Ressorts stratégiques et intimes de la posture : les cas d’Émile Zola et d’Amélie Nothomb
1Notre propos s’inscrit dans le prolongement d’une réflexion commune sur la notion de posture littéraire, qui a déjà été présentée dans le cadre d’un article publié dans la revue COnTEXTES en 20121. La notion de posture, développée à l’origine par Alain Viala2 et reprise par Jérôme Meizoz, se présente comme un outil d’analyse descriptif de la mise en scène médiatique et discursive à laquelle se livrerait tout auteur dans l’espace public. La posture désigne la façon dont un auteur peut se « [mettre en scène], de manière singularisante […] dans le champ littéraire »3. Elle recoupe l’ensemble des dimensions non-discursive (« l’ensemble des conduites non-verbales de présentation de soi : vêtements, allures, etc. ») et discursive (« l’ethos discursif »)4 qui constituent la présentation de soi d’un écrivain.
2Nous souhaitons ici montrer qu’elle révèle toute sa potentialité heuristique à la condition d’être appréhendée comme un outil permettant à l’individu en question de travailler son identité d’écrivain mais aussi ses questionnements intimes et existentiels dans l’espace littéraire. Autrement dit, il s’agit tout à la fois d’envisager la posture en lien avec des enjeux stratégiques de positionnement littéraires (s’imposer comme écrivain, asseoir sa vision de ce que doit être la littérature, etc.) et des enjeux ante-littéraires ou extra-littéraires. Les questionnements « intimes » et « existentiels » renvoient alors ici à certains éléments issus des expériences socialisatrices extra-littéraires qu’a connues un individu depuis sa naissance et qui ont pu se sédimenter en lui sous la forme de manières singulières de voir le monde, de problématiques, d’obsessions. Nous parlons d’expériences extra-littéraires, par opposition aux expériences littéraires, pour désigner ce qui a été vécu par les individus en dehors de l’espace littéraire, dans leur famille, dans le milieu scolaire et professionnel, au sein de leurs groupes de pairs… Les visions et questionnements spécifiques portés sur le monde social qu’elles conduisent à forger sont désignés par les expressions d’« intimité » et d’« existentiel ».
3Dès lors, parler des ressorts « intimes » d’une posture ne consiste pas à hiérarchiser les ressorts de la prise de posture selon leur plus ou moins grande « véracité » ou « authenticité ». Le vocable utilisé est le moyen pour nous de mettre l’accent sur ce qui les différencie des ressorts stratégiques. Reconstruire les territoires de l’« intimité » de la personne consiste à mettre en évidence ses expériences extra-littéraires à partir d’une étude sociologique précise de la biographie des écrivains, et à analyser ses effets sur le dispositif postural. La réalisation de ce que nous appelons une « biographie sociologique »5 repose sur une démarche interprétative, qui consiste en la description fine des propriétés portées par un individu. Il ne s’agit pas de compiler des données de nature biographique et de les ordonner chronologiquement pour raconter une vie, mais de recomposer la manière dont l’individu a été fabriqué socialement. Ce mode de compréhension des pratiques individuelles se concentre sur la sociogenèse des dispositions sociales structurantes d’un individu, c'est-à-dire ce qui constitue la singularité sociale incorporée d’un individu. Pour ce faire, le sociologue utilise des matériaux divers, textuels et non textuels, qui varient selon la nature de l’enquêté face auquel il se trouve : entretiens écrits et audio, extraits de journaux intimes, correspondances, apparences vestimentaires, etc. La méthode repose sur le recueil des données biographiques qu’il est possible au sociologue de compiler et d’ordonner, celui-ci étant particulièrement attentif aux effets de genre engendrés par ces différents matériaux. La partition que nous opérons permet de mettre l’accent sur la pluralité des contextes fréquentés par les écrivains, en amont et en avant de leurs expériences littéraires.
4La distinction réalisée entre les ressorts proprement « stratégiques » et « intimes » de la posture permet, quant à elle, de se donner les moyens méthodologiques de rechercher la diversité potentielle des « usages » d’une posture. Elle est un outil pour signaler l’existence de deux domaines d’observation complémentaires, le versant « intime » n’étant pas excluable a priori. Cette distinction soulève une question majeure : celle de savoir si la connaissance de la vie privée, intime, d’un homme est nécessaire à la compréhension de l’écrivain et de ses prises de position (discursives, esthétiques, etc.) dans l’univers littéraire6. Si l’on répond positivement à cette hypothèse, il faut dans un second temps se donner les moyens d’étudier la façon dont ces deux types de ressorts s’articulent, se croisent, s’imbriquent. C’est à cette condition qu’il nous semble pouvoir faire un usage pleinement heuristique de la notion de posture.
5Dans la lignée de Jean-Claude Passeron et Jacques Revel7, mais aussi de Jérôme Meizoz (lui-même)8, nous nous proposons d’argumenter en ce sens en prenant appui sur les deux cas que nous avons pris pour objet dans nos thèses respectives : celui d’Amélie Nothomb tout d’abord, celui d’Émile Zola ensuite. Au-delà de l’interrogation épistémologique que cette problématique fait saillir, la question de l’articulation entre les registres stratégiques et intimes d’une posture se pose au niveau méthodologique. L’accès aux ressorts « intimes » d’une posture repose sur la reconstruction sociobiographique de l’itinéraire social de l’écrivain, sur la mise au jour des expériences socialisatrices fédératrices qu’il a connues et qui ont imprimé leur marque sur lui, sous la forme de dispositions à sentir, à agir et à penser d’une manière suffisamment forte, pour qu’on les retrouve sous des formes transfigurées dans la fiction ou les prises de position de l’auteur.
6Si les deux écrivains étudiés appartiennent à des états du champ littéraire très différents (le champ littéraire de la fin du XIXe pour Zola9, une scène littéraire subissant l’influence croissante d’une économie médiatico-publicitaire10 pour Nothomb) et s’ils ont des manières diverses de faire de la littérature et de s’inscrire dans le champ littéraire, ils se caractérisent tous deux par un travail de leur image d’auteur dans l’espace littéraire réfléchi et multiple. Cette caractéristique commune nous a conduites à mobiliser la notion de posture littéraire afin de décortiquer et de qualifier ces modes de présentation de soi, afin de pouvoir ensuite reconstruire leurs sens. Les deux premiers points de cet article rendent compte de ce travail sur le cas d’Amélie Nothomb tout d’abord, d’Émile Zola ensuite, à partir de l’examen d’un dispositif postural mis en œuvre par chacun de ces auteurs. À partir de ces analyses, nous essayons de proposer des conclusions plus générales quant à la définition et aux usages de la notion de posture, qui figurent dans un troisième point conclusif.
La posture nothombienne de la distinction : enjeux littéraires et fondements familiaux
7Le cas d’Amélie Nothomb se caractérise par une posture a priori contradictoire. En effet, une partie de ses prises de position dans le champ littéraire peut être interprétée comme un moyen de neutraliser le discrédit littéraire attaché à sa position de « joueuse professionnelle »11 et médiatique. Néanmoins, cette entreprise de légitimation reste toujours inachevée, car l’écrivaine accumule au gré de ses apparitions médiatiques des propos qui peuvent tour à tour la distinguer ou la discréditer littérairement. Notre argumentation s’élaborera autour de certains résultats de l’analyse des entretiens réalisés avec elle, ses proches et des informateurs, des notices biographiques et généalogiques, des archives ainsi que des interviews journalistiques données pour la plupart en France depuis 1992.
8Amélie Nothomb déploie en effet pour partie une rhétorique de l’écrivain pur et de la vocation. Elle décrit son activité d’écriture comme une seconde naissance, une révélation tardive, qui prend le statut de « convocation »12. Son goût pour la pratique d’écriture ne définit pas seulement sa vocation littéraire : s’y ajoute l’idée d’être « faite » pour elle, « appelée » par elle. Dans le cas des convocations intérieures, l’individu est « traversé d’une illumination qui est comme un appel divin »13. Tel un réceptacle qui accueille la parole divine, Amélie Nothomb ne crée pas l’écriture mais est « créée » par elle : « C’est l’écriture qui m’a créée »14, dit-elle en entretien. Elle la présente comme « un besoin absolu »15, un « besoin viscéral »16 :
Si je n’ai pas écrit mes quatre heures dans la journée, je suis dangereuse, agressive. J’applique pour l’écriture le principe de Rilke : si vous ne pouvez vous en empêcher, faites-le. Je vous jure que, quelque qu’en soit la qualité, je n’ai pas commis une seule ligne qui ne soit une nécessité vitale […]. Il faut à la création de l’urgence, de la nécessité, un sentiment de malaise.17
9L’écriture est appréhendée comme une « poussée »18, qui jaillit (« l’inspiration se met à couler » dit-elle en entretien19), naturalisant ainsi ses dispositions créatrices qui l’inscrivent davantage dans une perspective aristocratique que méritocratique de la création : le « don » de l’écriture est inné, non issu d’un lourd travail, ce qui la rapproche d’auteurs dont le style est associé au génie comme Chateaubriand20. Décrit sur le mode de la nécessité intérieure, cet acte n’est pas guidé par une intentionnalité ou orienté vers un public en particulier :
Au moment où j’écris, je suis tellement dans mon truc que j’ai peine à imaginer que ça va être lu. Ce qui est vrai d’ailleurs, puisque, dans la plupart des cas, je ne suis pas lue : je ne publie qu'un quart de ce que j’écris.21
10Si son processus de création peut être rapproché de la figure de l’écrivain inspiré, il est également associé par Amélie Nothomb à un devoir scolaire, renvoyant plutôt aux formes peu valorisantes de la littérature « industrielle » et rémunératrice22 : « Disons que je suis toujours une petite employée de bureau japonaise, qui rend ses devoirs chaque année. Ce rythme « scolaire » me convient. »23 De même, l’inspiration est-elle réduite en entretien à un « robinet qui coule » et à un coup sur la tête : « tout à coup, ‟boum”, je me retrouve avec un roman entier dans la tête » affirme-t-elle au cours d’une interview24.
11Cette dimension burlesque, à la fois surprenante et décalée, s’observe jusque dans l’apparence physique de la romancière, qui emprunte notamment au registre gothique. Vêtue de noir, portant parfois des mitaines et des jupes avec de grosses chaussures montantes (elle les arbore surtout dans les années 1995), Amélie Nothomb se coiffe souvent d’un large chapeau noir acheté chez Pompilio, reconnu pour s’inscrire dans une tendance « punk ». Amélie Nothomb se définit explicitement comme une « gothique »25. Tout un ensemble de pratiques renvoie à cet imaginaire : elle dit adorer « vomir », avoir déjà cherché à se suicider, être le sosie de Marilyn Manson26, adorer « le metal » et Tool, un groupe de rock-metal progressif27. Cette posture se trouve appuyée par un réseau d’amis déclarés, eux aussi considérés comme excentriques : la chanteuse Robert, pour laquelle elle a écrit des paroles de chanson et dont la musique est définie comme « électro-médiévale et onirique »28 ; ou encore Mylène Farmer, leurs rencontres ayant parfois fait l’objet d’articles journalistiques, tel un numéro de Vogue en mars 199529. Une telle figure est propice à éveiller l’intérêt d’un public de « fans », attachés à sa personne, dans le contexte actuel d’importation des mécanismes du star-system vers le domaine littéraire30. Cette réception par un large (et jeune) public est entretenue par une valorisation affichée de la proximité entretenue avec ses lecteurs31. Enfin, un ensemble de dispositifs éditoriaux la labellisent en écrivain « grand public » : ses textes sont publiés dans la maison d’édition Albin Michel, une maison indépendante économiquement dominante et qui a une légitimité spécifiquement littéraire plutôt faible dans le secteur de l’édition32 ; ses livres grand format possèdent d’importantes marges intérieures et extérieures, de larges interlignes et une grande police de caractère, renvoyant alors à l’anticipation d’une lecture aisée, confortable et rapide, antagoniste aux critères du pôle de production restreinte. Ces éléments contribuent davantage à l’inscrire dans un star-system et dans le spectaculaire qu’à l’associer à une figure de l’écrivain « pur ».
12Ces investissements multiformes (écrivaine « pure » et star médiatique), qui peuvent à première vue paraître contradictoires, sont susceptibles de concilier des profits de nature différente dans le champ littéraire, à la fois symboliques et économiques. En effet, elle a reçu depuis ses débuts tout à la fois une forte attention médiatique et l’adhésion d’un très large public (elle publie tous les ans des best-sellers très commentés par les médias) et quelques preuves de consécration (le Grand Prix de l’Académie française, le prix de Flore et le soutien de certains experts et universitaires en lettres notamment). Au-delà des effets de multipositionnalité que cette mise en scène de soi produit, cette propension à la distinction permanente interroge. Tout se passe comme s’il s’agissait pour la romancière de se distinguer d’avec le commun par tous les moyens, que ceux-ci puissent lui conférer du prestige littéraire ou non. L’analyse approfondie de seize récits d’Amélie Nothomb publiés aux éditions Albin Michel permet de constater que cette obsession de la distinction caractérise ses doubles dans ses romans autobiographiques, dont les traits et qualités sont, là encore de manière burlesque, grossis jusqu’à l’invraisemblance : ils se distinguent du commun des mortels par leurs expériences extrêmes (la vertigineuse chute sociale de la narratrice Amélie dans Stupeur et tremblements par exemple), ou encore par leur extrême intelligence (dans Métaphysique des tubes et Biographie de la faim notamment). L’univers nothombien est un univers de l’instabilité, de la marginalité, et de l’exceptionnalité33.
13Il apparaît qu’un tel schème distinctif a des assises familiales, dans la mesure où il peut être en partie situé dans le prolongement des dispositions de classe de la romancière : issue de l’aristocratie belge, cette dernière a en effet été soumise à une culture de la distinction consistant à penser qu’« est commun ce qui ne distingue pas, vulgaire ce qui distingue en mal et trahit une infériorité »34. La romancière déploie par ses prises de position littéraires et médiatiques une certaine représentation d’elle-même comme figure « hors des normes » : elle se conforme à la norme familiale de la distinction mais pour mieux la rejouer dans des formes littéraires qui lui sont propres et qui peuvent, nous l’avons vu, la distinguer par le haut (un écrivain par vocation) ou par le bas (une star entourée d’un jeune public de fans). À ce niveau, c’est tout un travail de sa place sociale qui est donné à voir et qui est compréhensible au regard de la position décalée que cette héritière de la petite aristocratie belge occupe vis-à-vis de sa culture d’origine. Amélie Nothomb revendique en effet en entretien sociologique et journalistique sa rupture avec l’héritage familial35, mais celle-ci reste partielle : on a affaire à une figure de l’entre-deux, qui n’hérite ni totalement l’héritage, ni ne s’en écarte absolument, ayant intériorisé au cours de sa socialisation primaire un certain nombre de valeurs et de normes familiales36. Son activité d’écriture et de publication se fait dès lors le lieu d’un travail symboliquement et économiquement fructueux (eu égard à sa multipositionnalité dans l’univers littéraire précédemment décrite) de cet héritage : les ambitions sociales et l’aristocratisme familial qu’elle a pour partie intériorisés sont retraduits en ambitions littéraires et en volonté de distinction par la littérature. Celles-ci prennent des formes plurielles et la font exister publiquement comme personne distincte des autres.
Émile Zola, romancier « enquêteur » : prestige symbolique, caution littéraire et héritage paternel37
14Émile Zola investit la scène littéraire avec une volonté non dissimulée de faire l’inventaire de la littérature de son temps et de proposer des formules pour renouveler les canons littéraires. Son apprentissage du métier d’écrivain passe par l’intériorisation d’un rapport concurrentiel aux autres, qui le pousse à concevoir l’activité littéraire comme une lutte. Entrant ainsi en conquérant sur la scène littéraire, il y entretient de hautes ambitions :
Si je prends définitivement la carrière littéraire, j’y veux suivre ma devise : Tout ou rien ! Je voudrais par conséquent ne marcher sur les traces de personne ; non pas que j’ambitionne le titre de chef d’école – d’ordinaire, un tel homme est toujours systématique – mais je désirerais trouver quelque sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers de notre temps […]38
15écrit-il ainsi à Baille au début de septembre 1860. Trois expressions révèlent le désir fortement marqué de Zola de se différencier : « ne marcher sur les traces de personne », « trouver quelque sentier inexploré », et « sortir de la foule des écrivassiers ». Cette annonce prophétique trouve un écho pratique dès ses premières contributions journalistiques, au sein desquelles, le futur romancier énonce des lois de fonctionnement du jeu littéraire et juge les œuvres de ses contemporains. Zola se représente le champ de la littérature comme un terrain de combat sur lequel il entend bel et bien être visible et occuper une place de choix. Dans la préface de Mes Haines, le jeune écrivain note avec provocation : « Nous en sommes à l’heure de la démolition, lorsqu’une poussière de plâtre emplit l’air et que les décombres tombent avec fracas »39. Il est persuadé de vivre une époque de transition, de « recherches et de révoltes, d’écroulement et de reconstruction » comme il l’écrit dans son article « La Littérature et la gymnastique »40, à laquelle il faut un art nouveau. Se réclamant d’un « âge fiévreux [qui] porte en lui toute une nouvelle société » dans L’Événement du 15 juillet 1868, Zola rêve notamment d’une nouvelle poétique : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers nouveaux » écrit-il à Baille le 15 juin 1860 en paraphrasant André Chénier41. Le renouveau viendra, pour lui, de la place inédite faite à la science dans la littérature. « Notre âge fiévreux porte en lui toute une nouvelle société. Nous sommes en enfantement d’une littérature » rapporte Zola dans L’Événement du 15 juillet 1868. Il trouve dans l’appel à la caution scientifique (travaux de Claude Bernard, travaux sur l’hérédité), et la méthode d’observation et d’enquête qu’il fera sienne (constitution de dossiers préparatoires, enquêtes de terrain), la voie nouvelle lui permettant de s’imposer dans le champ : « Je crois à la science, parce qu’elle est l’outil du siècle, parce qu’elle apporte la seule formule solide de la politique et de la littérature de demain. C’est elle qui a ouvert la révolution et c’est elle qui la fermera. Il n’y a plus pour l’humanité de salut qu’en elle » professe Zola dans son article « La Démocratie »42, publié dans Le Figaro du 5 septembre 1881.
16Alors que dans l’Avant-propos de la Comédie Humaine, Balzac dit écrire « à la lueur de deux vérités éternelles, la Religion, la Monarchie », Zola se place lui sous la houlette de lois scientifiques. Dans son article intitulé « Différences entre Balzac et moi », il note : « au lieu d’avoir des principes (la royauté, le catholicisme) j’aurais des lois (l’hérédité, l’énéité) »43. Le déplacement de la focale du côté de la science ne trouve pas seulement son origine dans le potentiel stratégique qu’il recèle, en tant qu’instrument de positionnement au sein du champ clos de la lutte pour le pouvoir symbolique. S’il est indéniablement utilisé comme tel par le romancier, il ne suffit pas de mettre en évidence ce à quoi sert cette posture pour le romancier pour en comprendre précisément les modalités de mise en œuvre. L’attrait construit et mis en scène de Zola pour la science tient sans nul doute à son potentiel symbolique. Comme le soulignent Jacques Noiray44 et Christophe Charle45, la figure du savant se pare d’un fort prestige intellectuel à la fin du XIXe siècle. Mais l’intensité avec laquelle le romancier fait de la science une caution dans l’espace littéraire trouve ses fondements dans l’attrait socialement constitué de la personne privée du romancier pour les sciences. Celui-ci prend sa source dans le souvenir de son père, qui après avoir obtenu un diplôme d’architecte-ingénieur, est entré aux Ponts et Chaussées, et a publié à 23 ans un mémoire remarqué nommé Traité sur le nivellement topographique, qui lui vaut d’être admis à l’Académie Royale italienne des sciences et lettres de Padoue, mais aussi la fréquentation d’amis proches engagés dans des études scientifiques de haut niveau, tels Baille qui étudie à l’école Polytechnique et mène des recherches en physique, et Marion des recherches en zoologie.
17Avec les Rougon-Macquart, Zola veut écrire « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Ce programme, qui constitue le sous-titre de la série, et planifie le projet romanesque, exprime l’ambition de connaissance du romancier conformément au dessein affiché dans Le Roman expérimental, se donnant pour mission de « collectionner et [de] classer les documents, surtout dans le roman »46. Pour satisfaire aux exigences de réalisme que Zola s’est assignées et pouvoir « présenter les choses telles qu’elles sont en réalité et [appuyer] [ses] dires par des faits »47, la traversée fictionnelle de la société s’adosse à une « enquête de terrain » préalable à l’écriture des romans. Il s’agit, grâce à elle, de collecter des documents sur lesquels la construction fictionnelle s’appuie pour se tenir au plus près de la « réalité », le romancier défendant sa capacité à « n’être pas trop dans le faux » comme il l’explique à Alfred Roll le 15 avril 188448 : l’ambition ethnographique portée par les romans doit assurer la crédibilité de l’entreprise littéraire présentée comme réaliste.
18Descente dans les mines et visite des corons pour préparer la rédaction de Germinal, voyage à bord d’une locomotive pour La Bête humaine, vagabondage aux Halles de Paris en amont de la rédaction du Ventre de Paris et dans les grands magasins pour Au Bonheur des dames, séjour en Beauce pour préparer La Terre… ; mais aussi discussions avec des chefs de rayon, des chefs mécaniciens, des banquiers, Zola d’après les notes détaillées consignées dans ses « Carnets d’enquête »49 semble mener une véritable investigation sur le terrain. Cette « méthode de travail » qu’il promeut comme nouvelle et par laquelle il veut asseoir sa crédibilité dans l’espace de la production littéraire, doit sa valorisation à la proximité qu’elle tisse entre l’écrivain et l’homme de science, le romancier pouvant à la suite de Balzac, se dire « docteur es sciences sociales ». Il s’agit, grâce à elle, de collecter des documents sur lesquels la construction fictionnelle s’appuie pour se tenir au plus près de la « réalité ». Cette posture est développée en plusieurs espaces discursifs.
19Compilant ses notes de terrain dans des dossiers préparatoires qu’il conserve avec soin et qu’il présente régulièrement à ses correspondants (notamment Jacques Van Santen Kolff qui l’introduit aux Pays-Bas) ou aux journalistes venus l’interviewer, Zola les envisage comme le témoignage de son travail de recherche documentaire. L’enquête de terrain doit permettre de collecter les données constitutives d’un savoir réaliste sur le monde social. Le but affiché est la construction d’un protocole d’observation et de description fiable. L’écriture des carnets d’enquête se donne ainsi comme objective, rigoureuse, au service avant tout d’une connaissance pointue et minutieuse du terrain où se déroulera le roman. L’écrivain insiste sur sa méthode qu’il souhaite suffisamment exemplaire pour être admis parmi les savants et grands hommes de son temps, qu’il a célébrés dans ses études critiques (Taine, Littré, Michelet, Claude Bernard). La biographie que rédige Paul Alexis50, plus ou moins sous la dictée du romancier, n’est pas non plus avare de détails sur ces enquêtes. Ainsi le chapitre neuf est-il l’occasion pour le romancier de célébrer à travers la plume d’Alexis ses techniques d’enquête :
Que de fois, en 1872, lorsque nous sortions du n°5 de la rue Coq-Héron, […] que de fois, je m’en souviens, il m’entraîna dans les Halles ! […] il venait les visiter par tous les temps, par la pluie, le soleil, le brouillard, la neige, et à toutes les heures, le matin, l’après-midi, le soir, afin de noter les différents aspects. Puis, une fois, il y passa la nuit entière, pour assister au grand arrivage de la nourriture de Paris.51
20Zola compose ainsi une image de lui-même qui mêle sérieux, méthode et logique scientiste. Exposant sa méthode à propos de la rédaction du Rêve, le romancier écrit ainsi au critique hollandais le 25 mai 1888 :
Tout cela est très étudié, très volontaire, et l’on ne saura jamais les peines que j’ai eues, aidé par un des amis, architecte, pour bâtir simplement la maison des Hubert. […] Pour les détails sur l’art du brodeur, j’ai eu également beaucoup de mal. Heureusement j’ai trouvé un livre, L’Art du brodeur, de Saint Aubin, publié au siècle dernier, qui m’a été d’un précieux secours.52
21Il justifie ses activités en conformant celles-ci à ce qui lui semble être un « modèle scientifique », en insistant sur la rigueur de la documentation qui sert de soubassement à ses romans.
22La presse relaie largement cette mise en scène, médiatisant la genèse ethnographique des romans. Ainsi en est-il pour Germinal dans Le Matin du 29 février 1884, où l’on peut lire : « M. Émile Zola est arrivé aujourd’hui à Anzin, où il vient étudier le fonctionnement des mines et les mineurs, études qui doivent figurer dans son prochain roman, Germinal. Le romancier a demandé l’autorisation à la Compagnie d’Anzin de visiter les puits ». Concernant la rédaction de la Débâcle, Le Figaro du 2 avril 1891 évoque les « notes innombrables […] déjà prises depuis longtemps pour cette œuvre », « l’étude méticuleuse que le maître apporte dans les moindres détails » et signale également que le cabinet de travail du romancier rue de Bruxelles est « encombré de cartes ou de plans, de mémoires ou de documents concernant notre armée ». La presse publie également des photos de Zola faisant un voyage sur une locomotive pour La Bête humaine.
23Cette démarche d’enquête, Zola la met en scène également au sein même de la fiction. Se donnant à voir métaphoriquement sous les traits du personnage du docteur Pascal, personnage éponyme du dernier roman de la série des Rougon-Macquart, il manifeste à travers lui l’importance des dossiers préparatoires car Pascal Rougon, représenté dans la phase documentaire de son travail, amasse dans son cabinet comme Zola le fait lui-même, des documents. Il découpe des articles, les colle dans des dossiers, il classe et trie des documents… Le lecteur peut être marqué par la masse des documents qui encombrent l’armoire du docteur Pascal :
Un instant, Pascal regarda les dossiers, dont l’amas semblait énorme, ainsi jeté au hasard sur la longue table, qui occupait le milieu de la salle de travail. Dans le pêle-mêle, plusieurs des chemises de fort papier bleu s’étaient ouvertes, et les documents en débordaient, des lettres, des coupures de journaux, des pièces sur papier timbré, des notes manuscrites.53
24L’importance donnée par Pascal Rougon aux documents qu’il rassemble sur sa propre famille, permet de manifester la valeur tant matérielle, que symbolique des documents. Pascal voue un « culte » à ses documents : bien classés, rangés dans des chemises identiques, il est le seul à pouvoir les consulter :
Sur cette planche élevée, toute une série d’énormes dossiers s’alignaient en bon ordre, classés méthodiquement. C’étaient des documents divers, feuilles manuscrites, pièces sur papier timbré, articles de journaux découpés, réunis dans des chemises de fort papier bleu, qui chacune portait un nom écrit en gros caractères. On sentait ces documents tenus à jour avec tendresse, repris sans cesse et remis soigneusement en place ; car, de toute l’armoire, ce coin-là seul était en ordre.54
25L’ostentation du matériel d’enquête de Pascal permet à Zola de mettre en scène la méthode qu’il a développée lui-même pour préparer ses romans. La recherche qui précède la rédaction ne se cache pas mais s’expose à la vue de tous, et notamment au regard des lecteurs avertis et des pairs.
26La mise en scène de soi sur la scène littéraire comme écrivain enquêteur répond à la recherche d’une crédibilité du romancier, elle complète l’entreprise théorique proposée dans Le Roman expérimental55 en offrant un modèle d’actualité, qui coïncide idéalement avec le développement de l’usage de l’observation afin d’analyser les phénomènes sociaux56. Pour Zola, le savant représente un véritable modèle intellectuel et moral, auquel s’adosser : la figure de l’enquêteur accompagne la valorisation d’un modèle scientifique adapté au roman où l’expérimentation et le sérieux remplacent l’imagination que le romancier a décriée dans ses prises de position théorique sur le roman. C’est ainsi que dans « Le Sens du réel », il note :
Le plus bel éloge que l’on pouvait faire autrefois d’un romancier était de dire : ‟il a de l’imagination”. Aujourd’hui, cet éloge serait presque regardé comme une critique. C’est que toutes les conditions du roman ont changé. L’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier.57
27Il compose ainsi une image de lui qui mêle sérieux, méthode et logique scientiste, susceptible de lui procurer l’estime de ses pairs au sein de la sphère littéraire. Ce faisant, Zola renoue aussi avec le modernisme scientifique que son père a représenté travaillant à la construction des premières lignes de chemin de fer en Allemagne, ou concevant un projet pour alimenter la vie d’Aix-en-Provence en eau. Le père de Zola est à sa mort en 1847 un ingénieur civil de renom aux ambitions scientifiques importantes. Il est né à Venise dans une famille aisée de tradition militaire et scientifique, a étudié à l’école militaire de Pavie, de laquelle il sort sous-lieutenant d’artillerie et à l’université de Padoue, il a atteint le grade de docteur en mathématiques et s’illustre par un traité de nivellement topographique. Le romancier a fait sienne la mémoire de François Zola, ingénieur civil, homme de renom, mais assez peu celle du père, dont on a vu qu’il n’a gardé que peu de souvenirs. François Zola laisse à son fils l’image d’un homme actif et entreprenant, celle d’un « héros de l’énergie et du travail, dont le nom est donné à un boulevard par une ville reconnaissante »58, un « homme énergique », un « bon citoyen, bienfaiteur d’un pays »59, « un homme qui s’est illustré par son travail et son intelligence »60, ainsi qu’il le décrit dans l’article « Mon Père ». Ce faisant, il a sans doute intériorisé un rapport révérencieux à la science. Sa mise en scène dans l’espace littéraire lui permet de réactiver l’héritage paternel.
28Ainsi si le prestige symbolique de l’homme de science permet en partie d’expliquer la volonté de Zola de se définir un rôle de romancier-enquêteur, la compréhension du choix de cette posture ne peut pour autant négliger le rôle de l’intérêt pour les sciences préalablement intériorisé par Zola du fait de ses expériences familiales et scolaires.
L’intérêt de l’analyse conjointe des dimensions stratégiques et intimes d’une posture
29Dans chacun des cas présentés, c’est l’importance des données extra-littéraires dans la compréhension des postures des écrivains qui nous interpelle. À partir de ces analyses empiriques, nous nous proposons de tirer quelques conclusions relatives à la définition et aux usages de cette notion.
30Nous estimons que les ressorts intimes d’une posture ne sont pas secondaires pour comprendre sa genèse dans ses formes spécifiques. Ils doivent être pensés en articulation avec les ressorts proprement stratégiques de celle-ci : plus qu’un supplément de sens, les déterminants extra-littéraires d’une posture s’avèrent un complément nécessaire à l’analyse. Un auteur peut sélectionner une posture en vertu d’enjeux extra-littéraires et non pas seulement stratégiques. Si, dans l’introduction aux Postures littéraires ii, Jérôme Meizoz précise que l’approche en termes de posture « prend en compte les données de la ‟biographie sociologique” d’un auteur mais [qu’]elle les pense dans l’espace conflictuel des pratiques et des codes littéraires »61, on peut se demander si le sociologue ne succombe pas, ce faisant, au tropisme du champ littéraire et au postulat déterministe bourdieusien, pourtant dénoncé par Jérôme Meizoz lui-même. En effet, interpréter les données biographiques dans la logique du champ sans chercher à les comprendre dans ce qu’elles peuvent avoir de non stratégique, peut conduire à passer sous silence le rôle des dispositions à penser, à sentir et à agir formées à l’extérieur du champ littéraire dans la prise de posture.
31Car il s’agit bien pour nous de se demander ce que l’écrivain fait travailler par le biais de sa posture : celle-ci peut dans certains cas s’avérer avant tout un moyen de résoudre des préoccupations d’ordre extra-littéraire. Il faut rappeler en effet que l’écrivain ne naît pas dans le champ littéraire et que le fait de considérer la littérature comme un investissement qui en vaut la peine doit être expliqué au regard des expériences socialisatrices de l’individu. Jérôme Meizoz, à l’instar de Pierre Bourdieu, considère qu’il est peu pertinent de chercher à « comprendre un trait postural comme une histoire unique et à soi suffisante »62 et ce faisant ne pose pas précisément la question des ressources sociales nécessaires etspécifiques à la genèse de tel ou tel trait postural parmi d’autres possibles par l’auteur. Il nous semble au contraire heuristique de porter une attention fine à la reconstruction des processus à travers lesquels un auteur en vient à sélectionner et investir une posture.
32Nous faisons pour autant avec Pierre Bourdieu le pari qu’il faut s’intéresser à la manière dont un écrivain se « produit comme créateur »63 à la croisée de l’espace littéraire, de ses capitaux spécifiques au champ mais aussi de tout ce qu’il y apporte de ses expériences antérieures. La combinaison des logiques stratégiques et intimes à l’œuvre dans l’adoption d’une posture fournit une clé de compréhension des conditions sociales de possibilité d’une posture (c’est-à-dire sa sélection parmi d’autres possibles), de ses domaines d’actualisation et de son évolution. Une reconstruction fine des propriétés de l’écrivain s’avère dès lors nécessaire pour comprendre les formes spécifiques de la posture mise en œuvre.
33C’est ce que nous avons essayé de démontrer à travers les cas d’Amélie Nothomb et d’Émile Zola. Avant même de pénétrer dans l’espace littéraire, avant même de se penser, de se dire écrivain, ces deux individus ont traversé des espaces sociaux différenciés et multiples, qui ont, sous des formes spécifiques pour chacun d’eux, créé et soutenu leur besoin d’écrire, mais aussi engendré des questionnements qui peuvent se transposer dans leur activité littéraire. Ce qu’il faut donc envisager à notre sens, de façon systématique, ce sont toutes les logiques à l’œuvre dans leur « choix » postural.
34La question qui se pose désormais est celle de la possible extension d’une telle définition de la posture à d’autres cas. Nous pouvons la penser à deux niveaux. Tout d’abord, si l’on a vu à travers l’analyse de Zola et de Nothomb qu’une telle approche semble adaptée pour deux écrivains participants de deux états du champ littéraire différents, il faut se demander ce qu’il en est lorsque le champ littéraire n’a pas encore d’existence (avant le XIXe siècle pour Bourdieu), ou n’est pas encore constitué en tant que tel (on pense notamment au travail de Viala sur Racine64). Plusieurs analyses ont été depuis menées qui prouvent l’heuristicité de la notion de posture pour des périodes historiquement antérieures à la constitution du champ. C’est le cas notamment de Claire Clivaz qui interroge la possibilité et l’heuristicité de parler de posture pour un auteur antique65. Une manière concrète de se saisir de ces interrogations consiste en premier lieu, d’un point de vue méthodologique, à se demander s’il existe des sources disponibles pour reconstruire tout à la fois les postures et leurs motivations biographiques (par exemple des correspondances, journaux intimes, possibilité de réaliser des entretiens biographiques). En l’absence de ces données, la compréhension d’une posture au sens où on l’entend s’avère périlleuse, car elle risque alors d’en surestimer d’emblée la composante stratégique. En retour, on ne peut de même postuler que tous les écrivains sans exception travaillent par le biais de leur activité littéraire des expériences qu’ils auraient faites ou qu’ils font en parallèle de l’univers littéraire. Seule une analyse empirique précise permet de statuer, au cas par cas, sur la combinaison de logiques stratégiques et intimes au sein d’un même dispositif postural. Il nous semble ainsi qu’au regard des questions qu’elle oblige à travailler, la notion de posture constitue définitivement un outil particulièrement stimulant de saisie des différentes facettes de présentation de soi d’un écrivain dans l’espace littéraire.
35(Centre Max Weber, CNRS UMR 5283
36Université Lyon 2 / ENS de Lyon)