La Bibliothèque bleue, une littérature éphémère ?
1Mon domaine de recherche concerne les imprimés à grande diffusion aux xviie et xviiie siècles : feuilles volantes, images pieuses, occasionnels, almanachs et petits livres de la Bibliothèque bleue. Ce sont des genres éditoriaux appartenant à un ensemble hétéroclite et multiforme dont le point commun est la fragilité des supports, le petit format, la mauvaise qualité du papier et le caractère éphémère. Il s’agit d’une production bon marché, destinée au grand nombre. Ainsi que le rappelle Nicolas Petit dans L'Éphémère, l'occasionnel et le non livre1, ces ouvrages qui sont à la lisière entre le livre et le non-livre (moins de 40 pages) ont d’autres réseaux de diffusion que la Librairie traditionnelle. C’est en particulier le cas pour la Bibliothèque bleue. S’adressant au large public qui lit peu et qui se recrute de plus en plus au xviiie siècle dans le monde rural alphabétisé, la Bibliothèque bleue est vendue par colportage, soit par des libraires-ambulants, soit par des marchands-merciers qui vendent en même temps que les livrets bleus des articles de mercerie, rubans, fil, etc. La petite taille des ouvrages se prête à ce genre de diffusion.
Canards & occasionnels
2Les « canards » et les « occasionnels », ainsi que les a désignés Jean-Pierre Seguin dans son ouvrage consacré à la presse d’information avant le périodique2, sont publiés dès la Renaissance à l’occasion d’une bataille, d’une naissance monstrueuse, d’un crime ou d’une catastrophe naturelle. Ce sont des textes de circonstance, de minces brochures in-8° de quelques pages destinées à être jetées, dès que l’occasion qui les a fait naître est passée. Dans la continuité des occasionnels,les “canards” du xixe siècle sont, selon Littré, de
[…] petits imprimés contenant le récit d'un événement du jour et dont on crie la vente à Paris. Se dit ironiquement de faits, de nouvelles, de bruits plus ou moins suspects qui se mettent dans les journaux.
3Ces canards se présentent comme des feuilles volantes in-folio dédiées avant tout aux grandes affaires criminelles, avec gravures suggestives à l’appui.
4Il faut insister sur le caractère éphémère de cette production, doublement éphémère mêmeà cause de la fragilité du support et de la fonction même de ces textes qui rendent compte d’un événement unique qui vient de se produire. Mais cette inscription des textes dans l’actualité appelle quelques nuances. D’abord les dates ne sont pas toujours indiquées sur les occasionnels, projetant par cela même l’événement-catastrophe dans une sorte de durée intemporelle marquée par le malheur. Ensuite – et cela est valable pour l’ensemble de la presse au xviiie siècle – les nouvelles du monde sont tributaires de la lenteur des moyens de communication : par exemple, le tremblement de terre de Lisbonne qui se produit le 1er novembre 1755 – la catastrophe qui a certainement le plus marqué les esprits européens au xviiie siècle – n’est évoqué dans la Gazette de France et dans les autres gazettes européennes que trois mois plus tard.
Les almanachs
5Occasionnels, canards et almanachs sont une littérature du jour ou de l’année. Ils sont éphémères à l’image des « éphémérides » qui donnent les dates importantes de l’année et les positions astronomiques des planètes. La caractéristique commune des almanachs est qu’ils comportent toujours un calendrier et que leur périodicité est annuelle – ils paraissent dans les derniers mois de l’année précédant leur datation.
6Les almanachs constituent un genre éditorial très hétérogène qui inclut aussi bien au xviiie siècle le très officiel Almanach royal dressant depuis 1683 la liste des membres de la famille royale et des grands corps de l’État, que les luxueux almanachs illustrés pour dames imprimés par Desnos dans les années 1760. Les plus largement répandus sont le Messager boîteux de Bâle dont Voltaire disait qu’il s’en débitait 20 000 exemplaires en huit jours3, le Matthieu Laensberg et les petits almanachs de format in-16 ou in-32 comme les Étrennes parisiennes ou l’humble Almanach des bergers. Louis-Sébastien Mercier les décrit ainsi dans le chapitre « Calendriers, almanachs pour janvier » du Tableau de Paris :
C’est une manufacture telle qu’il n’y en a point dans le reste du monde ; on en envoie des ballots dans les provinces et chez l’étranger ; étrennes mignonnes, almanachs chantants etc. […] Tous ces almanachs passent de main en main et puis meurent dès le mois de février : on ne conçoit pas ce que devient cette espèce de marchandise qui s’éparpille dans les innombrables poches des grisettes ; car toute fille a un almanach chantant qu’elle reçoit au Nouvel An4.
7Si les Étrennes parisiennes accueillent volontiers les nouvelles scientifiques et sont ouvertes à l’esprit encyclopédique malgré leur petit nombre de pages, en revanche l’Almanach des bergers et le Dieu soit béni, tous deux publiés par les familles Oudot et Garnier de Troyes, également éditeurs de la Bibliothèque bleue, se contentent d’indiquer, à la suite d’un calendrier en images destiné à ceux qui ne savent pas lire, le calendrier des foires de Champagne et les horaires des coches d’eau et des diligences.
8Les plus intéressants de ces almanachs pour notre analyse sont les Messagers boîteux de Bâle (plus tard également de Strasbourg, de Vevey, de Colmar) parce qu’ils consacrent une partie importante de leur contenu à l’actualité. De format in-4°, ils comportent une quarantaine de pages et sont composés de deux parties de longueur égale, la première consacrée au calendrier et aux prédictions, la seconde intitulée « Relation curieuse des choses les plus remarquables arrivées en Europe et ailleurs… » et rendant compte des nouvelles de l’année précédente. Ces nouvelles peuvent être politiques, militaires, diplomatiques ou relever des faits divers. Les Messagers boîteux puisent en fait dans les gazettes du temps pour rédiger cette compilation, le Journal encyclopédique, la Gazette de France, les Affiches de province ou les gazettes étrangères5. Car l’information circule avec fluidité au xviiie siècle entre les canards, les gazettes et les almanachs, y compris les plus populaires d’entre eux.
9Mais ce qui est frappant et qui fait la spécificité de ces almanachs – et correspond peut-être à leur part d’irréductibilité par rapport à notre modernité –, est la temporalité particulière dans laquelle ils s’inscrivent. Le Messager boiteux, par exemple, se fonde sur deux temporalités juxtaposées et contradictoires. La seconde partie donne largement sa place, certes, à l’actualité. Mais en consacrant sa première partie à un calendrier agricole détaillé dans lequel sont indiqués en images les fêtes des saints aussi bien que les travaux des champs, les moments pour tailler les arbres, tondre les bêtes ou se couper les cheveux, le Messager boîteux s‘insère dans le temps long et cyclique des saisons, des fêtes religieuses et des prévisions météorologiques annuelles, comme le font l’Almanach des bergers et le Dieu soit béni. Enfin une « Chronologie » placée en tête d’ouvrage indique le nombre d'années écoulées depuis la création du monde, depuis la naissance de Jésus-Christ et depuis la fondation de la Monarchie. On trouve aussi la date du Déluge universel et celle de la fondation de Rome. Il faut cependant reconnaître qu’il existe une chronologie similaire dans le très officiel Almanach royal au xviiie siècle.
10Quant à la rubrique des faits divers et autres catastrophes naturelles, présente dans le Messagers boîteux, elle relève sans aucun doute de l’événementiel et donc d’une temporalité brève, mais elle est également imprégnée d’une tonalité sombre qui fait partie du fonds commun des récits depuis la Renaissance et dont s’inspirent également les occasionnels. Les catastrophes naturelles, au même titre que les prodiges, forment le contenu traditionnel de cette forme archaïque de littérature à sensation qui traite avant tout de sujets frappants et insolites. Ainsi le Messager boîteux de Bâle mentionne-t-il en 1724 un « ouragan sur la Jamaïque » qui s’est produit en septembre 1722. Les Étrennes mignonnes pour 1759 évoquent, de leur côté, une terrible tempête qui toucha les côtes de Grande-Bretagne en décembre 1757 et « fit périr plus de trente navires et beaucoup de monde ». Mêlant le monstrueux au prodige, cet almanach ajoute : « Une baleine de soixante-dix à quatre-vingt pieds de longueur fut jetée à terre près d’Edimbourg6 ». Ailleurs ce sont des orages de grêle qui ravagent les récoltes, brisent les édifices et dévastent les campagnes, ou des pluies torrentielles provoquant glissements de terrain meurtriers et inondations.
11Quand les textes sont illustrés, ce qui est le cas des Messagers boîteux et des canards du xixe siècle, les gravures sont là pour amplifier encore le caractère spectaculaire et pathétique des événements relatés, mettre en relief le « détail horrible » comme on disait au xixe siècle. Dans le Messager boîteux pour 1756 par exemple, la gravure principale, dépliante et placée au milieu de la partie consacrée à l’actualité, représente le tremblement de terre de Constantinople de 1754 et place au premier plan une scène frappante montrant un survivant qui retire un mort des décombres pendant que derrière lui, la ville brûle et s’écroule.
La Bibliothèque bleue
12Par rapport aux occasionnels et aux almanachs, les livrets de la Bibliothèque bleue sont certainement ceux qui présentent la distorsion la plus importante entre support et contenu, entre le caractère éphémère de cette forme d’imprimé et son inscription dans la longue durée. Il s’agit d’un patrimoine fugace prévu pour une temporalité brève mais le paradoxe de cette collection est que son existence soit pluriséculaire. Ces textes bon marché, imprimés à la va-vite sur un papier de mauvaise qualité, pleins de fautes de frappe et de coquilles, et qui n’étaient pas destinés à durer, ont en effet traversé les siècles grâce au phénomène des rééditions. Phénomène qui s’explique en partie par la proximité de la Bibliothèque bleue avec la tradition orale, et par la fidélisation du lectorat de la collection.
13La Bibliothèque bleue est née au début du xviie siècle à Troyes chez l’imprimeur Jean Oudot qui s’était spécialisé dans la production de petits livres bon marché à grande diffusion. Au cours du xviie siècle, à une date indéterminée, ces livres commencent à être vendus sous couverture bleue (une couverture banale de papier bleu qui couvrait alors les brochures), ce qui devient le signe distinctif de la collection et lui donne son nom. À cause du succès de cette formule éditoriale, Oudot et ses successeurs sont bientôt imités par d’autres imprimeurs à Troyes, à Rouen puis dans la France entière, et cela jusqu’à la fin du xixe siècle. On peut considérer que la Bibliothèque bleue est une des toutes premières « collections » au sens moderne du terme7, avec ses éditeurs spécialisés et son apparence matérielle immédiatement identifiable grâce au papier bleu. Des dizaines de milliers d’ouvrages sont mis en circulation chaque année8 : l’inventaire après décès de la Maison Garnier, un des principaux imprimeurs-libraires troyens au xviiie siècle, révèle que 500 000 livrets prêts à être brochés se trouvaient dans le stock de la librairie en 17709.
Une collection au long cours
14Or cette collection appartient moins au temps court de l’année qu’au temps long de la mémoire et de l’imaginaire. C’est vrai des romans de chevalerieet des Vies de saints présents dans le catalogue de la Bibliothèque bleue dès son origine, et toujours publiés sous couverture bleue dans les années 1860, trois siècles plus tard. Mais l’explication vaut aussi pour les recueils de chansons comme les Bibles de Noëls et pour des ouvrages pratiques tels les Secrets des secrets de nature qui, en plein xixe siècle, continuent de diffuser des savoirs issus des Secreti d’Alexis Piémontais, une édition vénitienne de 1555.
15Le premier catalogue de la Bibliothèque bleue qui nous soit parvenu est celui de la Veuve Nicolas III Oudot, libraire à Paris, rue de la Harpe vers 172010, catalogue intitulé « Livres récréatifs, appelés communément la Bibliothèque bleue ». Dans ce catalogue, 30% des titres correspondent à des textes de fiction, 30 autres % à des ouvrages religieux, le reste du catalogue se répartissant entre chansons, petits manuels pratiques, livres de magie et abécédaires. Doit-on considérer comme Robert Mandrou dans son livre fondateur, De la Culture populaire aux xviie et xviiie siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes publié en 196411, que la collection s’est figée au xviiie siècle dans une sorte d’immobilisme reléguant son lectorat dans une vision passéiste et archaïque du monde ? Je crois qu’il faut nuancer ce jugement, même s’il est indéniable qu’il existe une inertie éditoriale et même un décalage qui s’accentue au cours du xviiie siècle entre la Bibliothèque bleue et le reste de la production imprimée, à un moment où le public de la collection se recrute de plus en plus dans les classes populaires et rurales.
16L’étude détaillée de l’évolution des titres montre une certaine perméabilité des éditeurs aux courants intellectuels et aux modes littéraires, sans aucun doute pour satisfaire les attentes du public. L’entrée des contes de fées de Madame d’Aulnoy et de Perrault dans le catalogue de la Bibliothèque bleue au xviiie siècle en est la preuve. Celle des biographies de grands brigands comme Cartouche et Mandrin en est une autre. Cependant l’inertie relative du catalogue de la Bibliothèque bleue s’explique assez aisément : le lectorat de la Bibliothèque bleue est souvent éloigné des réseaux de la Librairie classique, il achète des ouvrages bon marché et se montre peu exigeant concernant les nouveautés qui paraissent dans le monde éditorial. Sans doute les ignore-t-il pour une part. Les éditeurs de la collection le savent. C’est pourquoi ils réimpriment constamment des petits ouvrages délaissés depuis longtemps par les élites lettrées, qui continuent de leur assurer sans effort de bons profits commerciaux (les inventaires après décès des familles Oudot et Garnier montrent une situation financière florissante). Or c’est de cette manière que la Bibliothèque bleue a contribué presque à son insu et malgré elle à constituer un véritable patrimoine mémoriel et que la littérature médiévale, en particulier, est restée une source romanesque vivante jusque sous le Second Empire.
17Parmi les romans parus dans la Bibliothèque bleue, presque tous sont des romans de chevalerie du Moyen Âge. Il s’agit d’une quinzaine de titres issus soit de la geste carolingienne comme Les Conquêtes de Charlemagne et l’Histoire des Quatre Fils Aymon, soit de romans d’aventures centrés sur les prouesses d’un héros ou d’une héroïne, comme l’Histoire de Robert le Diable, l’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne et l’Histoire de Mélusine. Ces romans proviennent de chansons de geste mises en prose aux xive et xve siècles et imprimées à la fin du xve siècle par des imprimeurs lyonnais et parisiens déjà spécialisés dans l’édition à grande diffusion.12 Les Vies de saints sont tirées, elles, majoritairement de La Légende dorée de Jacques de Voragine, manuscrit du xiiie siècle.13
18Quant au contenu des textes eux-mêmes, il évolue peu au fil des rééditions, par rapport aux premières éditions incunables de la fin du xve siècle. Les permanences l’emportent largement sur les adaptations, même si un certain nombre de modifications sont effectuées au cours du xviie siècle : resserrement de la trame narrative (des récits de combats sont abrégés ou supprimés), moralisation des récits, modernisation du lexique.
19L’étude des rééditions montre cependant que, sur le long terme, cette pérennité éditoriale ne se maintient que grâce à une sélection progressive des titres. Dès le début de la Bibliothèque bleue, ses éditeurs ne gardent de la littérature médiévale que la thématique romanesque au détriment de la poésie et du théâtre. Les récits de combats contre les Sarrazins et la grande aventure chrétienne des Croisades sont les sujets centraux des romans de la Bibliothèque bleue, qui donnent aux histoires d’amour une place secondaire, à la notable exception de Mélusine et de Pierre de Provence. Les grands absents de cette littérature sont les romans du cycle courtois, écartées dès la fin du xviie siècle au profit des récits épiques, et tout particulièrement de l’épopée carolingienne. En outre, les éditeurs de la Bibliothèque bleue laissent progressivement de côté les personnages secondaires des grands cycles romanesques, pour se concentrer sur les trajectoires individuelles de quelques grandes figures héroïques.
20Ces sélections sont intéressantes car elles conduisent à départager le lectorat de manière sociologique. Si le large public de la Bibliothèque bleue doit se contenter au xviie siècle de la lecture de quelques épopées carolingiennes, les amateurs avertis et les bibliophiles collectionnent, eux, les belles éditions de la Renaissance des romans du cycle arthurien et des Amadis. Gaston d’Orléans par exemple, frère du roi Louis XIII, possède dans sa bibliothèque une cinquantaine de romans dont aucun ne correspond aux titres publiés par la Bibliothèque bleue : Tristan chevalier de la table ronde, Meliadus de Leonnoys, Amadis de Gaule14…
Le temps de la mémoire
21Plus encore que les occasionnels et les almanachs, les livrets de la Bibliothèque bleue entretiennent une relation particulière au temps. L’éphémère, l’événementiel et l’historique se diluent souvent dans une temporalité floue.
22À cause du phénomène des rééditions, les romans de chevalerie de la Bibliothèque bleue coexistent par exemple avec d’autres œuvres de fiction venues de périodes plus tardives, romans picaresques du Siècle d’Or comme L’Aventurier Buscon ou contes de fées de la fin du xviie siècle. Ainsi se construit un temps romanesque séparé du temps historique et constitué de strates culturelles qui se superposent. Il nourrit la mémoire des lecteurs d’un imaginaire où se mêlent faits historiques et réminiscences littéraires, orales ou écrites. Je rapprocherai cette perception toute particulière du temps, de ce que dit Marcel Proust à propos de la servante Françoise :
On était obligé de se dire qu’il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon15.
23L’absence de repères temporels dans les romans fait écho à d’autres ouvrages de la Bibliothèque bleue comme l’Histoire de France avec les figures des roys, depuis Pharamond jusques au roi Henri III, publiée chez Jean Oudot en 1608 et régulièrement rééditée, qui mêle à des personnages réels des êtres de fiction comme Pharamond, fondateur mythique du royaume de France.
24On peut donc considérer que le temps de la Bibliothèque bleue, loin d’être marqué par la dimension événementielle de l’actualité, se situe entre histoire, mémoire longue et légende. Il appartient aux mêmes rythmes que les livres d’heures du Moyen Âge, livres de prières qui égrènent la journée. Dans ce « temps des cathédrales », comme l’appelle Georges Duby, spatialité et temporalité obéissent à des unités de mesure à hauteur d’homme. Les journées sont ponctuées par le bruit des cloches et la distance entre les villes calculées en nombres de lieues parcourues à pied. La Chanson des pèlerins de Saint Jacques et les petits manuels pratiques vendus sur le chemin des grands pèlerinages rappellent comme beaucoup d’autres textes de la Bibliothèque bleue que les itinéraires de pèlerinage croisent souvent ceux du colportage. Il s’agit d’une scansion du temps qui est celle des travaux des champs, du rythme des saisons et des fêtes des saints, un temps qui rejoint celui des images pieuses et des portraits de personnages de légende vendus par colportage, ceux de Geneviève de Brabant, de Robinson Crusoé ou des quatre fils Aymon, bientôt relayés par l’imagerie d’Épinal et les verres des lanternes magiques.
25Les livres de la Bibliothèque bleue sont aussi les jalons d’une possible transmission orale, constituant à partir de lieux, de paysages et de croyances autant de matériaux qui élaborent une mémoire collective. La Bibliothèque bleue s’inscrit en effet doublement dans un art de la mémoire. Par la réédition de récits très anciens d’une part, elle contribue à la création d’un patrimoine littéraire sur la longue durée ; d’autre part, à cause de ses modes particuliers de réception, elle encourage ses lecteurs à mémoriser les textes et à les transmettre oralement. Car il faut envisager à propos de la Bibliothèque bleue un tissage étroit de la voix et de l’écriture, de l’oral et de l’imprimé dans des usages qui associent lecteurs et auditeurs.
26Bernadau, correspondant de l’abbé Grégoire à Bordeaux, évoque en 1790 cette réalité :
Ceux des gens de la campagne de ce district qui savent lire, aiment volontiers la lecture et faute d'autre chose, lisent l'Almanach des Dieux, la Bibliothèque bleue et autres billevesées que des colporteurs voiturent annuellement dans les campagnes. Ils ont la fureur de revenir vingt fois sur ces misères, et, quand ils en parlent, (ce qu'ils font très volontiers), ils vous récitent pour ainsi dire mot à mot leurs livrets16.
27C’est également ce que dit Jamerey Duval, berger de Champagne dans les années 1720, qui parle dans ses Mémoires du premier livre dans lequel il a appris à lire à l’âge de 15 ans, grâce à l’aide d’autres bergers. Il s’agit d’un exemplaire des Fables d’Ésope publié dans la Bibliothèque bleue. Jamerey Duval est aussi un lecteur enthousiaste des romans de chevalerie de la Bibliothèque bleue. Ses Mémoires rappellent comment il apprend par cœur les exploits de ses héros et les récite ensuite devant ses compagnons bergers.
28Dans la Bibliothèque bleue, une grande quantité d’ouvrages, sans doute un bon tiers de la collection, se prêtent d’ailleurs à une transmission oralisée : recueils d’anecdotes, dialogues, complaintes criminelles, chansons profanes, cantiques et chants de Noëls. Pour tous ces textes, la Bibliothèque bleue ne se fait en aucun cas l’écho d’une circulation orale et spontanée. Elle puise sa matière dans une tradition imprimée plus ancienne, ou trouve son inspiration dans le théâtre du temps, l’Opéra comique et plus tard le théâtre de boulevard. Bien souvent, ce sont les textes imprimés qui génèrent une transmission orale, parce qu’ils ont été entendus lors de lectures collectives à voix haute ou parce qu’ils ont été appris par cœur et récités devant un auditoire.
29La part provenant du folklore, notamment dans les contes de fées et les romans de chevalerie, s’inscrit, elle aussi, dans cette transmission orale sur la longue durée. On peut penser à la figure de Jean de l’Ours dans Valentin et Orson, au cheval Bayard dans l’Histoire des quatre fils Aymon « qui entendait la parole comme un homme », ou à la fée Mélusine, à la fois fée bienveillante et monstre aquatique qui veillait, disait-on, sur le château de Lusignan dans le Poitou. Dans les récits de la Bibliothèque bleue, se met en place toute une topographie sacrée qui transforme les lieux de la narration en lieux de mémoire. Ainsi l’Histoire de Mélusine raconte-t-elle que la fée, au moment de se transformer définitivement en dragon, laisse l’empreinte de son pied sur le rebord d’une fenêtre du château de Lusignan, et que cette empreinte est toujours visible. De même La Vie de Saint Fiacre donne-t-elle des preuves tangibles, gravées dans le sol et la pierre, de l’existence du saint : « Une fontaine qui se voit encore aujourd’hui à un quart de lieuë de sa demeure, lui fournissoit l’eau dont il avoit besoin17 » et plus loin : « Une pierre […] sur laquelle le St s’assit [porte] encore aujourd’hui la forme du siège que notre St y imprima pour lors.18 »
Une collection hors temps
30La Bibliothèque bleue, les almanachs et les occasionnels relèvent d’un patrimoine « ordinaire », ni exceptionnel, ni prestigieux, ni unique, qui fait sens par le volume de ses productions et l’idée de sérialité. Dans la présentation du tome 1 des Lieux de mémoire, Pierre Nora définit son corpus comme un ensemble allant « Du haut lieu à sacralité institutionnelle, Reims ou le Panthéon, à l’humble manuel de nos enfances républicaines.19 » La Bibliothèque bleue se rattache évidemment à ce second type de textes, bien qu’elle soit antérieure aux livres scolaires.
31À la fin du xviiie siècle, la Bibliothèque bleue tombe en disgrâce car elle apparaît comme une collection hors du temps. Les romans de chevalerie et les contes de fées de la Bibliothèque bleue rejoignent alors le monde enchanté des lectures enfantines. En 1787, l’un des auteurs de la Bibliothèque universelle des romans déclare ainsi avec nostalgie :
Honneur soit à la mémoire du brave Oudot, de l’honnête Garnier, dont les presses infatigables ont sauvé de l’oubli les prouesses de nos chevaliers, les amours naïves de nos pères, et toutes ces chroniques intéressantes qu’un injuste dégoût a reléguées sur les rebords de nos quais. […] Cette Bibliothèque bleue si dédaignée de nos orgueilleux critiques, amusa mes tendres années ; oui, j’aime à retrouver encore les doux souvenirs de cet âge, et les premières émotions de l’enfance20.
32Trouvant sa place dans une histoire du passé, sentimentale et émotive, cette littérature qui serait celle de l’enfance et dans l’enfance devient le tableau d’un paradis perdu, celui d’une France rurale aux mœurs pures. Avec la Bibliothèque bleue, nous sommes donc loin du scintillement éphémère de l’instant. Ce qui prime paradoxalement dans ces livrets qui n’étaient pas destinés à durer, c’est l’importance des transmissions multiséculaires, l’éloge du temps qui passe au rythme des saisons et des rituels calendaires, l’éternité plutôt que la contingence.