Art et anarchie à l’époque symboliste : Mallarmé et son groupe littéraire
La bonne littérature est une forme éminente de la propagande par le fait.
Pierre Quillard, « L’Anarchie par la littérature », Les Entretiens politiques et littéraires, avril 1892.
Il n’y a pas lieu d’être anarchiste tant qu’on permettra d’écrire.
Mallarmé, d’après H. de Régnier, Cahiers inédits.
1Comme le rappelle Jacques Rancière dans La Politique des poètes, il y a deux grandes manières de penser les rapports entre la chose littéraire et la chose publique. Sur le plan idéologique, au sens le plus large et le plus neutre du terme, on peut s’intéresser à la politique de l’écrivain, en décrivant des opinions, et des activités dans la cité ; de manière à la fois plus sémiologique et plus philosophique, on peut aussi chercher à définir ce que pourrait être une politique de l’écriture1. Il s’agirait alors de montrer comment l’esthétique peut être une politique : « la littérature fait de la politique en tant que littérature2 ». C’est dans cette voie que Rancière se situe avec son concept de « partage du sensible », concept élaboré dans le sillage du Schiller de la Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme. L’esthétique, pour l’auteur de La Nuit des prolétaires, n’est pas une théorie de l’art, mais une pensée de la configuration du sensible qui instaure une communauté. Or, ce qui est à souligner, c’est que cette conception de la communauté sensible vient, en partie, d’une certaine lecture de Mallarmé, auteur que Rancière affectionne tout particulièrement, auquel il a consacré des articles3, ainsi qu’une courte mais dense monographie : La Politique de la sirène (1996). Il y a en effet indéniablement une pensée de la communauté chez Mallarmé. C’est d’abord, soulignons-le, un acquis critique assez récent, encore mal diffusé dans l’espace public d’ailleurs, qui marque un renouveau important dans les études mallarméennes. Cette nouvelle image de Mallarmé, dégagée du paradigme de l’intransitivité et de l’autoréférentialité, marque une rupture forte avec la lecture idéaliste et esthétisante de Thibaudet, comme avec la reformulation valéryenne de la poétique du Maître, de coloration fortement formaliste et rationaliste. C’est encore rompre avec la lecture de Sartre, qui fit de Mallarmé le grand poète solipsiste ayant coupé la littérature du langage instrumental, sans lequel il ne saurait y avoir d’engagement possible. Enfin, cette réinscription de l’œuvre du poète dans son temps historique renouvelle tout un discours post-structuraliste longtemps dominant, tributaire de l’interprétation catastrophiste de Blanchot, comme des approches indéterministes nées dans la mouvance de la « déconstruction ». Ainsi, un « Mallarmé politique » émerge avec les années Tel Quel, qui sont aussi les années Change, et la « pensée 68 ». Le constat formulé en 1957 par Jacques Schérer commence à cette date à ne plus être pertinent : « l’attitude sociale de Mallarmé reste à étudier4 ». Comme l’on sait, avec Sollers, Kristeva, Faye, mais aussi Barthes ou les Straub, l’interprétation de l’œuvre mallarméenne suit le paradigme révolutionnaire, à une époque trop hâtivement définie comme un « tout linguistique ». Pour la première fois dans l’histoire de la réception de Mallarmé, on cite les textes politiques de Divagations5. Le Roland Barthes de Leçon, identifiant « littérature » et « langue hors-pouvoir », résume bien l’esprit de cette lecture d’époque : « changer la langue », mot mallarméen, est concomitant de « changer la société », mot marxien : il y a une écoute politique de Mallarmé, de ceux qui l’ont suivi, de ceux qui le suivent encore6 ». Cette thèse de l’existence d’une pensée de la communauté propre à Mallarmé sera ensuite approfondie et présentée de manière moins idéologique, et plus philologique, dans les années 1980, avec les travaux de Bertrand Marchal, centrés sur une lecture suivie inédite des Divagations, couplée à l’exhumation de cette « besogne alimentaire » que fut Les Dieux antiques. Rancière et Marchal, tout en se retrouvant sur le terrain de l’utopie, n’en font pas moins chacun une lecture différente. Le rêve de cité idéale esquissé par l’auteur de « La Cour » et de « Confrontation » pose un certain nombre de questions délicates : quelle pensée du vivre-ensemble peut-on lire dans Divagations ? Quels sont les contours exacts de cette communauté ? S’agit-il de fonder une nouvelle aristocratie au sein même de la démocratie ? Quelle place cette pensée communautaire accorde-t-elle au sacré ? Quel serait exactement le rôle du Poète, dès lors qu’il faut le replacer dans les murs de la Cité7 ?
2Pour Marchal, qui fait de l’auteur de Catholicisme et des Dieux antiques un contemporain du Fustel de Coulanges de la Cité antique, cette vision de la communauté est avant tout une « religion ». La poésie doit contribuer à l’édification, sur des bases critiques, fictives et réflexives, des nouvelles superstructures de la société. Au contraire, aux yeux de Rancière, qui oppose Mallarmé à Feuerbach8, pour le rapprocher de Marx9, cette vision chimérique du commun reste une politique, liée à une mise à nu des infrastructures de la société. Mais dans les deux cas, Mallarmé, qui ne doit plus être situé dans une histoire de la littérature pure, mais dans celle des grandes utopies sociales, est l’homme d’un à venir, ici religieux, là politique. Avec le Bourdieu des Règles de l’art, l’auteur de Divagations, perçu comme l’agent partiel, ou élitiste – à cause de son « obscurité » – d’une véritable critique de la culture, sera moins utopiste que sociologue10. Le projet mallarméen de « démontage impie » de la fiction anticiperait alors sur la mission de la sociologie entendue comme dévoilement des mécanismes de l’illusio, qui fondent le jeu littéraire, comme le jeu social11. Enfin, on peut isoler une quatrième grande lecture, qui verrait dans cette poésie une contestation radicale de la politique institutionnalisée, à savoir un « anarchisme littéraire », proche d’un nihilisme. C’est la thèse de Sartre, qui voyait dans l’œuvre, comme dans tout l’être de Mallarmé, un « terrorisme de la politesse12 » inséparable d’une « mystification triste13 » ; c’est encore, sur un autre mode bien évidemment, la thèse de Kristeva, faisant de Mallarmé un « écrivain-anarchiste prudent14 ». C’est cette quatrième thèse que je voudrais réexaminer ici, en revenant sur les liens complexes unissant les milieux littéraires et les milieux libertaires durant ce que Jean Maitron a appelé « l’ère des attentats15 ». Précisons, avant d’approfondir la question, que l’étude des relations entre littérature et anarchie s’est enrichie de nombreux travaux depuis l’article pionnier de Jacques Monférier16, dont nous sommes redevable.
3Premier constat qu’il est bon de rappeler, l’écoute anarchiste de Mallarmé ne date pas des « années Tel Quel ». Elle est exactement contemporaine de l’époque des poseurs de bombes qui terrorisent une France de fond en comble « ravacholisée ». En effet, Gustave Lanson qui, à la différence d’un Brunetière ou d’un Lemaitre, accepte de lire et de commenter assez longuement Mallarmé, publie dans La Revue universitaire du 15 juillet 189317, soit un an après les attentats de Ravachol, et quelques mois avant celui d’Auguste Vaillant, un article passionnant, indépendamment des jugements de valeur, visant à établir un parallèle entre subversion politique et subversion linguistique. Après avoir énoncé non sans ironie, que « ce qui fait l’intérêt de l’œuvre de M. Mallarmé, c’est qu’on ne le comprend pas », l’universitaire établit deux rapprochements en se fondant sur la phrase en passe de devenir fameuse que vient de révéler la récente publication de Vers et Prose (1893) : « l’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots ». Au plan théologique, ce que Lanson décrit comme la quête d’un absolu littéraire, rappelle le quiétisme. Mallarmé, à travers une poésie passive déployée hors intellect, hors volonté, répète et transpose Madame Guyon et Fénelon. Il réduit le langage à sa dimension purement sensible, fait du mot un signe sonore et non plus un signe intelligible, quand la conscience poétique se mue en simple « appareil enregistreur18 ». Cela conduit à une « ordonnance spontanée des mots qui s’élabore bien au dessous de la conscience19 ». Mallarmé chercherait ainsi à atteindre une mise en relation immédiate, sans méditation, du Moi et de l’Infini, réveillant l’hétérodoxie propre à l’attitude mystique. Cependant, au plan sociologique, cet absolu littéraire est un anarchisme. Mallarmé, cette fois, répète et transpose Max Stirner. Il est intéressant de souligner que c’est bien ce penseur qui se voit ici convoqué, et non Proudhon, Bakounine ou Kropotkine. Lanson s’appuie sur un article de Jean Thorel, publié dans le numéro du 15 avril 1893 de la Revue Bleue20. De fait, l’auteur de L’Unique et sa propriété (1844) vient d’être révélé aux lecteurs français, de manière très fragmentaire et allusive. Son opus magnum ne sera traduit par Henri Lasvignes qu’en 1900, publication suivie de la grande étude pionnière de Victor Bash, L’individualisme anarchiste, Max Stirner, parue en 1904. Nous sommes à l’époque de la toute première réception française de Stirner, qui accompagne et suit de peu celle de Nietzsche21. Dans cette perspective, le poète de la « Pénultième est morte » parvient à « faire sauter » les « institutions intellectuelles22 » léguées par la société, à savoir le lexique, la syntaxe, et la logique. Il conclut :
Mallarmé est un anarchiste littéraire […] son art est l’équivalent littéraire de l’anarchie […] sa doctrine représente le dernier terme où l’individualisme esthétique puisse aboutir, comme l’anarchie est le terme extrême que l’individualisme social puisse atteindre. Il n’y a rien de plus sociable en nous que notre intelligence, et par nos idées, nous sommes tous en un, et un en tous23.
4Ainsi donc, avec cette poésie violemment anti-discursive, Mallarmé a rompu le pacte de la communication, et en rompant ce pacte verbal, il a rompu le pacte social. Il n’y a plus de communauté possible parce qu’il n’y a plus de commune mesure, mais seulement une parole singulière coupée de la langue partagée. Une analyse assez similaire du cas Mallarmé se retrouvera chez les penseurs de l’anti-romantisme de droite, Maurras en tête au moment de la mort du poète. En tout cas, Lanson voit dans la poésie mallarméenne, et ce de manière éclatante, une véritable politique de l’écriture, et non une politique de l’écrivain : « qu’on n’aille pas m’accuser d’avoir dit que M. Mallarmé est un complice de Ravachol, et que son œuvre a été l’inspiratrice des dynamiteurs24 ». Que penser de cette idée d’un Mallarmé anarchiste littéraire ?
5Bien évidemment, une telle lecture, datée et située, repose sur deux implicites, voire deux impensés : une certaine idée de l’anarchisme, confondu avec la pensée de Stirner, brandie comme grille de lecture en pleine époque des attentats ; une certaine idée de l’œuvre de Mallarmé, fixée en 1893. Mallarmé, commenté ici à partir de l’anthologie Vers et Prose, ainsi que l’édition photo-lithographiée des Poésies de 188725, n’est pas l’auteur des dix « Variations sur un sujet » données à La Revue Blanche (1895), ni celui de La Musique et les Lettres (1894-1895), « poèmes critiques » dans lesquels il va justement préciser sa « politique », qui sait, peut-être, en partie, pour répondre à cette attaque lansonienne26.
6Une série de questions s’imposent alors. Peut-on parler d’anarchisme littéraire sans tomber dans l’analogie abusive avec la question politique ? Peut-on être anarchiste en littérature et en politique ? Peut-on parler d’une « esthétique anarchiste », pour reprendre le titre de l’étude d’André Reszler publiée en 1973 ? La littérature anarchiste peut-elle être autre chose qu’une littérature militante, ou didactique, et donc tributaire des formes artistiques traditionnelles ? Le « modernisme » peut-il être défini comme la conversion esthétique réussie d’un échec politique du mouvement anarchiste ? En effet, anarchisme ne veut pas forcément dire modernité esthétique, ou avant-gardisme27. Autre faisceau problématique : comment situer Mallarmé par rapport à certains des Mardistes comme Fénéon, Vielé-Griffin, Mauclair, Bernard Lazare, Octave Mirbeau, Pierre Quillard, qui ont pris publiquement et explicitement fait et cause pour l’anarchie ?
7Commençons par rappeler que le lien entre milieux libertaires et milieux littéraires constitue d’abord un fait, un fait d’époque indéniable dès lors que l’on se plonge dans les revues et les journaux des années 1890. Ainsi, revenant pour les lecteurs de La Plume sur l’histoire de l’anarchisme dans un numéro spécial du 1er mai 1893, Emile Joannès note : « 1893 : extension prodigieuse du mouvement anarchiste depuis les actes de Ravachol. Les intellectuels sont à l’idée28 ». La même revue avait publié, le 1er septembre 189229, l’avis de quelques littérateurs sur l’anarchie : Zola, Coppée, Barrès, Maeterlinck, Scholl, mais aussi Mallarmé, nous allons y revenir. Il faudrait ainsi signaler un moment-clé de cette convergence entre anarchisme et symbolisme, à savoir l’entrée d’Elisée Reclus en juillet 1892 à la revue de Vielé-Griffin et Paul Adam, Les Entretiens Politiques et Littéraires, revue qui publie Bakounine, Proudhon, Stirner, mais aussi des réflexions sur le vers libre. Le géographe militant y publie un texte adressé « aux compagnons rédacteurs », qu’il salue ainsi : « vous jetez tous les dogmes avec les formulaires et les prosodies30 ». Dès lors, ce sera un lieu commun de la majorité des histoires du symbolisme que de mentionner cette proximité idéologique entre ces différents apôtres de la liberté : « vers libre » et « théâtre libre » riment avec « union libre ». Thibaudet, dans son Histoire de la littérature de 1936, définissait le symbolisme comme un « blanquisme artistique31 ». Comment interpréter cette rencontre esthético-politique ? L’« anarchisme littéraire » est-il autre chose qu’une catégorie policière rencontrée dans les Rapports de la préfecture de police, à une époque où l’homme de lettres est très surveillé32 ? En tout cas, il faudra bien distinguer cette formule de son avatar purement polémique, au sens de dilettantisme, « anarchie du goût », absence de critère d’évaluation de la littérature nouvelle. C’est ce sens-là qui prévaut chez Anatole Baju (L’Anarchie littéraire, Vanier, 189233), ou Charles Recolin (L’Anarchie littéraire, Perrin, 1898), défenseur de Brunetière et Doumic.
Les malentendus
8Si l’on synthétise les travaux actuels, deux idées dominantes émergent : rencontre de surface ; écart en profondeur. Commençons par là.
9Cette apparente convergence masquerait un profond malentendu, ou tout au moins une entente superficielle de courte durée. A l’exception de quelques personnalités ayant manifesté un engagement sincère, profond, durable, comme Mirbeau, Quillard, Lazare, ou Fénéon, la plupart des jeunes symbolistes se sont vite détachés du mouvement. Ce fut le cas de Paul Adam, de Camille Mauclair, de Francis Vielé-Griffin, et d’Adolphe Retté, qui se sont tournés vers le nationalisme, le militarisme, l’Action française, ou bien la tour d’ivoire, dès lors que l’anarchisme, après la promulgation des lois dites « scélérates », changea de stratégie politique pour s’orienter vers le syndicalisme. Ainsi, « anarchisme littéraire » veut dire anarchisme de lettrés ou de salon, « toquade » située à la croisée du dandysme, du snobisme, et du dilettantisme. Mauclair, revenant sur son passé anarchiste, ironisera : « J’imaginais un aristocratisme anarchiste et pourtant ami du peuple […] On était anarchiste parce que cela avait de l’allure, du romantisme, que cette attitude convenait à notre situation d’écrivains honnis34 ». De même, un autre renégat, Retté, stigmatise, dans ses Promenades subversives de 1896, « cette mode de se dire révolté », inséparable de tous les « revirements de cette caste bourgeoise35 ». De fait, on ne peut que souligner deux grandes divergences radicales entre les deux bords. Le symbolisme, pour l’essentiel, développé sur fond de préraphaélisme, se caractérise par un oubli de la question sociale. Il fut, si l’on souscrit à l’analyse de Valéry par exemple, undéplacement du littéraire vers le mysticisme et l’occultisme. A la différence de nombreux manifestes avant-gardistes du XXe siècle, l’enjeu du manifeste de Moréas reste purement littéraire. En outre, l’écart apparaît au plan de la philosophie de l’histoire. La pensée symboliste, pensée crépusculaire imprégnée cette fois de schopenhauerisme, se caractérise par un pessimisme touchant au nihilisme. A l’inverse, la pensée anarchiste, progressiste, visant dans sa phase constructive, la régénération sociale, s’affirme comme une pensée aurorale. C’est ainsi que La Plume publie en 1893 les Chants lyriques pour le monde à venir de Jean Carrère, poète qui célèbre, une fois passé l’épreuve sanglante du « Grand Soir », l’envol du « Grand Matin » et la mort du monde noir36. Nous sommes à l’opposée des théories de la décadence, et de la complaisance dans le morbide.
10Dénoncer cette posture anarchisante tournée en imposture est un lieu commun de l’époque, aussi bien à gauche qu’à droite de l’échiquier politico-littéraire. L’anarchiste mondain, cible évidente de la satire, deviendra personnage de roman chez le Zola des Trois Villes. Ce sera, dans Paris (1898), la très aristocrate princesse de Harth, qui fait de la cause anarchiste sa dernière lubie, ou bien son comparse en mondanités marginales, le fils des richissimes Duvillard, Hyacinthe, parodie du jeune homme « fin-de-siècle », qui dira : « Mais, monsieur, il me semble qu’en ces temps de bassesse et d’ignominie universelles, un homme de quelque distinction ne saurait être qu’anarchiste37 ». On retrouvera chez Léon Daudet, mais dans une tout autre perspective, une dénonciation virulente de cet anarchisme factice, incarné par ces hommes creux que le romancier nomme les « kamtchatka », ou les « primaires »38. Bien évidemment, une telle mésalliance se verra attaquée par certains militants anarchistes eux-mêmes. On ironise sur l’origine sociale des écrivains. Pierre Kropotkine, dans La Conquête du pain de 1892, estime que l’artiste moderne reste trop bourgeois. Par anti-intellectualisme, on se méfie des mains à plume. Ainsi, le groupe anarchiste italien des Intransigeants, fondé par Pini et Parmeggiani, partisans de la « reprise individuelle », soutient que « quiconque signe un livre ou un article de journal ne peut être anarchiste39 ». Il faudrait cependant bien souligner que l’anarchisme, mouvement multiple, reste une nébuleuse aux contours mal définis et, comme tout mouvement, traversé de tensions internes. Une distinction importante doit être faite entre le groupe anti-intellectualiste du Père Peinard d’Emile Pouget et le groupe de La Révolte de Jean Grave, militant qui dirige une revue dotée d’un « supplément littéraire », publiant le Prince Kropotkine, et les frères Reclus. Malgré tout, dans ces colonnes, on trouve aussi des brûlots dirigés contre les écrivains, et l’expression d’une forme de haine de la « littérature ». Emile Renoult, dans « Gendelettres », article de 1891, proclame haut et fort que « la littérature n’est pas révolutionnaire » ; elle n’est que « fumisterie40 ».
11De plus, on avance souvent des raisons esthétiques, qui rabattent toute « littérature » sur les idées d’obscurité verbale, d’élitisme, ou de formalisme. De fait, conformément à la théorie de l’art de Proudhon, la plupart des anarchistes prennent l’art social comme modèle. Jean Grave, dans le chapitre « l’anarchie et l’art » de sa Société future de 1895, s’en prend aux pratiques artistiques autonomes et coupées du peuple. Le même Jean Grave, rendant compte de la publication des Divagations de Mallarmé en 1897 pour les Temps nouveaux, estime que le poète écrit ses phrases en anglais avant de les traduire français…Il faut rappeler, chose assez méconnue, que l’époque des attentats fait resurgir le débat, hérité du romantisme, entre tenants de « l’art social », et tenants de « l’art pour l’art ». Cette catégorisation duelle fonctionne encore à cette date, comme en témoigne la fondation en 1891 de la revue L’Art social. Dans un texte programmatique, Gabriel de La Salle soutient que « les poètes socialistes n’ont pas à s’occuper de la forme extérieure à donner à leur œuvre41 ». Quant aux écrivains symbolistes et décadents, ils sont les représentants des « arts de la décadence bourgeoise42 ». Ajoutons cependant qu’une telle vision reste débattue au sein même des milieux littéraires anarchistes : que serait un art proprement anarchiste, se demande-t-on ? Pierre Quillard dénonce les dérives didactiques ; Bernard Lazare s’en prend aux dérives formalistes ; et Camille Pissaro tranche sans trancher dans une lettre à Mirbeau du 30 septembre 1892 : « tous les arts sont anarchistes quand c’est beau et bien ! »43. Ces débats nous montrent que ces « années anarchistes » jouent en France un rôle déterminant dans la naissance de la figure de « l’intellectuel », et cela avant le déclenchement de l’Affaire Dreyfus. Nous assistons à cette « répétition générale » de l’Affaire pour reprendre une formule de Christophe Charle44.
Un vague terrain d’entente
12En contrepoint de ce rendez-vous manqué entre anarchie et littérature, qui oblige à bien distinguer la sympathie du militantisme, on a pu mentionner malgré tout l’existence d’un certain nombre de points de rencontre plus ou moins généraux, regroupés autour d’un axe : un certain esprit de révolte. En effet, comme le note Bertrand Marchal, cette jeunesse symboliste « revendique volontiers une forme d’anarchie intellectuelle qui satisfait, par procuration, un mépris de la société45 ».
13Au plan idéologique, ces deux milieux partagent une même haine de la société capitaliste, un même refus de la pensée bourgeoise, comme de la morale bourgeoise, griefs auxquels s’ajoute une condamnation de la marchandisation de la littérature. Mais cela reste assez vague. Du côté des symbolistes, les textes des théoriciens de l’anarchie semblent peu connus. Chez les écrivains, en dehors de Paul Adam, touché par le krach de l’Union générale, on ne rencontre pas de véritable connaissance des enjeux économiques, comme du problème complexe de la distribution de la richesse, qui sous-tend les débats autour du collectivisme, du coopératisme, et du fédéralisme. Maeterlinck, qui se déclare « fort ignorant en sociologie », et qui ne revendique que « le droit de se taire46 » sur ce sujet, représente assez bien la tendance générale. Au plan socio-littéraire, la tentation anarchiste devient le nouveau nom du libéralisme artistique de 1890. Etre anarchiste, c’est revendiquer la liberté de l’art, l’indépendance de l’artiste, un « art pur », à savoir autonome par rapport à la justice, à la morale, à l’économie. Ainsi, Lucien Muhlfeld peut écrire : « il y a la tradition, la tradition qui conseille à la littérature d’avant-garde l’opposition la plus à gauche des romantiques qui saluaient d’avance la chose nouvelle de 184847 ». Enfin, au plan esthétique, il existe des « noces barbares48 » entre esprit fin-de-siècle et pensée anarchiste, sur le terrain des images plus que sur celui des idées, ou des valeurs, à travers l’émergence d’un « imaginaire de crise » plus que d’un « imaginaire anarchiste49 ». Ainsi, la littérature anarchisante développe un imaginaire de la catastrophe, cette « éternelle poésie noire » dont parle Zola dans un entretien sur l’anarchie publié dans Le Figaro du 25 avril 1892. La fin du siècle rime avec la fin du monde, le poseur de bombes fait surgir l’ange exterminateur, dans une fascination bien connue pour le meurtre ou le sacrifice. L’anarchisme opère une forme de couplage avec le décadentisme, plutôt qu’avec le symbolisme, héritant des années 1880, quand se nouèrent des liens entre Anatole Baju et Louise Michel. En outre, il y a un intérêt évident, chez certains romanciers, pour le type romanesque de l’anarchiste, qui offre de multiples possibilités narratives50. Mais on quitte le symbolisme, qui a majoritairement tourné le dos au roman narratif, en le poétisant51, pour aller vers le naturalisme et ses marges, même s’il y a des passerelles évidentes entre les différents mouvements. Du côté des milieux symbolistes, un esprit anarchisant pourra souffler à travers le conte (Bernard Lazard), le théâtre scandinave (Ibsen, Strindberg) ou allemand (Hauptmann), récemment introduits, ou le roman à clefs (Mauclair). S’il est une œuvre qui thématise ces rapports complexes entre art et anarchie, c’est bien Le Soleil des morts, roman sur le symbolisme et non roman symboliste, paru en 1898, comme le Paris de Zola – qu’il serait d’ailleurs suggestif de confronter. Le disciple de Mallarmé, qui prend ses distances avec le Maître, montre l’impossible union entre symbolisme et anarchisme, à partir de l’opposition massive entre art (pur) et action, allégorisée à travers Calixte Armel et Claude Pallat, tous deux « prophètes et excommuniés52 ». Le narrateur écrit : « l’isolement intellectuel prêché par le poète nécessitait l’individualisme absolu de l’anarchiste ; entre eux il y avait un monde, mais aussi, ils n’avaient qu’un mouvement à faire pour se tendre la main53 ». A l’issue du récit, la régénération par l’émeute échoue, alors que l’ombre d’Armel gît à terre, « couchée dans la boue par l’Aube livide54 ». Pour le Mauclair de cette époque, l’anarchisme constitue l’envers du symbolisme, son négatif. Il campe deux extrémismes voués à l’impasse, renvoyés dos à dos, gangrénés par la pourriture de l’élite comme par celle de la foule : il n’y aura pas de Grand Matin, et la seule lumière solaire viendra peut-être de la gloire post mortem. Mais tout le roman repose sur un balancement du héros, De Neuze, tiraillé entre ces deux postulations. Plus tard, dans Servitude et grandeur littéraires, nous l’avons vu plus haut, Mauclair reviendra sur ce désir de concilier l’inconciliable : « j’imaginais un aristocratisme anarchiste et pourtant ami du peuple55 ». Ajoutons ici que ce roman a sans aucun doute joué un rôle non négligeable dans l’émergence de l’image d’un Mallarmé anarchiste paradoxal, tenté non par l’action directe, mais par une « anarchie blanche, ou anarchie par abstention56 ».
14Comme on va le voir maintenant, c’est la notion cardinale d’individu qui permit de songer un temps à cette union des révoltes.
La question de l’individualisme : de l’entente à la mésentente
15Si les symbolistes souscrivent volontiers à la cause anarchiste, c’est qu’il la perçoivent comme un individualisme radical, confortant leur vision sociale. Mais les malentendus resurgissent dès lors qu’on cherche à définir cet individualisme fin-de-siècle. C’est d’abord, comme on sait, un « idéalisme » au sens de Gourmont, lecteur de Schopenhauer, c’est-à-dire un subjectivisme, voire un perspectivisme. L’auteur de Sixtine l’explique à Jules Huret en 1891. Le vrai nom de cette littérature nouvelle est « idéalisme », et non « symbolisme » : « autant de cervelles pensantes, autant de monde divers, et lorsqu’on veut les représenter, autant d’arts différents (…) donc, encore, liberté illimitée dans le domaine de la création artistique, anarchie littéraire57 ». Gourmont reviendra sans cesse sur cette idée. Peu après, dans La Revue blanche, il reconduit cette équation :
[…] le Symbolisme, qui lavé des outrances signifiantes que lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littérairement par le mot Liberté, et pour les violents, par le mot Anarchie. […] L’idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu intellectuel dans la série intellectuelle ; le Symbolisme pourra (et même devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement de l’individu esthétique dans la série esthétique58.
16De même, à la même époque, Vielé-Griffin met en avant « l’anarchie littéraire pour laquelle [il] a combattu », avec pour idéal « la liberté de l’individu dans l’expression de son individualité même : la poésie59 ». Dans une perspective identique, du côté du théâtre, Victor Barrucand, collaborateur de L’Endehors, célèbre l’auteur de Maison de poupée : « Ibsen est un rude champion de l’indépendance individuelle ; c’est en ce sens qu’il est anarchiste, et avec lui l’élite intellectuelle de ce temps – le nôtre60 ». Inversement, et de manière convergente, un Mirbeau définira l’anarchie politique comme « la reconquête de l’individu », ou « la liberté du développement de l’individu dans un sens normal et harmonique61 ». Ainsi donc, replacée dans son époque, la thèse de Lanson appliquée à Mallarmé, présentée plus haut, ne fait que reformuler, pour les dénoncer, les prises de positions de certains symbolistes, Gourmont en tête.
17Par ailleurs, cet individualisme symboliste cache indéniablement un aristocratisme. Il constitue le corollaire de cette haine du « socialisme niveleur62 » que l’on rencontre sous la plume d’un Mauclair, d’un Mirbeau, d’un Retté, à une époque où la plupart des écrivains souscrivent à la théorie de l’artiste entendu comme « homme supérieur ». Parfois, cette haine est telle que l’on va préférer le bourgeoisisme au communisme, l’égoïsme aux évangiles selon « saint Marx63 ». Ainsi Mirbeau, au moment de l’affaire Fénéon, se demande si l’homme de lettre est « anarchiste » ; il répond par la négative en invoquant l’absence d’activité de propagande, puis ajoute : « certes, il devait s’être fait, sur la société, des conceptions particulières d’une aristocratique et libre philosophie64 ». On rencontre la même attitude chez Tailhade, mêlant cynisme, dandysme et élitisme : « Je prends dans l’anarchie d’une part ce qui me distrait, de l’autre, ce qui favorise mon égoïsme intellectuel. Toute la partie aristocratique me plaît65 ». Adolphe Retté multiplie lui aussi des affirmations similaires : « Le devoir des poètes est d’affirmer l’aristocratie de l’Idée, la seule légitime, car les Artistes sont les Aristes66 ».
18Une telle exaltation de l’individualisme artistique et politique débouche sur une confusion lourde de malentendus entre l’individualisme libertaire, anti-étatiste, proprement anarchiste, d’une part, et un individualisme aristocratique, anti-démocratique, antimoderne, voire réactionnaire d’autre part. L’un porte ses attaques contre les institutions et l’autorité, quand l’autre attaque le peuple, le suffrage universel, et l’égalité entendue comme égalitarisme. L’un est auroral, quand l’autre est crépusculaire. La vraie-fausse rencontre entre anarchisme et symbolisme a lieu sur ce terrain ambigu. C’est la raison pour laquelle on fera des lectures radicalement opposées du culte du moi de Barrès, anarchiste pour certains symbolistes, mais non pour les intellectuels anarchistes militants qui, dans le meilleur des cas, ne virent dans cette œuvre qu’un égoïsme de raffiné. De la même manière, la question de l’anarchie croisera celle de la première réception de Nietzsche, comme en témoigne la longue étude d’Edouard Schuré publiée dans La Revue des Deux Mondes en 189567. Or, cet individualisme libertaire, comme l’a rappelé par exemple George Palante en 1907 dans Anarchisme et individualisme, n’est qu’un premier moment dans la pensée anarchiste, qui repose sur un principe altruiste, orienté vers l’harmonie sociale, la solidarité, l’entraide chère à Kropotkine, et qui cherche à promouvoir la libre association : « Liberté de chacun par l’Entente entre tous68 » proclame Sébastien Faure dans L’encyclopédie anarchiste. Il faudrait alors souligner la symétrie des deux numéros spéciaux de la revue La Plume de cette époque. Le numéro du 1er mai 1893 est consacré à « l’anarchie », quand le numéro du 15 juin 1894 étudie « l’aristocratie ». Il faudrait ainsi préciser quelque peu la thèse de Jean Maitron selon laquelle l’influence de la pensée de Stirner fut « insignifiante » pour le développement intellectuel de l’anarchisme en France, par opposition à celle de Proudhon, « permanente et profonde69 ». Pour Jean Thorel, Stirner doit être salué comme le véritable père : Bakounine y a fait de « larges emprunts70 ». En tout cas, cette longue promotion de l’individualisme artistique, héritage des conquêtes du romantisme militant, constitue un terreau qui, en contrepoint du développement du socialisme, va rendre possible la facile acclimatation de Stirner en France à cette époque, comme cela est vrai aussi pour Nietzsche. Terminons avec Jean Grave : l’Individu intéresse les anarchistes « bien avant que les littérateurs bourgeois eussent découvert Nietzsche et Stirner71 ».
Mallarmé anarchiste ?
19A nos yeux, c’est cette question de l’individualisme, insuffisamment prise en compte jusqu’ici72, qui permet, sinon de trancher le débat concernant Mallarmé, du moins de l’envisager. Toute l’équivoque mallarméenne entre aristocratie et démocratie, individu et communauté, littérature et politique, modernité et anti-modernité, peut se résumer dans ces lignes de John Payne, adressées à Mallarmé en octobre 1886 :
Je t’envoie un entrefilet du journal The Globe, où il est question de toi : cela t’amusera, comme il m’a amusé. Il doit avoir été très drôle d’entendre Louise Michel s’occuper de littérature. Tu dois avoir raison : elle a dû prendre les décadents pour des anarchistes. Tu vois, scélérat, les méprises auxquelles tu t’exposes, en feignant par pur amour du paradoxe, d’être Républicain et Gréviste, toi qui es Conservateur et raffiné, aristocrate même, au dernier point, haïssant au fond de ton âme de délicat toute cette sale cuisine de piperie et d’obscurantisme intéressé qu’on nomme (lucus a non lucendo) le Libéralisme73.
20L’affaire reste délicate, et considérons avec Antoine Compagnon qu’il s’agit là d’un « gros dossier74 ». Deux thèses radicales nous semblent irrecevables. D’un côté, on ne peut souscrire à la démarche de Caroline Granier qui exclut l’auteur de Divagations bien rapidement de son champ de réflexion, en se fondant sur une vulgate mallarméenne convenue (intransitivité et autotélisme), remise en cause depuis les travaux de Bertrand Marchal. L’idéal anarchiste, écrit-elle, se situe « à l’opposé de ce que semble être le projet de Mallarmé : la vie ne commence ni ne finit dans le livre75 ». Et de préciser sans démonstration à l’appui que ses « opinions politiques ne se rapprochaient en rien de l’anarchisme76 ». L’historienne ajoute que si le poète s’était abonné au supplément littéraire de La Révolte, ce n’était qu’à cause de sa « haute tenue littéraire77 ». A l’opposé, au vu des prises de positions du poète, sur lesquelles nous allons revenir, on ne saurait se satisfaire d’une annexion pure et simple de Mallarmé à la chose, sinon à la cause anarchiste, tel que cela a pu être fait, de Julia Kristeva78 à Pascal Durand79. Doit-on pour autant souscrire à l’idée formulée par Antoine Compagnon selon laquelle « Mallarmé a joué avec l’anarchie, en tout cas avec le mot, et c’était un jeu risqué, provocateur80 » ? Pour notre part, il nous semble que cela ne relève pas du jeu, ou de « l’entre-deux » indécidable cher à Compagnon, mais du déplacement. Il en va de l’anarchie comme pour l’aristocratie : « je crains d’avoir déplacé la question81 » lit-on dans la version de 1895 de La Cour. De fait, Mallarmé a déplacé tous les concepts polémiques de son temps, qu’il soient littéraires (« vers », « musique », « Fiction », « Idée », « Théâtre », etc.) ou sociologiques (« divinité », « société », « Foule », etc). C’est ce que nous voudrions montrer maintenant, en distinguant deux niveaux d’analyse, l’intention de l’auteur, telle qu’on peut la reconstituer, et l’intention du lecteur, liée à l’effet produit par le texte.
Intentio auctoris : correspondance, réponses aux enquêtes, discours et « poèmes critiques »
21Tentons de réunir ici les références mallarméennes explicites, et notoires, à l’anarchie, en les considérant de manière chronologique, ce qui implique une distinction à opérer entre les prépublications en revues et le recueil dans Divagations en 1897. Nous verrons qu’il est tout à fait inexact d’écrire, comme le fait Eisenzweig, qu’il n’y a chez Mallarmé, sur l’anarchisme, qu’un « silence constant, obstiné, récurrent82 ».
22Tout « commencerait83 » en février 1892, peu avant que s’abatte sur Paris cette « véritable épidémie terroriste84 », peu avant le premier attentat de Ravachol, lorsque Mallarmé se voit sollicité par la revue La Plume, en la personne de Paterne Berrichon, pour commenter l’actualité anarchiste. Le poète reçoit la lettre suivante : « […] nous serions heureux de connaître votre opinion sur les idées que Kropotkine, Elisée Reclus, Oscar Wilde, Camille Pissarro, Grave, etc., développeront dans ce N° ; idées que vous connaissez, du reste85 ». Mallarmé répond ainsi :
Quand je tiendrai le numéro de La Plume que je vous félicite d’avoir une fois remise aux mains des Kropotkine, Elisée Reclus, Oscar Wilde, Camille Pissarro, Grave et autres, je lirai, j’admirerai, je sympathiserai ; mais avant ? et ne me demandez pas de traiter, en l’espace d’un billet, le sujet où, pour placer un mot, il faut toute la spéciale autorité de ces saints et de ces maîtres86.
23Les éditeurs de cette correspondance commentent : « lettre très maladroite ; on comprend le refus de Mallarmé87 ». Et de fait, à défaut d’une prise de position nette, la revue, à la rubrique « Lettres sur l’anarchie », ne publiera que cette réponse le 1er septembre 1892 ; et rien de Mallarmé ne paraîtra dans le numéro spécial du 1er mai 1893. Mais c’est lors du banquet du 15 février 1893 de cette revue que le poète prononcera son « Toast », rebaptisé « Salut » pour les Poésies. Au même moment, lors du scandale de Panama et du procès de Lesseps, Mallarmé publie en février 1893 un texte dans The National Observer, première version du « poème critique » Or de Divagations. On peut y lire ces lignes, retorses, comme toujours, qui seront retranchées en 1897, sans doute à cause de leur ancrage par trop circonstanciel :
Les salons ont conversés juste. Tant de mains, en quelque façon anarchistes, de gens pourtant de convention, retardant leur élan de crainte de paraître protester contre l’arrêt à peine lu qui serrèrent dignement, spontanément, gravement la main des condamnés, comme si rien ne s’était passé, y effaçant la trace des ligatures infamantes : elles ont signifié quelque chose d’inconscient et de suprême. Juges, prononcez : à nous, un tribut payé par les imprudents, et de leur remettre la peine, non ; du moins, d’intimes et supérieures conséquences88.
24Même s’il faudrait renvoyer à l’intégralité du texte, il semble que Mallarmé s’en prenne ici à une justice républicaine, voire éternellement humaine-trop humaine, qui n’a pas d’efficacité réelle : « ne pas perdre de vue que la fonction de la Justice est une fiction, cela par le fait seul qu’elle ne rend pas l’argent89 ». Lesseps, « statue à terre90 », semble ici défendu par Mallarmé, et la remise en cause du jugement officiel, c’est-à-dire fictif, prend une tournure « anarchiste ».
25Durant l’été 1893 paraît La Société mourante et l’Anarchie, de Jean Grave, livre préfacé par Mirbeau qui vaudra à son auteur une condamnation en 1894 lors du Procès des Trente91. Mallarmé en reçoit un exemplaire, mais la réponse du poète a été perdue. Une lettre du directeur de La Révolte du 5 juillet remercie le poète pour sa « bonne appréciation92 », sans en dire plus ; le propos porte immédiatement après sur la publication d’un compte rendu dans La Révolte des Nouveaux Contes cruels de Villiers.
26Puis surgit l’attentat de Vaillant contre la Chambre des députés, le 9 décembre 1893. Le journaliste Paul Brulat, profitant de la présence d’écrivains réunis lors d’un banquet de La Plume, obtient cet avis du poète, qui sera publié le lendemain dans Le Journal : « je ne sais pas d’autre bombe, qu’un livre93 ». Mallarmé sera en outre, comme l’on sait, concerné par le parcours politique de Félix Fénéon, en faveur duquel il fera une déposition après l’attentat ayant frappé le restaurant Foyot le 4 avril 189494. La défense de Mallarmé consistera à insister sur la douceur de caractère de l’homme de lettres, comme sur la dimension « pure » de ses préoccupations intellectuelles, strictement artistiques. Fénéon fut acquitté et l’on estime aujourd’hui que « Mallarmé ignorait évidemment, comme la cour, que Fénéon était en fait l’auteur de l’attentat95 ». Ajoutons qu’au moment de l’arrestation du suspect, Mallarmé, répondant à un journaliste, estime qu’il n’y avait « pour Fénéon pas de meilleurs détonateurs que ses articles96 », formule qui fait directement allusion au mot fameux précédemment cité. Enfin, la prise de position mallarméenne la plus précise et la plus développée se trouve dans La Musique et les Lettres, cette conférence prononcée en avril 1894 sur fond d’effervescence anarchiste :
L'injure bégaie, en des journaux, faute de hardiesse: un soupçon prêt à poindre, pourquoi la réticence? Les engins, dont le bris illumine les parlements d'une lueur sommaire, mais estropient, aussi à faire grand'pitié, des badauds, je m'y intéresserais, en raison de la lueur - sans la brièveté de son enseignement qui permet au législateur d'alléguer une définitive incompréhension ; mais j'y récuse l'adjonction de balles à tir et de clous. Tel un avis ; et, incriminer de tout dommage ceci uniquement qu'il y ait des écrivains à l'écart tenant, ou pas, pour le vers libre, me captive, surtout par de l'ingéniosité.97
27Mallarmé ironise sur l’amalgame opéré par la presse à sensation entre anarchisme terroriste et vers-librisme, tout en condamnant la violence meurtrière, comme Zola par exemple, ainsi que l’inefficacité de la méthode. Ces jugements ne sont pas sans rappeler très précisément les thèses défendues par un proche de Mallarmé, Pierre Quillard98, deux ans plus tôt dans Les Entretiens politiques et littéraires :
Il faut avouer que l’explosion de quelques bombes de dynamite frappe de terreur les esprits vulgaires. Mais cet affolement de surprise dure peu, juste le temps de fournir prétexte aux représailles de la police et de la magistrature […]. Au contraire, la puissance destructrice d’un poème ne se disperse pas d’un seul coup : elle est permanente et sa déflagration certaine et continue ; et Shakespeare ou Eschyle préparent aussi infailliblement que les plus hardis compagnons anarchistes l’écroulement du vieux monde99.
28Mais cet argument est à double tranchant ; il peut aussi appeler et justifier la censure. Ainsi, lors du procès Jean Grave, le Ministère publique déclare : « l’accusé d’aujourd’hui est un livre (…] ce livre est un explosif ; frappez-le comme une bombe100 ».
29Ce parti pris du livre et de la révolte durable par l’idéalité efficace de la pensée se rencontrerait également dans un propos de Mallarmé rapporté par Régnier dans ses Cahiers, à la date de mai 1894 :
Chez Mallarmé. Il s’étonne que les jeunes gens soient anarchistes, de ce goût chez eux pour des manifestations grossières, de cette condescendance à des moyens brutaux de la part de gens qui ont à leur disposition des moyens supérieurs de protestation comme le livre. Il ajoute qu’il n’y a pas lieu d’être anarchiste tant qu’on permettra d’écrire et, quelqu’un objectant des lois restrictives, il répond que savoir écrire c’est savoir tout dire malgré tout, et que le tyran oblige à la seule chose intéressante, l’allusion et la périphrase101.
30Citons enfin un dernier témoignage, tiré toujours des très précieuses notes de Régnier, datées d’avril 1894 : « il n’y a qu’un homme qui ait droit d’être anarchiste, moi, le poète, parce que seul je fabrique un produit dont la société ne veut pas, en échange duquel elle ne me donne pas de quoi vivre102 ».
31Que conclure de ces données ? Si le Maître de la rue de Rome « était cerné par l’anarchie en 1893 et 1894103 », les difficultés demeurent quant à l’interprétation de son positionnement. Mallarmé, dans sa réponse à Berrichon, manie certes l’hyperbole élogieuse pour qualifier les théoriciens de l’anarchie (« ces saints et ces maîtres »), mais il avoue surtout indirectement ne pas les avoir lus, et engage sa responsabilité d’écrivain : juger sur pièces et pouvoir réfléchir avant de répondre. En outre, comme le suggère Caroline Granier, les relations avec Jean Grave, au vu des lettres dont nous disposons, semblent d’ordre plus littéraire que politique, même s’il ne faudrait pas trop séparer les deux domaines ici. Précisons effectivement que Mallarmé n’a pas signé la lettre de défense de l’auteur de La Société mourante, et qu’à la différence de Mirbeau, d’Elisée Reclus ou de Paul Adam, il n’a pas témoigné lors de son procès.
32Fidèle à son idéal d’« action restreinte » comme le confirme le témoignage de Régnier, Mallarmé écarte l’activisme militant et limite l’engagement de l’écrivain, homme de la seule main à plume, à la forme-livre : « Ton acte toujours s’applique à du papier104 ». En outre, à suivre les analyses de Bertrand Marchal, si Mallarmé manifeste certes un intérêt pour la bombe, c’est pour que son regard de poète opère immédiatement une double réduction, du côté de la lumière en tant qu’idéalité, et du côté du dévoilement, en tant que prise de conscience105. On passe de la protestation à la révélation. Mallarmé déplace l’anarchisme en le métaphorisant, c’est-à-dire en le spiritualisant, sans pour autant le désamorcer sans doute. Il ne s’agit pas de « miner106 » les fondements de la Cité, mais d’illuminer le ressort refoulé de l’être-ensemble, la langue. Ainsi, dans l’imaginaire mallarméen tel qu’il est formulé justement dans La Musique et les Lettres, c’est la fête qui se substitue à l’attentat, et la pyrotechnie à la dynamite. Quant à l’image mallarméenne, circonstancielle, du livre-bombe, il ne faudrait pas lui donner trop d’importance à nos yeux. Mallarmé ne dit pas que le livre est une bombe ; il répond à la question « que pensez-vous des bombes ? » en la déplaçant sur le terrain des formes littéraires. Pour l’auteur de L’Action restreinte, le livre est avant tout un « instrument spirituel », formule essentielle, et non un engin explosif. Ceci nous conduit à adopter l’autre point de vue sur la question, moins historique.
Intentio lectoris : le cas du Coup de dés
33Mallarmé serait-il, comme l’a soutenu Lanson le premier, un anarchiste dans et par la langue ? La meilleure réalisation, en apparence, de l’idée anarchiste serait le Coup de dés, a-t-on pu soutenir récemment : « c’est là, en tout cas, chez Mallarmé, que la bombe du texte explose en pleine lumière107 », écrivait Pascal Durand en 1999, voyant dans le poème spatialisé de 1897, qui contient le mot « déflagration », une véritable « explosion typographique ». C’est renouer avec toutes les lectures avant-gardistes et modernistes du poème, de Tzara à Barthes108 et Kristeva. Une telle interprétation surdétermine le visible et la surface rétinienne aux dépens du lisible et de l’étagement intellectuel, quand le poète présentait à l’inverse son texte comme une « mise en scène spirituelle exacte », étalant les « subdivisions prismatiques de l’Idée109 ». Ne confondons pas prisme et bombe, hiérarchie et anarchie. Par bien des aspects, le Coup en dés, poème-partition et poème-estampe, se présente en profondeur comme un cristal constructif, certes mobile ou espacé, beaucoup plus que comme une fumée, explosive ou implosive. Ce texte structural, plus cézannien que cubiste ou futuriste, produit d’une poétique relationnelle et constructive, entend faire passer, par la lecture, des termes (le mot-étoile) aux relations entre les termes (le texte-constellation), ou encore des points de la face du dé au chiffre total. En outre, poème de « l’espacement » , et non de la pulvérisation, il relève d’une poétique du jeu et d’une logique du « pli », dans laquelle, comme toujours chez Mallarmé, la syntaxe reste un « pivot ».
Entre « Grande politique », cosmopolitique et politique du silence
34Le « déplacement » mallarméen de la question anarchiste nous semble concentré dans cette formule de La Musique et les Lettres que nous avons volontairement gardée pour la fin, très peu commentée jusqu’ici, alors qu’elle nous paraît déterminante pour tenter de clarifier la situation : « Un gouvernement mirera, pour valoir, celui de l’univers ; est-il monarchique, anarchique, aux conjectures110 ». Cette déclaration fait directement écho à la réponse donnée par le poète à l’enquête menée en 1893 par la revue L’Ermitage sur la « meilleure condition du bien social ». Confrontant, avec les mots d’Henri Mazel, une « organisation libre et spontanée » à une « organisation disciplinée et méthodique », Mallarmé en arrive à la conclusion suivante : « les théorie sociales, elles s’équivalent, presque opposées111 ». Ainsi, le poète renvoie dos-à-dos société libertaire et société autoritaire, comme s’il n’y avait pas d’état social stable et définitif, mais des processus qui peuvent se renverser en leur contraire. De même, la fin de La Musique et les Lettres identifie, pour les dépasser, vote et émeute, suffrage universel et contestation sociale directe112.
35Dès lors, pour Mallarmé, comme le souligne Marchal, la question sociale semble essentielle alors que la question politique reste contingente113. Tout le projet mallarméen tiendrait dans cette interrogation : comment restaurer le lien social, puisque le lien politique, exclusivement horizontal, ne suffit pas, et qu’il faut tenir compte, verticalement, de « l’instinct de ciel en chacun114 » ? L’auteur des Grand faits divers viserait ainsi une sorte de « Grande politique », capable, comme le journalisme idéal d’Un spectacle interrompu, de « remarquer les événements sous le jour propre au rêve115 ». Par conséquent, dans la perspective de ce déplacement permanent, il ne serait plus possible de penser le politique avec les catégories de la politique réelle. C’est comme cela qu’on peut entendre l’épigraphe de la première version de La Cour : « Pour s’aliéner les partis116 ». Mallarmé ne sera ni engagé, ni dégagé ; sa « poésie critique » aura seulement délimité cet espace distancié qui permet de penser117. L’anarchie reste une des modalités d’actualisation de la politique réelle, alors que Mallarmé entend renouer avec cette articulation entre l’humain et le cosmique qui a pu exister dans d’autres épistémès. Le gouvernement de la Cité terrestre et celui de Cosmos doivent à nouveau être pensés de manière spéculaire ; la vie en commun doit être régie par cette « Loi, sise en toute transparence, nudité et merveille118 ». Mallarmé garde l’idée de « Loi » avec majuscule, comme il conserve aussi l’idée de « Patrie » avec majuscule à nouveau, comme il reste fidèle au concept d’Etat et de fiscalité avec son Projet de « Fonds littéraire »119, autant de traditionalisme qui horrifierait un nominaliste anarchiste comme Stirner. Enfin, si le rapport social est une « fiction » qui relève des Belles-Lettres, nous aboutissons à un certain renversement du platonisme. La res publica repose sur une fiction d’essence littéraire, res litteraria, et la république mallarméenne doit être gouvernée par le Poète-Roi. Telle serait la leçon de Sauvegarde : le véritable gardien de la cité, c’est le littérateur, le scribe, l’homme des lettres. La Révolution viendrait d’une Académie française idéale, et ce serait une révolution invisible. Avec Mallarmé, très loin du bruit et de la fureur des attentats, il faut tendre l’oreille, et l’esprit, vers une « Grande politique » du silence, et attendre.