La presse lycéenne, permanences d’un média éphémère
1Parce qu’ils sont dotés d’une régularité dans la publication, parce qu’ils peuvent être réunis en une collection continue, parce qu’ils entrent souvent dans des circuits d’édition et de commercialisation institutionnalisés, les périodiques sont a priori exclus de la catégorie des éphémères. Cependant, pour peu que l’on ait affaire à des revues, à des journaux ou à des feuilles dont la périodicité s’avère fort irrégulière, dont la durée de vie peut ne pas dépasser un ou deux numéros, et dont la diffusion s’avère incontrôlable voire clandestine, alors c’est toute la frontière entre éphémère et périodique qui devient poreuse. Tel est le cas de figure dont témoignent par exemple les journaux des tranchées parus durant la Première guerre mondiale, déjà bien étudiés1, et qui présentent la particularité d’avoir connu une patrimonialisation contemporaine de leur parution : désireux de conserver ces témoignages d’un moment historique et d’une conscience patriotique, des collectionneurs privés et des responsables de la Bibliothèque nationale de France ont ainsi fait entrer ces périodiques éphémères dans les fonds publics. Le cas de la presse lycéenne est à la fois similaire et différent : similaire parce que les publications qui la constituent se caractérisent part une même fragilité, une même brièveté et un même ancrage dans une communauté cimentée par des codes, des rites et un vocabulaire particuliers ; différente parce que la presse lycéenne a beau s’être constituée en France depuis le début du xixe siècle et continuer à être encore bien vivante aujourd’hui, ce média éphémère commence tout juste à être érigé en objet de patrimoine et en source documentaire.
Le xixe siècle : un média de l’ombre
2Les journaux lycéens sont en effet presque aussi vieux que les lycées eux-mêmes, et contemporains de l’essor de la presse de masse au xixe siècle. Liés à l’institution scolaire comme à l’exercice du journalisme, ils participent de la formation de cette opinion publique théorisée par Jürgen Habermas, en la déclinant sur le terrain de la jeunesse dont ils accompagnent en quelque sorte la formation civique et culturelle. Source importante donc, mais encore peu étudiée jusqu’à aujourd’hui, ne serait-ce que parce que son archivage public n’est qu’un phénomène récent (et encore lacunaire), mais aussi parce qu’elle est longtemps demeurée un média de l’ombre, publié dans une semi-clandestinité pour faire pièce à l’autorité des adultes et de l’établissement académique, avant d’accéder à la fin du siècle dernier à une reconnaissance institutionnelle que signale son dépôt officiel, depuis 2002, au Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information. C’est cette évolution que je voudrais tout d’abord rappeler, en me fondant sur le livre que Laurence Corroy a consacré à la naissance et à l’histoire de la presse jeune au xixe siècle2 ; pour les évolutions du xxe siècle, je m’appuierai sur la synthèse historique développée par Jacques Gonnet dans sa présentation des Journaux scolaires et lycéens3.
3L’apparition de la presse lycéenne est précoce : alors que les lycées sont créés en 1802 par décret de Napoléon, c’est vers 1825-1830 que se situent les premiers témoignages de l’existence de périodiques dans ces établissements d’enseignement. À la fin de la Restauration par exemple, certaines pensions ou institutions scolaires privées développent des « journaux d’éducation » afin de légitimer leur existence face à l’école publique : il s’agit de vitrines institutionnelles, contrôlées par les adultes, publiant des leçons théoriques et les meilleurs devoirs des élèves. Le plus ancien journal scolaire référencé à la Bibliothèque nationale de France date ainsi de 1830 : intitulé L’Aurore, il regroupe des « essais littéraires par de jeunes élèves ». À côté de ces journaux d’établissement, les lycéens aspirent cependant à créer des publications autonomes, échappant au contrôle voire à la censure des adultes : ainsi se dessine une bipolarisation entre une presse lycéenne d’initiative adulte, officielle en quelque sorte, et une presse lycéenne d’initiative jeune, sinon « sauvage » ou clandestine, du moins désireuse d’indépendance – journaux des lycéens et pas seulement du lycée.
4De ces feuilles souvent clandestines, artisanales et mal tolérées par l’administration, qui les saisit et en sanctionne les auteurs, aucune trace matérielle n’a été conservée : seuls des témoignages indirects permettent d’en déceler l’existence et le rôle. Des correspondances administratives nous apprennent par exemple que sous le règne de Charles X, les élèves du collège royal de Marseille réalisent un périodique bien vite interdit : les troubles qui apparaissent alors dans l’établissement sont naturellement rapportés à l’existence de cette publication et à la trop grande bienveillance du proviseur à son égard. En 1831, deux journaux du lycée Henri‑IV poursuivent par articles interposés la bataille d’Hernani : l’un porte les couleurs du romantisme (Le Cauchemar) tandis que l’autre (Le Lycéen, dont le directeur sera temporairement renvoyé) défend une esthétique classique.
5Cette presse de l’ombre parvient néanmoins à s’imposer dans le dernier tiers du siècle. Signe d’un début de reconnaissance, le premier journal lycéen conservé à la Bibliothèque nationale de France, baptisé L’Escholier, date de 1865. D’autres titres mieux organisés suivent, comme La Jeunesse (1868-1869), qui bénéficie de l’attention de la grande presse, ou encore L’Union des jeunes (1870). La Troisième République amplifie le mouvement, en particulier grâce à la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Les titres lycéens se multiplient, à l’exemple des Droits de la jeunesse : créé en 1882, cet hebdomadaire engagé dénonce l’institution et sa surveillance continuelle, se bat pour la laïcité et défend les droits des élèves. Sa forte organisation (il connaît une diffusion nationale) n’empêche cependant pas des mesures punitives à l’encontre de ses responsables.
6Dès le xixe siècle se mettent ainsi en place quelques-uns des grands traits de la presse des lycéens : rite d’initiation, elle représente une aventure fondatrice pour un clan de rédacteurs en rupture avec le contrôle adulte ; signe de distinction, elle met en évidence une minorité active de lycéens qui prétend cependant représenter l’ensemble de sa communauté ; pratique identitaire, elle entend exprimer et assurer la cohésion d’un établissement, voire d’une génération. Face à une institution qui les tolère tout juste quand elle ne les réprime pas, les journaux lycéens de l’époque fonctionnent donc avant tout comme des organes militants.
Le xxe siècle : vers la reconnaissance
7Le siècle suivant changera la donne en accordant peu à peu une reconnaissance et un statut aux journaux des élèves. À cet égard, on ne peut que souligner avec Jacques Gonnet le rôle joué, dans la première moitié du xxe siècle, par les réflexions et les pratiques de l’Éducation nouvelle, qui ont contribué à crédibiliser et à développer la presse scolaire en faisant du journal de classe un instrument d’apprentissage. Il convient ici de rappeler le rôle de Célestin Freinet (1896-1966) et de son mouvement de l’Imprimerie à l’école qui, de ses débuts en 1927 jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’inciter de nombreux enseignants à lancer l’initiative d’un journal de classe, élaboré grâce à la coopération des élèves.
8La deuxième grande étape de développement des journaux lycéens coïncide avec les années 1960-19704. La révolte de mai 1968 marque évidemment un pic dans la parution de périodiques iconoclastes et militants, qui soutiennent le mouvement étudiant puis ouvrier : des titres comme Action (quotidien, il tire alors à plus de 100 000 exemplaires), L’Enragé (qui accueille les dessins de Siné, Wolinski ou Cabu) ou le bien nommé Barricades apparaissent comme les fers de lance de toute une vague aussi créative que contestataire. Au cours de l’après 1968, les journaux lycéens connaissent une véritable expansion, abordant de front et souvent avec dérision les grandes questions qui agitent l’époque : remise en cause du système éducatif, critique de la famille, droits des femmes, libération sexuelle, écologie… La fin des années 1970, si elle marque un reflux de l’influence de la presse parallèle et contestataire sur les journaux lycéens, n’en amène pas moins des évolutions importantes : l’abaissement de la majorité de 21 à 18 ans en 1974 a tout particulièrement pour effet de donner plus d’écho et de légitimité à la parole des lycéens, qui sont désormais aux portes légales de l’âge adulte.
9À partir des années 1980, on assiste peu à peu à une reconnaissance institutionnelle de la presse lycéenne. Ce processus de légitimation passe d’abord par le vecteur associatif, avec la création en 1981 du Centre de Documentation et d’Information Lycéen, visant à fédérer, recueillir, défendre et promouvoir les journaux lycéens ; le relais est ensuite assuré, de 1989 à 2002, par J.presse qui fonde en 1998 l’Observatoire des pratiques de presse lycéenne ; l’association Jets d’encre lui succède en 2004, poursuivant jusqu’à aujourd’hui la démarche de défense du droit de publication des lycéens. Dans le champ institutionnel, la création du Centre de Liaison de l’Enseignement et des Moyens (puis Médias) d’Information, en 1983, permet d’une part de recenser de manière empirique les journaux publiés de l’école primaire à l’université, et d’autre part de prendre acte de la vitalité de cette presse tout en développant l’éducation des élèves aux médias. Le combat en faveur des journaux lycéens peut également s’appuyer sur des textes essentiels, comme la Convention internationale des droits de l’enfant (ratifiée par l’ONU en 1989, elle garantit à l’enfant le « droit à la liberté d’expression […] sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique ») ou, sur le plan national, la loi d’orientation pour l’éducation du 10 juillet 1989 (dite loi Jospin), dont l’article 10 stipule que les élèves des collèges et des lycées « disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression ». C’est dans ce contexte que la presse lycéenne va alors bénéficier de la mise en place d’un cadre réglementaire important : la circulaire du 6 mars 1991, qui reconnaît aux lycéens le droit de publication au sein de leur établissement « sans autorisation ni contrôle préalable » – liberté d’expression qui a pour contrepartie une responsabilité juridique que les élèves eux-mêmes peuvent exercer, qu’ils soient majeurs ou mineurs. La révision de ce texte réglementaire en 2002 ajoute une disposition importante, relative à la conservation de la presse lycéenne : chaque périodique doit en effet faire l’objet d’un dépôt pédagogique au CLEMI (l’équivalent du dépôt légal des ouvrages à la BnF), procédure qui entérine de fait la patrimonialisation d’un média resté bien longtemps éphémère et disséminé.
La presse lycéenne aujourd’hui : un média labile
10Le dépôt pédagogique des journaux scolaires au CLEMI constitue un indicateur précieux, qui a permis d’enregistrer un nombre croissant de titres lycéens : 93 pour l’année scolaire 2002-2003, 202 pour 2004-2005, et près de 250 titres par an depuis 2008. Mais ce dépôt ne capte encore que très incomplètement l’ensemble de la presse scolaire, une bonne partie des numéros parus restant dans la nature par ignorance de la réglementation ou négligence des usagers eux-mêmes envers ce support : cette faculté à passer entre les mailles du filet institutionnel est peut-être l’un des traits qui apparentent le plus la presse lycéenne aux éphémères.
11La relative stabilité du nombre de journaux lycéens recensés ne doit pas cacher une certaine fragilité. Fragilité du support : il s’agit le plus souvent d’un exemplaire papier artisanal, vendu dans l’enceinte du lycée (la plupart de ces périodiques sont en effet payants, pour un prix allant de dix centimes à deux euros, la gratuité restant marginale dans la mesure où le journal lycéen sert souvent à financer des projets de classe ou associatifs) et fabriqué avec les moyens de la bureautique et de la photocopie, même si quelques publications de qualité professionnelle sortent du lot, et si une minorité de titres s’essaient à la publication numérique. Fragilité du rythme : la majeure partie des titres ont une périodicité de trois ou quatre numéros par an, sans garantie de régularité infaillible, et beaucoup n’existent que le temps d’un numéro. Fragilité de la pérennisation : plus de la moitié des journaux ont en effet une durée de vie limitée à une ou deux années, faute de successeurs à une équipe de rédaction qui s’est investie dans le journal la durée de l’année scolaire ou de l’avant-baccalauréat. Et même quand les aînés réussissent à passer le flambeau à leurs cadets, les cinq années d’existence semblent un seuil que bien peu de titres parviennent à franchir. À cet égard, Le Mur (du lycée professionnel Jean Guéhenno de Saint-Amand-Montrond) et L’Œil du dragon (du lycée Édouard Herriot à Lyon) font figure d’exceptions. Addition et succession de médias éphémères, la presse lycéenne se place ainsi sous le signe de la mobilité, de la métamorphose et du renouvellement.
12Rapportée à l’ensemble des établissements scolaires, cette presse reste minoritaire et locale, mais elle opère sur le mode de la dissémination ciblée : sa diffusion couvre tout le territoire français de manière fragmentée. Il s’agit ainsi d’un média amateur, participatif et de proximité, susceptible de toucher une large frange d’élèves et de lecteurs cumulés. Le tirage d’un journal lycéen peut en effet osciller de 100 à 500 exemplaires, avec une diffusion moyenne de 200 à 300 numéros : chiffres modestes, mais qui, multipliés par l’ensemble des titres publiés, atteignent à un véritable effet de masse.
13À plusieurs égards, la presse lycéenne d’hier et d’aujourd’hui représente un cas limite que plusieurs traits rapprochent de la catégorie des éphémères, à commencer par l’irrégularité et la brièveté de sa parution : média générationnel par excellence, le journal lycéen n’a bien souvent qu’une saison, quand il n’est pas tout simplement une publication de circonstance, isolée dans le temps, à l’occasion d’un moment historique (à l’exemple de ces élèves d’un lycée martiniquais rendant hommage à Aimé Césaire lors de sa disparition) ou de la menue vie quotidienne du lycée (comme en témoignent les journaux composés pour rendre compte d’un voyage de classe, par exemple).
14Proche de l’éphémère, le journal lycéen l’est aussi par son support et son format : consistant le plus souvent en feuilles de papier photocopiées, pliées et agrafées, ce média amateur circule le plus souvent de la main à la main, dans l’enceinte de l’établissement scolaire ou à sa périphérie (la famille, les amis), pour finir oublié dans un tiroir et sans doute jeté avec d’autres souvenirs de jeunesse. Dans cette perspective, bien des productions lycéennes rappellent ces « lanternes » satiriques et illustrées que John Grand-Carteret mentionnait dans ses Vieux papiers parmi « Les curiosités du journal » :
Feuilles de quartier, de cénacles, qui apparaissent, aujourd’hui, antédiluviennes, qui, plus tard, devaient être imitées par les collégiens, avec la Boîte, le Bahut, le Bachot, et autres organes en lesquels s’essayèrent de futurs conseillers d’état5.
15À cet égard, il est significatif que la conservation de ces documents depuis le xixe siècle, et même leur captation jusqu’à aujourd’hui, soient fortement lacunaires : nés d’un rapport polémique à l’institution académique, porteurs d’une parole « sauvage » qui se pose souvent en contre-exemple de l’information « officielle », parfois plus proches dans leur élaboration du tract que du journal, ces périodiques ne sont pas faits pour s’inscrire dans une mémoire durable, mais pour être en prise sur une actualité avant tout communautaire et identitaire (celle du lycée lui-même le plus souvent, et parfois celle d’une génération cherchant à légitimer son droit à la parole).
16En ce sens, cette presse amateur partage avec les éphémères un même rapport au temps. C’est en effet parce qu’ils sont branchés sur l’immédiateté de leur contemporain que les journaux lycéens deviennent des médiateurs exemplaires de leur passé. À ce titre, la presse lycéenne constitue une source documentaire qui nous présente un instantané constamment renouvelé de la jeunesse française depuis plus d’un siècle et demi, et au sein de laquelle des disciplines aussi différentes que l’histoire, la sociologie, les sciences de l’éducation, les sciences politiques ou les études littéraires peuvent construire des corpus inédits et innovants6.