« Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler… »
Unmoved — an Emperor be kneeling
Opon her Mat —
(Emily Dickinson, P. 409)
1Au moment d’évoquer les relations compliquées que la littérature entretient avec la politique, il faut revenir un instant sur les diverses perspectives que le terme de « politique » a ouvertes pour nous lors de l’appel à communication de ce colloque — ne serait-ce que pour insister sur l’étendue des questions posées. Selon les perspectives engagées alors, le terme de « politique » ne désigne pas seulement la réaction de tel ou tel citoyen — fût-il écrivain ou, plus largement et comme on le dira à partir de l’affaire Dreyfus, intellectuel — face à un évènement qui concerne la vie de la cité, et il ne mesure pas non plus simplement son implication dans les affaires publiques. Il permet aussi d’entendre ce que la littérature, en tant que forme particulière du discours, dans la somme de ses œuvres, a à dire relativement au gouvernement des hommes et des citoyens, concernant la chose publique et sa conception et, de ce fait, secondairement, l’exercice du pouvoir et l’opposition à ce pouvoir. Il ne s’agit donc pas ici seulement de la politique et de ses techniques ou pratiques mais aussi du politique et de ses conceptions philosophiques et éthiques. L’écrivain, en tant que personne ou citoyen, n’est pas seul concerné mais l’œuvre dans l’ensemble de ses manifestations — le champ littéraire, la genèse de ses formes et son histoire.
2Du point de vue de l’histoire, la période considérée pour ce colloque, qui va de la Commune à la Première Guerre Mondiale en passant par l’affaire Dreyfus, est riche en bouleversements que l’on pourrait qualifier de politiques. Mais, selon une autre perspective, cette même fin de siècle redéfinit (et pas seulement à travers Karl Marx) le champ du politique dont s’emparent aussi les neuves sciences humaines pour le découper en philosophie politique, science politique, sociologie politique, psychologie politique… Un nouveau partage des connaissances qui n’est pas sans incidence sur la littérature, sa place et sa fonction dans la culture ou, plutôt, comme on aime à le dire alors, la « civilisation » : on parle volontiers, à propos de ce partage, du processus d’autonomisation de la littérature1. Si ces évènements historiques vont changer l’équilibre du monde, le nouveau découpage de la connaissance va, lui, changer les modalités de lecture de cet équilibre. L’événement et sa lecture se nourrissent ainsi l’un de l’autre et de nouvelles figures de l’autorité vont naître de cette tension.
3Il ne s’agit plus désormais d’écrire des traités sur l’éducation des princes ou l’art de gouverner, il faut penser le fait politique, l’inscrire dans un procédé expérimental, reproductible, manier des techniques, former des techniciens. L’existence de spécialistes du cours de la chose publique, en amont de l’événement comme en aval, évite à la chose publique de devenir trop publique. Ainsi, lors de l’affaire Dreyfus, Barrès et Brunetière peuvent-ils rire de Mirbeau, Zola ou Anatole France, ces intellectuels qui osent se mêler des affaires militaires et de la sécurité du territoire : « intellectuels », spécialistes de rien, coupés d’une réalité précise qu’ils ne sont pas habilités à comprendre puisqu’ils ne sont que des écrivains. Écrivains qui, à l’inverse, s’investissent d’un « grand devoir » politique, comme en témoigne l’extrait de l’article d’Octave Mirbeau dans l’Aurore, consacrant la naissance des intellectuels.
Est-ce que de tous les points de la France, professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l’opprime ? Est-ce qu’ils peuvent continuer à vivre dans cette angoisse perpétuelle, dans ce remords, dans ce cauchemar de n’oser pas crier leurs certitudes et confesser leur foi ?... Et devant ces défis quotidiens portés à leur génie, à leur humanité, à leur esprit de justice, à leur courage, ne vont-ils pas, enfin, comprendre qu’ils ont un grand devoir… celui de défendre le patrimoine d’idées, de science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde et dont ils savent pourtant bien ce qu’il en reste quand les hordes barbares ont passé quelque part !... 2
4Si la polémique concerne ici l’intervention directe, comme celle de Zola dans L’Aurore le 13 janvier de la même année 1898, la question de la compétence de l’écrivain en matière de politique est mise en question plus largement encore. En aval de l’événement sa consignation et son analyse, qui ont pu être le fait de la littérature et jouer un rôle politique dans les affaires de la cité3, sont désormais assignées à l’historien. Et l’histoire a affirmé son statut de science contre la littérature. Deux extraits qui, partant du même constat, forment presque controverse, le diront mieux qu’une longue démonstration.
5Gabriel Monod écrit en 1876 dans le premier numéro de la Revue Historique :
[Les historiens français] sont d’ordinaire, même les plus érudits, des littérateurs avant d’être des savants. La preuve en est qu’on ne les voit pas reprendre ou remanier leurs ouvrages pour les mettre au courant des progrès de la science. Ils les rééditent à vingt ans de distance sans y rien changer (voyez Michelet, Guizot, Augustin Thierry lui-même). Ce qui leur importe dans leurs écrits, c’est moins les faits eux-mêmes que la forme qu’ils leur ont donnée.4
6Et Gustave Lanson, en 1895 :
D’où vient aussi que toutes les vérités découvertes par les savants se sont détachées des ouvrages où ils les avaient exprimées, et ont été grossir la somme impersonnelle des résultats acquis à la science, tandis qu’en littérature on ne voit rien de pareil ? On profite de Newton et de Copernic sans les lire ; mais depuis Homère jusqu’à M. Barrès, quelle que soit la connaissance que la littérature veuille nous procurer, […] tout ce qu’on peut y trouver de vrai, faits observés ou lieux communs, s’éparpille dès qu’on le détache de la forme unique où il a été fixé, et retourne, soit à la morale, soit à la physique […]. 5
7La forme est-elle, comme par essence, contre le fait et l’écriture ne parvient-elle, selon l’expression de Mallarmé, qu’à une « action restreinte » ? La discussion alimente journaux et manuels, et aussi les textes d’écrivains. Le stéréotype du poète maudit — et ses diverses reprises, comme la célèbre anthologie de Verlaine — est déjà, en soi, une interrogation politique. Cependant, si le moment historique de l’autonomisation de la littérature paraît s’accompagner, dans l’effet, de la réduction du champ de ses compétences, il semble bien aussi que l’on trouve, chez ceux-là même qui affirment le plus fortement cette autonomie, une revendication de la puissance formelle de la littérature comme outil politique. Aussi, avant d’aborder quelques exemples, faut-il revenir sur cette construction.
Indicible puissance
8L’autonomisation de la littérature lui aurait conféré la dignité de se tenir à l’écart des choses. Or s’il est facile d’opposer, durant tout le XIXe siècle, une conception pure de l’art pour l’art et la position « utilitaire », comme dit Gautier, d’un écrivain « engagé » (selon la terminologie du XXe siècle), il n’est évidemment pas vrai, en revanche, que cette opposition soit irréductible : Hugo ne renonce jamais à la forme, Gautier a des visions politiques de la cité, Mallarmé, comme Huysmans et Gourmont, est abonné à la revue anarchiste La Révolte… et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples. La grande idée de l’autonomie de la littérature ne doit pas masquer une autre réalité, qui se livre sous plusieurs aspects, historiques et théoriques : la langue6 et la littérature française (son écriture mais aussi son corpus) sont en eux-mêmes un enjeu politique — la langue française ne préexiste pas à l’état français ; elle en est une conséquence, un produit qui, en retour, légitime l’unification des citoyens dans un cadre national.
9On pourrait remonter à la création de l’Académie Française en 1635 pour évoquer la fonction politique de la littérature en France – ou, aussi bien, à la Croisade des Albigeois. Mais le XIXe siècle, et en particulier la période qui nous occupe, est particulièrement sensible à cette dimension. Les querelles alimentées, dans cette fin du XIXe siècle, par l’introduction du Moyen Âge dans le canon littéraire, en témoignent7. C’est le même Brunetière, antidreyfusard véhément, qui oppose avec violence philologie classique et philologie romane, les critères du goût français et ceux de l’école allemande, et fustige ces médiévistes qui « affichent l’étrange prétention de déplacer le centre de l’histoire de la littérature française8 ». Les controverses de l’époque sur le Romantisme se conçoivent dans le même contexte9. Et c’est sans doute pourquoi il a fallu deux spécialistes de la littérature allemande pour affirmer, cent ans plus tard, le refoulement, par la critique du XXe siècle, de l’importance du romantisme en France (à commencer par la réception du romantisme allemand). Et à postuler en conséquence, la présence « dans la plupart des grands motifs de notre modernité, [d’]un véritable inconscient romantique10. » Certes le contexte des deux guerres contre l’Allemagne (pour la période qui nous intéresse) et de l’affaire Dreyfus n’y a pas peu contribué et le déni du romantisme a un caractère politique évident. C’est pourquoi il est nécessaire de revenir brièvement sur cet aspect particulier des théories du romantisme, allemand et français, que forme la question de l’autonomie de la littérature, posée, dans ce contexte, bien avant la seconde moitié du XIXe siècle.
10L’autonomie de la littérature est en effetpostulée, dès la fin du XVIIIe siècle, par le romantisme allemand lorsqu’il s’interroge sur les propriétés spécifiques de la littérature et fait reposer l’autorité et la valeur de l’œuvre sur la personne — autrement dit lorsqu’il invente, au sens moderne du terme, la littérature. Mais, dans cette perspective, l’autonomie de la littérature ne réduit pas son champ de compétences, au contraire, elle en fait un absolu. La littérature intervient au nom de son autonomie dans tous les champs du savoir. Particulièrement, elle s’interroge sur le gouvernement des hommes. Et si pendant la première moitié du XIXe siècle, l’ambition est directe et concerne les hommes eux-mêmes (Chateaubriand, Lamartine, Hugo…), elle ne cesse pas durant tout le siècle.
11Affirmer une fonction politique de la littérature, tel est encore en effet, et quoiqu’on ait pu en dire, le dessein de Baudelaire, de Flaubert, de Mallarmé après avoir été celui de Hugo et même de Théophile Gautier11. Mais alors ce n’est pas l’engagement de l’auteur ou son action pour un parti ou un autre qui légitime l’intervention de la littérature dans le champ du politique, ni non plus le simple renversement de la proposition qui conduirait à envisager l’autonomie comme une condition engagée de l’écrivain, légitimant sa position d’autorité dégagée des contingences12. Ce n’est pas du point de vue de la personne quela littérature accomplit sa relation au politique, mais du côté de la fonction même assignée à la forme.
12Par où l’on retrouve ce que postule Jacques Rancière :
La politique de la littérature n’est pas la politique des écrivains. Elle ne concerne pas leurs engagements personnels dans les luttes politiques ou sociales de leur temps. Elle ne concerne pas non plus la manière dont ils représentent dans leurs livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diverses. L’expression “politique de la littérature” implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. Elle suppose qu’il n’y a pas à se demander si les écrivains doivent faire de la politique ou se consacrer plutôt à la pureté de leur art, mais que cette pureté même a à voir avec la politique.13
13Nous n’interrogeons donc pas ici les positions politiques de tel ou tel écrivain (même si elles existent et s’énoncent clairement), ni la compétence politique de tel texte littéraire sur tel évènement. Il s’agit plutôt d’envisager les conditions formelles du caractère politique de la littérature et les questions que ces conditions engagent du point de vue de l’histoire littéraire. Entre la première moitié du XIXe siècle et la seconde se généralisent les procédés d’impersonnalisation, de dépersonnalisation, d’altérité qui semblent accompagner le désengagement de l’écrivain dans le processus d’autonomisation de la littérature tel que le XXe siècle l’a conçu. Rupture d’avec le Romantisme ou radicalisation de ses procédés ? L’impersonnalisation constitue-t-elle, signifie-t-elle, un dégagement de l’auteur des choses politiques, ou, au contraire, marque-t-elle, par l’autonomisation de la forme, chez Flaubert, chez Mallarmé, le désir de lui voir accomplir sa fonction politique ? Peut-on oublier que les deux lettres qui valideraient la théorie d’une poésie objective de Rimbaud sont écrites les 13 et 15 mai 1871 ? Qu’elles sont toutes deux émaillées de références à la Commune et inséparables de leur contexte ? Et que donc, si poésie objective il y avait (mais le terme est tout de même très ambigu), elle se donne comme un acte politique ?
14Dans cette perspective nous nous intéresserons brièvement à l’utilisation de la citation et du stéréotype chez T.S. Eliot et Patrik Ourenik à propos de la Grande Guerre. Celle-ci introduit dans les relations entre littérature et politique une autre donnée, appelée à devenir un stéréotype de la critique du XXe siècle, et qui vient réduire encore, au moins en apparence, le champ des compétences de la littérature : l’indicibilité de l’événement. Avec la Première Guerre Mondiale en effet, et dans la répétition de toutes celles qui ont suivi, mondiales ou non, la littérature semble avoir perdu encore de son pouvoir, cette fois dans le champ même du dicible. Incapable de dire l’événement comment pourrait-elle influer sur lui ?
Le temps de l’après-coup.
15La guerre de 14-18, outre les millions de morts qu’elle a occasionnés, a aussi la réputation d’avoir enterré le XIXe siècle. Dire qu’elle a provoqué un tel traumatisme en Occident que la culture en a vacillé, est désormais un lieu commun que l’on n’interroge plus guère. La guerre et ses conséquences se confondent presque dans l’après-coup du traumatisme dont serait né le XXe siècle et l’autre guerre qui en forme le cœur — XXe siècle qui aurait lui-même expiré dans l’effet d’un autre événement, l’attentat contre le World Trade Center, le 11 septembre 2001. Un traumatisme appelant l’autre, les horreurs de la Grande Guerre ont été comme estompées, dans la mémoire collective du XXe siècle, par celles de la Seconde Guerre Mondiale et des camps —génocides et camps qui se sont encore répétés dans l’histoire du siècle. Et répétée aussi l’impossibilité de leur relève dans l’ordre esthétique : la grandeur avait ses genres de discours, pas l’horreur. L’évènement contesterait donc à la littérature son efficacité. L’histoire, en revanche, dans la garantie du document, peut témoigner du nombre de morts, des conditions de ces morts, de leurs caractéristiques, par âge, nationalité, classe sociale etc. L’histoire peut décrire, compter, montrer les faits. Et l’histoire établissant le calendrier des siècles sur le traumatisme (le XIXe siècle se conçoit comme fils de la Révolution, ce qui peut encore se lire dans les deux sens), il semble presque naturel que la littérature en fournisse quelque preuve et qu’elle vérifie dans son expression même l’effet d’une catastrophe que les écrivains ont ou auraient éprouvé dans leur vie personnelle. Qu’il s’agisse d’exprimer le réel ou d’en approcher la réalité cachée, tenter d’exprimer l’indicible relève presque, en ce sens, de la mimesis. The Waste Land représenterait ainsi, dans la multiplication et l’indifférenciation de traitement de citations empruntées à tous les âges de la civilisation, l’impossible relève, par la littérature, du traumatisme.
16Il y aurait cependant une autre lecture.
17Eliot s’est défendu immédiatement d’une interprétation qui ferait de The Waste Land l’expression du malaise de sa génération devant cette guerre. Plutôt que de représenter l’échec de la culture occidentale, son poème proposerait bien au contraire, dans sa forme même, le principe d’une rédemption possible du malaise dans la culture en exprimant le risque de toute culture et le principe desa possible résolution. Mais nous n’en parlerons pas tout de suite, car fidèle à la conception de l’histoire littéraire d’Eliot lui même, qui veut que, quand une nouvelle œuvre d’art est créée, quelque chose se produise simultanément dans toutes les œuvres d’art qui l’ont précédée14, faisant ainsi que le passé soit modifié par le présent, tout autant que le présent est dirigé par le passé, nous évoquerons d’abord Patrik Ourednik.
Ourednik ou le pâté de sable de la parole rapportée
18 On renvoie souvent l’utilisation du stéréotype dans la littérature contemporaine à l’épuisement du sens devant l’indicible, en tant que le stéréotype constituerait, en quelque sorte, une forme presque absolue de dépersonnalisation. Mais le stéréotype a d’autres fonctions, chez Sterne, Melville ou Flaubert par exemple.
19 L’œuvre de Patrik Ourednik, comme l’a montré Florence Pellegrini15, s’inscrit dans la filiation du Flaubert de Bouvard et Pécuchet (à travers Queneau et Perec que Ourednik reconnaît pour influences directes), d’abord dans ses oscillations entre l’autorité de l’encyclopédisme et celle de la bêtise. Comme Flaubert, Ourednik fait collection de discours rapportés, il les accumule, il les transforme et les rend dans un effet d’accumulation sans hiérarchie ni différenciation. Ainsi de Européana, une brève histoire du XXe siècle, traduit du tchèque en 2004 et réédité en 2011.
« Il se peut [dit-il a ce sujet] que j’aie une oreille sensible pour les stéréotypes et la langue vide de sens et que je sois capable de reproduire cette langue en tenant compte du fait que cette langue vide de sens n’est jamais tout à fait vide, car il y reste toujours des résidus d’idées et d’idéologies se rapportant à des choses qui, au début, pouvaient être vivantes. »16
20Il y a là quelque chose du Michelet ressusciteur « de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds17 ». Mais si l’historien romantique est un Œdipe18, c’est la figure de Sisyphe qu’Ourednik invoque plutôt. Capter les « résidus » dans la langue « vide de sens »c’est combattre et l’accumulation est le procédé du résistant :
« Car le stéréotype est sournois : si vous voulez le combattre, il faut être plus sournois que lui. […] à l’instar d’un régime totalitaire, le stéréotype ne peut être attaqué frontalement. Il s’agit d’abord d’y introduire des failles, patiemment, obstinément. Et puis, un beau jour, il s’écroule ; suit alors une brève période de liberté, c’est-à-dire d’anarchie — quelques jours ? quelques semaines ? —, puis il est remplacé par un autre ; et vous repartez à zéro, si vous en avez encore la force, si vous n’êtes pas trop dégoûté. Sisyphe, le dernier héros absurde. »19
21Combattre le stéréotype comme on combattrait un régime totalitaire et placer le combat sur le terrain de la langue, le propos est déjà d’ordre politique. Mais le Sisyphe d’Ourenik est celui de Camus, « le dernier héros absurde », celui dont l’ultime phrase du livre dit qu’il faut l’imaginer heureux. La révolte tenace du héros de Camus trouve alors, chez Ourednik, un nouvel accomplissement, dans cette lutte incessante contre le stéréotype. Il s’agit de redonner sens à l’histoire en libérant la langue, même un instant — par où se retrouve aussi la nécessité de « trouver une langue » que formule Rimbaud en mai 1871.
22Lisons quelques extraits d’Europeana.
La Première Guerre Mondiale fut nationale et patriotique et les gens croyaient au patriotisme et à l’âme de la nation et aux monuments aux morts et longtemps encore après la Deuxième Guerre Mondiale dont on avait dit que c’était une guerre de civilisation les gens ont continué à penser en termes de nation plutôt que de civilisation et chaque peuple avait ses traits spécifiques. Et les Anglais étaient pragmatiques et les Anglaises avaient de grands pieds et les Italiennes de gros seins et les Italiens étaient insouciants et les Allemands étaient attentifs à l’hygiène et n’avaient aucun sens de l’humour.20
23Ou encore :
On a dit de la Première Guerre Mondiale que les gens y tombaient comme des graines et les communistes russes ont calculé combien un kilomètre de cadavres pouvait donner d’engrais et combien ils économiseraient en coûteux engrais étrangers s’ils se servaient des cadavres de traîtres et des criminels. Et les Anglais inventèrent les chars d’assaut et les Allemands un gaz qu’on a appelé ypérite parce qu’ils l’auraient utilisé pour la première fois près de la ville d’Ypres mais on a dit plus tard que ce n’était pas vrai. (p. 7)
Certains historiens ont dit plus tard que le vingtième siècle n’avait en fait commencé qu’en 1914 quand la guerre avait éclaté parce que c’était la première guerre de l’histoire où il y avait autant de pays engagés et autant de morts et où les dirigeables et les aéroplanes bombardaient l’arrière et les villes et les populations civiles et les sous-marins coulaient les bateaux et les canons tiraient par-dessus les lignes à douze kilomètres de distance. (p. 8-9)
Mais d’autres historiens disaient qu’en réalité le vingtième siècle avait commencé plus tôt lorsqu’avait éclaté la révolution industrielle qui avait bouleversé le monde traditionnel avec l’invention des locomotives et des bateaux à vapeur. (p. 10)
À la fin du dix-neuvième siècle les gens des villes attendaient le siècle nouveau avec impatience parce qu’ils avaient le sentiment que le dix-neuvième siècle avait tracé les voies sur lesquelles l’humanité allait s’engager résolument et que dans le futur tout le monde pourrait téléphoner et voyager sur des bateaux à vapeur et se déplacer en métropolitain et prendre des escaliers roulants munis de rampes mobiles et se chauffer avec du charbon de qualité et prendre des bains une fois par semaine et communiquer ses pensées et ses désirs à travers l’espace et à la vitesse de l’éclair grâce au télégraphe électromagnétique et à la télégraphie sans fil. (p. 16)
À la fin du vingtième siècle les gens se demandaient s’ils devaient fêter le début du nouveau millénaire en 2000 ou seulement en 2001. (p. 19)
Et certains disaient que la fin du monde était pour bientôt tandis que d’autres disaient qu’elle était pour plus tard. Et les anthropologues disaient que l’idée de fin du monde était importante pour les individus et la collectivité parce qu’elle permettait d’évacuer la peur et l’agressivité et d’accepter sa propre mort. Et les psychologues disaient qu’il importait que l’individu décharge son agressivité et que le mieux était de pratiquer la compétition sportive parce qu’elle permettait de décharger son agressivité et faisait beaucoup moins de morts que la guerre. (p. 28)
24Les stéréotypes sont empruntés à tous les registres de discours : savant, littéraire, historique, politique, propagandiste, populaire…Le texte est accompagné d’apostilles dont Florence Pellegrini a tenté une très intéressante catégorisation21. Quelques exemples encore : Le positivisme (p. 14) ; La fin du monde (p. 19, 29) ; L’homme nouveau (p. 27) ; La disparition des valeurs, Le sens de la collectivité (p. 34). Ou : Marches militaires (p. 8) ; Réalité virtuelle (p. 16) ; Profond désaccord (p. 20) ; Délivrance de la matière (p. 39) ; Éléments asociaux (p. 40) ; Citoyens inadaptables (p. 53). Et encore : Le monde court à sa perte (p. 10) ; L’ordre est né du chaos (p. 14) ; Les femmes sont des êtres humains (p. 18) ; Le monde est corrompu (p. 33). Enfin : Apprendre à penser autrement (p. 97) ; Revenir aux racines (p. 102) ; Vivre en harmonie (p. 103) ; Se tourner vers l’avenir (p. 132).
25Les procédés de répétitions, d’opposition, les effets de reprise et de symétrie, les emballements de l’accumulation contribuent à l’effet comique mais il ne s’agit pas seulement d’en rire, même du rire de Démocrite, ni même de créer un effet de distance pour désigner la position du sage. Le procédé a un autre but : celui de donner forme à une figure du lien capable de relever l’inquiétante étrangeté du non sens. Un extrait encore.
« Ce qui m’intéresse dans l’écriture — dans celle des autres comme dans la mienne —, c’est ce qu’on appelle d’habitude la « vérité d’une époque ». Ce terme est bien entendu extrêmement vague car dans toute époque existent et coexistent des vérités différentes, des vérités multiples. Le jeu consiste alors à essayer de rassembler, d’embrasser cette multitude, ce pluriel des choses. […] Très paradoxalement la banalité est invraisemblable tant que nous ne la mettons pas en forme : et c’est là qu’intervient aussi bien l’historiographie que la littérature22.
Dans les deux cas le contenu, synonyme supposé de la réalité, n’a aucune existence. Le contenu est un tas de sable virtuel et pour en tirer une quelconque réalité, nous devons d’abord le tasser dans un seau, l’arroser d’eau et en faire un pâté. C’est toujours le même tas de sable mais entre temps il est devenu, selon les cas, manuel d’histoire ou œuvre littéraire. Dans les deux cas on fait appel, consciemment ou pas, à des stéréotypes, à des lieux communs, parce que justement, le lieu commun est le seul lieu où l’on peut se retrouver en commun.23 »
Flaubert, Baudelaire et le drame
26Le propos évoque d’autres formules, les « fictions nécessaires » de Wallace Stevens ou « l’explication orphique de la terre » de Mallarmé : donner forme à la banalité, la rendre héroïque, telle est la fonction politique de la littérature pour Flaubert encore. Et comment ne pas évoquer Baudelaire dans la référence à « la vérité d’une époque » ? Le Peintre de la vie moderne est un texte suffisamment connu pour qu’il ne soit pas besoin d’en rappeler le contexte mais, aussi, un texte tellement connu qu’il en devient lieu commun où puiser sans les lire les stéréotypes d’une certaine modernité. Citons ce passage, fameux entre tous, où Baudelaire cherche à établir « une théorie rationnelle et historique du beau » :
Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion24.
27Ou cet autre :
Il s’agit de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire.25
28Le transitoire, pour Baudelaire, est le caractère propre du XIXe siècle. Le transitoire relève l’éternel par le mortel, il le dramatise selon les règles de composition que Baudelaire emprunte à Edgar Poe. « Écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée26 » c’est ce que cherche Flaubert. Et que Baudelaire retrouve dans l’article qu’il consacre à Madame Bovary en 1857. Dans ce texte Baudelaire s’en prend à la Justice et à la censure mais la défense du roman de Flaubert prend des allures inattendues. Sur le modèle de la Genèse d’un poème de Poe qu’il a traduit, Baudelaire y recompose la genèse supposée de Madame Bovary :
« Quel est le terrain de la sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?
« La province.
« Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?
« Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs idées.
« Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté ?
« L’Adultère27.
29La vraie « gageure » de Madame Bovary est donc de parvenir à dramatiser ce qu’il y a de plus « vulgaire » dans le siècle. La logique de l’œuvre, conclut Baudelaire, suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion. Là aussi on entend Flaubert :
Si le lecteur ne tire pas d’un livre la moralité qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux, du point de vue de l’exactitude. Car du moment qu’une chose est vraie, elle est bonne28.
30Le drame de Baudelaire ou de Flaubert est, au même titre que le lieu commun, pâté de sable, d’Ourednik, la forme politique du lien que la littérature entretient avec la chose publique.
31Eliot, lui, choisit, pour fiction nécessaire, le graal des terres vaines.
Eliot, la terre vaine et le graal
32La portée du travail d’Eliot sur les œuvres de Baudelaire et son rôle sur la genèse de The Waste Land ne sont plus à démontrer depuis longtemps29. Trois essais sont consacrés à Baudelaire dans les années qui suivent directement la conception et la réalisation du poème30 et le reste de l’œuvre critique évoque continuellement le poète français.
33Les écrits théoriques d’Eliot lient étroitement la forme littéraire et la forme politique. Si le lien entre littérature, religion et société l’intéresse au premier chef, c’est d’abord pour en faire la critique et dans l’ambition de le renouer. Ses premiers essais31 insistent sur le leurre qui consiste à considérer un tel lien comme allant de soi, comme s’il était « naturel » qu’il se fît. Cette méconnaissance de l’importance et de la difficulté du lien est la raison du déclin de l’Occident et l’état de désagrégation contemporain et la guerre en sont la conséquence directe. Pour Eliot, l’alliance de l’esthétique et de l’éthique, du beau et du bien, pour nécessaire qu’elle soit, n’est jamais acquise, même dans les périodes où les différents discours semblent s’harmoniser dans une société relativement saine : littérature, religion et société cherchent toujours à exercer une hégémonie les unes sur les autres, à confondre les autres en soi. Le conflit n’est pas mauvais en principe tant qu’il maintient l’écart entre les différents discours et prévient ainsi la totalisation catastrophique de l’un d’entre eux et la confusion générale, le « malaise dans la culture », qui en découle mais l’indifférenciation est mortelle. Tel est le moment historique de The Waste Land : la civilisation n’offre plus qu’« un immense panorama de futilité et d’anarchie »32 en lequel les différences sont abolies et tous les domaines confondus. Image de la terre gaste : waste land33.
34Le motif de la terre gaste est d’origine médiévale. Il apparaît dans les romans d’Antiquité puis dans les romans arthuriens au XIIe siècle. Gaste signifie stérile en ancien français. Mais la stérilité des terres gastes n’est pas naturelle : elle signifie un espace des représentations en déroute où, comme le dit la mère de Perceval dans le Conte du Graal, les demoiselles ne trouvent plus de mari, les chevaliers se font tuer dans le dos, on n’écoute plus les prud’hommes... L’échelle des valeurs qui fonde la courtoisie ne fonctionne plus, les trois chastoiements que sont le religieux, la femme et la guerre sont dissociés et reniés. On connaît l’histoire : si Perceval avait répondu aux questions qu’il se posait à lui-même devant le cortège du graal, la terre aurait retrouvé sa fécondité. Mais Perceval est un nice, il ne connaît pas les lois et accumule gaffe sur gaffe. C’est donc ce motif qu’Eliot choisit pour donner forme à son pâté de sable. La guerre de 14 devient alors le modèle de toutes les guerres et non un aboutissement : le mythe, la littérature, l’histoire, celles des peuples et celle de la personne, le présent et le passé, se rencontrent dans ce lieu commun que la guerre a été.
35À première lecture, le poème d’Eliot apparaît comme une vaste mosaïque qui aurait été brisée et recomposée sans le souci de préserver les figures qui la composaient, sans même que l’on prenne la peine d’en ordonner les éléments. On y reconnaît des formes et des sonorités, des noms, des vers, des tons mêmes. Le poème cite une abondance de textes, depuis la Bible jusqu’à Baudelaire ou Wagner ou Eliot lui-même. Il confère à la citation un statut comparable à celui que le stéréotype acquiert dans Europeana : tous les registres de langue, de genre, de savoir sont exploités, indifférenciés, juxtaposés, répétés.
36L’impression globale d’un brouhaha d’où se dégagent avec peine quelques phrases sans lien apparent est redoublée dans le poème lorsque des noms se dégagent dans une apostrophe, construisant ainsi comme l’armature d’un dialogue dans lequel les propositions acquièrent un autre statut ; oralisées en quelque sorte, elles révèlent des « voix ». Mais ces voix ne semblent pas se répondre et le brouhaha frôle la cacophonie lorsque leur succession se fait plus rapide et que des langues étrangères remplacent l’anglais. Le français, l’allemand, l’italien sont au moins familiers à beaucoup de lecteurs dans leurs sonorités mais les derniers vers en sanscrit, au lieu de clore le poème par une signification, suspendent, dans les sonorités brèves et répétitives de la prière indéchiffrable, le bref effet de sens que des citations de textes célèbres avaient apporté dans les vers précédents. Mythe, art, religion et littérature, parole poétique, discours savant et discours populaire sont sujets à la même fragmentation et aux mêmes déformations. Aucun discours ne prévaut sur l’autre et tous sont brouillés au point de disparaître dans la confusion de leur juxtaposition et de leur entrecroisement. Amour, savoir, pouvoir présentent les mêmes dégradations et se concluent dans la même déchéance. Faut-il voir en ce nivellement la leçon du poème, toute relation au monde, toute relation d’objet, seulement vanité ou névrose ? Eliot donne-t-il une version moderne de l’Ecclésiaste ?
37The Waste Land paraît presque simultanément dans la revue anglaise The Criterion, dont Eliot prend la direction cette même année 1922, et dans la revue américaine The Dial qui lui attribue immédiatement son Prix. La publication en volume se fait dès le mois de décembre 1922 et, cette fois, le poème est accompagné d’une série de cinquante-deux notes de la main de T. S. Eliot. Selon la remarque de leur auteur, ces notes deviendront aussi célèbres que le texte qu’elles commentent. Il est vrai qu’elles induisent une relation singulière à l’autorité et à la complétude du poème. Par le détournement qu’elles opèrent on pourrait les comparer aux apostilles d’Ourenik.
38Eliot en effet propose ses références, indique quelques citations, fournit quelques explications. Mais il ne fournit pas toutes les références, ne reconnaît pas toutes les citations et certaines remarques, certaines allusions ne font qu’ouvrir des possibilités de sens et multiplier les effets de confusion possibles : au lieu de définir leur objet, les notes déplient le sens en effets de significations qui s’ajoutent à ceux induits par la lecture du poème et se développent pendant le temps de sa suspension.
39De fait, les notes construisent un espace équivoque où la place de l’auteur et celle des autorités qu’il convoque forment une sorte de contrepoint à la multiplicité des voix à l’œuvre dans le poème. Le lieu problématique qu’elles constituent, de par son rapport trouble à l’autorité et son incomplétude fondamentale, a été appelé à se gonfler à chaque édition du poème. En effet, après Eliot lui-même d’autres éditeurs se préoccupent d’étoffer, en marge du poème, le fil d’Ariane, chacun fournissant sa part d’élucidation comme on apporte sa pièce à la reconstitution d’un puzzle infini.
40Le poème présente ainsi un caractère d’inachèvement ou d’ouverture qui le consacre lui-même, dans le travail de son interprétation, comme exercice, plutôt que comme représentation, de la relation à l’autre. Ne se contentant plus de faire de l’ignorance le trait d’un personnage, il en fait l’un des régimes de sa composition. Aucun lecteur, aussi savant, aussi érudit soit-il ne peut prétendre, dans le temps du poème, à une élucidation. Dans cette composition des récits du graal, le lecteur prend irrésistiblement la place de Perceval – le nice qui aurait pu sauver le monde. C’est l’ambition de The Waste Land que d’être le lieu d’un nouage aussi indéterminé qu’incessant entre tradition et invention, éthique et esthétique, soi et l’autre — et de laisser à son lecteur le rôle politique d’établir ou non le lien.
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42« Or, écrivait Victor Hugo, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre […]34 »
43La préface de Cromwell est sans doute l’un des textes les plus célèbres de l’histoire littéraire de la France. Si célèbre et si français, pourrait-on dire, entraîné qu’il est dans les remous de la célèbre bataille d’Hernani, qu’on en oublie parfois la thèse, comme c’est le cas pour le Peintre de la Vie moderne.
44La forme, pour Hugo, est un lieu commun où se retrouvent littérature, religion et politique. Forme religieuse, forme politique, forme de gouvernement sont liées parce qu’elles participent au même mouvement de progrès qui fait l’histoire. Écrire un drame romantique en vers c’est donc œuvrer pour la démocratie. En retour la démocratie justifie la forme du drame romantique. Pour Hugo, comme pour Mme de Staël, la genèse et l’évolution de la forme littéraire suit le mouvement de la perfectibilité et du progrès qui constitue l’histoire. Le cours du monde garantit ainsi l’histoire littéraire comme il garantit l’autorité du génie.
45Il n’en va plus de même, certes, pour Patrik Ourednik et T.S Eliot, ni déjà pour Flaubert ou Baudelaire. La forme même est pour Hugo le moule du pâté de sable d’Ourenik si elle affirme justement, comme en écho,le lien entre littérature et politique ; le progrès fournit le vecteur nécessaire à sa genèse. Lorsque le progrès ne suffit plus à justifier l’histoire, il faut donner forme au moderne et pour cela le distinguer, l’héroïser de telle sorte qu’il devienne lieu commun, représentant, politiquement, le sens de chacun à partir du presque rien du fait divers, du maquillage, de la sensation... C’est la fonction et la puissance de la littérature pour Flaubert et Baudelaire, qui précèdent ainsi T.S. Eliot et Ourednik dans leur quête du graal, du patron, du moule, qui pourrait reconstituer un lieu commun dans la terre gaste du présent ou de la langue.
46Dans le Malaise dans la culture Freud construit lui aussi une théorie politique du lien à partir des fictions nécessaires que la littérature a fonction d’apporter et qui fondent la culture. Se faisant, il se démarque clairement de toute idée de perfectibilité ou de progrès à la Condorcet. Sa réflexion repose sur l’idée que l’art, et la littérature en particulier, donne la seule forme possible, véritablement politique, du lien entre les divers champs de la chose publique que constituent la religion, la science et toute forme de commerce entre les hommes. L’autonomie de la littérature réside en cela même qu’elle est nécessité politiquement.
47Comme le rappelait notre texte d’appel, dans la République, Socrate distingue deux sortes de poètes, celui qui sait chanter les louanges de la cité et un autre, « capable de se prêter à tout » et d’imiter « toutes choses ». Le premier est le bienvenu dans la cité, le second, doit être renvoyé avec tous les honneurs qui lui sont dus. Dans le contexte évoqué plus haut du processus d’autonomisation de la littérature, Hugo rentre en France avec la Troisième République, en 1870. Il habite une avenue qui porte son nom ; ses anniversaires sont célébrés comme des fêtes nationales. Le Ier juin 1885, son corps est transporté à l’Église Sainte-Geneviève, redevenue Panthéon pour l’occasion ; derrière le corbillard des pauvres qu’avait souhaité le grand homme, on a dit que le cortège faisait des kilomètres… Cela, bien certainement, nous enseigne quelque chose de la Troisième République qui, commençant avec la défaite de Sedan et se poursuivant avec la répression de la Commune, l’affaire Dreyfus, la Grande Guerre, se termine en juillet 1940... Dans ce contexte de confrontation presque permanent avec l’Allemagne, comment l’histoire littéraire échapperait-elle à la politique ? Sans doute que les réévaluations du Romantisme auxquelles nous assistons aujourd’hui conduiront à ré-envisager l’idée de l’autonomie de la littérature et, en conséquence, de son rapport au politique. Et, dans ce contexte, il convient de ne pas oublier que la thèse de Platon n’interroge pas seulement le statut du poète, elle interroge aussi les fondements de la cité comme chose publique et lieu commun…