L’autorité de l’homélie : polyphonie et ethos auctorial dans les sermons de Jean Gerson.
1« Il arrive fréquemment, je parle en connaissance de cause, lʼayant expérimenté des centaines de fois, que ceux qui assistent à un sermon non seulement en déforment les propos correctement formulés mais encore attribuent avec force aux prélats ceux quʼils n’ont jamais prononcés. »1 Dans cette lettre à Pierre dʼAilly, datée de 1405, le chancelier de lʼUniversité de Paris et acteur majeur de la scène oratoire du début du XVe siècle, Jean Gerson (1363-1429) se plaint de ce quʼon ait déformé les idées quʼil a exposées dans un sermon à Avignon face au pape Benoît XIII, jusquʼà lui attribuer des opinions en contradiction avec les positions de lʼÉglise. Ces préoccupations dessinent en creux un rapport spécifique à lʼécrit proche de ce quʼa défini Michel Foucault avec le concept de « fonction-auteur »2 : il sʼagit d’un rapport dʼattribution spécifique unissant un discours et un sujet, non réductible à un individu réel, lié à un système juridique et institutionnel permettant une classification entre licite et illicite. Cʼest là une singularité puisque le sermon médiéval fut dʼabord pensé comme une parole inspirée : Dieu en est lʼunique auteur tandis le prédicateur nʼest que lʼappareil transmetteur.
2La critique a souligné que Gerson assume un rôle auctorial par le contrôle de la copie, de la diffusion manuscrite de ses textes ainsi que leur remaniement3. Sa correspondance en outre le voit soucieux de les inscrire dans un canon pour en assurer la pérennité4. Mais au-delà de ces données historiques qui attestent d’une attitude sociale, quʼen est-il des textes eux-mêmes ? Ce positionnement dʼauteur se manifeste-t-il dans les sermons, et en ce cas, sous quelles formes rhétoriques et discursives ? La question est pertinente puisque les sermons latins et français, voient apparaître à lʼintérieur du cadre homilétique traditionnel un énonciateur qui dit « je », étroitement associé à lʼacte de parler ou dʼécrire. Or, ainsi que le signale Michel Foucault, mais aussi Michel Zink, lʼavènement de lʼère de lʼauteur est liée à lʼessor du sujet, qui marque le moment où « […] le texte ne se donne ni pour une information sur le monde prétendant à une vérité objective, ni pour lʼexpression dʼune vérité métaphysique ou sacrée, mais quand il se désigne comme le produit dʼune conscience particulière, partagé entre lʼarbitraire de la subjectivité individuelle et la nécessité contraignante des formes du langage. »5 Mais ce « je » renvoie-t-il chez Gerson à un sujet individualisé investi des fonctions que décrit Foucault ? Son sens demande à être apprécié, dʼautant quʼil n’est pas toujours seul, mais souvent accompagné dʼautres voix. Nous parlerons pour ces dispositifs, de « polyphonie » en ce sens quʼils se présentent comme lʼinteraction de plusieurs instances intra-textuelles, des énonciateurs distincts du sujet parlant6. Quels rôles jouent donc ces constructions discursives ? Sont-elles dans les textes le lieu rhétorique de lʼélaboration dʼune auctorialité entendue comme un positionnement discursif renvoyant à une fonction telle que lʼa définie Foucault ?
3Nous userons dans cette perspective du concept d’ethos, que nous comprendrons comme l’image de soi que façonne et projette la pratique rhétorique dans le discours7. Nous nous attacherons aux différentes occurrences du « je » rencontrées dans les sermons afin de saisir les significations qui y sont associées. Puis les dispositifs polyphoniques retiendront notre attention en vue dʼidentifier les modalités dʼinteraction entre le « je » et les « autres ». Nous montrerons alors que la pluralité polyphonique est tout à la fois prétexte et matrice dʼune image de soi et dʼune voix singulière dans le discours. Enfin, le sens du recours au dispositif polyphonique fera l’objet de notre analyse. Notre étude sʼappuiera sur un corpus de trois sermons latins8 de Jean Gerson, pris à des moments divers de sa carrière de prédicateur9. Il sʼagit du sermon « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part à mon royaume »10, prononcé pour le Jeudi saint en mars 1399 et qui traite du thème de la confession, « La grâce de Dieu et de notre sauveur s’est manifestée pour tous les hommes... », prononcé le 1er janvier 1404 à Tarascon devant le pape Benoît XIII alors que Gerson participe à une délégation de lʼUniversité de Paris auprès de la papauté avignonnaise11 ; enfin du sermon « Dieu, nous avons accueilli ta miséricorde au milieu de ton temple », prononcé en février 1418 pour la fête de la purification de la Vierge dans le cadre du concile de Constance12.
4Qui parle dans le sermon ? Les théoriciens médiévaux ont fait la part belle à lʼinspiration divine sans cesser de lʼarticuler à la rhétorique humaine. De fait, le sermon scolastique, formalisé au tournant du XIIIe siècle se caractérise par un faible marquage énonciatif au service dʼune parole impersonnelle et transcendante. Gerson hérite de cette tradition et il sʼy conforme souvent, y puisant le cadre énonciatif général de sa prise de parole :
La grâce de Dieu et de notre Sauveur est apparue pour tous les hommes, nous instruisant pour que, rejetant lʼimpiété et les désirs du siècle, nous vivions sobrement et justement en ce siècle, etc. comme votre dévotion a pu l’entendre dans l’Épître de Paul.13
5Le sermon nʼest pas un discours pris en charge par une subjectivité singulière mais une Parole inspirée où la personne du prédicateur n’intervient pas. Le « nous » dépasse lʼindividualité du prêcheur et le singulier sʼefface en Dieu par la médiation du collectif (Église, ordre, université). Il en va de même pour le destinataire marqué par « vous »14 : le pronom renvoie à la communauté rassemblée autour de la liturgie, dans sa dimension physique et mystique. La parole remplit les deux fonctions majeures de la prédication15 : elle commémore lʼévénement à lʼorigine de la communauté et propose à lʼidentification la scène imaginaire du salut de lʼâme. Son développement est fondé sur une citation scripturaire, le thème, qui fournira au sermon sa structure au moyen de procédés de concordances lexicales ou dʼassociations dʼidées symboliques, étayée d’un plan articulé en nombreuses parties et sous-parties. Ce sont des autorités – Bible, Pères ou Philosophes – qui prennent en charge la progression générale du propos.
6Les sermons de Gerson laissent toutefois entrevoir de loin en loin des « je » qui pourraient dénoter une orientation subjective du discours. Or, le statut de ces occurrences est varié, et elles ne renvoient pas toujours à un énonciateur se manifestant dans le discours. Le pronom peut nʼêtre quʼune conséquence du texte scripturaire précédemment cité : « Si je ne te lave pas, tu nʼauras pas de part avec moi », tel que cʼest récité aujourd’hui dans lʼÉvangile, « Lave-moi Seigneur encore davantage de mon iniquité, et purifie moi de mon péché. »16De même, le « je » peut fonctionner comme une mise en voix de lʼâme pécheresse : masque rhétorique, le pronom permet de mettre en scène sous les yeux des auditeurs le doute spirituel, la repentance, la culpabilité, etc. Gerson cependant aime à émailler ses textes de brèves incidences méta-discursives où il donne à voir le sermon comme « travail / parole en cours ». Un énonciateur commente alors le choix des mots, ou la longueur du propos et s’en ouvre au public : « Plongé dans ma réflexion, je ressassais pour moi-même les choses quʼil fallait exposer en premier. »17
7Il ne sʼagit pas encore à ce stade dʼethos auctorial mais plutôt dʼune instance interne au discours et qui sʼy cantonne. En effet, en dépit de lʼallusion faite au for intérieur, il semble excessif dʼy voir une marque subjective façonnant lʼimage dʼun sujet dans le discours18. Mais cʼest un seuil qui peut conduire au-delà, comme ces occurrences récusant la subjectivité de lʼénonciation : le pronom devient alors le lieu ambigu où est niée, mais manifestée, la présence dʼun sujet assumant le discours : « Que réponde alors, non pas moi, mais le prophète dans un oracle tel quʼil fut fait pour Antoine. »19 Le rappel du cadre traditionnel inspiré souligne, sʼil en est besoin, que lʼon ne sait plus trop, ici, qui parle et quʼil plane sur les mots la menace d’une subjectivité trop humaine.
8Enfin, le « je » peut apparaître en tant que tel : cette fois, le discours repose précisément sur sa présence. Il est légitimé car assumé au nom de quelquʼun qui en prend la responsabilité : « Quant à moi, je dis cela dʼautant plus librement que jʼai conscience de nʼêtre mû pour le dire ni par lʼargent, ni par lʼambition, ni en vue dʼillustrer ma profession mais pour proclamer la vérité, et pour lʼutilité publique. »20 Le « je » nʼest toutefois pas totalement assumé subjectivement quoique son positionnement soit déjà marqué, car il est soutenu par lʼinvocation de valeurs abstraites, désintérêt, dévouement, qui font autorité par la transcendance quʼelles convoquent.
9L’énonciateur ne va toutefois pas sans les autres... lesquels peuvent parfois lʼévincer : la récurrence des dispositifs qui voient surgir un « je » en même temps que dʼautres voix au statut divers invite à spécifier leurs interactions et les modalités de leur surgissement respectif. Procédé oratoire mais aussi première ébauche de dialogue dans le discours, la question rhétorique est couramment employée par Gerson. Elle est souvent amorcée par des formulations impersonnelles qui dessinent un interlocuteur aussi évanescent quʼéphémère parlant au discours direct :
Quelqu’un pourra encore demander si lʼamertume de la contrition doit être telle que lʼhomme préfère être damné, ou annihilé plutôt que de pécher de nouveau, jusquʼà perdre tout ce qu’a en propre le corps. « Laisse-là semblables questions spécieuses, dangereuses et que lʼon doit même proscrire et dis, ô âme, comme suit » : Tu connais ma faiblesse […]...21
10Le faible degré de précision de cette autre voix qui prend la parole nʼempêche pas dʼamorcer un dialogue réduit : lʼautre a une place dans le discours de sorte quʼil peut interrompre le prédicateur. Ce faisant, cʼest l’autorité monologique de la Parole, par l’entremise du prédicateur qui se voit interpellée. Cette polyphonie minimale nʼest limitée et circonscrite quʼen apparence, car elle peut resurgir quelques lignes ou pages plus loin laissant penser à une parole dʼautorité travaillée par le dialogue, quoique ce soit, in fine, le dogme qui ait le dernier mot. La question rhétorique est donc un seuil limite : inscrite malgré tout dans une économie de lʼautorité, elle ouvre sur une possible négociation de la parole.
11Il est en revanche dʼautres cas où une ou plusieurs voix interrompent le discours. Ces interlocuteurs bavards apparaissent de façon concomitante à un « je » quʼils sollicitent et qui répond longuement à leurs interpellations successives. Le sermon prend la forme dʼun échange pourvu d’un cadre clair, où alternent coopération et conflit :
Je poursuivais ainsi le fil de ma pensée quand voici que la Curiosité spéculative parut opposer, avec sa manière quelque peu importune, une vaste forêt de questions spéculatives afin que je me consacre plus à elle quʼà lʼédification. « Dis-moi, dit-elle, si le Christ a été circoncis, est-ce quʼil a ressuscité circoncis dans la gloire, rendu dissemblable des païens ? » Ce à quoi il me fallut répondre avec piété.22
12La voix qui sʼélève est ici clairement identifiée, il sʼagit de la Curiosité spéculative et elle interpelle cette fois directement le prédicateur : il s’agit donc d’une parole orientée, inscrite dans un long dialogue de trois pages composé dʼune litanie de questions et réponses. Lʼinteraction entre le prédicateur et la Spéculation est réelle : le dialogue n’apparaît pas comme une mise en scène artificielle de différentes positions théologiques comme ce serait le cas dans l’exercice de la quaestio. Les modalités de l’échange verbal font en effet l’objet d’un travail d’élaboration, pour faire alterner tour à tour la coopération, marquée par le couple « dic/ respondi », et le conflit, afin de maîtriser la parole. Au-delà des considérations théologiques débattues, c’est bien un questionnement de la parole homilétique qui est ici présenté. Le « je » est convoqué par une autre voix qui se tait difficilement, le forçant à assumer la responsabilité de la conduite du discours par la réglementation des prises de parole.
13Une fois ce cadre polyphonique installé, lʼénonciateur en charge du discours peut parfois se taire, acculé au silence par les autres voix qui surgissent, au statut plus ou moins proche de lʼallégorie :
Quand la Science imbue dʼelle-même vit que je mʼapprêtai à parler de la pénitence, elle me repoussa : « Hors dʼici, maudit : laisse là cette piètre matière. Outre cela, je tʼen prie, ne tʼépuise pas en un travail vain et ne fournis pas matière à rire honteusement de toi. »23
14Reprenant le cadre en vogue de lʼallégorie24, le prédicateur campe un observateur apparemment passif, pris à parti par chacune des entités qui sʼexprime tour à tour. Cʼest pourtant lui qui a le dernier mot et qui conclut lʼéchange entre la Charité et la Science en se ralliant à lʼopinion de la première. Lʼessor de ces voix va de pair avec celui dʼun « je » avec lequel elles interagissent ou quʼelles supplantent en apparence mais qui ce faisant sʼaffirme comme le garant de la conduite de lʼactivité discursive.
15La pluralité apparaît ainsi comme un prétexte qui permet dʼintroduire un « je » fortement rattaché à la dimension énonciative mais aussi comme matrice d’une instance plus complexe. La polyphonie nʼintroduit en effet quʼen apparence la pluralité : le sermon ne devient ni dialogique, ni polysémique. Elle est en revanche une construction rhétorique qui dessine progressivement lʼimage du prédicateur dans le discours : le « je » nʼapparaît presque jamais sans « les autres qui parlent » :
En conséquence de quoi ma réflexion mʼenjoignait de tisser un sermon au sujet du ministère de la pénitence qui lave les péchés. Alors, voici quʼapparut en la chambre secrète de mon cœur méditant et songeant une maladie mauvaise, la Science imbue dʼelle-même.25
16Les interrogations mises en avant au moyen du « je » permettent dʼesquisser un sujet, source du discours porteur dʼune intériorité réflexive qui lʼoriente, et responsable de son contenu. Or, immédiatement après ce positionnement fait irruption une autre présence, dotée d’une voix, qui remet en question ce quʼentendait dire ce « je ». « Je » ne va donc pas sans les « autres » et leur doit son existence éthique. Il leur est également redevable de son installation durable au sein du discours. La fin de lʼéchange nʼimplique pas les mêmes conséquences pour chacun des participants : si lʼallégorie, ou la voix, quelle quʼelle soit, sʼévanouit de la scène du discours sans plus de commentaire, le « je », lui, perdure, réaffirmant de temps à autre son rôle de garant et dʼorigine du discours, et ce y compris dans les passages les plus théologiques et les moins rhétoriques. Ainsi, les parties les plus scolastiques du discours peuvent apparaître comme le fait dʼun énonciateur fortement subjectif. Dès lors, en présence dʼun « je » qui est à la fois en position dʼénonciateur, de garant normatif du discours mais aussi de responsable du contenu théologique et de la dimension spirituelle de la performance (ce qui le rattache explicitement à la personne du prédicateur), on est autorisé à y voir la manifestation d’un ethos auctorial, tout sujet à contradictions et contrariétés soit-il :
La Curiosité poursuivait plus avant, excitée par le Zèle. Lʼinterrompant et mettant un terme à son discours je mʼexclamai : « Que se manifeste, ô bon Jésus, notre paix et notre salut. […] Quʼelles nous apportent des temps meilleurs, plus proches du salut de la grâce de Dieu et de notre Sauveur, nous justifiant et glorifiant à l’avenir. Amen »26
17La mise en scène dʼun échange polyphonique au sein du sermon sert donc lʼaffirmation de ce « je » que ne vient pas asseoir tout lʼarsenal classique des autorités, concordances etc. La polyphonie fonctionne chez Gerson comme une stratégie oratoire qui, sous couvert du topos de lʼinterruption du discours et de lʼénonciation, construit lʼimage dʼun garant et dʼun responsable du respect des normes rhétoriques régissant le sermon. Convoqué dans sa dimension normative et quasi juridique, le positionnement auctorial du « je » est également élaboré à travers lʼappel qui est fait à ses sens ou son affectivité. Il est donc également auteuren ce quʼil assume le discours dans sa subjectivité où sʼarticulent corps et sentiments :
Je mʼéterniserais, si je continuais de rapporter les mots de la Miséricorde pleins de gémissements, de soupirs, de sanglots, de larmes et de plaintes. Quant à moi, si nombreux révérends Pères, nobles et distingués, sages et doctes, que pourrais-je dire ? Que pourrais-je répondre ainsi ébranlé, pris à témoin en le for intérieur de ma méditation par la Miséricorde qui se lamente ?27
18Les interlocuteurs du « je » le sollicitent par l’ouïe et la vue : interpellé dans sa chair, cʼest donc subjectivement, au prisme de la seule émotion que le « je » assume le discours. La parole tire ainsi son origine non dʼun sujet théologique et rationnel mais dʼune conscience saisie par lʼaffectivité28. Le recours à l’émotion dans un contexte homilétique s’inscrit dans une tradition rhétorique bien représentée, entre autres, par la prédication de l’époque patristique et les sermons monastiques. Dans ces deux cas, la rhétorique de l’émotion vise la création d’une communion affective entre les auditeurs pour ancrer le sentiment de « faire communauté ». Au-delà, l’émotion est également une amorce rhétorique traditionnelle qui relie l’homme à Dieu grâce à l’ébranlement intérieur qu’elle est censée faire naître chez l’auditeur. Ces deux fonctions sont à l’évidence présentes chez Gerson ; toutefois, quelques remarques s’imposent. Le sermon scolastique fait en effet un usage plus modéré des affects que la tradition antérieure29 ; par ailleurs, le recours à l’émotion est rare dans les passages marqués par la présence d’un « je ». La coexistence d’un « je » et d’une rhétorique affective se rencontre entre autres dans les passages traitant de problèmes politiques. L’effet recherché pourrait être alors, au moins, double : la rhétorique de l’émotion aurait tout d’abord vocation à rassembler la communauté dans un contexte de crise. Passant par-dessus les dissensions, le discours efface les oppositions partisanes pour refaire communauté dans une même déploration. Mais la rhétorique de l’émotion peut avoir une seconde fonction : car l’empathie qu’elle fait naître s’applique aussi à celui qui parle. Pour aborder les questions politiques qui divisent le champ politique et pour y faire valoir un avis différent, Gerson prend soin de se ménager la sympathie de l’auditeur-lecteur par une rhétorique émotive aux vertus inclusives. Mais au-delà de ces fonctions rhétoriques, l’usage de l’émotion implique de reprendre et d’assumer le discours à nouveaux frais : dès lors, seule une voix singulière peut sʼélever. Lʼébranlement intérieur, que l’on met en scène et que l’on veut susciter chez autrui, oblige à parler en son nom.
19Ces autres voix sont-elles si différentes du « je » ? Leur surgissement teinté des affects du for intérieur du « je » invite à ne pas les peindre sous des couleurs différentes que celles de l’image que renvoie le prédicateur dans le discours. Allégorie scolastique ou Charité effusive, toutes peuvent renvoyer implicitement à des facettes de l’individu Jean Gerson, universitaire et théologien éminent mais aussi grand amateur de mystique. Faut-il parler de dialogue intérieur ? Le dispositif polyphonique mis en place par Gerson n’est pas sans analogie avec ce procédé bien connu du Moyen Âge ; toutefois il n’en reprend pas toujours strictement la scénographie topique. Les motifs du rêve affleurent souvent, comme dans notre exemple, mais les entités qui surgissent ne sont pas explicitement rattachées à des affects de l’énonciateur. C’est le lecteur, ou l’auditeur, qui peut faire le lien entre les émotions manifestées par le « je » et les allégories. Nous restons donc à mi-chemin, entre le détachement de la psychagogie et le dialogue intérieur assumé, avec une affirmation de soi qui demeure très fortement médiatisée. La pluralité des figures s’offre quant à elle surtout comme un procédé pour essayer et trouver sa voix dans le discours, par un jeu subtil de bornage et de définition de sa juste place.
20Il convient ici de sʼarrêter sur les motifs qui ont pu conduire à choisir ce type de dispositif rhétorique pour se donner à voir dans le discours. En effet, la polyphonie nʼest en rien indispensable pour bâtir un ethos auctorial. Lʼagrément du dialogue, le goût pour les couleurs de rhétorique que la polyphonie est susceptible dʼengendrer, la culture du débat ainsi que la tradition scolastique férue de disputatio, rendent aisément compte de ce type de cadre, mais nʼen épuisent pas le sens30. Cʼest que la polyphonie, solution parmi dʼautres pour le prédicateur désireux de se mettre en avant se révèle être un masque utile en même temps quʼune nécessité. Le recours à la polyphonie dans un genre aussi monologique que le sermon doit interpeller et invite à sʼinterroger sur le sens à donner à ces signes intermittents que sont les énonciateurs-interlocuteurs que fait surgir Gerson, et plus largement au positionnement auctorial qui en résulte.
21Si la polyphonie révèle le « je » et le somme dʼassumer son discours, elle peut jouer tout autant, voire en même temps le rôle dʼun brouillage des sources de la parole énoncée, permettant de masquer sinon ce qui est dit, du moins celui qui dit. Les sermons jouent ainsi de procédés dʼenchâssement complexes où se succèdent plusieurs énonciateurs, comme cʼest le cas dans le sermon n° 212 où Curiosité Spéculative interrompt le prédicateur une première fois à la page 70 et lui pose des questions jusqu’à la page 73 au terme de quoi le prédicateur reprend la parole et livre quatre considérations avant de passer à la seconde partie du sermon. Toutefois voici quʼelle revient, rejointe bientôt par Zèle Fervent, donné comme le fils de Charité, qui la harangue longuement, lui reprochant de se consacrer à des considérations futiles pendant encore dix pages. Le prédicateur reprend brièvement la parole avant que Curiosité Spéculative ne réponde à Zèle Fervent. Tous deux discutent pour un temps du schisme papal au style direct, puis Curiosité Spéculative livre quatre considérations qui sʼétendent sur vingt pages jusquʼà ce le prédicateur se résigne à la faire taire et à clore le sermon. Il en va de même dans le sermon n° 248 où à lʼinterruption de Curiosité Spéculative succède la vision de Vérité foulée aux pieds par trois Erreurs qui prennent la parole à tour de rôle, avant que Miséricorde ne se lance dans son propre plaidoyer. Il est parfois difficile au cours de ces échanges de savoir qui est le « je » qui parle tant les voix sont étroitement entremêlées31 : la polyphonie contribue donc clairement au plan rhétorique à emmêler les voix et à compliquer le discours. Le « je » de lʼénonciateur quʼest le prédicateur, sʼil ouvre et referme la boîte de Pandore que sont les discours polyphoniques, disparaît subrepticement pendant leur déroulement, relégué à lʼarrière-plan par le brouhaha. Or, quʼest-ce qui se dit pendant ce temps ? Curiosité Spéculative sʼinterroge sur lʼabsence de miracles, et sur la disparition du don des langues à lʼépoque contemporaine. La réponse topique qui explique cette disparition du sacré de par la perversion des hommes modernes ne serait pas sans portée critique sur le contexte sociétal en cette fin de XIVe siècle. Mais Zèle Fervent choisit plutôt dʼen appeler à lʼémotion face au monde présent : « O Curiosité Spéculative, le temps nʼest pas à la dispute mais aux larmes ! Voici que nous sommes environnés de la colère de Dieu qui nous menace bien davantage que les peuples qui ignorent le nom de Dieu et qui ne lʼinvoquent pas. »32 Ce nʼest pas le prédicateur qui parle, mais une entité abstraite, dans un échange complexe où tout le monde élève la voix : nul hasard, car la portée politique et critique du propos est on ne peut plus radicale quand on sait que ces mots furent prononcés face au pape d’Avignon Benoît XIII, qui refusait de se démettre pour résoudre la crise ecclésiale. Le « je » avait bien songé à se lancer, plus tôt dans le discours dans une satire du clergé, mais la Curiosité lʼavait interrompu fort à propos et il nʼy était pas revenu, avec sagesse sans doute. Ainsi, tandis que le « je » reste à peu près lavé de tout soupçon de dérapage oratoire et politique, ces bruyants autres peuvent faire entendre des discours virulents et vindicatifs, lʼénonciation se trouvant diluée dans une nuée de prises de paroles qui partent en tous sens. La polyphonie est donc le lieu d’une double construction : construction d’un ethos auctorial engagé dans son discours, sous couvert de subterfuges allégoriques, qui lʼinitie et le clôt à sa guise, et dʼun non lieuoratoire où lʼon peut dire presque tout ce que lʼon veut. Lʼauditeur ou le lecteur assurément nʼest pas dupe et sait que quelqu’un parle malgré tout : pourtant si la Curiosité, le Zèle, la Charité ont tout du double du prédicateur, ils ne sont pas lui et il reste toujours la possibilité de décliner toute responsabilité sur ce discours-ci en mettant en avant, avec un peu de mauvaise foi rhétorique, le masque qui lʼa prononcé.
22Est-ce à dire que le recours à la polyphonie dans la construction d’un ethos auctorial ne résulterait que de lʼengagement prudent du prédicateur ? Si tous les discours dont dispose Gerson sont convoqués en un seul sermon, ce nʼest ni par coquetterie rhétorique, ni par volonté de dissimulation mais plutôt parce que le contexte confronte chacun à la faillite de lʼautorité monologique. Lʼépoque, traversée par les schismes et les divisions, ici le schisme papal, impose la diversité et empêche de se complaire dans un exercice stylistique où lʼon « tourne et retourne des questions opposées »33 abstraitement et où tout finit par concorder. Ainsi, dans le sermon n° 248, la Vérité est jetée aux pieds dʼun cerbère à triple tête, lʼErreur, brandissant les gloses, les Décrets, invoquant la hiérarchie de lʼÉglise ou la peur du scandale pour enjoindre à lʼénonciateur principal de se taire. Lʼimage renvoie sans peine aux tensions entre la papauté et lʼUniversité, et donc à son chancelier, qui est sommé de ne pas se mêler du schisme sous couvert des autorités les plus respectables. Quand lʼinstitution humaine censée garantir lʼunivocité du discours chrétien se dédouble et laisse apparaître une rupture avec la loi divine dʼoù elle doit tenir son autorité, la polyphonie est inévitable, le prédicateur en désaccord est voué à dire autre chose que cette autorité dévoyée :
Pourquoi, disent-ils, nous parle-t-on dʼhérétiques ? Voyez : nous sommes, en ce qui nous concerne, catholiques. Pourquoi nous rabâche-t-on sempiternellement ce même refrain ? Il suffit que nous croyions comme nos aïeux simples et sans instruction. Que nous sert dʼenquêter plus avant ? Voilà ce quʼils disent et dont, même les grands, se glorifient.34
23Le « je » est contraint de se démarquer, de faire entendre une voix singulière et précaire. Face à la débâcle de lʼAutorité qui est lʼarmature du sermon, il ne reste quʼà dire « je ». Pour cela, il importe de négocier sa place au milieu de tous les autres qui veulent parler et qui ont voix au chapitre, de sʼaffirmer et de récuser sans cesse en se confrontant à la polyphonie. La polyphonie dans le sermon reflète ce contexte qui nʼest plus monologique, parce que lʼhistoire a jeté bas les structures politico-sociales qui en accréditaient les fondements. Dans ce contexte, cʼest moins le théologien qui se trouve interpellé que le sujet lui-même : il convient de prendre au sérieux celui qui se dit interpellé, voire peut-être harcelé, par des voix pressantes qui lʼinterrompent. Cʼest dans un contexte dʼurgence que le sermon n° 248 se clôt sur le discours de Miséricorde :
Miséricorde me pressait en disant : malheur à toi si tu ne proclames pas lʼÉvangile ! Car la nécessité fait pression sur toi : une nécessité de par la fonction et le talent qu’on tʼa confiés, une nécessité de par cette ambassade, une nécessité parce que tu as fait vœux de fidélité, une nécessité de par la décadence et la perturbation de lʼordre ecclésiastique.35
24Lʼénonciateur reprend ensuite « Une autre matière, je sais, serait de loin plus agréable, mais nulle nʼest peut-être plus utile ou plus urgente présentement. » Le « je » est sommé de devenir auteur, cʼest-à-dire de produire lui-même du sens, de faire autorité par lui-même en interrogeant à ses frais, dans sa subjectivité, le texte biblique : « Il importe dʼimiter celui qui dit : ‟Moi, Dieu, je tʼenseigne des choses utiles”. Il nʼa pas parlé de choses ‟subtiles”. »36
25Homme dʼÉglise, Gerson a compté parmi ceux qui crurent à lʼAutorité et la défendirent avec vigueur, voire violence au plan dogmatique dans de nombreuses polémiques en sa qualité de chancelier de lʼUniversité de Paris. À ce titre, il se prononça à maintes reprises sur le caractère licite, ou déviant, de tel écrit ou de telle pratique37. Notre analyse de ses sermons ne vise donc pas à nier ces données historiques relevant de son inscription dans un contexte marqué dʼindéniables relations de pouvoir. Nous souhaitons plutôt éclairer ce qui, alors même quʼil fit partie dʼinstitutions autoritaires et peu ouvertes à la polyphonie et au questionnement, contribue à lʼinscrire dans le même temps dans un contexte culturel, celui du pré-humanisme, où des individus entreprirent de parler en leur nom de manière plus ou moins affirmée. Si lʼinfluence des changements amorcés en Italie avec Pétrarque notamment a été reconnue déterminante par la critique, il en va de même du contexte historique étroitement français qui reconfigure brutalement le champ de lʼécrit et de la culture et contraint les uns et les autres à sʼaffirmer sur le devant de la scène38. Entre ces deux pôles les acteurs de cette génération se positionnèrent de façon variée : alors quʼun Clamanges nʼinvestit que la dimension littéraire pour se camper en nouvel auteur classique, dʼautres comme Jean de Montreuil se concentrèrent aussi sur lʼengagement politique. Entre les deux, lʼéventail des possibles et des sensibilités est infini : Gerson, prédicateur de son état, pratiqua une écriture toujours indexée sur lʼactualité la plus brûlante. Cela nʼexclut pas un intérêt certain pour la chose littéraire, visible dans ses compositions poétiques dûment compilées et un positionnement en conséquence au plan éditorial. Mais les sermons diffèrent-ils tant dʼune pièce comme le Pastorum Carmen ? Le genre homilétique tel quʼil a été défini à partir dʼAlain de Lille nʼexclut pas que quelquʼun parle en son nom et fasse entendre, à côté dʼune Parole immuable de toute éternité, un discours singulier de façon intermittente. Si lʼon est en droit de constater au plan de la génétique et de la réception des pratiques éditoriales attestant dʼune conscience auctoriale certaine chez Gerson39, notamment pour la diffusion de ses sermons, il importe de reconsidérer le statut des textes eux-mêmes et le cadre énonciatif qui est le leur. Les sermons font apparaître de temps à autres un énonciateur qui dit « je » et qui se présente comme en charge du discours dans sa dimension pragmatique (durée, choix des mots, etc.). Toutefois, ce sont les modalités du surgissement de ce « je » qui doivent interpeller, rapporté quʼil est à des dispositifs polyphoniques. Dʼabord prétexte servant de caution à ce « je », les voix du sermon sont à un autre niveau une matrice permettant de composer les différents traits d’une image de soi complexe : garant du discours, censeur normatif de la forme et responsable du contenu théologique mais aussi subjectivité singulière inscrite dans le temps40 et dotée d’une épaisseur affective. Quelle généalogie pourrait rendre compte de cet ethos auctorial ? Est-ce la rigueur des temps qui en est la seule cause, obligeant les individus à sortir dʼune parole dʼautorité ? Ou bien faut-il également faire droit en ce qui concerne Gerson à une sensibilité littéraire riche, formée à lʼécole si singulière des sermons de Bernard de Clairvaux, et aussi dans cette pépinière préhumaniste que fut le Collège de Navarre ? Nul doute que les influences furent nombreuses et diverses : reste quʼaujourd’hui encore nous pouvons entendre leurs échos dans ce timbre si singulier qui fait vibrer quelque peu ces austères et hiératiques sermons médiévaux.
26(Université Paris Ouest Nanterre la Défense - Université de Genève)