Travaux de ville, imprimerie de labeur, éphémères, non livres en Allemagne et en Italie : une approche
1L’exploration des productions imprimées a donné la part belle au livre, à l’édition. Elle a laissé dans l’ombre l’impression lithographique qui, avec le travail de Michael Twyman, et l’appui de l’Université de Reading (Grande-Bretagne), tend à s’affirmer entre une Encyclopédie1 et la couleur pour tous, la chromolithographie2. Demeurent, encore plus ignorés, les travaux de ville tels que, dans un ouvrage peu diffusé paru en 1929, Marius Audin les a explorés en professionnel : « Les petits ouvrages de rien, tels que sont les cartes, les affiches […] les billets de mariage, de mort, de bout de l’an et autres, parce qu’ils demandent peu de temps à composer ». Et il donne l’exemple des enveloppes imprimées par milliards3. Reprenant cette thématique qui, dans le fond, croisait celle des folkloristes puis des ethnologues avec les rites de passage, la célébration des saisons, le calendrier religieux, un moderniste soulignait l’importance économique de ces impressions récurrentes en raison du déroulement du temps et de celui d’une vie. Ce moderniste alertait :
L’impression des travaux de ville (bibelots et bilboquets) humble et pourtant si diverse ne devrait pas être tant dans les histoires de l’imprimerie que dans celles de l’économie du siècle des Lumières4.
2Entre le xviiie siècle et les années 1960, la vente d’images mortuaires par exemple, images que la famille choisit dans un album, donne lieu à des impressions : portrait du ou de la défunt(e), textes dévots dûment proposés, éléments de la vie de la personne. Il s’agit d’une ressource sûre, d’un des multiples accompagnements du deuil, effectivement perdu en 2014 – ou plutôt remplacé par une annonce mortuaire plus développée.
3Dans cet océan d’impressions ès lettres et ès lithographie, qu’en est-il de l’approche allemande ou italienne ? L’analyse sera sous-tendue, en ce qui me concerne, par une connaissance de l’imagerie, notamment dévote, qui trouve place dans ces travaux de villes liés aux événements d’une vie, plutôt vue sous l’angle religieux et économique : une entreprise sulpicienne comme Dopter à Paris5 emploie 150 ouvriers en 1853.
Présence structurante d’un dictionnaire en Allemagne
4En Allemagne, derrière la formation philologique du conservateur du Musée de la culture folklorique allemande (Museum für Deutsche Volkskunde) à Berlin, et sa fine connaissance de l’image, populaire ou de dévotion6, se dessinent des collections, des disciples : ainsi, le conservateur Adolf Spamer a-t-il dirigé la thèse de Christa Pieske7 sur les lettres de baptême. Dans l’espace luthérien de langue allemande, la naissance donne lieu à un document écrit puis imprimé, avec des exceptions en milieu calviniste. L’appui de ce musée, le travail incessant de cette chercheuse aboutissent à un dictionnaire, Das ABC des Luxuspapiers.
5Édité en 1983, il a incontestablement le mérite de donner, à partir d’un index de 361 thèmes, des définitions, des sources, une bibliographie de 840 titres. Disons-le simplement : on souhaiterait que les bibliographies en langue anglaise donnent autant de titres allemands que celle-ci donne de titres anglais8. S’il serait utile et instructif de comparer les différents index, l’index anglais (The Encyclopaedia of Ephemera), l’index espagnol (Ephemera9) et cet index allemand, notons l’importance accordée au calendrier religieux (Adventskalender, Weihnachten, Ostern, c’est-à-dire l’Avent, Noël et Pâques) qui fournit à l’index dix-sept occurrences avec les crèches, six occurrences avec le calendrier et les vœux, y compris les cartes de vœux personnelles.
6La naissance (vœux ou baptême), la communion (catholique) ou la confirmation (protestante), la mort, fournissent autant d’occasions d’impression sur papier, rappelant parfois des coutumes disparues, telle la chemise en papier avec laquelle peut être inhumée la personne décédée. Plus spécifiques à l’espace allemand – mais absents semble-t-il en Alsace durant les périodes d’annexion ou d’occupation10 – les cornets offerts aux enfants lors de la rentrée scolaire, introduisant un calendrier scolaire (Schultüten)11, à côté du calendrier vécu et du calendrier religieux. Des impressions liées au commerce fourmillent : paquets de cigarettes, boîtes d’allumettes, boîtes à cigares, papiers d’emballage de fruits. Elles permettent des comparaisons entre les différents espaces culturels. Toutefois, dans la presse proche du chancelier Helmut Schmidt, le regard porté sur les collectionneurs est un regard bienveillant qui a permis de mener et d’enrichir cette étude : imaginerait-on un article sur les papiers d’emballage d'oranges dans Le Monde ou bien, à l’issue d’un entretien avec un haut dirigeant de la HSB Nordbank, quatorze lignes consacrées à sa collection de papiers d’emballage d’oranges, avec un classement thématique (contes, animaux…)12.
7Bénéficiant de l’appui institutionnel du Museum für Deutsche Volkskunde, évoluant vers le Musée des cultures européennes, Christa Pieske avec ses directeurs, Theodor Kohlmann et Konrad Vanja, est à l’origine d’un groupe de travail non institutionnel. À l’Ascension de chaque année, d'abord en 1981 puis annuellement depuis 1997, une centaine de personnes se réunissent en cercle de travail dans différentes villes pour écouter, une journée durant, des interventions portant sur l’image, l’impression, le papier. Ce colloque donne lieu ensuite à la parution d’un numéro de la revue Bild, Druck, Papier qui en est à son numéro 18 en 2014. En 2011, à Épinal, ce cercle de travail a été mis en lien avec l’Encyclopedia de Reading avec un examen de ses points positifs ou négatifs, notamment sa faiblesse dans le domaine religieux13 où, en France, le père Serge Bonnet a été un pionnier non-conformiste14. Toutefois, la reconnaissance d’un type d’imprimé, les éphémères, ne doit pas faire oublier des thématiques plus parcourues et publiées dans la revue Bild, Druck, Papier : les réclames pour du chocolat, les amulettes (n° 5), les cartes postales et, en particulier, les cartes postales gratuites d’origine danoise. En 2004, à Hambourg, 7 000 cartes différentes ont été éditées (n° 8), les feuilles volantes15 (Flugblätter) qui forment quasiment une discipline constituée (n° 9, 11, 13), les souvenirs de confirmation (n° 10), les images de paquets de cigarettes ou boîtes à cigares (n° 11), les images mortuaires (n° 12), les vœux de Nouvel An (n° 13, 16), les carnets ou boîtes d’offrandes pour les Missions (n° 18) ou bien les suspensions en papier pour Noël en République Démocratique Allemande (n° 18).
8Si la filiation entre le dictionnaire (Das ABC des Luxuspapiers) et la revue (Bild, Druck, Papier) est claire, elle n’écarte pas d’autres parutions allemandes. Ainsi, sur les 27 articles publiés par Christa Pieske avant la parution de son dictionnaire (1983), 22 ont été diffusés par plusieurs journaux spécialisés et des revues régionales : le Sammler Journal (11), Volkskunst (2), Gebrauchsgraphik (4), Kunst und Antiquitäten (2), Rheinisch-westfälische Zeitschrift für Volkskunde (2), Beiträge zur deutschen Volks- und Altertumskunde (1). À part les livres ou les expositions auxquelles Christa Pieske a participé, la publication de sa bibliographie personnelle a été un outil de travail précieux, d’autant plus qu’elle la tenait à jour jusqu’à sa disparition. Elle est publiée précisément dans Bild, Druck, Papier en 2008.
Présence d’une revue en Italie
9La situation en Italie butte sur l’absence d’un pôle de fixation, tels une encyclopédie ou un dictionnaire. Par contre, une revue à la fois commerciale et de vulgarisation, est diffusée et joue un rôle important en Italie. Charta s’adresse aux antiquaires et à leurs clients, aux collectionneurs et à leurs foires, avec des calendriers et, bien évidemment, aux marchands. Une publicité à destination de ces « cibles » émaille les pages de Charta16 avec des annonceurs tels que des restaurateurs de livres, de cartes, etc. La revue compte des rubriques habituelles comme « Illustratori e illustrazioni » ou bien « Typografia ». En 2011, une rubrique « Ephémères » est créée.
10Il y a donc, dans cette revue née en 1990, 24 années à dépouiller soit plus de 130 numéros17. Bien des éphémères sont étudiés avant que n’existe une rubrique qui fédère l’éventail : étiquettes, enveloppes (n° 59) ; billets commerciaux (n° 9) ; timbres anti-tuberculose (n° 109) ; marques de fabriques, d’usines ou de commerces de Milan (1868-1913) mettant en valeur les archives de la Chambre de commerce de Milan (1993). Des rubriques « classiques » inventorient des étiquettes de librairies, des marque-pages (n° 132) : les rubriques « Bibliologia » et « Pubblicità » sont ainsi à visiter.
11Si l’apport des collectionneurs est indubitable, celui du monde économique est bien présente avec, symboliquement, la Chambre de commerce de Milan et ses archives. Par ailleurs, l’ouverture à la dimension européenne ou extra-européenne indique une curiosité qui dépasse le seul espace italien. À titre d’exemple, je retiens un seul article, celui de Patrizio Mazzanti sur les billets d’entrée de musées ou de collections18.
12Le collectionneur estime s’appuyer sur 20 000 pièces qui vont de 1471 (billet d’entrée au Latran) jusqu’à nos jours, en passant par 1758-1792 (Naples et les fouilles de Pompéi). Sur 28 illustrations de cet article, 21 proviennent d’Italie, 5 de France (La Girafe au Muséum d’Histoire naturelle en 1827, où le billet – éphémère – croise l’imagerie et converge vers une attraction populaire), 1 d’Angleterre et 1 des États-Unis. Au départ, nous avons le billet nominatif témoignant de relations sociales dans un milieu privilégié, puis le billet devient durable et impersonnel. Le lien entre le billet d’entrée et l’histoire de l’art est réel, ainsi l'utilisation de l'Art Liberty19. Son lien avec la photographie est également avéré : la photo de la Tour Eiffel est collée sur un billet datant de 1892. Le billet d’entrée permet d’esquisser une stratégie de visites organisées en circuit, augurant d’un séjour touristique dépassant une seule journée de présence et devenant un élément moteur d’une économie touristique Il vient alors enrichir des souvenirs, des collections. Par ailleurs, de même qu’en Allemagne avec Die Zeit, des journaux italiens mettent en valeur collections et collectionneurs20.
13Comme en Allemagne, avec par exemple les feuilles volantes ou « flyers » (Flugblätter)21, des éphémères italiens motivèrent à eux seuls des cercles de travail de collectionneurs, des expositions, des ouvrages, des sites. Toute cette activité est financée par du mécénat privé ou des banques locales, ce qui est en soi une originalité22. Il en est ainsi des menus, portés par les Menu associati, participants au 612e dîner du Vieux Papier en 2010. Avec l’appui de l’Académie Barilla (les pâtes italiennes) et du Musée de la Figurine de Modène (sponsorisé par Panini), ces collectionneurs présentent des menus, avant tout liés aux personnages de l’Histoire. Une bibliographie met en valeur les travaux français, italiens, allemands, néerlandais, les catalogues d’exposition, les ventes et les sites spécialisés concernant de nombreux pays d’Europe occidentale. Dans l’un de ces catalogues italiens23, on mesure à quel point on est en présence d’une histoire culturelle complexe24 : histoire agraire, culinaire, de l’art, influences des us et coutumes (pendant longtemps, les menus allemands sont… en langue française) et les transferts technologiques.
14Ainsi, le dijonnais Michel Doyen, né à Dijon en 1809, lithographe en 1832, mort à Turin en 1872, joue un rôle dans la production d’éphémères dans cette capitale au xixe siècle. Certes, il s’agit d’une histoire internationale des dominants (empereurs, rois, ambassadeurs…) mais on note une démocratisation progressive puisqu’on trouve parmi ces menus ceux de la Société d’émulation du Doubs (à partir de 1869), les Forges de Strasbourg célébrant un anniversaire au restaurant de la Tour Eiffel en 1950, l’Assemblée générale des notaires (1845). Il suffit de passer en revue les menus allemands, rédigés en français de 1854 à 1895, pour mesurer l’usage des foies gras de Strasbourg (1856, 1864, 1877, 1879, 1889), avant l’Annexion et après 1870-7125. Ou bien la place des vins français (Chambertin, Champagne d’Ay, Saint-Peyran). Mais lorsque l’empereur d’Allemagne ou bien les princes allemands, sont reçus à l’étranger, on voit défiler des menus en Angleterre, en Italie, en Thaïlande, aux États-Unis… Une fois encore, l’ouverture des collectionneurs italiens est à souligner !
15De même, originalité déjà esquissée, la présence forte des entreprises : les actions, les enveloppes imprimées, le papier à en-tête des firmes sont mis en avant grâce aux archives de la Chambre de Commerce de Ravenne en 1936 avec un catalogue26. Les timbres de cotisation mensuelle à tel syndicat sur une centaine d’années permettent de jeter un œil sur cette coutume européenne et qui pose une question aux historiens du Front Populaire : à combien de timbres dans l’année est-on considéré comme syndiqué27 ? Publication plus ancienne (1979), trois volumes sont consacrés au phénomène de collection et ouvrent la porte à la présence de paquets de cigarettes28, aux attestations syndicales ou fascistes (p. 430), aux images de propagande de la Wehrmacht, aux marques de mérite (médailles, diplômes)29. Là aussi, les collections italiennes accueillent des éléments d’autres pays. Sans compter ce que donnera, dans ce domaine de l'éphémère, une visite à la collection Bertarelli, à Milan : ne dit-on pas « Andiamo alla Bertarelli, là si trova tutto ».
16Pont entre l’Allemagne et l’Italie (mais discuté en France en raison de son lien avec l’imagerie), le souvenir mortuaire30 est classé dans les éphémères par Elisabetta Gulli Grigioni (et par ses homologues allemands). La contribution d’E. Gulli Grigioni aux Ephemera catholiques31 insiste sur la forte charge affective de ces souvenirs, cristallisant une dimension émotionnelle, tout en ayant, par des affiches placardées, annoncé le décès : acte privé / événement public. Elle analyse finement les symboles et les signes utilisés et rappelle une utilisation partisane en 1942 : dans des textes en langue italienne, les personnes évoquées ont des noms allemands, preuve, pour les fascistes, de traces anciennes d’italianité dans le Haut-Adige, avec l'argument de la langue32.
La vie quotidienne ou touristique
17En Allemagne ce fut la surprise des billets électroniques à Dresde en 2011 ; les programmes des églises Saint-Nicolaï et Saint-Thomas à Leipzig ; les cartes postales gratuites annonçant, pour 2017, le cinquième centenaire de l’affichage des thèses de Luther à Wittenberg (par un appariteur et non par Luther lui-même) ; la brocante à Halle avec ce Mitgliedsbuch d’un syndicaliste de la R.D.A, enseignant à Halle en 1962, où tous les timbres figurent. Mais aussi, à l’occasion de la visite des crèches à Cologne, le constat d’un ajout, année après année, de nouveaux personnages à la crèche de l’église romane de Sainte-Marie à Lyskirchen. Dans ce quartier ancien de Cologne, sévèrement détruit par les bombardements de la Seconde guerre mondiale, cette crèche restitue le quartier des années 1930, avec une pharmacie tenue par un juif, pharmacie arianisée (arisiert) en 1940. L’artiste entre dans la crèche en 1981, en 1982 l’autiste, en 2012 la très populaire et serviable chargée du pressing. Et, en 2010, le Junckie, le drogué. Dans un éphémère de format A4 plié en deux qui accompagne la crèche, une photo avec un homme s’injectant de la drogue : rien de ce qui est humain n’est étranger à cette crèche. Et la dernière page de ce document, pointant le dénuement, la misère, le naufrage de ces êtres met en avant une œuvre chrétienne qui a besoin de ressources financières. Au creux d’une visite « folklorique », l’artiste, la paroisse ont voulu nous alerter sur les marges de nos sociétés et les personnes qui y vivent.
18En Italie, au gré des visites ou passages, ce sera l’annonce de la mise en place d’un marché bio périodique à Ravenne en 2014, la petite annonce d’un garde de nuit placée sous l’essuie-glace des véhicules garés à proximité de la gare de Forli, l’affiche du mariage d’Étienne et d’Alexandra le 24 mai 2014 à Mesola. Ou bien annoncés de manière à quadriller sa paroisse, les vœux de Pâques apportés par le curé de la paroisse Saint Jean l’Évangéliste : en 2013, l’église photographiée sous la neige, en 1929 et 2012, les habitants de la via Carducci à Ravenne ont ainsi vu arriver leur nouveau curé avec un éphémère de qualité, prétexte à une rencontre.
19On est là, en Italie comme en Allemagne, au cœur de ces récoltes contemporaines qui constituaient le cœur du travail des folkloristes et des ethnologues. Souhaitant rendre compte de l’importance du support papier, ô combien fragile, une chaîne de collectionneurs, de chercheurs, de conservateurs a, ici et là, pris en compte des éléments d’histoire quotidienne, d’histoire de l’art incarnée, d’histoire sociale ou culturelle. La plupart des pays ont, semble-t-il, des points de convergence (les souvenirs mortuaires, les timbres syndicaux ou antituberculeux, les boîtes d’allumettes…) mais aussi leurs éléments spécifiques : cette présence d’un drogué dans une crèche de Cologne, cette bénédiction pascale à Ravenne ou ce cornet de bonbons, de jouets, offert à l’enfant, en Allemagne, lors de sa rentrée scolaire. Si le futur des musées est à l’intérieur de nos maisons33, reste à discerner ces points communs et ces originalités, à travers des éphémères fournissant à l’imprimerie une partie de ses ressources économiques.