Flaubert dans les manuels scolaires : généalogie d’une figure de l’écriture en rupture de l’histoire
1Le nom de Flaubert a le privilège de symboliser presque à lui seul l'émergence de la modernité dans l'histoire littéraire. Ce caractère inaugural d'une œuvre est inséparable d'une nouvelle figure de l'écrivain que Flaubert aurait incarnée, figure devenue légendaire d'un Flaubert, premier Adam d'une espèce nouvelle : celle de l'homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr1 . Cette représentation de la littérature comme vocation sacrée, exigeant de l'écrivain un détachement du monde, du Siècle, de la cité terrestre et de son devenir, Flaubert est à l'évidence le premier à l'avoir nourrie ; et elle a acquis à partir de lui une valeur quasi paradigmatique pour l'interprétation du geste littéraire au XXe siècle.
2 Flaubert est une figure à travers laquelle s'est donné à penser le rapport entre l'écriture littéraire et l'histoire, la place de l'écrivain dans la cité. Cette figure s'est cristallisée au tournant du vingtième siècle par le biais de la réception savante de l’œuvre, pour ensuite être réinterprétée par les différents courants de la critique littéraire. Il est remarquable que tous ces courants, malgré leur diversité, ont retenu de Flaubert les mêmes traits, et lui ont prêté un caractère d'exemplarité.
3Les manuels scolaires français ont repris et poli cette figure, construisant à travers leurs présentations de l'écrivain Flaubert, un véritable portrait de l'écrivain en Flaubert. Or, il peut sembler étrange que ce soit une telle représentation de l'écriture que la littérature scolaire ait reconnue comme exemplaire. Si les manuels sont bien l'œuvre d'une communauté qui veut donner et se donne une certaine image d'elle-même, comment peuvent-ils célébrer en Flaubert une écriture détachée de l'histoire, qui refuserait par définition toute forme de service social ? Au prix de quels malentendus une telle célébration paradoxale peut-elle avoir lieu ?
4 Telles sont les questions qui ont motivé le choix d'étudier, à travers les différentes représentations de Flaubert dans les manuels scolaires, la construction de cette représentation de l'écriture en rupture de l'histoire.
5 Le corpus de manuels sur lequel se fonde cette analyse se caractérise par sa grande amplitude chronologique2 : du premier manuel, Morceaux choisis des Classiques Français de F.L. Marcou édité par Garnier Frères Libraires en 1900, au manuel Littérature, Textes et Documents, collection dirigée par H. Mitterand pour les éditions Nathan en 1986, on peut suivre dans sa continuité, sur près d’un siècle, l’évolution de la présentation de Flaubert. Élargissant cette chronologie, Le Manuel de Littérature Française des éditions Bréal (2004), auquel nous accorderons une place particulière, permet par contraste, de mieux saisir cette évolution. Nous n’avons pas retenu d’ouvrages antérieurs à 1900, car Flaubert n’apparait pas ou que très exceptionnellement dans la littérature scolaire avant cette date. Il rentre dans les programmes de l’agrégation, de grammaire d’abord, au tournant du siècle et c’est seulement ensuite qu’il devient progressivement un « classique ». L’autre critère qui a présidé au choix des manuels de notre corpus est la reconnaissance dont ils ont fait l’objet, le signe le plus évident de celle-ci étant la fréquence de leur réédition. Il s’agit de manuels qui ont été largement utilisés dans la pratique de l’enseignement et dont certains font encore office de référence dans l’édition scolaire. Par ailleurs, composé essentiellement de recueils de textes, notre corpus, au-delà des variations inévitables compte tenu de la période envisagée, jouit d’une relative unité formelle qui autorise la comparaison.
6 Pour faciliter le commentaire et la lecture, nous désignerons les manuels par le nom de leurs auteurs, suivi de leur année de mise en circulation. C’est sous cette dénomination que les professeurs ont en effet coutume de les désigner et que certains manuels sont passés à la postérité : le Lagarde & Michard, le Castex & Surer ou le Chassang & Senninger pour n’en citer que quelques-uns. Seuls les deux derniers manuels de notre corpus font exception à cette règle : Littérature, Textes et Documents de Dominique Rincé et Bernard Lecherbonnier sera désigné par le nom du directeur de la collection, à savoir Henri Mitterand, et Le Manuel de Littérature Française par son titre, étant donné le nombre de co-auteurs.
7 Précisons, s'il en est besoin, qu'à travers cette étude, il ne s'agira pas de juger de la pertinence des présentations de Flaubert, soit par rapport à ce que serait un hypothétique ''véritable'' Flaubert, soit par rapport aux objectifs pédagogiques que celles-ci ont visés. Nous n'avons en vue directement ici ni leur valeur de vérité, ni leur efficacité au regard des fins définies par l'enseignement de la littérature. Nous voudrions plutôt montrer en quoi ces présentations, par l’exemplarité qu'elles prêtent à l'écrivain et à son écriture, véhiculent une représentation de ce qu'est l'écriture littéraire, de son rapport à l'histoire et à la cité ; et tenter ainsi de donner une interprétation du règne d'une telle figure, symptomatique à la fois des changements de l'historiographie, de la critique littéraire, et de leur relation.
8 Naturellement, la description et l'interprétation des manuels ne peuvent se faire sans avoir à l'esprit que ce ne sont pas des textes autonomes ; qu'ils sont au carrefour des exigences d'un savoir portant sur la littérature, et d'un pouvoir qui détermine les finalités de sa transmission. Il faut aussi apprécier ce que les différences de présentations doivent aux changements des programmes pour pouvoir les comparer sans trop d'arbitraire, et suivre l'évolution de cette figure à travers des manuels couvrant une période de plus d'un siècle.
9 Mais les buts fixés à l'enseignement des lettres par les institutions scolaires, n'ont finalement pas varié au point qu'une telle tentative d'interprétation, nécessairement en survol, soit dans son principe arbitraire.
La construction d'une figure : de la mise en cause d'une « anomalie » au « portrait de l'écrivain en Flaubert ».
10La réception de Flaubert dans les manuels scolaires est marquée par un processus de canonisation rapide, qui commence assez tôt et qui aboutit à en faire une figure exemplaire, à travers laquelle va être fixée durablement une certaine représentation de ce que peut être l'écrivain, de son rapport à la société et à l'histoire ; ce qu'on pourrait nommer un « portrait de l'écrivain en Flaubert ».
11Cette construction reflète et entérine avec quelques années de retard une vision de Flaubert qui s'est imposée dans la critique au début du siècle, aboutissant à son acceptation comme classique et comme mythe fondateur à l'origine de la littérature moderne.
12Avant de relever par quelles opérations cette figure se constitue et se polit progressivement dans les manuels étudiés, il est intéressant d'examiner les plus anciens, où cette image d'un Flaubert exemplaire n'est pas encore présente. Il est aussi à noter que ceux-ci repèrent chez Flaubert une « anomalie » qui le rend impropre à figurer comme écrivain exemplaire. Nous verrons toutefois, qu'à travers ce qu'ils identifient et condamnent comme un excès dans l'écriture flaubertienne, ces ouvrages ont, par contraste, le mérite de faire ressortir ce que l'institutionnalisation de Flaubert comme modèle consensuel de l'écrivain, suppose de simplifications et d'oublis dans sa lecture.
La figure d'un excès : Flaubert pour l'exemple.
13 Le manuel marcou3 (1900) consacre à Flaubert une seule page qui s'organise plus exactement en huit lignes de présentation, accompagnées de deux courts extraits de Salammbô. Flaubert y apparait comme un auteur à « système4 », celui du « réalisme5 ». Sous le signe de cette étiquette, la présentation brosse de manière lapidaire le schéma d'une évolution de l'œuvre s'enfermant de manière fatale dans un particularisme pour le moins étriqué. Ainsi, après Madame Bovary et Salammbô - seuls titres cités- il est dit de Flaubert et de la suite de son œuvre que « son système s'accuse de plus en plus jusqu'à y faire bon marché de l'intérêt, pour n'y consigner que le résultat d'une observation aiguë et sèche6 ». L'écrivain Flaubert est ici une singularité qui n'a pas valeur d'exemple, il est « avant tout, un artiste de style, style longuement travaillé, mais arrivé à une précision serrée et savante et un pittoresque brillant7 ». Les mérites reconnus au styliste, font sentir en creux comme une carence de l'œuvre, un manque d'humanité, d'universalité qui exclut que Flaubert puisse être identifié à un écrivain modèle.
14 Dans le cahen8 (1912), Flaubert fait l'objet d'une présentation un peu plus développée : sept pages en tout qui comprennent une page et demie de propos généraux sur l'auteur, ainsi que deux extraits de son œuvre tirés de Madame Bovary et de La Légende de Saint Julien l'hospitalier. L'esprit du manuel est exposé dans l'introduction générale. Il s'agit de « faire figurer tous les écrivains qui […] par l'originalité de leur génie ou la perfection de leur style ont contribué au progrès des lettres et de l'esprit français9 », de « retrouver l'âme même des grands hommes et l'âme des siècles qui les ont inspirés10 », partant du principe que « l'histoire littéraire est l'histoire d'un peuple », qu'«elle s'efforce de ressaisir l'histoire même d'un peuple dans ce qu'elle a de plus intime, de suivre l'évolution de son génie11 ».
15 Inscrite dans le cadre téléologique de cette histoire littéraire patrimoniale et nationale, la présentation de Flaubert devient significative. Elle fait grand cas de Madame Bovary, œuvre équilibrée en raison de l'adéquation de la forme et du sujet, au style « qu'aucune faiblessene dépare12 ». Par opposition avec ce sommet, toute la suite de l'œuvre apparait comme déséquilibrée ou plus ou moins inaboutie. Salammbô et la Tentation deSaint Antoine montrent, certes, un style d'«une richesse éblouissante et presque excessive», mais, en « se bornant à décrire en observateur désintéressé », Flaubert « paraît froid, et la lecture de sesdeux ouvrages […] fatigue et n'attache pas13».
16Le même reproche s'applique, à un degré moindre, à L'Éducation Sentimentale et à Bouvard et Pécuchet, qui témoignent d'« une impartialité qui a néanmoins quelque chose de cruel et d'amer14 ».
17 En conclusion, le jugement global sur l'œuvre reconnaît le caractère achevé de la forme pour mieux exhiber une imperfection de fond, liée à une « théorie étroite de l'art pour l'art » et à « un mépris excessif des hommes et des doctrines15 ». L'impersonnalité revendiquée par Flaubert est considérée par l'auteur du manuel comme une affectation. En guise d'argument d'autorité, un long passage d'une lettre de Sand à Flaubert vient clore ce chapitre. Dans ce célèbre extrait de la correspondance, la romancière fait le procès de l'impersonnalité de son ami : « la suprême impartialité est une chose anti-humaine », or « un roman doit être humain avant tout ». Elle rappelle à Flaubert que, pour susciter « l'intérêt » du lecteur, « il faut aller tout droit à la moralité la plus élevée qu'on ait en soi-même et ne pas faire mystère du sens moral et profitable de son œuvre...16 ».
18 Concluant cette présentation, la lettre de Sand apparaît comme la pièce à conviction qui en constitue la clé : parce qu'il n'est pas moral, pas suffisamment humain, Flaubert ne peut être élevé à la dignité d'écrivain modèle et universel. La limite esthétique de l'écriture flaubertienne coïnciderait de fait avec une limite morale.
19 On le voit, cette introduction à la lecture de Flaubert développe et explicite un jugement encore sous-jacent dans le marcou, paru dix ans plus tôt. En somme, ce que ces deux manuels, qui dénient encore à Flaubert le statut d'écrivain exemplaire, lui reprochent, c'est d'annoncer ce qu'Yvan Leclerc17 appellera la « fin de la vertu consolatrice de la littérature ». L'affirmation de l'autonomie de la littérature, qui se heurte à la politique et à la morale en refusant de s'en mêler, est sévèrement considérée par ces manuels du tout début du siècle, comme une sorte d'infirmité.
20 Cette appréciation moralisatrice, qui peut sembler caricaturale au lecteur d'aujourd'hui, a cependant le mérite de signaler ce qui, chez Flaubert, dérange, et sera oblitéré par une autre représentation : celle qui prétendra que l'autonomie de la littérature n'est pas une infirmité mais la distinction même de l'écrivain qui a le courage de se sacrifier sur l'autel de l'art. Mais pour le marcou, comme pour le cahen, l'impersonnalité est une posture intenable, suspecte poétiquement et politiquement. Paradoxalement, leurs jugements sont symptomatiques d'une lecture politique en creux de Flaubert : « il est celui qui rompt le pacte social et éthique de la littérature18 ».
Une figure de modèle : Flaubert exemplaire
21 La représentation de Flaubert bascule et s'inverse dans les manuels suivants car c'est désormais un Flaubert exemplaire, symbole de la littérature elle-même, de l'écrivain en général, qui nous est donné à lire, marquant l’avènement d’une vision de l’écriture littéraire en rupture avec l’histoire. On peut suivre la construction de cette figure nouvelle en examinant trois traits récurrents qui en délimitent et dessinent les contours. Le premier est la mise en exception de l'écriture flaubertienne par rapport à la catégorie du réalisme. Le second est l'usage qui est fait dans ces manuels de la Correspondance comme clef d'interprétation de l'œuvre. Le troisième est la présentation de la biographie de l'auteur, qui, par ce qu'elle retient de significatif, véhicule une certaine vision de l'écriture et de son retrait vis à vis de l'histoire.
Flaubert et le réalisme
22 Dans le chevaillier et audiat19 (1927), un peu plus de vingt-quatre pages sont consacrées à Flaubert. Il n'y a pas d'introduction globale, l’œuvre étant exposée à travers une succession de textes organisés en trois parties et précédés à chaque fois d'un court paragraphe liminaire. La première partie, intitulée « L'artiste », commence par une lettre de Flaubert à Louise Colet précédée du titre : « Les affres et les joies de l'Art20 ». La deuxième partie, intitulée « Le réalisme artistique21 », comprend trois passages de Madame Bovary, tandis que la troisième, qui s'intitule « L'érudition et l'Art22 », contient quatre extraits de Salammbô. Le manuel explicite l'intention de cette présentation : « Les deux séries de textes que nous citons permettent d'étudier le double aspect du talent de Flaubert et les deux tendances de son tempérament artiste qu'il a signalées lui-même ». Flaubert n'est pas rangé ici dans la catégorie du réalisme, il se caractérise par son « réalisme artistique » qui vise à « transfigurer en œuvre d'art la réalité la plus vulgaire ». C'est précisément parce qu'il transcende le genre et qu'il n'y peut être réduit, que Flaubert constitue un modèle pour les auteurs du manuel. C'est dans cette perspective qu'est aussi introduit, en regard des textes, le travail documentaire préalable à la rédaction de Salammbô : « l’érudition et l'archéologie ne sont pour l'artiste que des moyens d'atteindre la beauté23 ».
23 Dans le des granges et pierre24 (1941), vingt pages sont consacrées à Flaubert et organisées de la manière suivante : une courte présentation d'une page et demie, puis deux passages de Madame Bovary, deux passages de Salammbô, un long extrait de L’Éducation sentimentale, et pour finir deux pages de Saint Julien l'Hospitalier. Mais c'est dans l'introduction générale du manuel, qui brosse un panorama de l'évolution du genre romanesque depuis le début du XIXe siècle, que le rapport de Flaubert au réalisme est évoqué. Les auteurs y précisent d'abord que Flaubert « se défendit toujours d'appartenir à aucune école25 » et qu'il « ne doit rien à ses prédécesseurs : ni à Champfleury, qu'il dédaignait, ni à Balzac, dont la médiocrité artistique le rebutait (« un immense bonhomme, mais de second ordre ») ». Flaubert est crédité d'avoir apporté un « principe nouveau » « à la notion de roman réaliste » car « il ne croyait pas que le romancier dût renoncer à introduire quelque beauté dans une œuvre vraie ». L'écriture de Flaubert, en particulier dans Madame Bovary, est ainsi présentée comme exemplaire, parce qu'elle transcende le vrai par le beau : « Cette conception était particulièrement intelligente, car elle contentait à la fois ce juste besoin de vérité – que les romantiques laissaient insatisfait - et cet appétit supérieur de beauté, que négligeaient les Balzac et les Champfleury ». La mise en avant de cette « perfection » qui transcende le genre réaliste dans Madame Bovary sert d’ailleurs aux auteurs du manuel à pointer explicitement les « limites » du courant : « Et c'est le moment de se demander si le réalisme total, jusqu'au bout logique avec soi-même, est capable de provoquer quelque réussite incontestable26 ». Le caractère exemplaire de Flaubert tient donc, on le voit, au fait qu'il échapperait, d'une part, aux conventions du genre, et que son œuvre en démasquerait, d'autre part, les insuffisances.
24 C'est toujours ce statut d'exception par rapport au réalisme qui constitue la trame de la présentation de Flaubert dans des manuels plus récents, tels que le lagarde et michard27(1953) et le mitterand28(1986).
25 Dans le lagarde et michard (1953), faisant suite à une double page de biographie29, l'esthétique de Flaubert est présentée sous le titre « Flaubert et le réalisme 30». La conjonction de coordination souligne de manière frappante la distance entre le « réalisme » et Flaubert. L'art de Flaubert ne serait pas réductible à un genre et c'est ce qui lui conférerait précisément le statut de « grand écrivain », dont l’œuvre, de ce fait, acquerrait une valeur exemplaire. On retrouve ici, de manière plus affirmée encore que dans les deux manuels précédents, la formule qui assimile le grand écrivain au génie inclassable, et que Flaubert incarnerait idéalement.
26 La même mise en scène d'un Flaubert s’affranchissant des limites du réalisme se donne aussi à lire dans le mitterand (1986). Ainsi, le chapitre 15, intitulé « sous la bannière du réalisme31 », dresse la généalogie du genre, tant sur le plan littéraire que pictural. Flaubert y est cité comme l'un des premiers représentants du réalisme. Mais le chapitre 16, « Flaubert ou le réalisme surmonté32 », est ensuite entièrement consacré à la nature inclassable du romancier. Pour les auteurs du manuel, Flaubert est parvenu à transcender « l'impasse réaliste33 », supériorité qui lui confère le statut de précurseur de la modernité littéraire et d'annonciateur de Proust. La présentation se conclut de manière significative par un extrait de la célèbre étude de Gérard Genette sur le travail de Flaubert, qui reconnaît dans l'auteur de Madame Bovary, « le premier des écrivains modernes ». C'est donc toujours la doctrine du « grand auteur » comme individualité inclassable qui se donne ici à lire, revisitée toutefois par le discours de la nouvelle critique.
27 Ainsi, le devenir-exemplaire de l’œuvre flaubertienne dans les manuels correspond de manière constante à une vision qui marque une distance de plus en plus nette entre Flaubert et le réalisme. Du « réalisme artistique34 » (chevaillier et audiat (1927)) au « réalisme surmonté35 » (mitterand (1986)), une même tendance s'affirme et ne fait que se renforcer.
28 Le deuxième trait remarquable dont usent les présentations de Flaubert pour construire à travers lui une figure de l'écrivain exemplaire, est constitué par l'emploi de la correspondance, donnée comme voie d'accès à l’œuvre et au génie de l'écrivain.
La Correspondance ou la vérité de l’œuvre
29 Dans les présentations de Flaubert qui construisent sous son nom une figure de l'écrivain par excellence, il est frappant de constater à quel point la correspondance est utilisée comme un texte clé, susceptible d'éclairer le sens de l’œuvre, sans que son statut de texte et ses fonctions dans le travail de l'auteur ne soient jamais véritablement réfléchis. Tout se passe comme si les manuels postulaient que la correspondance détient la vérité de l’œuvre et qu'il suffit de laisser à l'auteur le soin de se présenter lui-même, pour que son projet littéraire devienne intelligible.
30 Ainsi, la présentation de Flaubert dans le chevaillier et audiat (1927) commence par un long extrait d'une lettre écrite en août 1852, pendant la rédaction de Madame Bovary. Non sans lyrisme, les auteurs du manuel introduisent l'extrait en ces termes : « Dans l'admirable lettre dont nous citons un fragment, Flaubert révèle les secrets de son âme d'artiste36 ». Lettre célèbre où Flaubert décrit son travail acharné, le découragement dont il est saisi et la joie qui s’empare de lui quand il sent qu'il atteint son but par l'écriture. L’autoportrait de l'écrivain au travail est donné comme objet d'admiration au lecteur, et comme moyen d'accès à la vérité de l’œuvre, sans faire l'objet d'aucun commentaire. L'image de l'ermite de Croisset (« je mène une vie âpre, déserte de toute joie extérieure »), voué à la religion de l'écriture (« J'aime mon travail d'un amour frénétique et perverti comme un ascète ; le cilice me gratte le ventre »37) et aspirant à un idéal transcendant toute valeur intra-mondaine, s'impose comme une sorte d'axiome, de fondement nécessaire et d'arrière-plan indiscutable à toute interprétation de la poétique flaubertienne.
31 Le gendrot et eustache38 (1953) présente aussi la correspondance comme un texte décisif, mais au lieu d'introduire à la lecture des œuvres comme dans le chevaillier et audiat (1927), un extrait choisi vient conclure la présentation des textes. Le manuel indique que « Flaubert s'est mis tout entier, sans fard ni prétention, dans ses lettres à ses amis » et que « c'est là qu'il faut le chercher, si l'on veut connaître l'homme et l'écrivain qu'il fut39 ». La lettre proposée est, du reste, la même que dans le chevaillier…(1927) (l'extrait étant simplement plus long), et sert encore à mettre en lumière la vocation littéraire en rupture avec l'histoire. On peut lire, en tête de l'extrait, le commentaire suivant : « L'auteur pessimiste de Madame Bovary et de Bouvard et Pécuchet, écœuré par la médiocrité de son temps, se retrouve ici. Mais surtout l'artiste, le prêtre de l'art, celui qui voue sa vie, comme le saint Antoine de la tentation, au culte exclusif de son idéal40».
32 Ces deux manuels, à l'évidence, attribuent bien à la correspondance une fonction de dévoilement, comme s'il fallait nécessairement en passer par elle, pour que le sens des œuvres se révèle. Qu'elle ouvre ou qu'elle clôture la présentation de l'écrivain, la correspondance constitue dans les deux cas le texte de référence pour la compréhension de l’œuvre : soit que la présentation des textes s'inscrive dans le sillon d'un discours de Flaubert parlant de lui-même, soit qu'elle donne le dernier mot à ce discours vers lequel elle est tendue. En d'autres termes, c'est dans Flaubert qu'on trouve la vérité de Flaubert. Principe et fin du discours sur l’œuvre, la correspondance a, dans ces présentations, la valeur d'un véritable telos.
33 On retrouve dans le castex et surer41 (1950) un usage analogue de la correspondance. Dans une dernière partie intitulée « La personnalité et l'esthétique de Flaubert42 », la production épistolaire s'annonce ainsi : « La correspondance de Flaubert, publiée en 1933, est du plus haut intérêt : elle nous révèle l'homme au naturel, fougueux, vibrant, mais délibérément attaché à une esthétique en opposition avec son tempérament. » A partir de passages perlés de la correspondance, les auteurs se proposent de faire comprendre l'esthétique de Flaubert, comme si les lettres fournissaient la théorie dont les œuvres ne seraient que des applications. Cherchant à dégager des textes de l'épistolier les principes d'une esthétique, ce manuel voit aussi dans les lettres la clé d'interprétation principale des œuvres. Là encore, l’horizon de la présentation est la figure glorieuse de l'écrivain sacrifiant sa vie à la littérature. Une citation de la même lettre d’août 1852 est livrée en guise de conclusion au chapitre : « Le culte de la beauté formelle a été le martyre, mais aussi l’essentielle raison de vivre de cet incroyant assoiffé d'absolu : « J'aime mon travail d'un amour frénétique et perverti, comme un ascète le silice qui lui gratte le ventre43 ».
34 Un dernier exemple confirme ce rôle que les manuels font jouer à la correspondance. Dans le chassang et senninger44(1966), la présentation des textes est précédée de cinq courts extraits de la correspondance à Louise Colet45. Flaubert y évoque son travail (la lettre d’août 1852 où Flaubert se peint en ascète est une nouvelle fois reprise) ou son idéal esthétique. Les extraits juxtaposés les uns aux autres ne sont accompagnés d'aucun commentaire, ni d'aucune introduction, à la différence des autres manuels. La tendance à faire de la correspondance un texte qui parle de lui-même, ayant la vertu d'éclairer immédiatement les œuvres, est ici poussée à son paroxysme. Une fois de plus la présentation semble conférer à la lettre le pouvoir de révéler de manière directe la vérité des œuvres.
35 Par l'usage qu'ils font de la correspondance, les manuels mettent donc en exception l’œuvre flaubertienne, comme ils le faisaient aussi en marquant l'écart qui la séparait du réalisme. Ces deux traits récurrents dans les présentations sont certes indissociables : si Flaubert ne saurait être classé parmi l'école réaliste, c'est qu'en tant qu'écrivain exemplaire son écriture transcende toute école ; et si son écriture transcende toute école, on ne saurait l'interpréter en la rattachant au contexte historique au sein duquel elle a paru, et il faut donc se référer aux déclarations de l'écrivain en sa correspondance, pour ne pas trahir sa singularité, en rupture avec l'histoire.
36 Par contraste avec cet usage récurrent de la correspondance dans les manuels précédemment décrits, le manuel breal46 (2004) a consacré à la production épistolaire de Flaubert une place importante : elle n'y apparaît plus comme une référence ultime et indiscutée pour l'interprétation des œuvres, mais comme un texte à part entière qui mérite d'être interrogé dans son contenu comme dans ses fonctions. Une rubrique, intitulée « L'écrivain au travail47 », ne consacre pas moins de quatorze pages à des extraits commentés de la correspondance, ordonnées en trois parties : « La correspondance de Flaubert ou l'autoportrait d'un écrivain48 », « Les aventures d'un écrivain : la rédaction de Madame Bovary 49» et « Flaubert à la recherche d'une nouvelle forme romanesque50 ».
37La correspondance est ici convoquée comme source d'informations sur l'écrivain, sur son travail et son esthétique, mais elle est aussi mise à distance et interrogée dans son statut, à l'égal des œuvres littéraires, et à rebours de l'utilisation qui en est faite dans les manuels antérieurs. Ainsi, le manuel évoque « la mythologie flaubertienne de l'artiste mi-ours, mi-ascète» qui « se met alors en place dans la correspondance51 », suggérant qu'elle correspond à une mise en scène du sujet dont le sens est ambigu. Désignée explicitement comme un « autoportrait », la correspondance est proposée à la lecture comme une œuvre méritant interprétation, au lieu d'être le référent ultime pour l'interprétation des autres œuvres. Le manuel invite ainsi les élèves à réfléchir sur la fonction du texte épistolaire en les interrogeant sur la « figure » que « l'artiste Flaubert construit » « dans sa correspondance52».
38 Figure construite parmi d'autres possibles, l'image de l'écrivain Flaubert apparaît comme une production originale de l'écrivain, là où les précédents manuels en faisaient la vérité indiscutable de Flaubert, répétant sans le questionner son propre discours. Le grand nombre d'extraits retenus par le manuel permet d'exposer les difficultés techniques que rencontre Flaubert au cours de la rédaction de Madame Bovary, en montrant que la correspondance est bien l'espace d'une problématisation de l'écriture, où se cherche une poétique nouvelle, sans pour autant que les lettres soient données comme dévoilant la vérité de l’œuvre produite. Le manuel invite ainsi explicitement les élèves à réfléchir sur la relation existant entre le discours de l'épistolier et l’œuvre littéraire (« à vous de lire Madame Bovary à la lumière du récit de son élaboration »), pour « voir si le résultat correspond ou non aux intentions affichées par Flaubert 53». Mettant en question l'image que l'auteur veut donner de lui-même dans la correspondance, interrogeant le discours esthétique qu'elle contient et son lien avec les œuvres, le breal (2004) se démarque donc nettement de ses prédécesseurs.
Un rien de vie : la biographie exemplaire
39 A ces deux traits, mis en avant de manière récurrente par les auteurs des manuels, il faut en ajouter un troisième, participant lui aussi à la construction d'un modèle de l'écrivain exemplaire : l'exposition des données biographiques. D'un manuel à l'autre, les biographies de Flaubert dessinent toutes, en peu de mots, l'esquisse d'une existence : le schéma linéaire et épuré d'une vie qui déserte le monde, sans histoire et sans contexte. Relevant souvent la date de 184354comme marquant une rupture à partir de laquelle s'accuse de plus en plus la séparation de l'écrivain d'avec le monde, les manuels mettent en avant une trajectoire simplifiée de la vie de l'écrivain, devenant homme-plume et ermite dans un seul mouvement.
40 Ainsi dans le des granges et charrier55 (1938), Flaubert, « fils d'un chirurgien », « fait quelques beaux voyages » [...] « puis se fixa56 ». Schéma repris dans le des granges et a.-v. pierre (1941) qui signale que Flaubert, « indépendant par sa situation de fortune », « fait quelques excursions », et « un grand voyage en Orient » [...] « Puis il s'enferma57 ».
41 Dans le castex et surer (1950), le même canevas d’une « existence » « presque sans histoire » est figuré par une frise séparant « l'adolescent exalté » de « l'ermite de Croisset », par la césure de « la maladie nerveuse 1843 ». Contraint par celle-ci d'« abandonner toute vie active », « il s'éloigne du monde, et, reclus », « il se consacre jusqu'à la mort au culte passionné d'un art qui se donne l'impersonnalité pour loi ». Le même motif martelé revient ensuite : « il accepte stoïquement sa misère et décide de se consacrer à la littérature », passant « presque toute son existence, dans un isolement volontaire58 ».
42 Le lagarde et michard (1953) reprend la même trame passant de l'« adolescence romantique » au « solitaire de Croisset » qui « renonce à sa vie mondaine et se donne au culte fanatique de l'art59 » ; et c'est aussi le cas, sans surprise, du mitterand (1956), qui distingue le « jeune fou » du « solitaire de Croisset » dont « la vie se confond avec la rédaction lente et pénible de ses œuvres60 ».
43 On se gardera bien de reprocher à ces manuels d'avoir falsifié d'une quelconque manière la présentation de l'existence de Flaubert. Mais le leitmotiv qu'ils nous présentent, celui d'une vie sans histoire, et sans événements, qui s'extrait délibérément de la grande Histoire, et ne prend un sens qu'à s'en extraire, a, à l'évidence, une valeur édifiante. Sans trahir les faits de la vie de l’écrivain, ces présentations en retiennent si peu, qu'elles réduisent celle-ci à une épure, suggérant que ce rien de vie est la condition même de l'écriture ; elles vérifient ainsi la légende flaubertienne en même temps qu'elles la façonnent. Le rapport précis que l'écrivain a pu avoir aux événements significatifs de son époque, les jugements qu'il formula sur eux, disparaissent presque totalement dans ces présentations, qui les considèrent a priori comme inessentiels pour la compréhension de l’œuvre ; et ne retiennent que le seul geste symbolique de la désertion du monde historique, dont ils ne pourraient être que des illustrations redondantes.
44 Les éléments biographiques viennent donc parfaire ce que les traits précédents contribuaient déjà à dresser : la statue hiératique d'une existence vouée à l'écriture, extérieure à l'histoire et à ses mouvements, existence déréalisée, réduite à l'histoire d'une écriture voulant échapper à l'histoire, dont la correspondance dévoilerait la vérité. A travers cette figure devenue classique de Flaubert, c'est donc une vision de la littérature comme détachée de l'histoire qui est présentée comme exemplaire dans les manuels. Cette vision trouve son apogée dans les manuels de référence parus juste après la libération (Castex et Surer (1953), Lagarde et Michard (1953)) et les manuels postérieurs à cette période ne la modifient qu'à la marge, timidement. Le règne tellement durable de cette figure s'explique, sans doute, par le fait qu'elle est capable de satisfaire à la fois les adeptes d'un classicisme élargi, valorisant les œuvres pour leur valeur intemporelle, et ceux qui voient une rupture dans la modernité littéraire, mais en la pensant avant tout dans la perspective d'une autonomisation de l'écriture par rapport au réel et à l'histoire.
45 La présentation de l'histoire littéraire du XIXe siècle dans le chassang et senninger est significative de ce dernier point de vue. Un tableau en ouverture de ce manuel61 découpe, en effet, le siècle en deux périodes correspondant à deux types d'hommes : l'homme romantique avant 1850, l'homme artiste après 1850. Or, les traits choisis pour définir cet homme artiste (pessimisme contre messianisme politique/ une certaine impersonnalité/ l'austère discipline et l'objectivité/ la beauté de la forme contre un certain laisser aller romantique/ le poids d'une matière rebelle/ L'artiste n'a foi que dans l'esprit : devoir pour l'esprit d'artiste d'être hors du monde) sont une sorte de portrait en creux de Flaubert tel qu'il apparaîtra ensuite dans le manuel (il est d'ailleurs parmi les écrivains de cette période celui qui est le plus convoqué), car il est le seul à les réunir tous. Flaubert incarne encore une fois ici un type, celui de l'écrivain moderne, défini par son détachement de l'histoire, par la recherche d'une écriture sans extériorité.
Le règne symptomatique d'une figure : l'écriture et l'histoire, entre rendez-vous manqués et noces malheureuses.
46 Repérer les traits par lesquels se construit cette figure de l'écriture à travers Flaubert, était nécessaire pour pouvoir l'interpréter. Mais quel sens donner à cette série insistante d'opérations qui polissent la statue de l'auteur de Madame Bovary dans les manuels ?
47 En revenant plus précisément sur la manière dont est présenté le rapport de l'écriture de Flaubert à l'histoire dans les manuels, on s'aperçoit que l'écriture et l'histoire y sont toujours pensées comme extérieures l'une à l'autre, séparées par principe, et que cette séparation de principe, jamais véritablement interrogée, voue à l’échec (par avance) toute tentative de les réunir.
48 La représentation de Flaubert qui s'exprime dans les manuels apparaît alors comme un symptôme, le signe d'une difficulté à penser l'articulation de l'écriture littéraire et de l'histoire, difficulté qui est celle de l'histoire littéraire classique mais également de la critique littéraire moderne, qui s'efforça pourtant de rompre avec cette histoire traditionnelle.
Une écriture en retrait ou en surplomb de l'Histoire
49 La première façon dont se manifeste cette extériorité de l'écriture et de l'histoire dans le cas des présentations de Flaubert transparaît dans la mise en récit du processus de l'écriture donné comme clef d'interprétation de l'œuvre. Présenter Flaubert, c'est alors faire l'histoire d'une écriture qui est une histoire en elle-même, indépendante et détachée de la grande Histoire. L'intelligibilité de l'écriture et de ses œuvres est ainsi posée comme possible en l'absence de tout contexte historique (lequel est d'ailleurs totalement absent dans les premiers manuels), la vie sans histoire de l'écrivain Flaubert étant tout entière ramenée à l'histoire d'une écriture. L'écriture acquiert une valeur exemplaire de s'arracher au contexte de l'histoire en s'en retirant, adoptant sur ce contexte le point de vue d'un spectateur extérieur et désengagé. Si l'écriture doit alors être « l'écriture de rien », c'est que l'histoire ne serait rien pour l'écriture et l'écrivain, l'écriture ne tenant d'emblée sa nécessité et sa légitimité que d'elle-même. Que ce désengagement soit finalement pour l'écrivain une autre façon de s'engager dans l'histoire par l'écriture, de prendre position par rapport à elle autrement que sur le mode d'une indifférence supérieure, n'est pas du tout envisagé dans les manuels que nous avons étudiés, et à peine suggéré dans certains manuels plus récents.
50 L'extériorité de l'écriture et de l'histoire est également sensible dans les présentations de Flaubert sur un mode différent, quand il est question d'étudier les œuvres qui font de l'événement historique un matériau poétique.
51 Que ce soit à propos de Salammbô, ou, à un degré moindre, de l’Éducation Sentimentale, les présentations situent toujours l'écriture comme en surplomb de l'histoire, l'écrivain ne se pliant au travail laborieux de documentation historique que pour triompher de cette matière et la transcender. Ce qu'on présente ainsi, c'est une écriture d'autant plus extérieure à l'histoire qu'elle se donne l'histoire pour objet, objet historique en lui-même indifférent, contingent, la gloire de l'écriture consistant à le transfigurer.
52 Que cette écriture qui se donne l'histoire pour objet soit elle-même traversée par l'histoire, imprégnée d'une historicité qui lui est propre, voilà, là encore, ce que les manuels omettent de suggérer, toujours attentifs à marquer la suprématie de l'écriture sur l'histoire.
L'écriture et l'histoire juxtaposées : l'histoire comme décor ou faire-valoir de l'écriture.
53 La préoccupation d'articuler l'écriture et l'histoire devient sensible dans les manuels que nous étudions à partir du moment où commencent à y être introduits des tableaux chronologiques mettant en parallèle les dates de l'histoire et les dates de l'histoire littéraire. Elle n'est donc pas totalement absente chez les auteurs de manuels et elle se renforce avec le temps. Mais si l'intention est bien, à travers un tel procédé, de suggérer une relation entre l'écriture et l'histoire, la juxtaposition de ces deux chronologies n'a finalement pour conséquence que de rendre visible leur séparation. L'histoiren'apparaît ici au fond que comme décor de l'écriture, un arrière-plan convoqué rapidement pour être ensuite oublié et qui peut l'être d'autant plus qu'il n'a pas besoin d'être cité pour interpréter le sens de l'écriture. Les dates de l'histoire servent ici de caution historique à une histoire littéraire qui n'a d'historique que le nom, car elle est coupée en réalité de l'histoire des historiens. Ces dates de l'histoire sont dans cette histoire littéraire comparables à ce qu'était le temps géographique dans l'histoire traditionnelle selon Fernand Braudel62: quelque chose qui n'est présenté que pour ensuite disparaître, ne jouant aucun rôle essentiel dans l'explication.
54 A l'intérieur de ce cadre historique artificiel, les seules dates déterminantes qui rattachent l'écriture à l'histoire dans la présentation des écrivains et en particulier de Flaubert sont les événements de la biographie privée de l'écrivain, ou les événements proprement littéraires qui semblent constituer une histoire autonome dans l'histoire, dotée d'une intelligibilité intrinsèque. L'histoire « historique », quand elle n'est pas un pur décor, sert de faire-valoir aux événements littéraires qui se détachent d'elle. Dans le cas de Flaubert, le procès de Madame Bovary n'est ainsi la plupart du temps évoqué que pour souligner qu'il rendit le roman célèbre et pour anticiper le jugement de la postérité qui donna raison à l'écriture, contre le point de vue trop étroit de ses accusateurs de l'histoire.
55Que ses accusateurs aient pu avoir de bonnes raisons de juger politiquement le roman, parce que sa poétique serait aussi, à sa manière, une politique, c'est là encore ce que les manuels ne commencent à suggérer que tardivement et timidement, ramenant le procès fait à Madame Bovary à un contre-sens, celui justement de confondre ce qu'il s'agirait de séparer strictement : le plan de l'écriture et le plan de l'histoire.
Les mariages arrangés de l'écriture et de l'histoire : des noces malheureuses.
56 La préoccupation de mettre en relation l'écriture et l'histoire chez Flaubert est encore plus sensible dans les manuels les plus récents (ceux qui datent du dernier quart du XXe siècle), quand est suggérée une interaction plus précise et plus intime entre les événements de l'histoire et le geste de l'écriture. C'est à propos de l'Éducation Sentimentale que ce mariage arrangé entre l'histoire, la politique, et le projet de l'écrivain, est surtout visible. Les manuels envisagent ainsi soit les événements de l'histoire - en l'espèce les désillusions de la génération romantique - comme la cause déterminante du livre qui n'en serait que l'écho, soit voient dans le livre comme une subsomption des événements de l'histoire au service d'une vérité générale, à savoir la dénonciation des représentations illusoires dont l'histoire serait la source. Que l'histoire soit donnée comme la cause véritable d'une écriture désenchantée ou que l'écriture soit présentée comme ce qui révèle la vérité de l'histoire en la désenchantant, les tentatives de marier l'histoire et l'écriture aboutissent le plus souvent à des noces malheureuses, la rupture étant inscrite dès l'origine, dans la manière dont s'opère la rencontre. Car l'histoire et l'écriture, d'emblée juxtaposées, restent dans un rapport de pure extériorité au moment même où on s'efforce de les associer. Et par conséquent, les manuels, qu'ils cherchent dans l'histoire la vérité de l'écriture, ou qu'ils mettent en avant l'écriture comme ce qui, par un détachement volontaire et conscient, exhiberait la vérité démystifiée de l'histoire, ne font se rencontrer l'histoire et l'écriture qu'à condition que l'une prenne le dessus sur l'autre, le livre étant soit le simple produit du contexte, soit ce qui n'existe qu'en s'arrachant à ce contexte, celui-ci n'étant plus alors que la cause accidentelle et occasionnelle du geste de l'écriture.
57Ces deux explications coexistent souvent dans la présentation même de l'œuvre, sans que ce qu'elles ont de potentiellement contradictoire apparaisse explicitement, tant elles reposent chacune sur un même présupposé impensé : celui de l'extériorité de l'histoire et de l'écriture, de l'écriture et de l'histoire. Traduisant, pour la première sous une forme sommaire l'influence d'une sociocritique aux racines lansoniennes ou marxistes, pour la seconde la résistance à ces approches et la volonté de penser le sens du texte indépendamment du contexte historique, les deux conceptions se rejoignent cependant en ce qu'elles n'envisagent entre l'histoire et l'écriture qu'une relation univoque.
58 La première approche est déjà sensible dans des manuels de la première moitié du XXe siècle comme le desgranges et pierre (1941). L'Éducation sentimentale est présentée comme un « témoignage historique [...] intéressant, encore qu'il soit incomplet », en somme, le produit d'un contexte, exprimant la conscience d'une génération dont Flaubert serait le témoin sans qualités, car « il n'avait pas grande aptitude à résoudre les problèmes de la politique (sa correspondance le prouve suffisamment), mais ses idées n'étaient pas beaucoup plus confuses que celles de cette génération d'où sortirent les hommes de 4863 ». Mais, comme la volonté d'articuler la présentation des œuvres à l'histoire devient manifeste dans les manuels les plus récents, et particulièrement à partir des années 70 - période marquée par un reflux progressif des influences marxistes, par la fin des « grands récits » - on ne s'étonnera pas que ce soit la deuxième approche qui l'emporte dans les présentations de Flaubert des manuels des années 80.
59 Flaubert devient alors celui qui, dans L'Éducation sentimentale, pointerait les illusions de l'histoire, les dangers de l'engagement ; son retrait volontaire par rapport au monde lui permettant d'atteindre à une lucidité critique, inaccessible aux acteurs engagés de l'histoire, toujours prisonniers de l'idéologie. Tel est le fil directeur de la présentation de L'Éducation Sentimentale dans le manuel darcos (1986) qui voit dans l'ironie de Flaubert « un jugement implicite sur juin 184864». La poétique tirerait sa grandeur de se soustraire aux errements de la politique, et d'en faire, par le roman, le procès.
60 Un point de vue semblable irrigue la lecture de L'Éducation sentimentale dans le mitterand (1986). En somme, on retrouve ici le reflet inversé de l'explication sartrienne développée dans l'Idiot de la famille65. Alors que Sartre voyait dans le jugement en surplomb des événements historiques - renvoyant dos à dos tous les acteurs et toutes les formes d'engagement66- une posture de mauvaise foi, les manuels des années 80 y voient au contraire une vertu, celle de libérer des chimères de l'engagement. Posture mise en accusation d'un côté, sagesse célébrée de l'autre, le détachement supposé de l'auteur de L'Éducation sentimentale à l'encontre des événements dont il s'empare par l'écriture est en tous les cas interprété sur la base d'un différend de principe entre le texte et le contexte, différend qui ne semble se résoudre que par l’assujettissement de l'un à l'autre.
61 Or, si la rencontre de l'écriture et de l'histoire dans les manuels s'avère finalement décevante, en dépit des efforts pour l'organiser, cet échec est cependant révélateur d'une difficulté essentielle qui s'exprime en particulier au travers de la figure de Flaubert : la difficulté à penser ensemble l'histoire et l'écriture, à concevoir une historicité du texte littéraire qui en préserve la littérarité.
L'impensé d'une figure : l'inscription de l'écriture dans l'histoire et de l'histoire dans l'écriture.
L'écriture en rupture avec l'histoire : expression d'une histoire littéraire qui n'a d'historique que le nom
62 Ce que révèle l'étude du rapport de Flaubert et de son œuvre à l'histoire, c'est donc, il nous semble, un modèle implicite pour lequel l'écriture et l'histoire restent dans une séparation essentielle, même quand se manifeste l'intention de penser leur relation. On ne sera certes pas étonné que dans leur dispositif de présentation, les manuels retrouvent ce qu'ils présupposent, c'est-à-dire une représentation de l'écriture en rupture avec l'histoire, faisant du désengagement de Flaubert un trait essentiel de l'écrivain, et le valorisant en tant que tel. Car si c'est la rupture d'une écriture avec l'histoire qui est sacralisée à travers le portrait de l'écrivain en Flaubert, c'est que cette figure incarne une histoire littéraire en rupture avec l'histoire des historiens et qui trouve justement en Flaubert une occasion non seulement de vérifier ses propres fondements, mais de les légitimer.
63 En effet, si l'écriture n'est littéraire que d'être en rupture de l'histoire, alors on ne peut que retrouver chez Flaubert un modèle de l'écriture littéraire. Et si chez Flaubert l'écriture est en rupture avec l'histoire, alors Flaubert donne raison à l'histoire littéraire qui à travers lui s'auto-légitime. Le règne de cette figure de l'écriture que nous avons cherché à dégager à travers ces présentations de Flaubert est donc symptomatique d'une histoire littéraire traditionnelle qui pense son historicité en rupture avec l'histoire des historiens, comme une histoire hors de l'histoire. Cette histoire « des-historicisée » qu'est l'histoire littéraire traditionnelle, Lucien Febvre en avait fait la critique dans un article resté célèbre67, où il mettait en évidence l'échec du programme lansonien initial pour construire une véritable histoire de la littérature.
64 A l’occasion de la critique d'un livre d'un élève de Lanson proposant une histoire de la littérature classique, Febvre déplorait l'échec du projet de « rapprocher l'histoire littéraire de l'histoire » dont il louait pourtant l'intention. Moquant la volonté de présenter « une histoire historique de notre époque classique », il montrait que cette histoire n'avait finalement d'historique que le nom, et il analysait les raisons structurelles, indépendantes des capacités de l'auteur, pour lesquelles une telle histoire n'existait pas encore, parce que les conditions qui l'auraient rendue possible n'étaient pas réunies, notamment « une révolution préalable des programmes pédagogiques68 ». Alors qu'une véritable histoire de la littérature « à une époque donnée, dans ses rapports avec la vie sociale de cette époque », eût supposé des hommes formés à l'histoire et à l'histoire sociale en particulier (« la plus délicate peut-être de toutes les histoires »), qui ainsi armés se tourneraient vers la littérature, Febvre constatait que c'étaient des « hommes, formés exclusivement à l’étude de la langue grecque, de la langue latine, de la langue française » qui étaient conviés « à nous apporter, du jour au lendemain, à l’aide de matériaux et uniquement de matériaux littéraires, une contribution valable à la connaissance d’un milieu qu’ils n’avaient appris à connaître que de seconde ou de troisième main, dans des manuels simplistes ». Dans ces conditions, le résultat d'une telle histoire ne pouvait être que le contraire même des intentions affichées : « Alors, voilà bien clos l’épisode lansonien. Alors, nous revoilà plongés dans l’histoire littéraire pure : « On trouvera dans ce livre une histoire de la littérature, de l’art littéraire classique, et non pas une histoire générale de la pensée française à l’époque classique... J’ai cru qu’on pouvait séparer, sans inconvénient grave, ces deux histoires, à l’époque que j’étudie... » — Pauvre mariée, que te reste-t-il ? Pas même la « pensée ». Rien, que la peau sur les os.69 ».
65 Or, c'est justement cette histoire désincarnée, pleine « de précisions circonstanciées, de dates bien contrôlées, de noms d’écrivains et de titres d’ouvrages70 », « la vieille histoire littéraire71 » — celle qui nous renseigne sur les faits de la vie des écrivains, sur les vicissitudes de leur existence, qui imprime toujours sa marque dans les manuels, même quand ils affichent explicitement la volonté de ne pas séparer l'histoire et l'histoire littéraire. Ce que Febvre qualifiait de renoncement, produit toujours des effets dans les manuels plusieurs décennies plus tard. La canonisation, à travers Flaubert, d'un certain modèle de l'écriture exprime et dissimule tout à la fois cette aporie de l'histoire littéraire classique.
66 La « nouvelle critique » qui, dans les années 60/70, manifesta une volonté de rompre avec cette histoire littéraire traditionnelle, reconduisit à sa manière cette limite de l'histoire littéraire classique, en faisant de l'autonomie du texte par rapport à l'histoire le trait essentiel de l'écriture littéraire. Si elle fit du nom de Flaubert un de ses porte-drapeaux, c'est en partie, sans doute, parce qu'elle trouvait chez lui de quoi vérifier le même présupposé. Dans les manuels récents, cette nouvelle critique apparaît souvent ainsi pour souligner l'exemplarité de Flaubert, héros fondateur de la modernité littéraire, annonciateur de Proust et du Nouveau Roman. Le texte choisi pour conclure la présentation de Flaubert dans le manuel mitterand72(1986) en est l'exemple paradigmatique. Gérard Genette y met en avant le caractère ambigu de l’œuvre de Flaubert : d'un côté, « certains aspects de son œuvre nous sont devenus étrangers : c'est le cas de Salammbô par exemple, ou de Saint Antoine, qui n'ont plus guère pour beaucoup, qu'une valeur historique » ; d'un autre côté, « nous éprouvons son auteur, irrésistiblement et inépuisablement, comme le premier des écrivains modernes », « premier écrivain pour qui l'exercice de la littérature fût devenu foncièrement problématique ». Il s'agit bien, pour Genette, de séparer dans l’œuvre ce qui relèverait de l'histoire et de l'histoire littéraire au sens classique, qui n'aurait plus qu'un intérêt documentaire, « une œuvre morte, qui n'aurait plus rien à nous dire, ni peut être à nous cacher », et ce par quoi l'écriture se sauve de sa résorption dans l'histoire, transcendant par son projet le contexte qui la vit naître, son essence littéraire.
67 Tout se passe comme si les œuvres ne pouvaient échapper à l'histoire littéraire traditionnelle (faussement historique) qu'à condition qu'on lui abandonne tout ce qui en elle n'est justement pas proprement littéraire, et qu'on préserve la littérature de l'histoire, sous peine de la faire disparaître. Pleinement cohérent, Genette proposera d'ailleurs de « faire une histoire de la littérature prise en elle-même (et non dans ses circonstances extérieures) et pour elle-même (et non dans ses circonstances historiques73) ». Mais on voit que cette entreprise, qui cherche à saisir la littérature « en elle-même », en la séparant de l'histoire, ne fait qu'inverser la vieille histoire littéraire, en réalité bien peu historique, contre laquelle elle est dirigée. Présupposant que l'histoire n'a pour l'écriture véritablement littéraire qu'un intérêt circonstanciel, cette approche donne paradoxalement raison à la « vieille histoire littéraire », à laquelle elle identifie toute histoire possible de l'écriture, rendant par là même inconcevable de penser l'écriture et l'histoire ensemble. Qu'il s'exprime par le biais de cette histoire hors de l'histoire qu'est la « vieille histoire littéraire », ou à travers la tentative de soustraire l'écriture à cette chronique réductrice, c'est donc un même présupposé qui détermine la manière d'envisager le rapport de l'écriture à l'histoire dans les manuels, présupposé que les présentations de Flaubert traduisent particulièrement.
Par-delà l'exclusion réciproque de l'écriture et de l'histoire : une autre histoire, un autre Flaubert.
68 La représentation à travers Flaubert dans les manuels scolaires d'une écriture en rupture avec l'histoire n'offre pas la possibilité de penser ce que serait une historicité propre à la littérature, qui soit vraiment articulée à l'histoire. Nous voudrions en conclusion de notre analyse montrer en quoi certains manuels se confrontent néanmoins à cet impensé, en donnant les moyens de concevoir que l'écriture puisse être traversée par l'histoire sans cependant s'y dissoudre.
69 La présentation de Flaubert dans le mitterand (1986) suggère de manière allusive la possibilité d'une telle approche, en établissant au début d'une synthèse intitulée « Réalisme et Modernité 74», un parallèle entre les événements révolutionnaires de l'histoire et l'événement révolutionnaire que constitue l'écriture flaubertienne. Ainsi y lit-on qu' « épousant la brutalité des changements sociaux et historiques du tournant du siècle, les romans de Flaubert "révolutionnent" jusqu'au scandale le genre romanesque lui-même », manière d'indiquer que l'écriture flaubertienne plutôt que d'être un reflet mécanique de l'histoire ou à l'inverse ce qui s'efforce de s'en extraire, prend en compte cette histoire sans laquelle sa singularité n'est pas intelligible, mais dont elle n'est pas pour autant un simple produit dérivé. Le manuel poursuit ensuite, cherchant à articuler rupture politique et rupture esthétique, sous la forme d'une analogie indécise : « "après 1848, écrit Michelet, on a cherché le héros, on a trouvé le peuple". Il en va de même pour l’œuvre d'un écrivain dont l'univers romanesque, parcouru par des personnages tous voués à l'échec, laminés par le poids d'une histoire collective subie, témoigne d'un effondrement des valeurs et des structures antérieures.75 » Comment l'écriture peut-elle être littéraire et historique en même temps ? Cela ne sera pas développé davantage, mais le commentaire fait bien signe vers cette interprétation de l'œuvre, esquissant brièvement un autre rapport entre l'écriture et l'histoire, que celui qui se donne à lire dans les manuels antérieurs.
70 De manière beaucoup plus explicite, le manuel biet, brighelli et rispail76 (1981) représente une tentative singulière pour articuler l'histoire et l'histoire littéraire, affrontant explicitement cette difficulté que les autres manuels ignorent, cherchent à fuir ou à contourner. L'intention générale des auteurs, exposée dans l'avant-propos du manuel, est en effet de « réinscrire avec précision les textes et auteurs dans l'histoire des hommes (dont l'histoire littéraire constitue certes une partie importante, mais qu'il convient de toujours mesurer à la première)77 ». Le manuel inaugure d'ailleurs une nouvelle collection dont le titre est révélateur : « Textes et contextes ». Ce projet détermine la forme de l'ouvrage, qui renonce au découpage traditionnel par genres et courants, dont le caractère artificiel est mis en cause : « Qui n'a jamais trouvé étriquées les définitions par tel ou tel du Romantisme, contradictoires et floues celles du réalisme et du Symbolisme, réductrices en fait, toutes ces classifications qui enferment dans des rubriques commodes et simplistes la richesse et la complexité du XIXe siècle français ? 78». Les catégories de l'histoire littéraire traditionnelle sont remplacées ici « par trois dates historiques : 1830, 1848, 1871 » qui viennent scander la présentation du corpus, structurant de fait le manuel en quatre séquences distinctes (1800-1830 ; 1830-1848 ; 1848-1871 ; 1871-190079).
71 Réinscrivant la littérature et ses œuvres dans une telle chronologie ''purement'' historique, les auteurs entendent intégrer au manuel « à la fois des éléments du contexte culturel de l'époque qui permettent d'approfondir la saisie d'un texte, de mesurer les enjeux exacts de sa production en son temps, mais aussi des éclairages divers sur la façon dont notre siècle lit le XIXe siècle80 », notamment par le biais de « dossiers de synthèse sur un phénomène culturel de l'époque qui, pour déborder le cadre strict de la "littérature", n'en constitue pas moins un élément indispensable à la compréhension en profondeur du phénomène littéraire et du XIXe siècle en général 81». Phénomène « culturel » : la littérature est donc ici délibérément replacée dans un milieu historique complexe, étudiée dans ses rapports avec les institutions sociales et politiques qui l'environnent (presse, publicité, censure, pouvoir religieux, politique et économique...). Une grande place est également allouée aux arts et à la peinture en particulier, de nombreux tableaux étant reproduits accompagnés de textes critiques, sans que l'iconographie ne se contente d'illustrer l'histoire littéraire. Des genres populaires, comme la chanson, ou en train de le devenir comme les affiches ou la bande dessinée à l'époque, sont aussi commentés.
72 La présentation de Flaubert dans ce manuel traduit, sans surprise, son intention globale. Ainsi, plusieurs passages de Madame Bovary sont accompagnés d'extraits du code civil traitant de l'adultère mais aussi d'extraits du réquisitoire et du jugement lors du procès de l'auteur. La dimension esthétique de l'œuvre est éclairée, quant à elle, par un texte critique de Jean-Pierre Richard qui distingue l'objectivité flaubertienne de l'objectivité balzacienne. Le roman est donc donné à lire comme événement politique et esthétique à la fois, les élèves étant invités à étudier les pièces du dossier judiciaire.
73 Le manuel s'intéresse ensuite à L'Éducation sentimentale, accompagnant encore les extraits de l’œuvre d'un texte critique de Jean-Pierre Richard qui porte cette fois sur les relations entre les opinions politiques de Flaubert (« qu'on lui a si souvent et cruellement reprochées82») et son esthétique. Le parti pris réactionnaire de Flaubert, qui « s'attachait à soutenir, tout en les méprisant, les formes les plus mortes de l'immobilisme politique et social », est interprété comme la conséquence paradoxale d'un anarchisme fondamental, qui serait - pour le critique - au principe même de l'écriture. Au sujet de la Révolution que Flaubert « n'aime pas » et surtout de la Commune, Jean-Pierre Richard écrit ainsi : « sans doute l'a-t-il haïe par tradition, intérêt, réflexe de classe ; mais il n'est pas interdit de penser qu'il la détesta bien davantage encore pour avoir reconnu dans ses déchaînements un équivalent figuratif de ses propres monstres83 ». Là encore, c'est donc bien un lien entre la spécificité de l'écriture flaubertienne et les ruptures historiques de l'époque, qui est suggéré : l'écriture se nourrissant d'une empathie intense avec l'histoire, présupposant une véritable absorption de ses bouleversements, bien loin de la posture du sage désengagé qui considérerait les événements d'un point de vue surplombant.
74 Ce manuel apparaît donc comme l'un des premiers à prendre en compte quelques-unes des questions que Lucien Febvre pointait quarante ans plus tôt, quand il voulut donner une idée de ce que pourrait être une véritable histoire littéraire. Il faudrait, déclarait-il, « pour l’écrire, reconstituer le milieu, se demander qui écrivait, et pour qui ; qui lisait, et pour quoi ; il faudrait savoir quelle formation avaient reçu, au collège ou ailleurs, les écrivains — et quelle formation, pareillement leurs lecteurs »,« savoir quel succès obtenaient et ceux-ci et ceux-là, quelle était l’étendue de ce succès et sa profondeur » et « mettre en liaison les changements d’habitude, de goût, d’écriture et de préoccupation des écrivains avec les vicissitudes de la politique, avec les transformations de la mentalité religieuse, avec les évolutions de la vie sociale84 ».
75 Ce programme de recherche qui permet de replacer l'écriture littéraire dans l'histoire a été mis en œuvre par l'histoire culturelle, dont l'influence croissante depuis les années 80, a contribué à renouveler en profondeur « la vieille histoire littéraire ». Ainsi, comme Jean-Yves Mollier a pu le dire85, l'historien de la culture abordant l'écriture littéraire « tente d’exhumer des matériaux qui, en historicisant l’œuvre consacrée, ne la réduisent pas pour autant à son contexte ni à ses conditions de production ou de diffusion, mais s’efforcent de la remettre « en situation 86». Par une telle mise en situation, il s'agit précisément de dépasser l'aporie qui résulte du face à face stérile entre l'écriture et l'histoire, rendues artificiellement étrangères l'une à l'autre, aporie dont nous avons décelé la présence dans la littérature des manuels. C'est ce que Pierre Laforgue attend pour sa part de la sociocritique87, laquelle se donne pour tâche « d’interroger la relation entre histoire et littérature, sans risquer de revenir au positivisme le plus niais ou au lukácsisme le plus étroit, dans la mesure où son objet est d’étudier l’inscription du social, du politique et de l’historique dans le texte. De ce fait, la partition entre littérature et histoire disparaît complètement, puisque l’histoire est consubstantielle à la littérature et que l’une ne va pas sans l’autre88». Une telle approche permettrait ainsi de sortir de l'impasse produite par la représentation d'une écriture en rupture avec l'histoire, que les manuels scolaires traduisent à travers Flaubert. En effet, « avec la disparition de la partition entre histoire et littérature disparaît du même coup l’absurde autonomie de l’historicité de l’histoire de la littérature, puisque dans cette perspective sociocritique cette historicité singulière de l’histoire de la littérature est réinscrite dans l’historicité même du littéraire89 ».
76 Si le biet, brighelli et rispail (1981) a pour horizon une préoccupation analogue à ce courant de l'histoire culturelle90, il est loin de pouvoir intégrer, au moment où il paraît, les apports d'une histoire littéraire renouvelée, à peine naissante. Un manuel beaucoup plus récent porte, en revanche, les traces de ce renouvellement, et mérite d'être signalé pour cette raison. Il le mérite d'autant plus qu'entre les années 80 et sa parution en 2004, l'histoire littéraire dans les manuels a eu tendance à se restreindre considérablement, supplantée par la nouvelle critique qui fait une entrée triomphale dans la littérature scolaire, alors même que sa domination au sein de la critique commence à être contestée. Ce retour de la rhétorique, sous une forme nouvelle, contre laquelle la première histoire littéraire s'était déjà constituée à la fin du XIXe siècle, a contribué à valoriser une lecture immanente des œuvres, appuyée essentiellement sur des outils linguistiques et narratologiques. Et c'est leur application rigide, souvent dénoncée, qui entraîna un appel à un retour de l'histoire littéraire.
77 Le breal (2004), simplement intitulé Le Manuel de Littérature française, est dans une certaine mesure l’expression de cette réaction contre l'invasion de techniques d'analyse souvent mal maîtrisées, et les confusions chronologiques qu'elles engendrent dans l'esprit des élèves.
78 Couvrant en quelques six cents pages la littérature française du Moyen Age au XXe siècle, ce manuel s’applique à traiter des quatre perspectives d’étude définies dans les programmes de 2001, dont la première est précisément « l’approche de l’histoire littéraire et culturelle91 ». Il s’agit pour les auteurs d’aider l’utilisateur à construire « une représentation globale de l’héritage littéraire qui est le nôtre et de prendre la mesure de l’historicité des pratiques littéraires92 ». Ainsi, « conformément aux instructions du programme, les œuvres ne sont jamais dissociées de leur contexte de production93 ». L’originalité du manuel réside dans son découpage en huit rubriques94 qui témoignent pour plusieurs d’entre elles du renouvellement de l’histoire littéraire intervenu dans la critique. C’est le cas en particulier des rubriques « situations/ lieux/ figures », qui constituent la véritable singularité de ce manuel. La nécessité affirmée par le programme « que l’enseignement de l’histoire littéraire et culturelle mette constamment en relation les œuvres et les sociétés95 » se traduit dans la rubrique « situations » par le choix de dates emblématiques correspondant à « des données politiques, historiques et artistiques qui, mises en relation, composent les éléments d’un « contexte » ». La rubrique « lieux » prolonge cette contextualisation, invitant à s’interroger « sur les espaces qui favorisent, à une époque donnée, l’élaboration, la diffusion et la consommation de la littérature ». La rubrique « figures » participe de la même volonté, en présentant « des modèles » conditionnés historiquement qui « contribuent à installer des représentations et des postures qui influencent les écrivains, « que ceux-ci les adoptent ou s’en démarquent ». Les deux premières rubriques participent aussi de ces projets de contextualisation en présentant pour l’introduction « la problématique retenue pour chaque période » (ainsi, pour le XIXe siècle, « artistes dans un monde bourgeois ») couplée à un tableau dont l’analyse « éclaire par une autre expression culturelle l’axe choisi pour aborder la période historique envisagée » (pour le XIXe siècle, un autoportrait de Courbet)96.
79 Le dispositif du manuel est donc, on le voit, fortement inspiré du renouvellement de l’histoire littéraire, les trois dernières rubriques correspondant davantage à une approche plus formelle des œuvres, bien que celle-ci soit également infléchie par les approches historiques.
80 Si on se penche maintenant sur la réalisation de ce projet, en prenant pour exemple le seul XIXe siècle et plus particulièrement les rubriques « situations » et « lieux », on constate une volonté systématique des auteurs d’articuler l’histoire et l’écriture par un va-et-vient constant entre l’une et l’autre. La particularité du commentaire est de composer ces situations en assemblant textes et contextes au point de les fondre en un seul tableau ; les événements de l’histoire s’incarnant alors du point de vue des œuvres de fiction. L’intérêt est justement de montrer que l’histoire s’inscrit dans les textes, qu’elle leur est consubstantielle, que loin de se réduire à un simple décor de l’écriture, elle constitue un véritable « co-texte et référent » produit d’une « textualisation », et non simple « contexte extérieur 97». Le manuel emprunte à plusieurs reprises aux œuvres de Flaubert, pour présenter ces situations. Pour « 1848, l’impossible République ? », trois extraits de L’Éducation sentimentale sont convoqués98. En conclusion de la situation suivante, « 1852, de la République à l’Empire, résistance et désenchantement », des pistes pour une lecture intégrale du roman sont détaillées99. Vient ensuite une nouvelle situation intitulée « 1857, deux célèbres procès au cœur de la bataille réaliste », qui présente un extrait du réquisitoire du procureur Pinard100 et un extrait de Madame Bovary101. La référence à Flaubert intervient enfin pour la situation intitulée : « 1871, la Commune », avec un extrait de la correspondance illustrant le rejet massif, par la plupart des écrivains, de l’insurrection populaire102. Si les œuvres de Flaubert sont convoquées pour composer plusieurs des « situations » du manuel, elles le sont aussi pour définir les « Lieux », ces « cadres de la sociabilité et de la communication destinés à éclairer les textes103 ». Elles interviennent dans trois d’entre eux, pour « les journaux et l’art industriel 104», « les cénacles105 » et « ailleurs : le voyage106 ». Enfin, toute la rubrique intitulée « l’écrivain au travail107 » est consacrée à Flaubert, à son autoportrait à travers la correspondance, et à l’étude des étapes de la rédaction de Madame Bovary. De ces mentions de Flaubert à l’intérieur du manuel, il résulte à l’évidence une toute autre représentation que celle que l’on trouve dans les manuels traditionnels. L’œuvre et le projet de l’écrivain sont ici pleinement associés à l’histoire du XIXe siècle, histoire qui s’inscrit en eux. L’auteur de Madame Bovary apparaissant comme absolument engagé dans son temps, en raison même et non en dépit de sa volonté de rompre avec le monde social. Par conséquent, si ce manuel exprime une autre histoire littéraire que celle de la tradition, il esquisse aussi en partie la figure d’un autre Flaubert, faisant écho à des travaux qui ont approfondi l’étude du rapport de l’écrivain à l’Histoire.
81 Ces travaux108 se sont efforcés d'interroger la dimension proprement politique de l'écriture flaubertienne, en montrant que le détachement proclamé de l'écrivain Flaubert vis à vis de tout mot d'ordre politique, ne signifie pas une dépolitisation de l'écriture, mais est au contraire la condition d'une politique de l'écriture qui interroge, par l'égalité qu'elle accorde aux choses et aux êtres dans la représentation, les représentations politiques de la cité. Dans cette perspective, la dépersonnalisation flaubertienne, visant à restituer le réel dans sa nudité et sa violence, aurait par elle-même une teneur politique, en s'abstenant de délivrer un quelconque discours sur la politique. En effet, sympathisant puissamment avec les choses, au point de vouloir s'y absorber, et cherchant à entrainer son lecteur dans cette aventure, l'œuvre de Flaubert, loin de se détourner du monde, serait une invitation à participer plus profondément à lui. Refusant toute politisation de l'écriture, elle ne se refuserait donc pas pour autant à la politique, entendue comme partage et configuration du commun par l'écriture. A rebours du modèle d’une écriture en rupture de l’histoire, dont Flaubert est l’incarnation exemplaire dans les manuels classiques, n’existe-t-il pas chez Flaubert une écriture en ruptures de l’histoire, c’est-à-dire une écriture de l’histoire qui lui est propre ? Il est certain en tous cas que l’écriture flaubertienne est portée par une conscience intense à la fois de l’historicité du réel et de l’écriture.
82 Pour conclure, si le breal (2004) dessine les contours d'une autre figure possible de Flaubert, et d'un autre rapport entre l'histoire et l'écriture en général, il reste une singularité dans ce domaine de l'édition scolaire. Faut-il alors s'attendre à ce que d'autres auteurs de manuels s'en inspirent ? Le survol de quelques ouvrages plus récents permet d'en douter109. En effet, si les nouveaux programmes de 2010110 réaffirment l'importance de l'histoire littéraire dans l'enseignement des lettres au lycée, invitant à privilégier « l'étude de la littérature dans son contexte historique et culturel111 », les premières réalisations éditoriales qui leur correspondent laissent dubitatif. Organisées autour d'objets d'étude qui sont définis par les programmes, elles accordent dans les faits peu de place à une histoire littéraire renouvelée, car, isolant de la lecture des œuvres des informations sur l'histoire de la littérature présentée comme un savoir constitué, elles courent le risque d'en faire un pur objet d'érudition. Le danger est qu’au lieu de nourrir véritablement la compréhension des textes, l’histoire littéraire n’apparaisse aux élèves comme un arrière-plan rigide, sans lien substantiel avec les œuvres. Ces manuels sont pourtant sur le plan du contenu, bien plus riches que ne pouvaient l’être ceux encore inspirés par la « vieille histoire littéraire ». Mais leur architecture est telle qu’on peut craindre qu’ils n’aient sur leurs utilisateurs les mêmes effets que les manuels traditionnels. Gageons que de futurs auteurs de manuels sauront éviter cet écueil, en imaginant des dispositifs pédagogiques inventifs à même de faire sentir le lien charnel qui existe entre l’histoire et la création littéraire.