De l’absolu littéraire à la relégation : le poète hors les murs. Littérature et politique.
« Monsieur Homais, quant à lui, avait en prédilection tous ceux [les prénoms] qui rappelaient un grand homme, un fait illustre ou une conception généreuse, et c’est dans ce système-là qu’il avait baptisé ses quatre enfants. Ainsi Napoléon représentait la gloire et Franklin la liberté ; Irma, peut-être, était une concession au romantisme ; mais Athalie, un hommage au plus immortel chef d’œuvre de la scène française. Car ses convictions philosophiques m’empêchaient pas ses admirations artistiques, le penseur chez lui n’étouffait point l’homme sensible ; […] »
Flaubert, Madame Bovary, II, 3., p. 172-173. Livre de Poche, 1999.
« Alors, semble-t-il, un individu que son savoir-faire rendrait capable de se prêter à tout, et d’imiter toutes choses, s’il arrivait dans notre cité, voulant faire étalage de lui-même et de ses poèmes nous nous prosternerions devant lui comme devant un être sacré, étonnant, et délicieux, mais nous dirions qu’il n’existe pas de tel homme dans notre cité, et qu’il n’est pas permis qu’il en existe un ; et nous le renverrions vers une autre cité, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de brins de laine. «
Platon, La République, Livre III, 398, p. 166. Folio, 1995.
1Avant le grand clivage qui, au XXe siècle, divise le champ littéraire entre une écriture « engagée » politiquement et une autre qui se veut dégagée de l’histoire elle-même, la période qui va de la Commune à la fin de la Grande Guerre témoigne à la fois des bouleversements qu’ont connus les représentations du lien entre littérature et politique durant tout le XIXe siècle et de la mise en place d’un nouveau système d’autonomisation de la littérature qu’il convient d’interroger dans la manifestation de son évidence même. Phénomènes largement informés par la division des perspectives, qui répartit entre les diverses sciences humaines, le romantique « absolu littéraire ».
2Dans la seconde moitié du siècle, en effet, l’histoire, l’économie politique, puis la psychologie et la sociologie s’emparent du domaine politique et le revendiquent non plus seulement comme sujet d’une réflexion (sur l’art de gouverner ou de diriger l’éducation des princes), dans le cadre d’une tradition, mais comme objet d’une science. Dans ce contexte, l’autonomie de la littérature, qui apparaît clairement avec le Second Empire, est-elle un choix, un renoncement, une forme de relégation (au sens où Platon renvoyait de la cité le poète) ou encore un oubli (comme celui imposé par l’amnistie de 1881) ? Et que dire alors des commémorations qui, tout au long du siècle sous des formes diverses, inscrivent les grands écrivains dans la chose publique ?
3Il ne s’agit pas seulement, dans les diverses communications qui suivent, de s’interroger sur la position idéologique de tel ou tel auteur mais de mettre en tension les configurations du politique (à travers l’événement historique mais aussi dans les discours des sciences humaines depuis l’art de gouverner jusqu’à la justification de la propagande militariste par exemple) avec, d’une part, les formes et les genres dans le texte littéraire (essais, romans, poèmes, journaux…) et, d’autre part, avec l’histoire littéraire en tant que celle-ci, par les choix qu’elle opère (auteurs mais aussi découpages temporels) constitue elle-même une configuration contextuelle des rapports entre littérature et politique.
4À partir de cette question, plusieurs directions de travail ont été envisagées, selon deux grands axes :
I – L’héritage : absolu littéraire et explications orphiques
5Dans la préface de Cromwell Hugo liait de manière indissociable forme politique, forme religieuse et forme littéraire. En 1827 le travail de division des perspectives est cependant déjà engagé. Trente ans plus tard, le Homais de Madame Bovary distingue ses enfants en attribuant aux garçons les noms de gloires politiques, aux filles ceux de figures littéraires - Napoléon et Franklin partageant ainsi les ambitions paternelles avec Athalie et Irma. Flaubert désigne encore par là, quoique affaissé en idée reçue, le temps de l’absolu littéraire où se liaient, dans l’évidence de leur communauté de destin, l’histoire, le politique, le religieux et le littéraire ; et comme souvent chez lui, l’ironie recouvre mal la nostalgie. En 1864, six ans seulement avant la guerre de 1870, Hugo réaffirme encore dans William Shakespeare les idées de 1827. Parmi les générations nouvelles il y a Mallarmé, pour qui « l’explication orphique de la terre » sera par excellence l’acte politique, poursuivi « noir sur blanc », qui écrivait dans les premières semaines de la Commune : « Il n’y a pas de mal que la politique veuille se passer de Littérature et se régler à coups de fusils. La littérature en est quitte, et en garde ce qu’elle veut […] ». Pourtant il salue le jour même de sa condamnation le combat de Zola et « la sublimité qui éclata en [son] Acte ». Et il y aussi Rimbaud, dont « l’heure de littérature nouvelle » qu’il adresse le 15 mai 1871 à Paul Demeny est aussi un « Chant de guerre parisien ». Pour eux la portée politique de la littérature n’est pas dans un enseignement moral mais dans le geste même de l’écriture.
6On s’est donc interrogé sur la permanence (ou les conversions) de l’idéal romantique du poète - héros du monde nouveau et de la littérature, seule après les religions à offrir les fictions nécessaires pour maintenir le lien entre les hommes - dans les processus de constitution des sciences humaines et d’émergence de nouvelles figures d’autorité politique (le savant, le médecin…). Entre Chateaubriand, Lamartine ou Hugo, directement impliqués dans les affaires politiques de leur siècle et Flaubert ou Mallarmé qui figurent, pour le XXe siècle, un écrivain retranché du monde et de son universel reportage la distance est-elle, finalement, si nette ? Quel rôle les utopies, précoces annonciatrices du tournant social qui marque 1848 et 1871, ont-elles joué entre politique et littérature ? Et selon quelles représentations historiques et contextuelles expliquer les rares soutiens d’écrivains à la Commune, quand Dreyfus mobilisera au contraire largement ?
II – L’événement
7Les réactions des écrivains face à trois grands épisodes de l’histoire au tournant du XIXe siècle constituent autant de positions que nous dirons « politiques ». La Commune, l’affaire Dreyfus et la première guerre mondiale n’ont pas les mêmes formes et n’engagent pas de la même manière le monde littéraire. La Commune pose, dans le temps court qui est le sien, la question de la Cité et de sa refondation, et se nourrit encore de l’imaginaire de 1789 et 1848 ; cependant, « elle est grosse d’un monde nouveau » (Marx) parce que « Sociale » et « prolétarienne ». Les écrivains sont majoritairement contre, y compris Zola ou Sand qui ignorent la dimension politique de l’événement. Quelle est , dans l’écriture de la Commune, la fonction des nouvelles analyses de l’événement politique, énoncées par exemple en termes de psychologie appliquée - théorie de la fièvre obsidionale qui aurait frappé les Communards, alcoolisme, déclassement ?
8 Le temps long de l’Affaire Dreyfus mobilise les écrivains, sur le terrain de la « nation », autour des figures réversibles du traître et du bouc émissaire, et non plus de l’ennemi « social ». C’est alors que se constitue une nouvelle forme de communauté imaginaire - stigmatisée par Barrès et Brunetière quand ils lancent « les intellectuels » - « professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité » selon Mirbeau.
9Le temps catastrophique, enfin, de la première guerre mondiale généralise l’idée d’un effondrement des valeurs humanistes progressistes de la société occidentale alors même que la conscription avait engagé pour la première fois l’égalité de tous devant l’héroïsme comme devant la mort, et même devant la poésie (« une des surprises de cette guerre et l’une de ces merveilles [c’est] le rôle éclatant qu’y joue la poésie » écrit Bourget) : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » écrit Valéry dans La crise de l’esprit en 1919.
10 De manière transversale, on s’est interrogé sur les modes de liage spécifique de ces trois événements avec la littérature, et sur les mutations qui pourraient expliquer réticences et enthousiasmes des écrivains en tant que communauté ou en tant qu’individu. De nombreuses questions sont ouvertes.
11La partition entre politique et social, relayée dans le champ des savoirs par les disciplines nouvelles des sciences humaines, offre-t-elle une modalité d’interprétation des liens entre littérature et politique ?
12Comment considérer les modes d’expression et de jugement de l’événement dans les journaux et dans le texte littéraire ?
13Les histoires littéraires, avec les découpages temporels qu’elles opèrent, les héros qu’elles proposent, ne concourent-elles pas à construire une Cité particulière, d’où serait exclu tel poète suspect de mettre l’ordre en péril ?
14Quelles fictions du politique, pour ces trois moments – portées par quels personnages, quels espaces y compris utopiques, quelles rhétoriques, quels genres, du calligramme à l’essai, du roman historique au journal, du témoignage à la flânerie… ?
15« L’intellectuel », né au cœur de ces décennies, peut-il apparaître comme un nouveau vecteur de l’absolu littéraire, contre la marginalisation engendrée par « l’autonomie » de la littérature, ou offre-t-il une autre figure du lien entre littérature et politique ?