Droit, parole, tragédie : les enjeux dramaturgiques du serment et de la promesse dans Didon se sacrifiant
1Dans sa notice d’introduction à Didon se sacrifiant, Enea Balmas, s’appuyant sur le premier monologue d’Énée dans l’acte I (v. 181-292) identifie le « nœud tragique et vraiment universel de l’histoire de Didon » telle qu’elle est mise en scène par Jodelle, « au grand débat, sobrement évoqué par Énée, entre conscience et destin »1. Or, si la violence du tourment intérieur dans sa lutte contre l’injonction impérieuse des dieux chez le héros troyen (Jupiter ordonne à Énée de quitter Carthage pour fonder Rome en Italie, condamnant de fait Didon à mort) confère indéniablement à la pièce sa profonde originalité, ce cas de conscience ne peut être dissocié du sentiment très précis d’un serment trahi. Comme le fatum de la tragédie antique, c’est bien une « promesse » passée entre Énée et Didon qui, quoique préexistant à l’action, ne cesse de peser sur elle tout au long des cinq actes. C’est précisément en ces termes, en effet, non directement repris de Virgile, que sont formulés les tout premiers reproches de la reine de Carthage à l’endroit de son amant au début de l’acte II :
Veut donc ce desloyal avec ses mains traistresses
Mon honneur, mes bienfaits, son honneur, ses promesses,
Donner pour proye au vent ?2
2On ne saurait sous-estimer le rôle de la promesse (du serment, de la foi jurée, de l’engagement) dans la construction du sentiment tragique propre à Didon se sacrifiant : d’une part, si le motif est bien présent dans le chant IV de l’Énéide de Virgile, dont Jodelle s’inspire directement, il est assurément amplifié par le poète français qui paraît en faire l’un des ressorts essentiels de la progression de l’action ; d’autre part, la notion même de promesse recouvre à la Renaissance – comme à l’époque d’Auguste au demeurant – des enjeux complexes relevant de l’éthique et du juridique où se mêlent et souvent s’opposent passion amoureuse et devoir politique, foi intime et fidélité publique, souci du for intérieur et obsession de la renommée – tous ces thèmes étant à des degrés divers évoqués par Jodelle. Chez le dramaturge français, les champs lexical et sémantique de la promesse, d’une grande richesse, trahissent cette complexité : la seule citation donnée supra associe promesse, trahison (avec sa double connotation amoureuse et politique) et déloyauté (au double sens, propre au moyen français, de : « dont les actes sont contraires à la loi » et « qui manque de droiture ») tout en posant la question de l’honneur, une notion centrale dans l’anthropologie d’Ancien Régime. Et l’image de la tempête – qui constitue en quelque sorte le décor de fond de toute la pièce – reflète sans doute la menace de ce que pourrait être l’existence une fois privée de ce « gage » (ce terme apparaît aussi dans la pièce) qu’est le serment respecté. Si Jodelle exploite autant ce motif, c’est enfin en raison de son potentiel dramatique : la promesse donnée – dans la Rome antique et dans l’Occident médiéval – relève d’abord d’un rituel solennel qui, indépendamment de la dimension sacrée qui est lui naturellement associée, engage pleinement la parole et le corps humains (ce que traduisent les expressions dextra et fides promissa chez Virgile : la main droite levée associée à la foi promise). La force sociale du serment repose donc sur sa théâtralisation. Au fond, il convient de se demander si, pour Jodelle, la parole et le corps tragiques ne constituent pas directement l’envers – inquiétant sur un plan existentiel, mais éminemment fructueux sur le plan théâtral – de la parole et du corps « assermentés ». Après avoir analysé comment Jodelle situe au cœur de l’action dramatique et de sa progression la question de la promesse trahie, on verra quels enjeux éthiques et politiques essentiels se cachent derrière ce motif, et surtout quel profit en tire le dramaturge en termes de potentiel tragique.
La « promesse » au cœur de la tragédie : un motif clé de la progression dramatique
La présence diffuse de la promesse : questions lexicales et sociétales
3Si la première prise de parole de Didon met d’emblée en lumière la promesse trahie d’Énée (cf. les v. 435-437 cités supra), son ultime intervention dans la pièce se place aussi sous le signe de la « foy parjuree » du héros troyen, une dernière fois condamnée :
Se jouer de la foy lachement parjuree,
Se jouer de l’honneur de moy desesperee,
Se jouer du repos d’une parjure veufve,
Se jouer du repos de ma Carthage neufve (V, v. 2113-2116).
4En des termes un peu différents de ceux utilisés dans l’acte II – ici la lâcheté, le parjure, le désespoir et surtout le désordre politique suggèrent une évolution des enjeux liés au serment rompu – Didon referme la parole tragique sur elle-même. En effet, dans sa malédiction de Rome (V, v. 2169-2207) puis son invocation à la mort (V, v. 2213-2244), qui suivent l’ultime condamnation du parjure (V, v. 2099-2169), Didon n’est déjà plus parmi les humains – à peine habite-t-elle la scène. Ainsi, les questions du serment et du parjure encadrent fortement la parole de l’héroïne tragique, un effet de fermeture que renforce une symétrie étonnante, indispensable à la compréhension de cette scène finale : au parjure d’Énée répond comme en miroir celui de Didon (« parjure veufve ») au regard de la promesse faite à son époux Sichée de ne jamais se remarier3. Le discours d’Énée dans la tragédie est également encadré par la question de la promesse trahie. Certes, s’il n’apparaît sur scène, à l’acte I, qu’en évoquant de loin son « mensonge » (v. 274) et sa « trahison coupable » (v. 280), il la quitte, à l’acte III, en associant plus explicitement – mais aussi plus douloureusement – la « stable foy » offensée et le repos de la « conscience » :
Ha foy, ha stable foy, seul gage inviolable
Des hommes et des dieux, cent fois est punissable
Celuy qui t’offensant de certaine science
Amortit l’éguillon que sent sa conscience ! (III, v. 1527-1530)
5Chez Énée, la trahison de la foi jurée appelle un face-à-face avec sa propre conscience, « [et] la peur d’un esprit coupable envers soymesme » (v. 1540).
6De fait, le lexique de la promesse et du serment (ou de tout ce qui en suggère la rupture ou la révocation) traverse toute la tragédie, pour en donner d’abord une image à la fois éclatante et insaisissable, mais surtout contradictoire : aux termes promesse, serment, honneur, foi, lien, laq, gage, obliger et jurer s’opposent mensonge, trahison, outrage, traistre, parjure, injure, infidelle, ingrat, felon, blaspheme, decevance, desloyauté/desloyal, et trompeur en un va-et-vient qui souligne à la fois l’omniprésence de la promesse et sa très grande fragilité4. Il convient en outre de souligner que cette abondance de termes – inlassablement répétés par les personnages – contraste avec la relative sobriété virgilienne sur ce sujet5. C’est que le monde représenté par Jodelle dans sa tragédie est aussi le reflet de la société française au tournant des XVe et XVIe siècles, où la promesse, dans toutes les couches de la population, constitue le noyau même du lien social, rassure l’individu en l’intégrant dans un groupe et en lui donnant foi en la force de la parole. Comme le rappelle Claude Gauvard, serment et promesse sont au fondement de la matrice sociale, dans ses structures horizontale et verticale :
Faire serment, c’est se lier par la parole et par le corps et si les serments sont innombrables, c’est que ces hommes [i.e. à la fin du XVe siècle] ont besoin de donner du poids à ce qu’ils savent éphémère. Verba volant, les paroles volent, le serment les arrête. Les individus ont besoin de cette fiction qui les prend dans des liens et les enchaîne, d’abord à eux-mêmes puis aux autres et finalement à Dieu. Et le succès du rituel trouve ici son explication, car le serment est finalement un défi réussi à la fragilité des choses6.
7En ce sens, la redécouverte du droit romain dans la première moitié du XVIe siècle comme élément de réflexion anthropologique et historique (et non comme simple matière d’érudition juridique) atteste le caractère central de la promesse comme base structurelle d’une société fondée sur les obligations mutuelles :
Les obligations qui viennent de ces contractz nommez ou innommez sont appellées natureles, & descendent du droit des gens […]. Il appert la vraie institution de ces obligations estre la commune ordonnance & consentement des hommes […] Je ne treuve les jurisconsultes avoir jamais entendu le droit commun à tous animaus, parlantz des obligations naturelles. Aussi ce n’est tant l’inclination de nature, que la raison qui induict les hommes à lier les conventions & promesses7.
8Plus qu’un acte sacré, la promesse est d’abord ce qui définit l’homme comme homme, en tant qu’être du lien et de la parole raisonnables.
« Tes beaux sermens rompus… » (v. 493) : l’énigme d’une scène originelle
9Au-delà de son caractère un peu diffus, le lexique de la promesse renvoie bien à une scène originelle précise mais qui, appartenant au temps heureux d’avant la tragédie (le temps des « delices »), ne peut qu’être rappelée avec douleur, en l’occurrence par Didon dans la grande scène d’accusation qui ouvre l’acte II :
Nostre amour donc, helas ! ne te retient-il point,
Ny la main à la main, le cœur au cœur conjoint
Par une foy si bien juree en tes delices ?
Que si les justes Dieux vangent les injustices,Tes beaux sermens rompus rompront aussi ton heur (II, v. 489-493).
10Directement repris de Virgile (Énéide, IV, v. 307-308), ces vers précisent le sens des premiers vers cités plus haut (II, v. 435-437), qui ouvraient l’accusation de Didon, en conférant au serment la dimension d’un rituel concret, marqué ici par les « mains conjointes » (l’expression virgilienne data dextera désignant à la fois les serments échangés et, peut-être, ces mains effectivement jointes, Jodelle prenant soin de mentionner les deux sens) et par les « delices » : si ce dernier terme renvoie d’abord à la dimension amoureuse de la promesse échangée, à la force de la passion initiale, il rappelle également la très grande puissance affective entourant de manière générale tout rituel du serment sous l’Ancien Régime. Mais dans un contexte tragique, ces « delices » suggèrent aussi l’existence d’une faute : Didon reproche autant la rupture du serment que le profit tiré d’un plaisir éphémère.
11Il convient surtout de regarder à nouveau de près la relecture par Jodelle de l’épopée virgilienne concernant la nature exacte de l’union entre Énée et Didon : alors que chez le poète latin, il y a très explicitement mariage entre le Troyen et la reine de Carthage – au-delà de la seule scène de la grotte, sous l’orage, orchestrée par Junon avec la complicité de Vénus8 –, le poète français laisse significativement planer le doute quant à la réalité de la dimension proprement conjugale des serments échangés. Cette scène originelle, volontairement occultée par Jodelle, et de fait véritable point fuyant de la pièce, n’est évoquée qu’allusivement, de loin en loin, par les différents personnages, et d’abord évidemment par les deux premiers intéressés. L’incertitude entourant la scène d’union reflète du reste une situation propre à la Rome antique, où le mariage demeure un acte purement privé, non sanctionné par quelque pouvoir public que ce soit : « à la limite, seuls les deux conjoints pouvaient savoir si, dans leur pensée, ils s’étaient mariés » rappelle opportunément Paul Veyne9. Le serment passé dans le mariage romain est un pur fait de conscience, dont il n’est pas toujours facile d’attester la réalité. Le grand débat de l’acte II s’inscrit d’abord dans cette perspective. Dans sa réponse circonstanciée à Didon, qui évoque leur « mariage » (v. 585) et l’ancien « nom [de] mari » d’Énée (v. 634), ce dernier réfute l’accusation de parjure en affirmant tout simplement n’avoir jamais promis le mariage, sans apporter pourtant d’autre preuve que sa propre parole :
Je n’ay jamais aussi pretendu dedans moy,
Que les torches d’Hymen me joignissent à toy.
Si tu nommes l’amour entre nous deux passee,
Mariage arresté, c’est contre ma pensee (II, v. 709-712)10.
12Le mariage – qui ne peut être confondu avec l’amour – est bien d’abord affaire de dénomination (conjugium vocat fait dire Virgile à Didon, Énéide, IV, v. 172), et le Troyen ajoute qu’il n’a pu logiquement juxtaposer deux promesses (celle aux dieux et à ses parents et celle à Didon), dans la mesure où, dit-il, on ne peut « par un nouveau serment autre promesse faire » (II, v. 805). C’est paradoxalement parce qu’il connaît la valeur d’une promesse qu’Énée n’a pu promettre de rester toujours aux côtés de Didon11. De fait, la confrontation entre Énée et Didon prend la forme d’une opposition « parole contre parole », et le spectateur n’est que le témoin impuissant, arrivé trop tard, d’une scène fondatrice qu’il est condamné à imaginer – à l’aide, il est vrai, des nombreux éléments mis à sa disposition dans l’Énéide.
De la « promesse » au « parjure » : la progression dramatique
13L’échange entre Énée et Didon qui ouvre l’acte II est d’autant plus important que, comme l’a relevé Enea Balmas dans la notice de son édition, c’est sans doute lui qui relance le plus efficacement l’action. Si, par contraste, l’acte I est bien celui de l’incertitude et du doute, c’est précisément parce que la question du serment n’y est pas directement abordée : alors que de leur côté Achate, Ascagne et Palinure discutent de l’impossibilité foncière pour l’homme d’interpréter avec certitude les signes divins, Énée, lui, n’évoque que son « mensonge » (v. 274), se sait « de trahison coupable » (v. 280) mais ne parle prudemment que de la « loy de l’amour infidellement brisée » (v. 286), sans évoquer plus avant un possible pacte conjugal. Dans un monde complexe car difficile à déchiffrer et constamment soumis au changement, nulle place n’est donc laissée à cette constance possible qu’autorise a priori la parole du serment – l’amour seul pèse de trop peu de poids dans la balance, et il ne reste qu’à s’en remettre aveuglément au bon vouloir des dieux. C’est donc Didon qui, dans l’acte II, déplace l’enjeu tragique sur le plan du « serment rompu », détaillant par le menu toutes les conséquences – pour elle et pour Énée – d’un tel acte. Les longues répliques des deux protagonistes, qui répondent à la logique de l’accusation et de la défense, permettent d’opposer presque terme à terme deux conceptions de la promesse : au « serment rompu » invoqué par Didon répond « l’arrest de mes parents les dieux » (v. 850) et l’« obligation » due au pays et aux parents (« Le païs nous oblige : et sans fin nous devons/ Aux parents, au païs tout ce que nous pouvons », v. 737-738) revendiqués par Énée, qui préfère significativement user de deux termes plus strictement juridiques (arrêt et obligation) et se cacher derrière des énoncés généraux manifestant la soumission des hommes au pays et aux dieux12. Or, c’est justement son refus apparent de prendre en compte la dimension profondément humaine du serment (et la capacité du serment à construire une constance et un ordre humains) que Didon, en une formule incisive, reproche à Énée : « La foy la foy des hommes/ N’est seure nulle part » (v. 902-903). L’impact de l’énoncé gnomique est d’autant plus fort ici que Didon ne fait généralement qu’un usage modéré de ce type de formule. C’est aussi pourquoi le discours de la reine de Carthage consiste à associer de plus en plus étroitement « serment rompu » et « parjure » (un mot clé chez Virgile, qui ne l’utilise cependant qu’une seule fois au v. 542 du chant IV), puis « parjure » et « cruauté », depuis les v. 465-466, qui fonctionnent comme une véritable matrice du discours : « Quoy t’esmerveilles-tu si ma juste fureur,/ O parjure cruel, remplit mes mots d’horreur ? ». En effet, être parjure et cruel (la cruauté est placée du côté de l’animalité), c’est s’exclure deux fois de l’ordre humain de la parole, et il est naturel que ce soit sur ce terme précisément que Didon quitte la scène et refuse de poursuivre plus loin le dialogue : « J’engraveray ton sort dans ton parjure cœur » (v. 940).
14Les trois autres actes prolongent en quelque sorte, mais sur des modes à chaque fois différents, cette discussion inaugurale autour du serment rompu. L’acte III ouvre ainsi les perspectives selon trois axes : tout d’abord, l’apaisement relatif de Didon est lié au fait qu’elle paraît avoir accepté le parjure (ce mot disparaît d’ailleurs de son discours) et qu’elle perçoit la promesse passée du mariage de manière plus lyrique et élégiaque : « Adieu Hymen, adieu mariage ancien,/ Puis qu’Enee en trahit le mal-noüé lien » (III, v. 1233-1234) ; ensuite, les arguments du parjure, de la trahison et de la cruauté passent du côté d’Anne, avec une violence redoublée qui met en lumière l’enjeu crucial d’un possible assouplissement d’Énée, puisque c’est la sœur de Didon qui doit désormais convaincre le « traître » Troyen ; enfin, on l’a vu, la dernière réplique d’Énée (dans l’acte et dans la pièce) associe explicitement « serment » – il parle de la « foi jurée » – et « conscience », sans doute l’un des termes clés de la pièce : avec l’hypothèse du serment rompu, c’est la responsabilité d’Énée qui est engagée. L’acte IV constitue à la fois l’acmé de la pièce (les accusations contre Énée parjure sont d’autant plus fortes qu’il a quitté la scène) et la cristallisation des enjeux liés au serment évoqués dans l’acte III autour de la question (politique) de la Renommée et de la question (« psychologique » et éthique) de la conscience et du remords. Mais surtout, l’acte IV introduit une donnée nouvelle – presque un coup de théâtre – en redoublant le motif du serment brisé puisqu’à la promesse trahie d’Énée il convient d’ajouter celle de Didon aux dépens de son mari Sichée (IV, v. 1929-1930). C’est cette faute partagée qui éclaire en partie le sens de l’Acte V, lequel met en valeur, à travers la mort de Didon, la question de la culpabilité individuelle et celle du destin politique (de Didon, d’Énée), toutes deux étroitement articulées, dans l’Ancien Régime – plus que dans le monde romain cette fois – au serment. En somme, si « chacun des actes de Didon se sacrifiant marque une avancée dans la marche à mort de l’héroïne »13 fondée sur une montée en puissance de la plainte, cette progression est inséparable d’une réflexion à chaque fois plus approfondie autour du serment rompu, qui en fait apparaître les enjeux non seulement éthiques mais aussi profondément politiques.
La « raison » trahie de la promesse brisée : de l’éthique au politique
Les conséquences éthiques de la promesse brisée
15La question du serment et de la promesse engage d’abord une définition de l’homme et de son inscription dans des relations intersubjectives, indépendamment de toute transcendance, dans la mesure où la dimension sacrée du serment (on jure et on prête serment devant Dieu) n’épuise pas sa définition et apparaît même historiquement comme moins importante au XVe siècle (et a fortiori au XVIe) qu’au début du Moyen Âge :
La foi religieuse n’épuise pas à elle seule toute la force de crédibilité enclose dans le serment […]. Il existe par conséquent une fides propre au serment, au moins partiellement indépendante de la foi religieuse […]. Pour autant, la réflexion sur la fides, initiée par Augustin [Lettre à Publicola recueillie dans le Décret de Gratien] et reprise par les médiévaux souligne que les liens créés par la parole jurée ne relèvent pas seulement d’une croyance religieuse. Ce qui s’y joue, c’est, tout aussi fondamentalement, la qualité des relations interpersonnelles et donc la force d’un lien social immanent au monde14.
16Cette relativisation de la dimension sacrée du serment ou de la promesse peut être confirmée par un rapide examen du champ sémantique de ces deux termes au XVIe siècle, par exemple à partir des Epithètes de Maurice de La Porte :
Promesse. Accordee, fidele, juree, inviolable, ferme, asseuree, sainte, irrevocable, assermentee, obligatoire, verbale, contractee, infaillible, garantissante, maritale.
Serment. Juré, solennel, grand, inviolable, sacré, promis, fidele, leve-main, fermé ou confermé15.
17Non seulement le sacré n’apparaît pas plus attaché à l’un qu’à l’autre terme, mais surtout, ce sont la constance et la parole humaines qui sont dans les deux cas essentiellement mises en avant – avec peut-être une dimension supplémentaire de rituel ou de cérémonie pour le serment (cf. les épithètes « leve-main » et « solennel »), cette distinction étant sans doute présente chez Jodelle lui-même, pour qui le serment – plus que la promesse –, c’est déjà du théâtre. On notera aussi que la promesse peut être « maritale » : s’il n’y a pas strictement de promesse mutuelle dans le mariage romain, il y a bien échange des consentements dans le mariage chrétien16 et, dans la tragédie de Jodelle, les deux imaginaires sont vraisemblablement mêlés ; la promesse trahie par Énée, c’est à la fois une valeur ajoutée au mariage (dans son sens romain) et son cœur même (dans son sens chrétien).
18Mais ce qui compte avant tout c’est, au-delà du mariage, la dimension éthique du serment en tant qu’engagement fondamentalement humain. Dans le prolongement de la réflexion menée par saint Augustin et saint Thomas (qui se méfient de la sacralisation du serment mais reconnaissent son importance humaine17), le serment doit rester un « fait de conscience » (Claude Gauvard) : non pas un acte irrationnel – fondé notamment sur la peur de Dieu – mais un acte libre, lucide, sincère et rationnel, constitutif de l’ensemble des rapports sociaux. C’est dans cette perspective que l’usage du mot « conscience » prend une résonance particulière chez Jodelle – notamment dans le discours d’Énée, le héros devinant avec une certaine appréhension les conséquences douloureuses pour sa propre conscience d’une trahison de la foi jurée. Dans Didon se sacrifiant, tous les personnages se définissent donc a priori éthiquement par rapport au serment (ceux qu’ils ont passé ou ceux dont ils ont été témoins), et en particulier les deux protagonistes. En ce sens, on peut interpréter la « juste fureur » (v. 465) de Didon non comme la continuation exacerbée de cette autre passion qu’est l’amour, mais comme la contrepartie légitimement tragique de la raison qui avait été engagée « en conscience » (et pas seulement par aveuglement amoureux) devant Énée, à travers le serment passé dans la grotte – autrement dit comme l’envers passionnel de cette parole rationnelle qu’est la promesse. De même, à l’ouverture de l’acte II, le riche contre-portrait d’Énée en « parjure cruel » (v. 466), et non en héros pieux (le héros troyen est successivement défini par Didon comme lâche, méchant, inhumain, ingrat, duplice, changeant, et inconstant) n’est strictement élaboré qu’en fonction de cette promesse trahie – jusqu’à modifier le comportement des dieux ou de la nature à l’égard du parjure18. L’ethos d’Énée est entièrement engagé par et dans cette trahison, et il est significatif que le héros troyen souhaite définir autrement la « raison » de son action, en dehors de toute rationalité humaine, comme stricte obéissance aux dieux, c’est-à-dire, en bon stoïcien, à la providence universelle : « Or la raison par qui enfans des Dieux nous sommes,/ Suit plutost le parti des grands Dieux que des hommes » (v. 671-772). De la promesse humaine à l’ordre des dieux, ce sont aussi deux rationalités qui s’affrontent dans la tragédie19, c’est-à-dire aussi, d’Énée à Didon, deux conceptions de l’ordre politique.
Les enjeux politiques de la promesse brisée
19S’il y a bien une « raison » propre au serment et à la promesse, c’est aussi pour cela que l’un et l’autre – dans leur dimension collective ou publique – sont au cœur même de la fondation politique, engagent l’homme et la collectivité raisonnables dans un ordre rationnel. Sous l’Ancien Régime, le rituel du serment liant des individus privés peut être en partie ouvert au public, c’est-à-dire placé sous le regard de témoins, ceux-ci ayant alors la double fonction de contrainte morale (ils s’assurent que le serment est respecté) et de mémoire (ils en gardent la trace, quand ce serment n’est pas écrit)20. D’autres rituels de serment sont entièrement publics, lorsqu’ils ont une fonction exclusivement politique – comme le serment prononcé par le futur souverain du royaume de France lors du rituel du sacre. Énée et Didon ne sont pas n’importe quels personnages : ce sont aussi des fondateurs de cités, et en ce sens leurs paroles ne les engagent pas eux seuls, mais les communautés politiques qui les accompagnent. Tout laisse d’ailleurs penser que le serment de la grotte possède une double dimension amoureuse et politique – même si, chez Virgile, la faute de Didon consiste à donner trop d’importance à la première aux dépens de la seconde21. Or, dans la tragédie de Jodelle, si les « sermens » passés possèdent aussi très probablement cette double dimension, c’est surtout leur mémoire qui pose problème, et en ce sens la scène originelle de l’union entre Énée et Didon présente une autre énigme : qui en a été témoin ? On notera que la question est d’abord valable dans le cadre du mariage romain : si l’acte est fondamentalement privé, si aucun rituel symbolique n’est vraiment requis pour valider l’union, la présence de témoins, en revanche, constitue une garantie minimale d’authentification – notamment en cas de divorce ou de répudiation22. Pouvoir mobiliser les témoins d’un mariage, c’est s’assurer de son existence « civique », donc de son utilité politique. Dans le cas d’Énée et Didon, la parole des témoins est donc cruciale, autant pour prouver (ou contester) une « bonne foi » que pour mettre en garde contre les conséquences politiques d’un serment rompu.
20Dans sa tragédie, Jodelle fait peser la même incertitude sur la parole des témoins possibles du serment que sur le serment lui-même. Si dans l’acte I l’absence de référence explicite à cette scène chez Achate, Ascagne, et Palinure laisse penser qu’ils n’en sont pas les garants – ou ne veulent plus l’être23 –, on notera quand même que le chœur des Troyens, sans que cela change rien à sa position quant à la nécessité de partir, identifie bien Énée comme l’époux de Didon, évoquant au moment de quitter Carthage « l’adieu du mari qui s’absente » (III, v. 1586). Didon, Anne, Barce et le chœur des Phéniciennes ont naturellement une autre position, réaffirmant systématiquement la réalité du mariage. Ainsi Didon implore-t-elle Énée au cœur du grand débat de l’acte II en le rappelant à ses devoirs d’époux :
Par nostre mariage, et par nos Hymenees
Qu’avoient bien commencé mes rudes destinees :
Par les Dieux, que devôt tu portes avec toy,
Compagnons de ta peine, et tesmoins de ta foy (II, v. 585-588)24.
21Mais que vaut le témoignage de dieux si visiblement lointains et indifférents ? Didon ne le requerra d’ailleurs, par feinte, que pour légitimer le faux « remede » du bûcher expiatoire (IV, v. 1923-1925). Anne de son côté suggère que Didon est enceinte d’« une moitié de Roy » (III, v. 1446)25, nomme ironiquement Énée « le loyal espoux » (III, v. 1454), évoque avec regret l’honneur rendu aux dieux « seigneurs des sacrez mariages » (III, v. 1471), puis plus amèrement encore le « trompeur Hymenee » (IV, v. 1712) ; et, de manière significative, l’ultime réplique de Barce fait étrangement écho à l’idée d’un mariage mortifère : « Et bien souvent l’amour à la mort nous marie » (V, v. 2346). Mais c’est plus explicitement à travers la parole collective des Phéniciennes qu’est posé le problème strictement politique du serment brisé : « Quel païs se rendra sçachant te decevance ? » (II, v. 1001), demande opportunément ce chœur de femmes au futur fondateur de Rome qui, lui, ne veut donner à sa « foy » qu’une valeur strictement amoureuse26. En trahissant une promesse (qui ne peut pas être seulement amoureuse), c’est bien sa légitimité d’homme d’état, sa crédibilité de fondateur d’une cité qu’Énée met en péril – indépendamment de l’« arrêt » des dieux ou de l’« obligation » qu’il doit au « pays ». Car l’enjeu politique de la fondation et de la préservation de la cité est en fait bien présent du début à la fin de la pièce : Didon est autant une amante trompée qu’une épouse abandonnée et qu’une souveraine trahie27. Achate associe dès sa première réplique Didon à la fondatrice de Carthage (une cité « dressée » grâce à la peau d’un taureau, I, v. 39), et c’est ce statut même qui est mis en danger dans sa relation amoureuse avec Énée (elle s’est mise à dos « les peuples et les rois de toute la contrée », II, v. 614). Didon et Énée « espéraient » « achever une ville » et « assembler en un/ Deux peuples asservis dessous un joug commun » (II, v. 594-596). De même, Didon atteste sa sincérité – comme amante, comme épouse et comme alliée politique – en faisant dire à Énée qu’elle n’a pas fait partie de ceux qui « jurerent/ La ruine Troyenne » (III, v. 1217-1218). Enfin, plus que Virgile, Jodelle insiste sur l’ultime malédiction de Didon formulée à l’encontre de la « race de Rome » (V, v. 2169-2207), contrepartie de la chute annoncée de la « Carthage neuve » (V, v. 2116). Fondé sur la trahison d’un serment, l’Empire de Rome est voué à une chute certaine28.
Promesse privée, serment public : la question de la Renommée
22Formulé devant témoins, c’est-à-dire engageant un minimum la communauté, le serment met donc en jeu la réputation politique de ceux qui en sont directement les auteurs – comme, pour prendre deux exemples extrêmes sous l’Ancien Régime, dans le serment du roi de France le jour du sacre, ou dans le serment des magistrats du Parlement de Paris au début de l’année judiciaire. Énée et Didon se sont engagés comme amants et comme futurs souverains – même si Jodelle exploite dramatiquement une forme d’incertitude quant à la nature exacte de l’union et la valeur des serments échangés. L’erreur d’Achate/Ascagne d’un côté, et de Palinure de l’autre, au début de l’acte I, est sans doute de distinguer trop nettement et trop rapidement, chez les deux premiers les conséquences exclusivement affectives et amoureuses du départ, et chez le second ses conséquences strictement politiques. Or, plus que chez Virgile sans doute, réputation amoureuse et renom politique paraissent indissociables chez les deux protagonistes – une double dimension que suggère peut-être le mot « alliance », utilisé significativement par Anne (IV, v. 1752), qui relève à la fois du domaine amoureux ou matrimonial et du domaine diplomatico-militaire. En mettant en avant la question de l’« honneur » dans les propos de Didon, au début et à la fin de la pièce notamment29 – une notion propre à la société d’Ancien Régime – Jodelle actualise le problème du serment et surtout la notion de « renommée », centrale dans le livre IV de l’Énéide. Dans la société d’Ancien Régime, l’usage du serment est en effet inséparable du code de l’honneur qui lie les protagonistes : respecter un engagement et avoir un sens aigu de l’honneur sont une seule et même chose. Les témoins sont là pour garantir la renommée sociale – la fama – de celui qui prête serment. Sur le plan politique, la fondation d’une cité repose directement sur le renom du fondateur, qui engage l’avenir et le devenir de cette cité. La force du serment, chez celui qui gouverne, dépend de l’« honneur » qui le motive.
23Ainsi peut-on comprendre le travail de réécriture et l’infléchissement opérés par Jodelle : prise en charge chez Virgile par le narrateur, la description du « monstre » Renommée concerne exclusivement Didon, dont la conduite légère et l’oubli de soi dans la passion – il ne peut pas encore être question de serment trahi, dans la mesure où Renommée intervient immédiatement après la scène de la grotte – fragilise Carthage et la réputation politique de la reine : encore peut-on mettre en doute ces accusations de légèreté dans la mesure où, précise Virgile, Renommée se plaît toujours à mêler le vrai avec le faux30. Chez Jodelle, la même description, dans l’acte III, est prise en charge par Anne, qui apparaît quasi explicitement, on l’a vu, comme le témoin du mariage passé (du « trompeur hymnénée », v. 1712), et ce faisant comme le garant de la foi jurée d’Énée31, une foi qui, parjurée, conduit inévitablement à la décrédibilisation du héros troyen comme maître possible du monde et à l’éternelle punition du remords :
C’est aumoins, c’est aumoins, que telle renommee
Rendra contre son nom toute terre animee ?
Et tant que rencontrant son forfait en tous lieux,
Ne luy restra que d’estre à soymesme odieux (IV, v. 1719-1722).
24Comment, avec le « nom » de « desloyal trompeur » (IV, v. 1762), Énée peut-il espérer soumettre quelque « terre » que ce soit, et fonder un empire ? Ce passage constitue l’un des exemples les plus frappants du détournement du discours virgilien par Jodelle. Discrètement orientée contre Didon et Carthage dans l’Énéide, la puissance de Renommée s’attaque à Énée et à la Rome future dans Didon se sacrifiant – jusqu’à devenir, dans le discours d’Anne du moins, le vecteur paradoxal d’un rétablissement de la justice, malgré ou peut-être en raison même de sa puissance « muable » (cf. le songe de fama, IV, v. 1839-1870). Chez Jodelle, l’échec récurrent du politique (ici, à travers le destin de Rome) et l’interrogation douloureuse de la conscience vont de pair, et trouvent leur origine dans la fragilité de la parole humaine, dont le serment rompu est le reflet le plus éclatant – en raison sans doute du potentiel tragique qu’il recèle.
Fragilité et force de la promesse : le tragique selon Jodelle
Des dieux muets : promesse et solitude de l’homme
25Dans le monde d’ici-bas, l’homme est résolument seul pour affronter les aléas de l’existence, et d’emblée, comme le rappelle le chœur des Troyens, l’« inconstance » des « événements » rime avec l’« ignorance » des hommes, ces derniers étant condamnés à se tromper sur le sens réel des accidents de la vie tels qu’ils ont été voulus par les dieux :
Ainsi les haults Dieux se reservent
Ce poinct, d’estre tous seuls contens :
Pendant que les bas mortels servent,
Aux inconstances de leur temps.
Des evenemens l’inconstance,
Engendre en eux une ignorance (I, v. 335-340).
26Devant la puissance de la « vicissitude » (v. 348), dans l’universelle incertitude des choses, il faut s’en remettre à l’injonction péremptoire des dieux – même si leurs desseins ou leurs voies demeurent impénétrables. Il s’agit là d’un moindre mal. Telle est du moins la leçon que le spectateur semble devoir tirer de l’intervention du chœur des Troyens à l’issue de l’acte I. Pour l’homme, la vraie « sagesse » consisterait donc non à tenter de discourir des choses mais simplement à être « mocqueur de la vicissitude » (I, v. 348). Est-ce à dire que seule la parole divine est capable d’introduire une certaine constance dans le monde ? Plusieurs remarques le laissent penser. Le « chef embrasé » d’Acaigne – un « celeste augure » – implique « qu’on tient promesse [au Troyens]/ De revenger bien tost la Troye de la Grece » (I, v. 157-168). Bien plus, les dieux eux-mêmes paraissent soumis aux règles du serment : ils peuvent être contraints par des serments et punis s’ils leur sont « infidelles » (II, v. 527-528), sont également susceptibles, comme Neptune vis-à-vis d’Énée, d’être irrités par l’absence de « foy » (II, v. 516-518), et l’on sait qu’à Rome, c’est Jupiter qui est le dieu garant du serment et dès lors le premier à être « injurié » par le parjure (« A ce Dieu qui d’en haut les parjures regarde », IV, v. 1779).
27Mais dans la tragédie de Jodelle, ces mêmes dieux entretiennent un rapport constamment ambigu à la promesse et au serment : ainsi Didon rappelle-t-elle ironiquement que ces dieux qu’elle appelle en vain à son secours sont sans doute en train de jurer contre elle-même : « Tant que je croy les dieux contre mon chef jurer/ De plus en plus me faire en mes jours endurer » (III, v. 1103-1104). Plus globalement, c’est la parole divine elle-même qui apparaît toujours ambiguë : paradoxalement, la véracité de l’ordre jupitérien transmis par Mercure est modalisée par un nouveau serment du « parjure » Énée :
Je jure par ton chef, et par le mien aussi,
Que manifestement j’ay veu de ces yeux ci :
Mercure des grands Dieux le messager fidelle,
Entrant dans la cité, m’apporter la nouvelle
Envoyé du grand Dieu, qui fait sous soy mouvoir
Et la terre et le ciel, pour me tancer, d’avoir
Sejourné dans Carthage, oublieux de l’injure
Que je fais à Ascaigne, et à sa geniture (II, v. 833-840).
28Si Jodelle paraphrase ici fidèlement Virgile32, il introduit cependant une différence essentielle entre l’épopée latine et sa tragédie en ce qui concerne les interventions de Mercure. Comme le rappellent justement Emmanuel Buron et Olivier Halévy, « Didon se sacrifiant ne représente aucune des deux apparitions de Mercure décrites par Virgile (Énéide, IV, v. 238-278 et 556-570) » puisqu’il s’agit moins pour Jodelle « [d’interroger] le surnaturel que la réaction des humains face à ses manifestations »33. Dans un théâtre où résonnent de puissantes voix, Mercure reste un messager muet. De fait, les dieux sont étrangement silencieux dans la tragédie, et le poète français « fait peser le poids d’un doute explicite sur des présages que Virgile présentait comme des faits »34. Dans ce contexte de relatif silence divin, dans un monde où l’on peut sincèrement douter de l’action effective de la Providence35, la parole humaine s’impose comme une authentique force agissante, malgré le sentiment de solitude qui frappe les personnages – y compris les Troyens. Au fond, seul le serment passé entre les hommes apparaît comme un moyen possible de s’opposer au hasard, de maîtriser en partie l’avenir – ce qui renvoie en effet à une réalité anthropologique de l’Ancien Régime, comme l’a bien montré l’historienne Claude Gauvard. Les « beaux sermens rompus » par Énée, c’était une dernière chance, désormais perdue, de combattre la « vicissitude ». L’homme est seul responsable de la puissance d’engagement de sa parole, et le serment brisé préexistant à la tragédie a de fait la dimension d’un authentique fatum.
La conscience douloureuse : promesse et culpabilité
29C’est cette dimension de responsabilité de l’homme engagé dans sa parole qui explique sans aucun doute le lien étroit établi par Jodelle entre « parjure » et « conscience », en particulier dans les actes III (autour d’Énée) et IV (autour de Didon, en miroir). Le serment rompu pèse autant sur le destin politique d’Énée que sur sa conscience, rongée par le remords, au moment même du débat tragique et sans doute bien au-delà. Comme on l’a vu, Énée quitte la scène à l’issue d’une longue et douloureuse réflexion sur le rapport entre « destin » et « conscience », dans un échange particulièrement rythmé – alternant stichomythies et longues tirades – avec Achate (III, v. 1483-1570). Énée y reconnaît la « stable foy » comme seul « gage inviolable » (pour les hommes et les dieux), mais aussi la trahison de cette foi comme cause essentielle, voire exclusive, des tourments de conscience36. L’articulation entre crise de la conscience et parjure est propre à Jodelle, le problème de ce qu’il convient d’appeler le for intérieur – ou l’examen de conscience – étant étranger à l’univers de l’épopée virgilienne. L’échange entre Énée et Achate n’est en effet inspiré d’aucun extrait de l’Énéide – à l’exception de l’épisode de la tempête due à la colère de Junon, dans le chant I (v. 81-123), simplement réutilisé ici comme comparant de l’extrême « agitation » à laquelle est soumis l’« esprit » d’Énée (III, v. 1499-1524). Jodelle développe donc dans ce passage une réflexion plus personnelle sur le sentiment intérieur de culpabilité, sur la souffrance qu’elle induit, qui trouve dans une remarque d’Achate une définition singulière :
Enee. Pourquoy me gesne donc ma conscience encore ?
Achate. C’est l’Aigle qui le cœur sur Caucase devore (III, v. 1487-1488).
30La référence au mythe de Prométhée par Achate est d’autant plus significative qu’elle répond – assez abruptement – à un réel désarroi d’Énée devant la force inattendue de la douleur intérieure (« gesner »). L’image, qui insiste sur la dévoration par l’aigle plus que sur la figure de Prométhée elle-même, renvoie d’abord à la permanence de la souffrance, à sa répétition incessante – un sens largement exploité par la poésie amoureuse à la Renaissance. Mais on ne saurait sous-estimer la représentation, dans le même temps, d’Énée en nouveau Prométhée, puni pour avoir défié Jupiter en dérobant le feu afin de donner à l’homme savoir et sagesse37. En donnant sa foi à Didon, l’Énée prométhéen promettait sans doute bien plus qu’une simple fidélité amoureuse et politique : il engageait sa foi en l’humanité, à travers la force d’une parole humaine, détachée du vouloir des dieux, et capable – c’est bien là l’utilité première du serment – d’assurer une certaine maîtrise de l’avenir ; comme le rappelle significativement Didon, Énée lui a avant tout « [promis]/ Le reste de ses jours » (III, v. 1225-1226). Car Prométhée est bien aussi pour les mythographes de la Renaissance (qui suivent en cela le scoliaste byzantin Jean Tzétzès) une figure de la prudence, de la prescience, d’un contrôle relatif du Temps, de la connaissance des choses avant qu’elles n’adviennent – contrairement à Épiméthée, symbole de la connaissance des choses après qu’elles sont advenues38. En se soumettant in fine à l’« arrest » de Jupiter, à l’appétit de l’aigle dévorant son cœur, Énée reconnaît implicitement quelle part sombre ou coupable réside en tout serment humain, empêchant l’homme d’être pleinement le maître de son devenir. L’« audace humaine » (I, v. 314) n’a eu qu’un temps.
31De la même manière pèse sur Didon la faute du parjure, la « foy brisée » contre « [son] espoux Sichée » (IV, v. 1929-1930), élément peu développé par Virgile mais central chez Jodelle : il y a bien dans la tragédie française deux parjures qui se répondent. C’est juste avant la prière à Vénus qu’apparaît chez Didon, après Énée, le sentiment de la culpabilité « envers soi-même » (cf. III, v. 1282 et v. 1540). L’ultime prise de parole de la reine est donc avant tout celle d’une « parjure veufve » (V, v. 2115) :
C’est à ce coup qu’il faut, ô mort, mort voicy l’heure,
C’est à ce coup qu’il faut que coulpable je meure :
Sus mon sang, dont je veux sur l’heure faire offrande,
Qu’on paye à mon honneur tant offensé l’amende […].
Pour t’appaiser Sichee, il faut laver mon crime
Dans mon sang, me faisant et prestresse et victime (V, v. 2213-2216 et 2223-2224).
32L’« honneur » offensé est moins l’honnêteté d’une femme trompée que la réputation d’une souveraine, emportant avec sa mort le « bonheur de [sa] Carthage neufve » (V, v. 2116). Didon est moins coupable d’avoir trahi en soi le serment fait à Sichée que de n’avoir pas su distinguer entre ce serment authentique et le second, factice, ou plutôt, comme pourrait le dire Anne, reprenant après Didon un mot d’Énée lui-même, « pipé » (I, v. 274, II, v. 922, et IV, v. 1766). C’est aussi pour Didon la possibilité d’un maîtrise relative de l’avenir qui disparaît avec le parjure d’Énée : il ne lui reste rien d’autre à attendre « fors qu’un temps qui est vain » (III, v. 1241), c’est-à-dire le temps de la tragédie elle-même. D’Énée à Didon, la puissance organisatrice du serment trahit paradoxalement l’extrême fragilité de la parole humaine : le « parjure » du héros troyen réveille en quelque sorte celui de la reine de Carthage, comme dans une réaction en chaîne. La question du remords est essentielle dans la mesure où elle montre comment chez Jodelle, comme chez Racine au fond, le tragique est en partie intériorisé39. Mais, contrairement à Racine, ce qui est en jeu chez Jodelle n’est pas la lutte entre raison et passion, mais plutôt la conscience douloureuse de la relativité et de la faiblesse de notre parole.
Fragilité de la parole humaine, puissance du discours tragique
33À plusieurs reprises, Didon met en avant la question de la force ou de la faiblesse de sa « parole ». Si le propos peut paraître banal dans un contexte dramatique, il convient néanmoins de redonner à ce terme son sens fort – et premier – de faculté de parler, de capacité à tenir un discours. En ce sens, le serment et la tragédie constituent deux formes à la fois opposées et complémentaires d’une prise de parole impérieuse et catégorique et, par conséquent, de mise en scène solennelle du corps. La parole tragique peut légitimement apparaître comme l’envers exact de la promesse, ou sa contrepartie naturelle – ces deux modalités mettant en avant deux formes de Beauté différentes. La plainte tragique découle nécessairement du serment brisé, et se nourrit de cette rupture. L’abondance du discours tragique est d’abord l’image inversée de la dense sobriété de la promesse. « Mais pourquoy tant de mots ! » (v. 659) s’exclame Didon à l’acte II devant un Énée demeurant obstinément sourd à ses accusations : c’est bien là définir ce qu’est par essence la parole tragique, le déploiement majestueux d’une plainte ou d’une fureur, par opposition à la nécessaire brièveté du serment, lequel repose sur la concision de la formule. Une différence similaire oppose le corps tragique au corps de celui qui prête serment, tel qu’on peut le voir par exemple à travers le « serment d’Harold » dans la tapisserie de Bayeux (XIe siècle), dont les caractéristiques, topiques, n’ont guère changé avec le temps. Dans cet exemple sont mis en évidence non seulement la pose hiératique de celui qui prête serment, rempli de sérénité, mais aussi plus précisément sa tête nue (signe d’humilité), l’absence d’armes (signe de paix), le regard fixé sur l’interlocuteur (signe de droiture), et bien sûr la main droite levée (avec le geste de la bénédiction). Les armes laissées par Énée et placées par Didon sur son « autel » en sacrifice expiatoire ne sont-elles pas justement une dernière trace du serment passé ? Barce souligne ainsi paradoxalement le lien entre l’« espee » (v. 2309) et la promesse originelle en précisant que, pour se tuer, Didon « s’enferr[e] du present que luy fist le parjure » (V, v. 2313). De même, chez Didon, la « fureur » est très précisément ce que libère (dans la parole et le corps) le serment brisé ou le « parjure ». L’ultime portrait de Didon « en furieuse » livré par le chœur des Phéniciennes peut ainsi apparaître comme la version « forcenée » et solitaire d’une scène de serment :
Ores nous la voyons les paupieres baissees,
Resver à son tourment : ores les mains dressees,
De je ne sçay quels cris, desquels elle importune
Et les Dieux peu soigneux, et l’aveugle Fortune,
Faire tout retentir : ores un peu remise
Se racoiser, et or’ de plus grand’ rage éprise
Se battre la poitrine, et des ongles cruelles
Se rompre l’honneur sainct de ses tresses tant belles (V, v. 2251-2258).
34Chaque détail propose une image subvertie de ce qui fait en théorie la force d’un serment : les yeux mi-clos au lieu du regard droit (mais qui regarder dans cette absolue solitude ?), les mains levées, mais comme signe de malédiction, la tête nue, mais échevelée, le blasphème qui rend impossible toute solennité, l’agitation générale, enfin, là où le serment doit au contraire s’appuyer sur un esprit en paix et un corps impassible. Jodelle ne donne in fine à voir que par contraste et par défaut au spectateur la scène originelle de la promesse amoureuse.
35La mise en scène de la parole tragique dans Didon se sacrifiant, en tant que renversement de la force ordonnatrice du serment et de la promesse, s’inscrit plus globalement dans la réflexion menée par Jodelle sur la capacité du langage humain à communiquer – indépendamment des dieux. Comme l’a montré Emmanuel Buron, Didon se sacrifiant s’oppose à Cleopatre captive moins sur le sens du tragique lui-même que sur la conception du langage que reflète chacune des tragédies :
Didon se sacrifiant, à l’opposé de Cleopatre captive, réaffirme donc la puissance du langage. Plus exactement, la pièce rend à la manifestation humaine, dont la parole est le trait dominant, une puissance expressive en laquelle ne croyait pas la première tragédie. […] Cependant, l’opposition des deux tragédies est peut-être plus apparente que réelle : après tout, Didon échoue à retenir Énée. Allons même plus loin : sa voix est si poignante parce que la « fureur » qui l’anime est la « dernière ». Sa force suppose qu’elle n’ait aucune prise sur la décision de son amant. Jodelle semble n’être toujours pas réconcilié avec la capacité de communication du langage40.
36On ajoutera que dans Didon se sacrifiant, ce pessimisme est d’autant plus fort que le serment passé entre Énée et Didon avait pu redonner un temps aux deux protagonistes – et aux « deux peuples divers » (I, v. 307) d’hommes et de femmes qui les accompagnent –, plus que de l’« esperance », une authentique « asseurance » (I, v. 328-329).
37L’amplification que fait subir Jodelle au thème virgilien du serment et de la promesse constitue l’un des principaux éléments de la relecture orientée du chant IV de l’Énéide dans Didon se sacrifiant. Certes, les « promesses » et « serments » (le pluriel reste lui-même énigmatique) sans cesse évoqués par Didon renvoient d’abord à des propos amoureux et à l’assurance d’une fidélité sentimentale : comme le rappelle légitimement le chœur des Phéniciennes dans son ultime intervention, il s’agit d’abord de déplorer une « amoureuse injustice » (V, v. 2330). Le sentiment tragique qui se dégage de la pièce demeure lié au spectacle d’un revers de fortune d’autant plus « pitoyable » qu’il donne à voir l’emprisonnement dans sa passion d’une « amante insensee » (I, v. 98), sous le regard implacable des dieux, et de leurs « loix ». Mais la force de Jodelle consiste précisément à greffer sur ce thème tragique, à travers la double question du serment et du parjure, une réflexion plus complexe sur la capacité du langage humain à engager un avenir (en même temps affectif et politique, privé et collectif), en toute conscience et indépendamment de la volonté divine. Certes, on ne saurait douter du profond pessimisme de Jodelle sur ce point ; mais le dramaturge avait tout intérêt à mettre au cœur de sa pièce une aussi puissante promesse – et tout intérêt, surtout, pour accroître le sentiment tragique, à nous en rendre à jamais interdite sa représentation.
38(Université d’Orléans)