De la conservation à la reconstruction : Vincenzo Borghini et l’apparat dédié au Dessin pour les noces de François de Médicis et de Jeanne d’Autriche
Le rôle des apparats
1L’étude des apparats éphémères se situe au cœur de la problématique de l’utilisation, voire de l’instrumentalisation politique de l’art. Cela est particulièrement vrai pour la Renaissance. Côme ier de Médicis, duc de Florence, avait parfaitement compris l’enjeu des grandes festivités et il développa quasi systématiquement le déploiement de grands apparats, ayant recours aux artistes les plus renommés de l’époque. La fonctionnalité de ces apparats était triple : symbolique patrimoniale, diplomatie religieuse et politique intérieure.
2Ayant un caractère dynastique marqué, ils permettaient aux Médicis de justifier un titre récemment acquis et de tenter de compenser l’absence d’un lignage ancestral, qui leur fut bien souvent reproché avec mépris. Leur absence de patrimoine, entendu comme dynamique faisant le lien entre passé et présent, présent et futur, fut souvent opposée à l’ascension de ces « parvenus » de la Péninsule. Les apparats éphémères jouent donc un rôle de premier plan dans la construction consciente d’un patrimoine durable. En outre, ces cérémonies eurent lieu pendant les années 1560, lorsque les réformes tridentines s’implantaient à Florence et que les Médicis se rapprochaient de la Cour Pontificale. Les descriptions se devaient donc de mettre l’accent sur la profonde piété des Médicis. Enfin, ces apparats devaient non seulement exalter la puissance des Médicis à l’extérieur de Florence, mais aussi légitimer leur présence à l’intérieur même de la ville.
3Cependant, les apparats étant par nature éphémères et restreints à l’espace toscan, leur efficacité dans le temps comme dans l’espace était très limitée. C’est ce qui explique le développement des livres de description à Florence, destinés à les préserver et à les pérenniser. Cette pratique étant encore fort peu courante dans la Péninsule dans les années 1550, de tels ouvrages conféraient un prestige tout particulier à la Toscane et la famille ducale. Côme ier comprenait la nécessité d’accorder un soutien fort aux principales imprimeries florentines et d’en créer d’autres dont il pourrait exploiter la reconnaissance. Le développement de l’accès aux imprimés est l’une des innovations majeures de la Renaissance : le Grand Duc sut comment exploiter politiquement cette période de révolution de l’information.
4Il va alors de soi que les descriptions des apparats ne sont pas une simple retranscription de ceux-ci. En effet, les textes ne se contentent pas de décrire, ils construisent un souvenir particulier, autant la description de ce qui fut que de ce qu’il convenait de retenir ou de laisser de côté. Les descriptions des apparats et la publication de ces textes forment en cela leur étape ultime et peut-être principale : elles assurent la perpétuation de la mémoire et la diffusion de la volonté du commanditaire de ces festivités. Les apparats obéissent donc à une nécessité politique d’affirmation du pouvoir. Sans les descriptions, cette affirmation serait tout aussi éphémère que les apparats eux-mêmes.
Borghini & les noces de François de Médicis & de Jeanne d’Autriche
5Pendant le règne de Côme ier, un homme est au cœur de tout ce qui concerne les apparats éphémères: le moine bénédictin Vincenzo Borghini, éminence grise et personnage clé de la politique artistique du duc qui exerça sa charge de manière souvent ambiguë. Érudit, passionné d’art et d’histoire, homme de lettres, il n’a eu de cesse de défendre la rigueur et le principe de vérité auprès de ses contemporains. Homme de cour et fervent défenseur du prestige toscan, il travailla toute sa vie durant à renforcer le prestige des Médicis. C’est lui qui fut chargé non seulement de la conception et de l’organisation de la majeure partie des cérémonies dynastiques des Médicis, mais également de leur patrimonialisation par son rôle de conseiller et de correcteur auprès des rédacteurs de traités de description.
6La nécessité de préserver le souvenir d’apparats qui ne devaient pas perdurer, et qu’avec François Pernot nous pourrions qualifier d’« éphémères matériels », se fit immédiatement sentir. Nous pourrions même dire qu’elle débuta, non le lendemain de l’événement, mais avant même que celui-ci ait eu lieu, nous allons y revenir. En d’autres termes, nous devons nous demander comment et pourquoi Borghini infléchit la description de différents apparats éphémères. Quelle fut la part de conservation et celle de reconstruction ? Que décida-t-il de mettre en valeur ? D’omettre ? Quel souvenir construisit-il ? Nous tenterons d’apporter une première ébauche de réponse en nous concentrant sur le mariage de François de Médicis et de Jeanne d’Autriche, et, plus particulièrement sur la description du premier apparat éphémère de ces noces, l’arche dédiée au Dessin.
7Ces noces furent l’un des événements majeurs du règne de Côme ier, tant pour la durée des célébrations, lesquelles s’étendirent de décembre 1565 à mars 1566, que pour le coût et l’éclat des festivités. D’une grande importance politique, elles furent l’une des avancées décisives qui permirent à Côme ier d’obtenir le titre si longtemps ambitionné de Grand Duc de Toscane. Ce titre devait donner à la famille des Médicis une place de tout premier plan non plus simplement sur la Péninsule, mais sur la scène européenne. Jeanne étant une Habsbourg, Côme espérait que son père ne se contenterait pas pour elle du titre de duchesse et que la jeune fille apporterait la caution de l’Empire à l’acquisition de ce titre.
8Comme nous l’avons dit, c’est à Borghini que fut confiée l’organisation de cette cérémonie. Il dut notamment concevoir de nombreux monuments éphémères, lesquels devaient être ornés par des œuvres tout aussi éphémères. Deux ans plus tôt, Borghini avait déjà été chargé des funérailles de Michel-Ange et avait donc vu disparaître de nombreuses œuvres conçues pour cette occasion. Le déplorant vivement, il voulut tenter d’infléchir quelque peu ce caractère éphémère pour les noces de 1565 et de patrimonialiser les œuvres autant que faire se pouvait. Il écrivit à ce sujet au duc plusieurs mois avant le début des festivités. Pour lui, les œuvres créées pour les noces de Francesco avaient une réelle valeur en ce qu’elles permettaient la valorisation de Florence, des Médicis, et des jeunes membres de l’Académie du Dessin (créée deux ans plus tôt) qui les avaient réalisées. Cette mise en valeur devait selon lui pouvoir s’inscrire dans le temps. Pour des questions financières, cela ne put se faire. Borghini, conscient de la disparition qui attendait ces œuvres, s’en fit faire, pour certaines, une copie. Celles-ci ne reflétaient cependant pas toujours exactement ce qu’avait été l’original. Ainsi, il demanda au peintre Alessandro Allori d’ajouter à sa copie certaines personnalités qui lui étaient chères et qui n’avaient pu figurer sur le tableau original, étant encore vivantes en 1565 :
Dans ce petit tableau des poètes en langue vulgaire que je vous ai demandé de me faire, et qui ne doit guère avoir qu’un usage privé et non public, je voudrais ajouter Giovambattista Strozzi, et Varchi : et dans celui des hommes savants, je voudrais ajouter (encore une fois pour moi) Messire Pietro Vettori Marcellino, et Fabio Segni1.
9Borghini fit ainsi modifier de très nombreux tableaux. Cette forme altérée était acceptable parce que, comme il le souligne à plusieurs reprises, ces œuvres étaient destinées à une jouissance privée. Il semble alors plus juste de parler de conservation que de patrimonialisation.
10Borghini n’ayant pas pu convaincre le duc de faire construire les apparats dans des matériaux plus durables, ils devaient donc être patrimonialisés sous une autre forme : l’écrit. Puisque, une fois les événements passés, seuls les descriptions de ces événements de devaient perdurer, on comprend alors toute l’importance qui leur était attachée.
Les descriptions écrites des noces
11Laissant de côté la description des spectacles théâtraux faite par Bacio Bandinelli, nous possédons deux grandes descriptions de ces noces, l’une faite par Domenico Mellini2, l’autre par Giovan Battista Cini3. Ces écrits ont un statut très différent et ce, pour des diverses raisons.
12Le texte de Mellini fut publié au moment où les festivités commencèrent à Florence. Il devait permettre aux puissants ne s’étant pas rendus sur place de se faire une idée précise de ce qui était advenu. Son rôle était non seulement de décrire, mais aussi de clarifier la glorification médicéenne qui se déployait alors de par la ville. Mellini justifie son désir de décrire ces apparats de la manière suivante : « Faire une chose agréable tant pour ceux qui ont pu en ce lieu voir toutes ces choses que pour ceux qui, à cause de l’éloignement, n’ont pu les contempler.4 » Il s’agit donc d’un texte de l’immédiateté, à destination des contemporains.
13Le texte de Cini fut publié trois ans plus tard, non de manière indépendante, mais intégré à la dernière section des Vies vasariennes, ce qui lui confère une tout autre ampleur.Vasari s’étant déjà fait un nom en Europe avec l’édition de 1552, ce texte se voyait assuré d’avoir une très large diffusion: en termes géographiques, l’œuvre dépassant bien sûr les frontières de la Péninsule, mais également en termes chronologiques, Vasari souhaitant inscrire son œuvre dans la postérité. Intégrer cette description à cette œuvre monumentale mettait ainsi doublement les Médicis en valeur. Appartenant à la section des Vite consacrée aux académiciens, elle mettait en avant les artistes responsables de l’élaboration des apparats. Or la nouvelle Académie du Dessin était une institution fondamentale pour le prestige artistique du grand mécène que se voulait Côme ier. En outre, mettre l’accent sur le successeur de Côme dans la section conclusive des Vies, et de surcroît au moment de son mariage, est une manière de mettre en avant le futur héritier ainsi que la descendance que son épouse ne peut manquer de lui donner ; le message est clair : la lignée des Médicis est destinée à régner pour longtemps, non seulement sur Florence, mais également sur le monde des arts.
14Le texte de Cini est véritablement une description de ce qui est advenu. L’importance de l’expérience directe, comme preuve d’une certaine authenticité, nous est donnée par la manière dont Vasari, justifie d’avoir délégué cette description : « car je n’ai pas pu voir ces fêtes5 ».
15Si, de manière tout à fait logique pour un texte de description, celui de Cini fut rédigé a posteriori, il n’en va pas de même pour celui de Mellini. Comme nous l’avons dit, le texte de ce dernier était destiné à paraître au tout début des festivités. Cela induit donc que les apparats n’étaient alors pas terminés, du moins dans leur réalisation si ce n’est dans leur conception, au moment de la rédaction. De manière purement rhétorique, Mellini, au début de son texte, tente de mettre en avant sa véracité et affirme qu’il s’agit bien d’une description de la cérémonie telle qu’elle s’est déroulée. La date de publication de son texte dément cette affirmation. Plusieurs lettres nous indiquent que c’est bien en amont des festivités que Mellini se mit à rédiger son texte. Pour ce faire, avant les noces, pendant les longs mois de préparations des apparats, Borghini lui fournit la matière lui permettant d’anticiper l’événement. Il lui envoyait régulièrement des notes et recommandait aux artistes responsables de la réalisation des apparats de montrer leurs travaux. Il s’agissait alors moins de décrire ce qui avait été vu que ce qui devait être vu, ce que l’on devait comprendre et retenir. Même si ces apparats n’avaient pas eu lieu, on en aurait quand même la trace, on aurait pu patrimonialiser quelque chose d’inexistant. Ce qui compte c’est moins ce qui fut que ce qu’on veut en laisser, le message politique qui doit clairement ressortir de ces descriptions.
16Ces livres avaient donc une finalité encomiastique d’une valeur tout à fait particulière. Ils participent autant d’une logique de reconstruction que d’une entreprise de patrimonialisation. Pour autant, d’autres documents nous permettent d’avoir une idée assez précise de ce à quoi devait ressembler ces apparats. Ces documents, tant iconographiques que textuels, étaient eux-mêmes destinés à être éphémères. Depuis le xvie siècle, ils furent conservés sans être diffusés. Il s’agit de documents de travail conçus en amont des festivités, notes et croquis qui ne devaient être lus que par artistes chargés de réaliser ce qui y était décrit6. Contrairement aux livres de description dont nous avons parlé, ces documents étaient purement fonctionnels et échappent donc à la partialité. La confrontation de ces différentes sources s’avère donc nécessaire pour tenter de voir ce qui fut reconstruit, tout en répondant à la question du comment et du pourquoi. C’est ce que nous voudrions brièvement tenter de faire en analysant la description du premier apparat éphémère, situé à Porta al Prato, et de la place particulière qu’y tient Michel-Ange.
Le monument de Porta al Prato
17Cette porte était dotée d’une importance symbolique particulière. C’est à travers elle que tous les visiteurs de renom, mais aussi tous les conquérants passèrent pour entrer dans la ville. Il était donc logique que ce soit par là que François de Médicis et Jeanne d’Autriche fassent leur entrée à Florence, le 13 décembre 1565. Ce monument fut le premier que virent les deux époux. Le texte de Cini le décrit de la façon suivante : « Une arche très grande et très honorable, admirablement conçue7. » La grandeur de ce monument est autant effective que symbolique. La phrase suivante nous confirme que ce sont bien les Médicis qu’il s’agissait ici d’honorer : « Florence, au milieu de ses deux compagnes tant aimées, la Fidélité et l’Affection (dont elle a toujours donné des preuves à ses seigneurs)8. » Loin d’atténuer le propos, la parenthèse sert à souligner ici ce qui apparaît comme l’élément le plus important de la phrase. Le texte, plus qu’une véritable description, est davantage une reprise de la manière dont Borghini avait présenté le projet pour ce monument au duc, dans une lettre d’avril 1565 :
Je voudrais dédier cette arche à FLORENCE, qui, heureuse et contente, se tiendrait sur la partie haute de la porte, accompagnée par deux de ses demoiselles, la FOI et L’AFFECTION […] : pour montrer la dévotion sincère de la ville pour son Seigneur9.
18Cette statue représentant Florence est décrite au tout début de la description de Porta al Prato de Cini, à la fin de cette même description chez Mellini. Ce dernier choisit donc de clore sa description par une forme de synthèse, où il explicite la véritable signification de la porte : un hommage aux Médicis. Cependant, bien que ce soit sous une autre forme, cette même idée se retrouve aussi dans la description de Cini. En effet, après avoir détaillé l’apparence de Porta al Prato, il va conclure, juste avant de citer les vers latin en l’honneur de Jeanne d’Autriche, en décrivant : « l’antique et très honorable emblème de l’excellent Duc10 ». Ainsi, dans le texte de Cini comme dans celui de Mellini, la présence du duc encadre le texte : l’entrée représente Florence, mais dans les écrits, c’est bien Côme qui est particulièrement mis en valeur.
19Le monument de Porta al Prato présentait un Panthéon de personnalités florentines. Ces hommes honorés et mettant Florence à l’honneur, devaient ainsi « accueillir » Jeanne d’Autriche. Ils étaient répartis en six groupes, définis comme « six Prérogatives ou Excellence qui ont fleuri dans notre ville11 ». Il s’agit de monuments célébrant : « Les Lettres, la Vertu militaire, l’Industrie, l’Agriculture, la Poésie & Langue Toscane, le Dessin ». La description de Mellini souligne cependant que ces six « Excellences » n’ont pas toutes le même statut, puisque seules les deux dernières sont « véritablement particulières [à Florence], & tellement siennes que nul autre ne peut ou ne doit raisonnablement s’en glorifier12. »Il s’agit de la Poésie et du Dessin13.
20Dans sa lettre au duc décrivant ses projets pour ces apparats, Borghini avait clairement exprimé sa volonté de donner au Dessin une place prépondérante. Chaque « Excellence», était conduite par une personnalité que Borghini désirait particulièrement mettre en relief.14 Il a souligné, exprimant son projet au duc, que cette mise en scène présentait une certaine originalité15. Tant la mise en avant du Dessin, que le choix de Michel-Ange comme représentant illustre de ces arts étaient plutôt banals. L’originalité tient en réalité à deux raisons. La première est que, comme le relatent les notes de Borghini, traditionnellement, lors d’une entrée princière, le premier monument devait être dédié aux qualités du nouvel arrivant, représentées sous formes d’allégories. Il y a dans cette décision de Borghini de présenter l’excellence florentine et non la vertu de la princesse une certaine forme d’orgueil ayant une visée toute politique : il s’agit de souligner que ces noces avec la couronne autrichienne sont certes un honneur pour Florence, mais un honneur dont elle est tout à fait digne. L’entreprise de valorisation est extrêmement habile.
21Mais l’originalité de cet apparat tient également au nombre de figures de personnalités florentines, toutes choisies personnellement par Borghini16, et au fait que Michel-Ange ne soit plus seul représentant, mais chef de file. En cela, il semble indiquer qu’il n’a fait que montrer la voie et que, grâce à lui certes, mais aussi après lui, l’art pourra continuer à fleurir en Toscane. C’est un monument bien ancré vers le présent, qui sous-entend une projection vers le futur, puisque les artistes qui entourent Michel-Ange lui sont contemporains. En outre, le monument étant une célébration de l’Académie, il est clair que son œuvre pourra être continuée, que la relève est assurée. Cela est confirmé par la représentation, sur un panneau à l’arrière-plan, de jeunes académiciens étudiant avec ardeur. La description de ce panneau est l’occasion de glorifier, une fois encore et à deux reprises dans la description de ce monument, Côme de Médicis : « La nouvelle Académie du Dessin, fondée il y a déjà deux ans par son Excellence très Illustre, quoi permet le développement de toutes les bons et beaux arts et des plus nobles esprits17 ».
22Ces noces étaient bien sûr une occasion parfaite pour mettre en valeur les artistes de l’Académie du Dessin, révélés au public peu de temps auparavant à l’occasion des funérailles de Michel-Ange. En quelque sorte, il s’agissait de passer de la révélation à la consécration. Borghini raisonne en termes de cercle vertueux : l’Académie met en valeur les Médicis, présentés comme de grands mécènes régnant sur une terre artistiquement florissante, ces derniers, par voie de conséquence soutiendront l’Académie qui pourra alors continuer à les mettre en valeur…
La mobilisation de la figure de Michel-Ange
23Au sein de l’apparat dédié au Dessin, on trouvait cinq groupements de grands artistes florentins, tous décédés, comme le voulait la tradition. Chaque groupe était « dirigé » par l’un d’entre eux, ainsi mis en relief. Le groupe occupant le devant de la scène était « dirigé » par Michel-Ange18. Une place d’importance donc, mais une place clairement destinée à valoriser indirectement bien plus les Médicis que l’artiste lui-même. Dans la mesure où la brièveté de ces traités était un critère fondamental, il est intéressant d’observer ce qui fut considéré comme nécessaire pour les Vite de Vasari et pour la description de Mellini. Rick Scorza a observé que Michel-Ange représentait le « focal point19 » du projet conçu par Borghini : quelle place l’artiste occupe-t-il dans ses deux récits, ayant un statut si différent ? Est-ce la même ? Comment l’interpréter ?
24Si nous observons maintenant la description faite par Cini, nous pouvons lire :
Le divin Michel-Ange Buonarroti, prince et monarque de tous, avec trois petits cercles dans la main [il s’agit du symbole du Dessin], faisant signe à Adrea del Sarto, à Léonard de Vinci, à Pontormo, à Rosso, […] qui se tenaient révérencieusement autour de lui, désignait avec une profonde joie l’entrée magnifique de la noble dame20.
25Négligeant les autres groupes d’artistes que les spectateurs avaient pu admirer en 1565, sur les recommandations de Borghini, Cini ne décrit véritablement que celui de Michel-Ange. Les autres, malgré les personnes illustres qu’ils présentent, sont dégradés puisqu’ils ne sont pas décrits, ne produisant pas selon Cini « le même effet » sur le spectateur. Cette description permet ainsi moins de patrimonialiser le monument lui-même que ce qui devait rester dans les mémoires à des fins politiques. Dans les Vies vasariennes, à travers le texte de Cini, encore bien plus que ce qui semble s’être produit dans la réalité, c’est à Michel-Ange que revenait la tâche d’accueillir Jeanne d’Autriche.
26Dans la description de Mellini aussi, la figure de Michel-Ange est particulièrement mise en valeur. Nous pouvons en effet lire :
Le premier, & devant tous les autres dans le lieu le plus honorable, & le plus digne était celui qui surpassa tous les autres et vainquit l’art même. Il s’agit du divin et céleste Michel-Ange Buonarroti, qui fut le véritable maître et souverain des arts très nobles que sont la Sculpture & la Peinture & l’Architecture […], et autour de lui se trouvaient Léonard de Vinci, Andrea del Sarto, Pontorno21...
27Michel-Ange, au sommet de la pyramide artistique comme le point d’aboutissement de l’évolution, est le seul artiste dont Mellini décrit exhaustivement la figure.
28Quelles conclusions pouvons-nous tirer, d’une point de vue politique, de cette patrimonialisation de la figure de Michel-Ange, amplifiée par rapport à la manière dont elle apparaissait dans les apparats éphémères de 1565 ? Dans la description de Cini comme dans celle de Mellini, nous sommes bien loin d’un Michel-Ange polémique. Point de caractère terrible et belliqueux, simplement une (trop) confortable « profonde joie », pour reprendre l’expression employée par Cini. Il est présenté comme un simple courtisan accueillant une souveraine. Les artistes s’inclinent devant lui, il est « divinissimo », et pourtant, on peine à se défaire de l’impression que Michel-Ange est vidé de sa substance, réduit à ce qu’il s’était toujours refusé à devenir : un masque muet mis au service de la glorification des puissants. Nous avons dit que dans la typologie établie pour Porta al Prato, le Dessin, aux côtés de la Poésie, était présenté comme proprement toscan. C’est là, d’une manière détournée, mettre de côté ce qui, déjà à l’époque était souvent considéré, et par Vasari le premier, comme le chef d’œuvre de Michel-Ange : l’œuvre qui suscita tant de polémiques, le Jugement Dernier.
29Borghini semble bien avoir joué un rôle de tout premier plan dans ce « forçage » : cet apparat fut réalisé par les membres de l’Académie du dessin, dont Borghini était le premier lieutenant ; c’est Borghini qui créa cet apparat, Borghini encore qui collabora avec Cini pour décider de son rendu au sein des Vite, Borghini toujours qui travailla en collaboration avec Mellini pour cette description. Nous pouvons donc dire que ce fut le Prieur qui contribua fortement à modeler cette image de Michel-Ange destinée à la postérité. Ce faisant, Borghini tenait compte des préceptes tridentins, gommant en grande partie les aspérités qui faisaient de Michel-Ange un Maître, et qui mettaient mal à l’aise la Contre-réforme, et utilisant sa figure pour une glorification de Florence et des Médicis.
30À une période où Côme voulait, comme nous l’avons vu, obtenir les bonnes grâces de l’Empire et de la Curie Romaine dans le but de se voir couronner Grand Duc de Toscane, un lissage, et même un limage de la figure de Michel-Ange s’avérait fort habile, à défaut d’être honnête.