Du discours indirect libre dans le récit à la deuxième personne
1L’analyse du discours indirect libre (désormais dil) en contexte littéraire a le plus souvent pris appui sur des exemples empruntés à des récits « à la troisième personne » et narrés aux « temps de l’histoire » (passé simple et imparfait), tandis que l’analyse du dil à l’oral a fait valoir l’existence voire la fréquence de dil à la première ou à la deuxième personne. S’il existe des travaux assez nombreux sur le dil à la première personne, aucune étude systématique sur le dil à la deuxième personne n’a vu le jour : exclue explicitement par Banfield (1995, 190), la possibilité de voir apparaître un tu ou un vous dans la phrase de dil a toutefois été défendue par Fludernik (1993, 85) et par Vetters (1994, 194‑195). Les exemples qu’ils proposent montrent qu’aucun argument linguistique ne permet d’exclure la deuxième personne de la phrase de dil.
2Tandis que les recherches sur le dil ont souvent insisté sur la problématique des frontières et de la délimitation de cette configuration énonciative particulière, nous aimerions aborder ici la question des limites de cette forme, dans un type de narration qui apparaît bien marginal dans l’ensemble des productions romanesques. À partir de quelques romans de langue française parus entre 1978 et 2013, il s’agira donc ici de voir si « ce dire contre‑nature » que serait le dil (Jaubert 2000, 53) peut apparaître dans des narrations qui font du tu ou du vous le protagoniste de l’histoire, narrations parfois qualifiées de « non naturelles », au sens de contre‑intuitives (voir Fludernik 2012 et Richardson 2006) et, partant, d’interpréter la rareté de ladite forme dans ces récits, qui explique sans doute le défaut de commentaires sur le dil en tu/vous.
La transposition transposée
3À l’oral, le locuteur du dil à la deuxième personne opère généralement une transposition déictique de il à tu, cas inverse du prototype romanesque qui prévoit que les embrayeurs personnels soient remplacés par des pronoms anaphoriques. Observons, pour nous en convaincre, l’exemple suivant : « J’ai croisé ton directeur de thèse dans les couloirs et il avait l’air très remonté contre toi. Tu ne rends jamais ton travail dans les temps, ce que tu lui rends est d’une qualité médiocre, tu n’avances pas assez vite ! » On voit ici que le discours formulé par le professeur à la troisième personne est restitué à la deuxième personne par le locuteur. Contrairement à la transposition déictique que l’on observe à l’oral, la narration à la deuxième personne opère généralement une transposition non pas de il à tu mais de je à tu, ce qui semble être une possibilité offerte par le récit à la deuxième personne seulement1. De plus, tandis que le dil oral à la deuxième personne relève presque toujours la dimension polémique ou évaluative du propos rapporté – on l’a vu avec l’exemple cité –, cette valeur n’est que fort peu mobilisée dans les récits écrits à la deuxième personne. Il semble donc que le dil à la deuxième personne, que rien n’interdit en langue, aboutisse à des réalisations différentes en contexte oral conversationnel et en contexte écrit fictionnel.
4Observons, tout d’abord, une série d’exemples qui se rapprochent formellement le plus de ce que l’on trouve dans un récit à la troisième personne : il s’agit des cas les plus facilement identifiables, parce qu’ils sont au passé et recourent à l’imparfait dont on a souvent dit qu’il était une contrainte du dil :
[1] Maintenant qu’il n’y avait plus de place pour la colère, tu te mis à épancher tes craintes et tes soucis. Tu lui avouas que tu avais peur. Qu’allait penser ta tante ? Qu’allait penser ton père pour qui il n’y avait pas pire péché que le sexe avant le mariage – ce qu’il appelait du mot horrible de « fornication » [...]2 ?
5La première étrangeté à relever dans cet exemple est la combinaison fort peu fréquente de deux appareils formels, qui se manifeste ici par le couple « deuxième personne + passé simple ». On voit, à la suite de ces phrases au passé simple, se développer un dil à l’imparfait, imparfait dont la rupture avec le passé simple a été largement commentée et décrite comme « marqueur de discours indirect » (Mellet 2000, 93). D’autres indices, bien plus forts, viennent soutenir cette lecture : la modalité interrogative, relevant du personnage ou de l’énonciateur l, dans la terminologie de Jacqueline Authier‑Revuz (1992, 39), la mise en place d’une scène de parole via les verbes « épancher » et « avouas », avec l’enchaînement assez commun d’un discours narrativisé, puis d’un discours indirect proprement dit, avant que n’apparaisse le segment de dil dans les deux dernières phrases de l’extrait.
6L’exemple [2] nous permet également d’identifier assez facilement un dil en tu :
[2] Elle se serra contre toi. Et tu compris qu’elle n’y était pas, qu’elle n’y serait jamais de ce monde qui, pourtant, lui laissait place. Et tu n’étais plus rien, pensas‑tu, ni de son monde ni du leur mais dans cet entre‑deux imbécile, sans presque de lumière, sans presque de croyances3.
7On retrouve à nouveau ici le couple « passé simple / imparfait », mais c’est surtout l’incise qui nous permet cette fois d’identifier un dil. Au pronom près, on trouve, dans ces deux exemples, des configurations qui rappellent celle du récit à la troisième personne et au passé, celui‑là même qui a été le plus propice au développement du dil. L’utilisation de cette forme là où on ne l’attend guère montre sinon la conscience aiguë, du moins l’intégration par les auteurs d’une manière d’écrire qui n’a plus rien de novateur à la fin du xxe siècle : la petite révolution du dil a en effet eu lieu cent cinquante ans plus tôt.
8Les cas de récits à la deuxième personne et au passé sont toutefois rares : face à des textes qui ne mobilisent ni la troisième personne, ni l’imparfait, ne nous reste que l’appareil formel du discours. Dès lors que le récit est au présent, seul le marquage de la personne peut être imputable au narrateur ou L : les temps verbaux ne nous renseignent plus guère sur le statut des énoncés, puisque le présent ne connaît qu’un seul temps simple, sans la complémentarité du passé simple et de l’imparfait :
[3] Tu voudrais que quelqu’un t’aide à débrouiller ces pensées confuses que tu ressasses. T’aide à répondre à ces questions qui se font de plus en plus pressantes et t’empêchent d’éprouver une nécessaire joie de vivre. […]
Pourquoi es‑tu née ici ? Dans cette famille ? Quand vas‑tu mourir ? […]4.[4] Ce jour‑là, tu l’attends en vain jusqu’à la nuit. Toute la semaine, tu es rongée d’inquiétude. Le dimanche suivant, grelottante et désespérée, tu te morfonds sous la pluie et passes ces heures à envisager toutes sortes d’hypothèses. Tu l’as déçu. Il n’a pas eu le courage de t’avouer qu’il veut rompre. Il n’a pas encore eu le temps d’écrire, mais tu vas bientôt recevoir une lettre. Il l’a envoyée mais le père l’a interceptée. Sa tante est malade et il la soigne. Ses parents l’ont rappelé et il est parti sur‑le‑champ. Il a appris qu’il avait échoué. À cause de cet échec, il traverse une période de cafard et ne veut voir personne5…
9Dans ces deux extraits, les passages que nous soulignons semblent n’autoriser qu’une lecture en dil. Le premier présente une modalité interrogative et, dans les deux cas, un segment de phrase précédant le dil nous permet de faire de tu l’énonciateur des propos rapportés : « ces pensées confuses que tu ressasses » et « tu te morfonds sous la pluie et passes ces heures à envisager toutes sortes d’hypothèses » fonctionnent comme signaux annonciateurs de dil.
10L’exemple [5] présente une configuration comparable, bien que le dil soit cette fois en vous et au conditionnel. La plupart des phrases adoptent une modalité interrogative, et deux phrases, en ouverture et en clôture, viennent cadrer le dil :
[5] Vous êtes fasciné par la noirceur des eaux. Si vous vous laissiez tomber vers les ondes, flotteriez‑vous au-dessus du vide ? ou vous écraseriez‑vous sur le sol vaseux, dans les profondeurs inaccessibles aux vivants ? Jusqu’où le fleuve charrierait‑il votre corps inerte ? Jusqu’aux environs de Rouen ? ou bien resterait‑il à jamais dans les fosses humides de la capitale ? Vous rêvez à cette mort légère6.
11Ailleurs, c’est le contexte de dialogue qui nous permet d’assigner à un segment le statut de dil :
[6] Tu introduis ta carte. Ton téléphone sonne. Le ministre demande après vous, monsieur, il paraît que c’est très urgent. L’écran du guichet affiche erreur. Le numéro de code que tu as composé est incorrect. Tu y seras dans quelques minutes, réponds‑tu7.
12Si la présence de l’incise « réponds‑tu » confirme la lecture de la dernière phrase comme dil, c’est surtout l’insertion de ladite phrase dans le dialogue qui nous permet d’arriver à cette interprétation8.
13Le phénomène est plus évident encore dans l’exemple suivant :
[7] Le téléphone sonne. Numéro inconnu. D’un ton sec Mouhja te demande où tu es. Tu t’apprêtes à quitter le ministère. Depuis quand tu vas au ministère ? dit‑elle dans un long rire nerveux. Tu quittes ton bureau et seras au café Orphée dans un quart d’heure. Non. Elle est à deux pas du ministère. Attends‑la au parking9.
14Notons tout d’abord que les phrases éligibles à une lecture en dil sont à nouveau insérées dans une séquence dialoguée. « Tu t’apprêtes à quitter le ministère » est bien représenté comme ayant été prononcée par le personnage tu – mais à la première personne –, puisque le texte enchaîne par une question de l’interlocutrice qui fait allusion au « ministère », question que l’on pourra interpréter soit comme du discours direct, soit comme du dil, quoique cette seconde interprétation soit plus coûteuse. Suivent deux nouvelles phrases au dil, qui transposent, cette fois, des propos du personnage elle. Un autre fait remarquable dans cet exemple est la possibilité qu’offre la narration en tu de présenter des dil à l’impératif : tandis que ce mode n’est généralement pas transposable dans le récit en il – sauf à recourir à un subjonctif à la troisième personne –, il peut perdurer dans des énoncés à la deuxième personne. Le « attends‑moi » prononcé par le personnage elle devient donc ici « attends‑la », et l’on voit que c’est toujours L qui est responsable de l’ancrage référentiel personnel. On note enfin que, selon la réplique, la deuxième personne est l’énonciateur (« Tu quittes ton bureau ») ou le destinataire (« attends‑la au parking »), ce que ne permet pas à l’oral une phrase de dil à la deuxième personne, où le « tu » est nécessairement le destinataire.
15On retiendra également que la narration à la deuxième personne peut tout à fait contenir des phrases au dil dont l’énonciateur est un personnage autre que le tu, et donc désigné à la troisième personne, comme dans l’exemple précédent (au présent) et le suivant (au passé) :
[8] Geneviève t’avait dévoilé ses secrets les mieux préservés, ceux qui ne sont délicatement révélés qu’à des moments exceptionnels et aux seuls amis exceptionnels. […]
Ainsi ses parents l’avaient‑ils confiée à la garde d’un vieux couple d’assistés sociaux – l’un hydropique, l’autre aveugle –, qui habitaient un taudis rue Craig. Malgré les apparences (avait soulignée Geneviève), elle n’était pas si malheureuse que cela. […] Comme elle aurait voulu qu’ils vivent enfin tous ensemble10 !
16Parfois encore, c’est le recours à un lexique particulier ainsi qu’à certaines formes de langue qui vont permettre d’attribuer le statut de dil à une phrase. Observons, pour nous en convaincre, l’exemple [9] :
[9] Tout d’un coup ta colère monte et te fait sortir de tes ruminations. Mais pour qui te prend‑il, ce Tito ? Ce n’est pas parce que les circonstances t’obligent temporairement à casser la pierre pour vivre qu’il peut s’arroger le droit de se moquer de toi. Après tout, tu es allée à l’école, tu as étudié l’histoire et les mathématiques et si, ce n’était pas à cause de ce foutu mariage précoce, tu aurais passé ton bac, non, mieux, tu aurais été comme ta sœur, Ph. D.11.
17Outre la modalité interrogative attribuable à l’énonciateur l, cet exemple présente une dislocation avec détachement à droite du constituant nominal « ce Tito », porteuse d’un effet d’oralité – avec, par ailleurs, une utilisation péjorante du démonstratif12. La locution adverbiale « après tout », qui modalise le propos, ainsi que le lexique attribuable plus volontiers au personnage (« foutu ») appuient encore l’hypothèse d’un discours rapporté, tout comme l’épanorthose finale, qui signale ici un discours en train de se faire – ce que la phrase narrative est censée gommer, même si l’on sait, depuis les nouveaux romanciers, que de telles hésitations et retour sur le dit ont pu servir une esthétique particulière du roman. Tous ces indices orientent une lecture de ces phrases comme dil.
Aux marges des marges du discours indirect libre
18Les exemples proposés jusqu’à présent ne semblent guère poser de problèmes : dans tous les cas, l’identification du dil y apparaît aisée. Toutefois, dans le cas du récit à la deuxième personne, un problème majeur se pose. L’on sait, en effet, que l’emploi de toute deuxième personne dessine, en face de l’allocutaire, une première personne, sujet de locution. Dans un récit en tu ou en vous, il y a donc forcément un je, le narrateur ou locuteur L. Parfois, et c’est aussi le cas, dans une moindre mesure, pour le récit à la troisième personne, le lecteur peut être tenté d’attribuer des énoncés non pas et au narrateur, et au personnage – cas du dil, ou « mode bivocal », si l’on préfère l’expression de Jacqueline Authier‑Revuz (1993, 15) – mais d’en attribuer la responsabilité modale et référentielle au seul narrateur. Observons par exemple les deux extraits suivants, tirés d’une même page de roman :
[10] Depuis toujours, le rat paraissait l’ennemi, l’archétype de toutes forces sauvages, de toutes menaces. Que pouvaient bien signifier ces signes qui affleuraient à ta conscience et te possédaient ?
[11] Encore aujourd’hui, tu te sentais dominé par une peur insensée. Ne te rappelais‑tu pas qu’un matin, alors que tu te faisais la barbe dans un vieux prieuré du Périgord, une souris avait passé comme un éclair gris devant toi ?13
19Les deux segments semblent appeler une lecture similaire, puisque, dans les deux cas, une question est posée au protagoniste. Mieux, celui‑ci paraît se poser une question. Pourtant, seule la phrase soulignée en [10] est éligible à une lecture en dil sans équivoque. Si, à première vue, l'exemple [11] a en effet des allures de dil, il présente une expression qui peut freiner cette interprétation. Dans le cas du « mode bivocal », l’ancrage modal relève de l (ou personnage) tandis que l’ancrage référentiel est du ressort de L (ou narrateur)14. Dans l’exemple [10], le lecteur supposera probablement – et, selon nous, à juste titre – que la question « que pouvaient bien signifier ces signes qui affleuraient à ta conscience et te possédaient ? » est un cas d’auto‑adresse du personnage. Par analogie, on pourrait être tenté d’avoir la même lecture pour la question posée en [11]. Il apparaît toutefois fort peu probable que la modalité interrogative relève ici du personnage, l’expression « ne te rappelais‑tu pas que » étant difficilement attribuable à l, sauf à accepter une invraisemblance logique. Afin de rendre notre propos plus compréhensible, on pourrait convoquer le critère de « réalisme du génodiscours », c’est‑à‑dire du discours d’origine fictif que l’on peut essayer de rétablir, tel qu’il est proposé par Monique De Mattia‑Viviès : « La reconnaissance du dil dans le cadre d’une fiction repose [...] sur des fondements réalistes : si le personnage a pu dire ou penser quelque chose, l’énoncé pourra être considéré comme du dil » (2003, 107).
20Si l’on essaie de rétablir un énoncé tel qu’il aurait pu être formulé par le personnage, l’on reconstruit un « génodiscours » difficilement acceptable :
[a] Ne me rappelé‑je pas qu’un matin, alors que je me faisais la barbe dans un vieux prieuré du Périgord, une souris a passé comme un éclair gris devant moi ?
[b] Est‑ce que je ne rappelle pas qu’un matin, alors que je me faisais la barbe dans un vieux prieuré du Périgord, une souris a passé comme un éclair gris devant moi ?
21Si ces deux phrases sont grammaticalement correctes, elles posent problème du point de vue logique. Il paraît fort peu probable, en effet, que le personnage ait formulé de tels énoncés : il serait incohérent de se demander si l’on se rappelle quelque chose en développant, dans la suite de la phrase – en l’occurrence ici, dans la complétive du verbe « se rappeler » – le contenu du souvenir interrogé. La question posée dans l’exemple [11] pourrait donc tout aussi bien être adressée par le narrateur au personnage. Ainsi, certains lecteurs sensibles à cette incohérence logique peuvent être tentés de ne pas interpréter la question posée en [11] comme du dil, tandis que d’autres ne seront nullement gênés par l’irréalisme possible de la forme prêtée à l’énoncé.
22Ce que nous essayons de montrer, c’est que le récit à la deuxième personne, parce qu’il adopte la forme explicite de la communication suppose, plus manifestement encore que le récit à la troisième personne, la présence d’un narrateur : l’on ne pourra donc jamais empêcher les lecteurs de considérer, dans une phrase comme [11] mais aussi, par analogie, dans une phrase comme [10], qu’il n’y a pas dil mais commentaire, intrusion, métalepse du narrateur qui s’adresse directement à son personnage.
23Ainsi, hors de tout contexte large et après la série d’exemples que nous avons observés, l’on pourrait être tenté de considérer les segments soulignés en [12] comme du dil :
[12] « je vais voir si on peut vous recevoir ». Qu’est‑ce qu’elle croit ? Bien sûr qu’on peut te recevoir. Et même on va te recevoir. Tu as un rendez‑vous. Tout ce qu’il y a de plus officiel. C’est on en personne qui te l’a donné. Non, si elle a dit ça c’est parce qu’elle est vexée que tu l’aies appelée « secrétaire ». [...] « si vous voulez bien me suivre ! » Et comment que tu veux. Tu ne t’es pas tapé une heure de route et vingt minutes de salle d’attente pour repartir maintenant15.
24Or, il s’avère en fait que ces séquences ont bien plus de chance d'être lues non pas comme du dil, mais comme une adresse directe du narrateur au personnage. Le lexique et la syntaxe qu’on attribuerait plus volontiers à l sont en fait ceux de l’auteur‑narrateur qui, au fil du récit, ne cesse d’interpeller sa créature, comme le montre l’extrait suivant tiré du préambule du roman :
[13] Je ne vois pas ce que tu lui reproches à ce nom. C’est joli, Rose‑Rosette. Plutôt poétique, même. Surtout pour un détective privé.
— On voit bien que ce n’est pas toi qui vas le porter pendant trois cents pages. [...] Il me semble que, sur ce point au moins, j’avais mon mot à dire.
Je ne vois pas en vertu de quoi.
— En vertu de mon statut de personnage principal. J’ai droit, il me semble, à quelques égards.
Égards, mon cul ! C’est moi l’auteur, je te rappelle. C’est moi qui décide. Sans moi, tu n’es rien du tout16.
25La principale conclusion à laquelle nous souhaitons parvenir, c’est que selon le type de récit à la deuxième personne, le lecteur ne va pas être invité à faire le même type de lecture des énoncés. Ainsi, dans un récit à la deuxième personne qui dessine explicitement une figure narratoriale, par le recours à un je présent en surface linguistique, on trouvera fort peu de phrases éligibles à une lecture en dil. À l’inverse – et il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de narrateur du tout dans ce second cas –, dès lors que le récit à la deuxième personne ne laisse aucune place au je, en surface à tout le moins, on voit fleurir du dil dont l’énonciateur est généralement le protagoniste tu ou vous. Autrement dit, moins la figure du narrateur est explicite, plus le dil du personnage tu est rendu possible, et plus ce tu peut occuper la scène énonciative ; et inversement, plus le narrateur est présent explicitement dans le récit, sous la forme d’un personnage‑narrateur‑je, moins l’on aura tendance à voir du dil – on fait alors plutôt remonter les énoncés ambigus au locuteur L. C’est si vrai que, sur la centaine de récits en tu et vous que présente la littérature de langue française, il nous a été presque impossible de trouver du dil dans les récits qui font apparaître clairement un je, alors que la chose est relativement fréquente dans ceux qui occultent complètement la première personne17.
26C’est ainsi que le segment souligné dans l’exemple [14] est susceptible de recevoir deux lectures différentes :
[14] Votre dos et votre bras vous brûlent, votre tête vous pèse, les murs de la pièce palpitent. De quel droit Jacques vous a‑t‑il ceinturé ?! Ce connard18 !
27Le lecteur pourra, en effet, soit considérer que les deux dernières phrases sont le discours rapporté, sous la forme d’un dil, du personnage, soit faire l’hypothèse que lesdites phrases sont assumées par le narrateur uniquement, à condition que le récit dessine explicitement une figure narratoriale.
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Erreur et usure : un dil en « tu » parfois tu
28Au terme de ce parcours, l’on peut donc affirmer que le récit en tu ou en vous est tout à fait susceptible de présenter des cas de discours indirect libre, dont le tu peut être l’énonciateur ou le destinataire – voire le simple auditeur, bien que les exemples de dil que nous ayons trouvés ne nous aient pas permis d’étayer cette hypothèse.
29Le repérage de ces cas de dil est toutefois doublement délicat. Délicat parce que nos habitudes de lecteurs ont trop peu intégré la narration à la deuxième personne : la littérature scientifique recense surtout des exemples de dil à la troisième personne en contexte de récit au passé, alors que les récits à la deuxième personne sont, pour la plupart, rédigés au présent et invitent à repérer une transposition déictique de je à tu qui ne nous est guère familière. Les auteurs eux‑mêmes semblent avoir quelques difficultés avec le dil à la deuxième personne, comme l’exemplifie l’extrait de dialogue suivant, où l’auteur substitue un elle au tu attendu, créant une incohérence avec les autres dil que présente le roman :
[15] [question du personnage féminin tu, au discours indirect] Tu demandes des nouvelles des enfants auxquels tu ne cesses de penser. [réponse du personnage il, au dil] Différentes familles du village les ont recueillis. Mais ils n’y resteront que le temps de trouver où les placer. Sans argent, il ne peut être question toutefois de les faire admettre dans des internats. Que surtout elle ne s’inquiète pas. Tout va s’arranger.
[réplique du personnage féminin tu, au dil] Autre urgence. Il faut qu’il intervienne pour que tu sortes. Chaque jour que tu passes dans cet hôpital ne fait que t’enfoncer d’avantage19.
30La difficulté de repérage des phrases de dil à la deuxième personne est également due à la rareté de sa présence dans le corpus de textes que nous avons sollicité, et qui est représentatif de l’ensemble des récits à la deuxième personne que nos recherches nous ont pour l’heure permis d’inventorier. Forme moderne à l’écriture subversive, le récit qui fait de tu ou vous le protagoniste de l’histoire accueille plus volontiers les expérimentations linguistiques du roman du xxe siècle que celles du roman à la troisième personne et au passé qui triomphait un siècle plus tôt : faire l’histoire du discours indirect libre dans le roman contemporain, c’est accepter d’être témoin de l’usure d’une forme dont la noblesse semble s’être perdue avec l’avènement des littératures aux première et deuxième personnes.