Tentatives de relégation – « l’art pour l’art », « la poésie pure », malentendus et constructions idéologiques douteuses
1 « Il faut de la religion pour la religion, de la morale pour la morale, comme de l’art pour l’art »1 : pour son cours à la faculté de Lettres, le philosophe Victor Cousin emploie une formule certes promise à un grand succès dans l’histoire des idées de littérature mais dont il n’aurait pu soupçonner l’évolution. Employée dans un contexte de censure et d’enrôlement politique des écrivains, l’expression « l’art pour l’art » couronne le cours de ce grand défenseur de l’indépendance de l’artiste et de l’autonomie de l’œuvre, attaché à séparer Le Vrai, le Beau, le Bien depuis son voyage en Allemagne en 1817, montrant ainsi sa fine compréhension de Kant, Schelling, Schiller et Hegel.
2« Le bien et le sain ne peuvent être la route de l’utile, ni même du beau », ajoute-t-il, et ces idées ne cessent d’être reprises et diffusées : dans La Revue des Deux Mondes en 1845 par exemple, on peut lire : « Il faut comprendre et aimer la religion pour la religion, la morale pour la morale, l’art pour l’art ». En 1835, la préface de Théophile Gautier à Mademoiselle de Maupin affiche les mêmes positions. Elle est clairement dirigée contre les critiques et journalistes qui imputaient aux auteurs les comportements (amoraux, asociaux) de leurs personnages et contre les saint-simoniens attachés à l’utilité de l’art. Se dessine donc un front disparate qui unit des conservateurs, en particulier catholiques, et des utopistes, front hétérogène contre lequel Théophile Gautier, et d’autres à sa suite, s’unissent pour affirmer l’art pour l’art, autant dit pour opposer fermement valeur esthétique et valeurs bourgeoises (l’utilité, la morale).
3L’art pour l’art, ce « serpent qui se mord la queue »2 dira Nietzsche, devient la formule porte-drapeau des artistes. Et par là-même, cette formule fournit l’occasion de confusions malheureuses qui toutes travaillent à la relégation du poète.
L’Art pour l’art comme détachement
4En effet, avec la défense de l’art pour l’art par Gautier, un premier amalgame apparaît : l’assimilation de l’art pour l’art et du détachement, que ce soit le détachement des réalités politiques et sociales ou le détachement du réel. Dans la préface d’Albertus de 1832, Théophile Gautier avait assumé une position provocatrice : « L’auteur du présent livre n’a vu du monde que ce que l’on en voit par la fenêtre, et il n’a pas envie d’en voir davantage. Il n’a aucune couleur politique ; il n’est ni blanc, ni rouge, ni même tricolore ; il n’est rien, il ne s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres ».On remarquera d’abord que l’impersonnalité de l’écrivain, généralement attachée à la figure de Mallarmé, se déclare ici fermement : « L’auteur […] (dit Gautier) n’est rien ». Mais deux ans après 1830, ce qui marque les esprits, c’est cette image de la fenêtre protectrice dont on a tôt fait l’emblème de la coupure avec le monde.
5Cette dépolitisation affichée, ce travail derrière la vitre, cette séparation symbolique du monde de la rue et du monde de l’artiste, doit pourtant d’abord se comprendre comme un rejet du biographisme. Pour Gautier, l’œuvre en effet ne doit pas être renvoyée à l’homme, un homme qui pourrait avoir une couleur politique (blanc, rouge, tricolore…). Cette déconnexion recouvre aussi une ouverture maximale de l’imagination – et justement Albertus est un conte noir très fantaisiste -, elle prolonge de manière provocatrice les revendications de la liberté en art, déjà prônée dans la préface de Cromwell de Hugo en 1827. Or ce n’est pas la filiation romantique qui sera remarquée dans cette apologie gautierienne de la liberté mais bien la revendication reconnue et assumée de la fin du lien entre travail poétique et révolution politique, la fin du système romantique de soudure du poétique, du politique et du religieux3.
6 Les poètes parnassiens, puis les symbolistes eux aussi, ont été soupçonnés de se cantonner à un art pour l’art, exercice de style stérile ou hermétisme infranchissable. Ces soupçons trouvent leur naissance dans la méconnaissance de certaines œuvres et dans la diffusion de caricatures. En 1872 Barbey d'Aurevilly dans L’Hôtel du Dragon Bleu4, prologue du Parnassiculet, polémique, peu tendre envers les Parnassiens, dessine la caricature des jeunes poètes : on y rencontre le « Parnassien aux cheveux d’or » de « l’école des Impassibles », un groupe de jeunes insensibles, vaniteux et incultes. En visite chez ces jeunes parisiens, le poète chinois Si-Tien-Li est salué pour n’avoir pas chanté le petit kiosque chinois et les bambous de sa province, mais pour avoir préféré imaginer les masures de la banlieue parisienne. Cette faveur accordée à l'exotisme, quel qu'il soit, pourvu qu'il soit, semble déjà bien ridicule mais la chute de l'anecdote redouble l'ironie : le dit poème original de Si-Tien-Li n’est qu’une chanson de cabaret qu'il a entendue la veille à Paris et que les poètes ne reconnaissent même pas. Un comble : une jeune femme démasque Si-Tien-Li mais la supercherie a beau être révélée, les poètes finissent par le féliciter chaleureusement pour n'avoir pas « violé le dogme saint de l'impassibilité »5.
7Ce texte satirique relayé par des échos concordants dans la presse souligne certes la manie de l’exotisme qui touche alors de nombreux poètes, pris dans l’admiration de l’œuvre de Leconte de Lisle. Mais il va plus loin : il forme l’image du poète détaché du réel, comme si la littérature fermait obstinément les yeux et ne trouvait sa valeur que dans ce détachement promu au rang de dogme. « Il vous faut un critérium » est le leitmotiv de ces jeunes écervelés. Ce critérium serait le détachement du réel. De la fiction à la réalité il y a pourtant beaucoup : les groupes de jeunes poètes se forment effectivement en nombre dans le dernier tiers du siècle, se réunissent dans un café6 et publient généralement dans une revue à la longévité toute provisoire. Mais une étude sur les « petites revues » littéraires parisiennes en 1900 a montré que ce « sous-champ de production restreint »7 plutôt isolé avait réagi aux interpellations de l’époque. Le détachement du réel vaut également détachement de la politique. Ces déconnexions postromantiques, sujettes à discussion, ont néanmoins pesé sur une transmission faussée de l’image du Poète.
L’Art pour l’art comme impassibilité
8Autre amalgame : dans l’opposition de l’art pour l’art et du sentimentalisme. En 1857, l’année des grands procès (ceux des Fleurs du mal, de Madame Bovary), l’argumentaire de la défense s’attache justement à marquer les distinctions entre la politique et la morale d’une part, l’art d’autre part. Autrement dit, ne pas vouer l’art à la morale mais dédier l’art à l’art, en remarquant que l’auteur a composé de l’art pour l’art et non pour autre chose : retour aux saines distinctions de Victor Cousin. Concerné par l’interdiction de certains de ses poèmes des Fleurs du mal, Baudelaire ne cesse de revenir sur cette idée d’une amoralité fondamentale de l’œuvre d’art et critique la mièvrerie des « romans honnêtes »8 et leurs bons sentiments. Bons sentiments très présents dans le théâtre bourgeois de l’époque, dans les pièces de Dumas fils, qui souhaite une littérature « morale » et, de manière emblématique, nous semble-t-il, dans Gabrielle d’Augier9. Cette pièce salue un choix raisonnable : l'héroïne, un temps émue par un jeune poète, renie ce faux-pas où elle allait s'engager et revient aimante dans les bras de son bourgeois de mari. Le poète est destitué et le mari promu, dans une déclaration enthousiaste de l'épouse10, aux rangs de père de famille et de véritable poète. Pour les autres, procès d'amoralité, d'immoralité, d'impassibilité voire d'inhumanité : parce qu'il ne veut pas être jugé à l'aune de bons sentiments, le poète ne connaîtrait-il pas de sentiments vrais ? Est-il pourtant besoin de rappeler tous les poèmes porteurs de sentiments que l'on peut lire alors, que l'on pense aux Fleurs du mal, profondément lyriques, hors de tout sentimentalisme, aux œuvres de Léon Dierx, si attentif aux hommes qui souffrent et élu par ses pairs « prince des poètes » à la mort de Mallarmé ?
9Sur la base de ces amalgames - entre l'art pour l'art et le détachement, l'art pour l'art et l'impassibilité - se dessine une schématisation dominante de l’histoire littéraire, heureusement aujourd’hui largement dépassée : l’opposition entre un Parnasse attaché à l’inutilité, réunissant ses auteurs dans le repli et l’impassibilité d’une part, et un Romantisme utile, d’autre part, réunissant des poètes flamboyants et politisés. Mais cette histoire littéraire a longtemps oublié qu’à leurs débuts les Romantiques, parce qu’ils défendaient leur autonomie et refusaient d’être récupérés par les positivistes ou les utopistes de leur temps, passaient eux aussi pour les défenseurs d’une école de l’art pour l’art.
10Cette thèse, bien qu’elle fut commune alors, s’est évaporée au point de nous apparaître comme un contre-sens. Pourtant Baudelaire en vient à prendre (une première) position par rapport aux Orientales de Victor Hugo, justement compris comme paradigme de l’art pour l’art, dans la première version de son étude de Pierre Dupont, ce poète ouvrier qu’il admire11. Certes, dans le propos introductif des Orientales, les idées d’art pour l’art sont défendues avec conviction mais elles sont défendues par le biais du discours rapporté, par un personnage dont on ne peut vraisemblablement pas faire tout simplement le porte-parole du poète. On y lit cette expression étonnante : « livre inutile de pure poésie ». C’est bien Charles Baudelaire qui a écrit : « Certainement il y aurait injustice à nier les services qu’a rendus l’école dite romantique. […] Mais, par son principe même, l’insurrection romantique était condamnée à une vie courte. La puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité »12.Et c’est bien Victor Hugo, dans un article qu’il consacre à Théophile Gautier, dans L’Europe littéraire (1834), qui a rappelé son rejet de toute littérature partisane et utilitaire. Difficile de faire alors de l’Art pour l’art un mouvement de contestation du Romantisme – et pourtant l’histoire littéraire a longtemps changé cette perspective et tout simplement retourné la situation en évitant les complications, unifiant la position de Baudelaire et simplifiant celle de Hugo.
11Cette simplification au profit d’une opposition schématique entre des écoles, nécessairement opposées, laisse ainsi dans l’ombre des figures importantes de l’époque. Un exemple : Gustave Kahn, se voulant chef de clan du symbolisme13, à l'avant-garde par son emploi exclusif du vers libre mais toujours prêt à réactiver l'image hugolienne du poète flambeau de l'humanité, soucieux de dépasser l'opposition de principe entre l’art pour art et l’art social14.
Des confusions entretenues au nom de l’« autonomie littéraire »
12De plus, la notion d’art pour l’art en s’introduisant dans l’histoire littéraire trouble notre vision du rapport du poète à l’engagement et surtout au détachement. Elle tend à associer les représentants de l’art pour l’art à l’impassibilité, l’insensibilité. La récupération et la déviation de cette expression dépendent de manipulations idéologiques : revendiquer l’art pour l’art reviendrait à revendiquer une stérilité, à enfermer les poètes dans leur tour d’ivoire, les écarter de toute réflexion politique ou religieuse, leur créer un ghetto rassurant pour ceux qui ont intérêt à confondre indépendance de l’écrivain, autonomie de l’art, inutilité et innocuité de l’œuvre. En s’intégrant à l’histoire littéraire, la notion, d’ailleurs, échappe aux auteurs et aux textes.
13Pour ne pas trahir la complexité des positions tenues alors par les poètes (autour des enjeux de l’art social, de la poésie pure et de l’art pour l’art), la question de l'utilité poétique doit être bien nettement dégagée de deux autres questions distinctes et cependant trop souvent confondues avec elle : celle du sentimentalisme (ou de l’impassibilité), et celle de l'autonomie. Ces confusions ont pu dévoyer l’orientation de certaines lectures, chez Sartre ou Bourdieu, sur lesquelles nous allons revenir. Elles ont abouti à la transmission d’une image faussée du poète fin de siècle, et plus largement du Poète. Mal dépliée, cette interaction entre l’autonomie et l’art pour l’art finit par construire un nœud idéologique entre désengagement politique et impassibilité et rejette dans le même mouvement les enjeux politiques et sentimentaux de la poésie, alors même que, nous l’avons vu, la poésie fin de siècle n’illustre pas déshumanisation et désincarnation.
14La période qui nous intéresse illustre clairement la conquête de l’autonomie de l’art, notamment par la création d’institutions entre pairs. L’autonomie de la littérature signifie d’abord le rejet de l’inscription biographique, à rebours des théories de Sainte-Beuve. Mais elle reposerait surtout, selon Bourdieu, sur une transcendance, parfois inavouée, grâce à laquelle l’œuvre d’art affirmerait son irréductibilité, sa singularité et sa rétivité à l’analyse. Bourdieu l’a bien montré : les champs de production culturelle deviennent le lieu d’une confrontation entre deux principes de hiérarchisation ; l’un, hétéronome, favorise ceux qui dominent économiquement et politiquement, l’autre, autonome, invite à voir dans le succès une compromission et dans l’échec, la difficulté, une élection. Parce que la littérature se polarise nettement en opposant une production restreinte, attachée à son indépendance, et une grande production ou production de masse, symboliquement discréditée, elle apparaît aux yeux de Bourdieu comme un champ de production culturelle particulièrement autonome.
15Or il convient de constater que les poètes conquièrent une grande autonomie sans pour autant que la question politique de leur engagement y soit corrélée. L’idée d’un désenchantement des générations d’après 1848 (qu’illustrerait clairement ce raté exemplaire qu’est le Frédéric de Flaubert) engage chez Bourdieu une superposition tout à fait malheureuse de la désillusion politique et de l’autonomie : « L’effondrement des illusions, que j’appellerai à dessein quarante-huitardes (par analogie avec les illusions soixante-huitardes dont l’écroulement hante encore notre présent), conduit à cet extraordinaire désenchantement, si vigoureusement évoqué par Flaubert dans L’Education sentimentale, qui fournit un terrain favorable à une nouvelle affirmation de l’autonomie, radicalement élitiste cette fois, des intellectuels. » La citation est problématique car, même si on peut penser que 1848, comme 1871 ensuite, aggrave la situation, ce n’est pas 1848 qui lance le mouvement de refuge des artistes dans l’élitisme, l’« entrée en régime vocationnel »15, pour reprendre l’expression de Nathalie Heinich dans son étude sur L’Élite artiste. Tout cela plonge ses racines dans la Bohème. En 1836, le héros des Confessions d’un enfant du siècle montre cette même indétermination qui constituera (si l’on veut) le Frédéric sans consistance de L’Education sentimentale en 1869, lui qui raconte avec complaisance son incapacité à faire ses preuves dans une compétence quelconque - comme si aucune n’était assez bonne pour lui.
16Dans L’Idiot de la famille, grande étude de Sartre à laquelle l’ouvrage de Bourdieu répond en partie, le philosophe et critique avait défini la « névrose objective » de tous les écrivains de l’époque de Flaubert, disposition qui les rendait incapables de « s’engager ». Or Sartre, justement, incarne la figure de l’intellectuel engagé au XXe siècle, lui qui pose la question « Pourquoi écrire ? » et interroge la place de l’écrivain « aujourd’hui » dans Qu’est-ce que la littérature ?... Le regard rétrospectif que ce XXe siècle pose sur le XIXe siècle doit donc lui-même être historicisé car c’est au XXe siècle qu’une littérature engagée se constitue face à une littérature autonome.
17Tout en étant attentives à ne pas se détacher des enjeux de l’époque qu’elles étudient, les études de Sartre et de Bourdieu finissent tout de même par relayer l’image erronée : l’art pour l’art serait lié au désengagement. Pourtant tout ne se joue pas dans cette posture, contredite par des actes, des textes. L’autonomie, réclamée, défendue dans l’art pour l’art, n’est pas l’écueil qui interdirait de faire advenir un poète citoyen, d’un nouveau genre. Lorsque Bourdieu précise : « N’admettant d’autre jugement que celui de leurs pairs, [les défenseurs de l’art pour l’art] affirment la fermeture sur soi du champ littéraire mais aussi lerenoncement de l’écrivain à sortir de sa tour d’ivoire pour exercer une forme quelconque de pouvoir (rompant en cela avec le poète vates à la Hugo ou le savant prophète à la Michelet)»16, il met ainsi de côté la portée politique des poétiques et méjuge, entre autres, les tentatives mallarméennes et rimbaldiennes.
Des confusions qui aboutissent aussi à des silences
18Ces silences cachent ainsi des faits marquants de la vie littéraire de l’époque. L’investissement massif des poètes du Parnasse dans la guerre de 1870 a donné lieu à de nombreuses productions poétiques, rarement mentionnées dans les bibliographies d’auteurs. Cet oubli aboutit pourtant à accréditer la thèse d’une rupture des relations entre le poétique et le politique, alors qu’il s’agit non d’une rupture mais de nouvelles configurations. L’histoire littéraire a caché cet engouement de tous les poètes pour une poésie de la Revanche – et le regard rétrospectif sur cet engagement de circonstance donnerait presque à ce phénomène une grande banalité. Non, il n’était guère évident d’écrire sur le sujet – et quelques uns ne l’ont pas fait, comme Mallarmé ou Heredia. Il existe une assez grande diversité de formes et de tonalités dans ces poèmes sur la guerre de 1870. Sont tout particulièrement intéressants les réinvestissements personnels des motifs de Déroulède ou les liens renoués avec la poésie de Chénier, par delà (par-dessus ?) Déroulède.
19Dans la proximité immédiate de la guerre de 1870, un culte est dévolu aux héros du siège de Paris, sur le mode majeur de l’héroïsme, et aux Alsaciens-Lorrains, sur le mode mineur de la déploration, si bien que toute une part de la poésie du Parnasse est liée à la guerre : qu'on pense à Leconte de Lisle, Théodore de Banville (qui écrit des Idylles Prussiennes), François Coppée, Léon Dierx, Sully Prudhomme, Albert Glatigny (qui compose de « Nouveaux châtiments » dans Le Fer rouge). Il est particulièrement intéressant de rappeler cet investissement massif des poètes dans cet épisode politique17 (notamment pour marquer l’opposition avec ce qui se passe ensuite avec la Commune, qui déstabilise les groupes).
20Les poètes n'occupent certainement pas une place de choix dans la Cité mais cette marginalité n’empêche nullement l’utopie d’un lien nouveau et vivant. La publication de tombeaux et hommages funèbres, célébration de poètes par les poètes, témoigne du même effort.Ces reconnaissances prennent des formes idéologiques et poétiques complexes, prises entre tradition et témoignage pour l’avenir. Il n' y a pas de mouvement parallèle d’exclusion de l’Histoire et d’entrée en Littérature.
L’Art pour l’art comme pureté de l’art ?
21 Le succès de la formule « poésie pure » a renforcé le poids de ces conjonctions. Autre source de confusion, elle a abouti à l’opposition de la mimèsis et de la poésie, à l’exclusion du narratif en poésie. Or on voit combien aisément l’opposition à la mimèsis peut se combiner au détachement du réel.
22La poésie pure , c’est la poésie « pure d’éléments non poétiques »18 pour Valéry et d’ailleurs, impossible comme telle pour lui, seulement idéale. Au moment où la poésie est à la recherche de sa définition, dans la perte de ce critère définitoire simple qu’était l’opposition frontale entre le vers et la prose, le narratif devient essentiellement prosaïque, absolument antipoétique - alors qu’il était le critère classique de poéticité. Déjà en réflexion chez Mallarmé, chez Valéry (qu’accompagne aussi Gide, dans sa quête du « roman pur »), la pureté de la poésie devient la recherche de la poéticité de la poésie, l’essence du poétique, la définition d’un genre, face au roman et au théâtre. La poésie épique, la poésie dramatique sont censées s’éclipser au profit exclusif de la poésie lyrique, qui devient le parangon du poétique.
23Ces mots fonctionnent alors comme des emblèmes de littérarité mais ils sont sources d’amalgames quand ils sont déshistoricisés. Dans les années 1925-30, l’Abbé Brémond reprendra d’ailleurs l’adjectif « pure » pour souligner le « mystère » dans la poésie car selon lui, la poésie procède du divin : en débordant la connaissance rationnelle, la poésie nous élève, elle nous fait gravir une échelle mystique qui nous conduit à la prière pure. Aucune trace de ce sens précis au XIXe siècle où les mots « Poète pur » ou « pur poète », présents chez Baudelaire, chez Verhaeren, chez tant d'autres, sont utilisés comme une reconnaissance entre pairs et comme une signature, contre le « débraillé », pour reprendre le mot de Verlaine19.
24Mais puisque c’est dans la période postromantique que s’inventeraient les « normes du champ littéraire », dirait Bourdieu, les fondements de la modernité, diraient tant d’autres, puisque c’est bien dans cette période que la poésie en tout cas recherche sa définition et l’écrivain son nouveau statut, les expressions de l’époque - « art pour art », « poésie pure » -, dans leur dangereuse neutralité, ont joué le rôle de passeurs idéologiques forts. Elles aboutissent malheureusement à la transmission d’une image faussée du poète, inutile, méprisant ou pathétique, et nous sommes les héritiers de cette confusion qui a abouti à rejeter dans le même mouvement expression des sentiments, recours au réel, aspirations politiques et utopiques.