s'était d'abord vouée. L'acte III montre un renoncement à la parole publique, un repli dans le monologue que la fin de la pièce ne fera que prolonger. À l’action oratoire qu’Anne va mettre en œuvre, se substitue l’action tragique, la manifestation solitaire de l’affect, sa théâtralisation qui la rend visible et puissamment émouvante au prix d’une perte de son pouvoir de conviction.

38Au cœur de l’acte III, Didon renonce donc à manifester en public la douleur qu’elle éprouve : c’est seulement dans la solitude qu’elle pourra se livrer à une action véridique. C’est en définitive ce qui confère à l’envoi d’Anne en ambassade sa portée métathéâtrale la plus forte : à ce moment précis, Didon se détache de son personnage. Pour comprendre l’enjeu de ce moment, il faut en effet interroger le sens du mot « personnage » au XVIe siècle. C’est une question complexe qui appelle de plus amples développements que le cadre de cet article. Je les fournirai ailleurs, ne donnant ici que les résultats nécessaires et le minimum de justification nécessaire, au risque peut-être de laisser le lecteur sur sa faim. Au XVIe siècle, le personnage n’est pas une notion, car personne n’a encore élaboré de théorie du personnage : il s’agit seulement d’un mot, qui a un sens dans la langue et des contextes d’emploi qui déterminent des valeurs particulières. Dans le domaine littéraire, le mot caractérise le théâtre : utilisé dans un titre (dans la mention « en personnages » ou « par personnages »), c'est le plus sûr indice du caractère théâtral d’une œuvre17. Inversement, dans les sondages que j’ai pu faire, je n’ai presque jamais trouvé le mot « personnage » pour désigner les héros d’un roman ou d’un récit et dans les rares cas que j’ai rencontrés, ce n’est pas en raison de leur qualité de protagoniste d’un roman ou d’un récit que les personnages sont désignés ainsi. Au XVIe siècle, « personnage » ne signifie donc pas : être imaginaire, protagoniste d’une action simulée. En latin, « persona » désigne le masque de théâtre, et toutes les acceptions de « personnage » au XVIe siècle peuvent se rattacher à ce sens fondamental de masque. Le sème principal n’est pas celui de /dissimulation/ ou de /ruse/, mais celui d’/apparence/. Le masque, c’est ce qui se présente devant les yeux d’un public ; de même le personnage. C’est en ce sens par exemple que l’expression « jouer son personnage » est assez fréquente aux XVIe et même au XVIIe siècle dans les développements qui assimilent conventionnellement la vie humaine à un théâtre18. « Jouer son personnage » signifie alors assumer un rôle, une fonction dans la société. Dans un passage des Discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon où il développe ce motif, Jodelle évoque ainsi la vie d’un roi comme le jeu d’un acteur : avant d’être roi, il s’habille, se maquille et se prépare dans la coulisse et le temps de son règne correspond au temps de son jeu. Certains sont « mieux nés pour si grave personne » et souvent, le roi doit quitter la scène avec le remords « d’avoir si mal joué si grave personnage »19. Dans ce cas, la « personne » ou le « personnage » que joue le roi ne désigne pas un être différent de lui-même. Il ne s’agit pas d’un être imaginaire que le roi représenterait dans son jeu ; le personnage est déterminé par l’attente du public, par la manière dont il veut voir un roi agir, et on juge que le roi réel joue bien ou mal son personnage selon qu’il se conforme bien ou mal à cette attente. Le personnage n’apparaît que sous les yeux du public, dans le jeu du comédien : ce n'est pas l'être humain qui sert de modèle ou de référent à ce jeu.

39Dans cette perspective, on peut dire qu’à la fin de l’acte III, Anne va « jouer le personnage » de Didon, mais pas au sens où Didon serait le personnage-modèle et qu’Anne agirait comme si elle était sa sœur. C'est Anne qui est le personnage, ou qui le porte, dans la mesure où c'est elle qui va présenter la passion de sa sœur (sans se faire passer pour elle) devant les yeux du public que constitue Énée. Dès lors, l'ambassade permet d'envisager la relation du comédien à son rôle dans deux perspectives différentes, mais également surprenantes pour nous, selon qu’on l’envisage du point de vue d’Anne ou du point de vue de Didon.

40Nous avons vu précédemment qu’Anne était dans la situation d’un orateur, mais elle assume son rôle d’une manière différente, dans la mesure où elle joue le personnage de sa sœur. Elle en porte le masque (« persona »). Or, l’orateur n’est pas masqué : il intervient à visage découvert dans des causes réelles. S'il porte un masque, c'est le sien, dans la mesure où il fait montre d'une passion artificiellement suscitée20. Comme l'écrit Cicéron :

neque actor sum aliae personae, sed auctor meae.
Je ne suis pas l'acteur du masque d'un autre ; je suis le garant du mien.21

41Dans l’actio, il n’y a pas identification de l’orateur au client pour qui il plaide. S'il se passionne, il ne sort jamais de son rôle réel et, si la passion l’arrache à lui-même, si elle lui fait jouer temporairement un rôle, ce rôle est le sien. L’acteur fait corps avec son masque ou son personnage et c’est ce qui donne sa force à son discours, alors qu’Anne porte le masque d’autrui. Toutefois, si la comparaison avec l’orateur a pu sembler d’abord pertinente, c’est qu’Anne ne s’identifie pas totalement à sa sœur. La fiction d’identité est seulement intérieure (« feins en toy d’estre moy ») mais elle ne se traduit pas dans l’action. Anne agit sous son identité mais c’est l’affectivité de Didon qu’elle donne à voir : elle agit la passion d’une autre. Si elle est le personnage de sa sœur, ce n’est pas parce qu’elle se fait passer pour elle physiquement mais parce qu’elle incarne une âme et des sentiments qui sont ceux de sa sœur. On peut alors comparer la scène au milieu de l’acte III à ces tableaux à actions simultanées, où le même personnage apparaît plusieurs fois en divers lieux, échelonnés de l’arrière-plan au premier plan, afin de figurer les divers moments d’un récit. Didon apparaît alors deux fois simultanément : une fois dans son propre corps, une fois dans celui d’Anne.

42Ce dédoublement n’est évidemment pas sans conséquence sur Didon elle-même. En effet, l’ambassade d’Anne a pour effet, et sans doute pour fonction, de mettre en évidence la distance de Didon envers son personnage et cette distance ira croissant au fil des actes suivants, puisque nous avons vu que le rôle public que jouera la reine servira de couverture trompeuse à ses véritables intentions, qu’elle révèle dans des monologues. Didon reste du moins personnage théâtral dans la mesure où l'actrice qui l'incarne la présente devant les yeux des spectateurs. En se tuant, Didon cesse définitivement d'être personnage, pour le spectateur aussi bien que pour Énée ou pour Anne et Barce. Dans ses ultimes paroles, juste avant de se tuer, la reine déclare :

J'ay vescu, j'ay couru la carriere de l'âge
Que Fortune m'ordonne, et or' ma grande image
Sous terre ira.
(v. 2233-2235)

43En évoquant l'image enfouie de Didon, Jodelle traduit le v. 654 de l'Énéide. D'après le commentaire de Servius sur ce vers, l'imago, ou image en français, est un simulacre du corps, fait avec de l'air et impalpable, qui descend aux Enfers après la mort ou bien qui s'élève au ciel en cas d'apothéose22. Cette image spectrale du corps correspond en somme à la persistance posthume, chez les morts ou chez les dieux, du personnage que le défunt a cessé d'être chez les vivants. L'enfouissement de l'« image » correspond en somme à une disparition du personnage de Didon, qui n'apparaît plus aux yeux des spectateurs terrestres. Dans la mesure où elle retrace les malheurs des grands, la mort des rois et la chute de leur empire, on pourrait dire que l'intrigue de la tragédie humaniste se réduit à mesurer comment les rois, êtres éminemment publics, personnages par excellence,  décrochent de leur personnage et meurent dans l'oubli. À ceci près cependant que la tragédie remet sous les yeux des spectateurs le personnage qui tombe. La pièce re-présente le personnage de Didon au moment où il renonce à être personnage. Elle accepte de disparaître de la mémoire des hommes, mais elle y fait retour comme héroïne tragique. Tel est sans doute l'enjeu ultime de son sacrifice : c'est parce que, dans l'adversité, Didon renonce volontairement à être personnage qu'elle se maintient dans la mémoire des hommes comme personnage de tragédie.

44Une telle analyse suppose cependant que, même seule, Didon est personnage et c’est du reste ce que suggère le dédoublement de l’acte III. Anne y porte le personnage de Didon parce qu’elle incarne sa passion, disions-nous ; mais on pourrait faire la même remarque pour Didon elle-même qui donne elle aussi un corps à sa passion, et qui la rend visible, non pour les autres personnages de la tragédie (sinon le chœur) puisqu’elle est seule, mais pour le spectateur. Dans cette perspective, la « vraie » Didon ne se confond pas avec l’actrice qui la joue : si celle-ci est personnage, c’est que, comme Anne, elle donne une apparence à une entité absente de l’espace de la représentation, et qui est la passion ou l’âme de Didon. La vraie Didon est celle qui a vécu il y a fort longtemps ou, s’il s’agit d’un personnage de fiction, c’est l’héroïne que Virgile a imaginée. Dans les deux cas, reine historique ou fiction culturelle, elle préexiste à la tragédie, elle est supposée avoir vécu auparavant. Il s’ensuit que le spectacle théâtral ne vise pas à faire croire au spectateur qu'il assiste en direct à l'action représentée, comme si elle se produisait véritablement et pour la première fois sous ses yeux. La représentation est conçue comme une re-présentation, la réactualisation d’une histoire déjà achevée depuis longtemps. Ce n’est pas seulement par son sujet que la tragédie est historique : l'historicité se loge dans la conception même de la représentation sur laquelle elle repose et qui fait la part de la distance historique qui sépare le spectateur de l’histoire représentée.

45Aux antipodes de Stanislavski, que j'évoquais en commençant, on pourrait alors évoquer Brecht et sa théorie de la « distanciation », qui exige du comédien qu'il rende sensible la distance qui le sépare du rôle qu'il joue. Témoin de cette déconstruction permanente de l'illusion, le spectateur garde tout son sens critique quant à l'histoire représentée. On trouverait dans la dramaturgie humaniste bien des éléments qui pourraient soutenir ce rapprochement, mais il faut néanmoins constater que, pour Brecht, la distanciation exclut l'identification du comédien à son rôle et qu'Anne est malgré tout censée s'identifier, même partiellement, à Didon (« feins en toy d'estre moy ») de même que l'actrice qui joue Didon doit s'identifier intérieurement à la « vraie » Didon. Cette identification intérieure est ce qui donne sa force de conviction au jeu, dans une perspective rhétorique23, même si l'orateur joue son propre personnage et pas celui d'un autre. Il faut donc constater pour conclure que l'acte III de Didon se sacrifiant pose les éléments d'une problématique du jeu théâtral qui ne se laisse réduire à aucun des grands modèles théoriques qu'on peut invoquer sur le sujet. On mesure ainsi la singularité de la dramaturgie jodellienne (et sans doute même humaniste) en même temps qu'on entrevoit les raisons de la méconnaissance où elle reste encore aujourd'hui. C'est de manière métathéâtrale et non pas théorique qu'elle aborde les grandes questions qui la soutiennent. Il faut d'abord lui faire crédit d'une profondeur théorique pour pouvoir dégager les principes par l'analyse de ses enjeux ; et de ce crédit, elle n'a guère bénéficié jusqu'alors.

46(CELLAM-Université Rennes 2)