Phrases sans parole mais avec babil : le discours indirect libre hypocoristique du petit Trott (1898)
1Le discours indirect libre (dil) est traditionnellement associé, dans les études littéraires, aux grands romans pessimistes du réalisme et du naturalisme : Flaubert, Maupassant, Zola et leurs disciples. On a pourtant rappelé maintes fois que cette énonciation mixte, du discours et du récit, se rencontrait déjà dans la littérature du Moyen Âge et que La Fontaine en fit un trait de style particulièrement dynamique dans ses fables, le dil apparaissant pour exprimer des pensées ou propos d’énonciation plutôt problématique1, ou, dirions‑nous, intempestive. La présente étude voudrait montrer que le dil se rencontre tout autant dans les récits pour enfants, et ce de façon presque naturelle quand ils sollicitent une représentation du point de vue (pdv) interne de valeur toute dramatique. Énonciation d’un sujet de parole problématique (ou intempestif) puisque l’infans est étymologiquement celui qui n’a pas accès au discours2, et proposition imaginaire d’une voix de la conscience par excellence, de la pensée qui hésite, tâtonne, comme un petit garçon ou une petite fille se cognent aux meubles et aux grandes personnes, le dil est même l’expression parfaite d’une certaine conception (adulte) du monde de l’enfance.
2En attendant une synthèse linguistico‑stylistique sur le dil dans la littérature de jeunesse en général, on s’est contenté ici d’une relecture d’un grand classique de ce genre : Mon petit Trott d’André Lichtenberger, récit presque exclusivement rédigé au dil et livre de 1898, période décisive dans l’histoire de la notion, tant dans sa réalisation que dans sa théorisation, et période où commencent à se multiplier des « romans de l’enfant » (voir Dupuy 1931).
Contexte : Mon petit Trott, son père et son ami Poum
3André Lichtenberger est né à Strasbourg le 29 novembre 1870 et mort à Paris le 23 mars 1940. Agrégé d’histoire, spécialiste du socialisme (thèse sur le socialisme au xviiie siècle soutenue en 1895), il travailla pour le cabinet de Paul Doumer et publia des ouvrages très divers, essais politiques, romans historiques et récits pour enfants3. Paru en 1898 chez Plon, Mon petit Trott est aussitôt devenu un classique de la littérature enfantine dont on fit même une comédie en cinq actes et onze tableaux en 1933 ; le livre a été traduit en vingt langues et régulièrement réédité chez différents éditeurs jusque dans les années 19704. Trott est un petit garçon de six ou sept ans qui vit avec sa mère, une bonne et une gouvernante dans une villa de Nice, son père, officier de marine, étant absent depuis très longtemps. Tout le récit est présenté à travers le pdv de Trott grâce à une énonciation qui suggère une identification interne. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, mais une série de scènes qui forment autant de chapitres qui sont le quotidien d’un enfant de milieu aisé : Trott et les grandes personnes que reçoit sa maman, Trott et un petit pauvre, Trott malade, Trott retrouvant son papa et assistant à la confrontation tendue avec la mère, etc. Publié quelques mois plus tard, La Petite Sœur de Trott conserve le même choix poétique et stylistique pour un récit centré sur l’arrivée d’un bébé dans un foyer, André Lichtenberger osant même la technique du pdv interne pour rendre la conscience d’un enfant de quelques semaines.
4Effet du temps et des « modes » stylistiques littéraires et marque de fabrique poétique d’un éditeur ? Un an plus tôt, en 1897, Paul et Victor Margueritte publiaient également chez Plon Poum, aventures d’un petit garçon. Le dil n’y est pas rare, loin de là, mais il reste très ponctuel. Par exemple, dès les premières pages :
[1] Poum n’est pas bien sûr si son père ne commande pas, en plus de son régiment, au vent, à la pluie, aux habitants de la ville et de la France. Est‑ce que son papa serait l’Empereur, par hasard ?5
5La représentation d’une parole intérieure comme support de pensée se fait banalement par la sollicitation d’une interrogation, forme de pensée en action par excellence, renforcée par un adverbe (« par hasard »), et le discours se teinte d’une valeur hypocoristique d’identification par l’usage de l’indexical « papa » avec déterminant possessif à la troisième personne, sans oublier l’essentielle forme en ‑ait pour marquer l’aspect tensif de cette conscience en éveil6.
6Mais ce dil tout classique, style Maupassant par exemple, dil de personnage représenté, n’est pas très utilisé au début de Poum, les auteurs lui préfèrent nettement un autre discours de la conscience, plus ambigu, plus incertain, moins univoque car moins aisément identifiable en termes de sujet recteur ; par exemple, à la même page :
[2] Poum avait un caractère affectueux. Il aima de préférence les objets, parce qu’ils sont inertes et cependant dociles. D’un bout de bois, on tire des merveilles, on creuse des puits, on trace des routes. Tout ce qui vit, au contraire, vous dérange et vous nuit. Un chat griffe, un chien mord, un cheval se cabre ; tout cela fait peur. Pourquoi est‑ce que le gigantesque Polyphème aboie si méchamment quand Poum se défile, prudent, à vingt mètres ? Le visage humain lui‑même a quelque chose d’insolite et de dur.
7On voit que l’énonciation indirecte libre est plus développée et surtout qu’elle est plus diffuse, elle ne saurait être circonscrite dans une phrase sécable. Si les deux premières phrases de cette citation peuvent relever du récit sans trop de particularité, il n’en va plus de même pour les séquences au présent qui commencent par « D’un bout de bois… » avec cette valse des pronoms sujets et compléments : « on tire des merveilles/Tout vous dérange ». Qui sont les référents ? Poum, sans doute, mais l’homme en général aussi, d’où les sollicitations d’un on indéfini7 et d’un vous non univoque. Le discours s’étale, prend son temps, prenant en charge une matière expérientielle et mémorielle commune pour suggérer une perception de la sensation. Il conduit à une interrogative, comme en [1], pour mieux montrer la pensée en acte, avec un nom propre codé qui opère comme un déictique de notoriété (« Polyphème » dont le verbe qu’il régit permet de comprendre qu’il s’agit d’un chien) et même avec un verbe d’emploi légèrement familier (se défiler) pour suggérer des rappels de langue parlée.
8Tel est le dil dominant de Poum dans la première moitié de l’ouvrage environ, en complémentarité avec la forme clairement individualisante et identitaire illustrée en [1], plus ponctuelle : une forme diffuse de discours de conscience qui prend en charge les pensées, ou plutôt les impressions du jeune personnage, pour rendre le travail des sensations devenant connaissance. Le pdv n’est pas assignable à une personne précise, narrateur ou autre : il s’agit d’une proposition poétique généralisante reposant sur l’identification pour créer de l’empathie. Or par un phénomène très remarquable, il s’avère que cette tendance quantitative s’inverse en seconde moitié d’ouvrage, au fur et à mesure que Poum grandit et devient plus mûr et plus conscient. Voici, par exemple, la dernière page du livre, que l’on comparera aux deux exemples précédents tirés de la première :
[3] Depuis que son père lui a dit : « Mon garçon, tu vas entrer au lycée ; il est temps que tu travailles sérieusement et que tu penses déjà à la carrière que tu embrasseras plus tard ! », Poum rêve de choses maussades. […] Pourquoi lui faut‑il, d’abord, embrasser une carrière ? Il embrasse sa mère, le soir, avant de se coucher ; il embrasse son petit frère ; il a embrassé sa petite amie Zette plus d’une fois. Mais une carrière ?… […] C’est bien drôle qu’il faille entrer dans un lycée pour cela ! Poum le connaît, le lycée. Ça ressemble à une prison.8
9Le dil n’est pas isolé dans une phrase mais devient un texte après la phrase complexe introductive et contextualisante (« Depuis que… Poum rêve… »). On retrouve l’interrogative comme repère privilégié pour lancer l’énonciation indirecte et libre, avec les marqueurs stylistiques désormais classiques : adverbe rythmant (« d’abord »), intensificateur modalisant (« bien drôle… ! »), dislocation oralisante (« Poum le connaît, le lycée »). Comme en [1], mais de façon textualisée donc, le dil est clairement la voix de Poum, la voix de sa pensée : il énonce un monologue intérieur développé, même si cela correspond à des pensées et un univers de petit garçon. Nous sommes à la fin du livre : Poum est devenu un sujet pensant qui raisonne, activité qui se déploie dans le temps et la durée ; les notations discursives subreptices et rapides de [1] sont devenues un mode de représentation de la conscience. Poum est autonome et n’a plus besoin de la conscience des grandes personnes qui vient traduire ses propres pensées hésitantes, comme en [2]. Le livre pour enfants est fidèle à sa mission didactique et il raconte un apprentissage de l’autonomie de pensée articulée, de raisonnement, qui s’épanouit dans la représentation de la conscience qu’illustre le dil.
10Écrit pour les enfants et lu par les enfants, un livre comme Poum des frères Margueritte familiarise les petits lecteurs avec ce choix poétique d’énonciation qui ne pose certainement aucun problème de lisibilité9 : en 1897 donc, on est déjà dans une certaine banalisation de ce repère stylistique qui semble se retrouver partout dès qu’il s’agit de représentation de la pensée et de la conscience. Le dil est un phénomène d’époque et pas un stylème d’auteur ou de courant, mais peut‑être est‑il plus particulièrement sollicité pour certains récits consacrés à certains types de personnages pensants.
De Poum à Trott, de la séquence au texte, et du texte au livre : le dil comme objet romanesque pour enfants
11Récurrent dans Poum, le dil n’en reste pas moins dans ce livre de facture traditionnelle très ponctuel : il intervient sous forme de quelques lignes plus ou moins développées à chaque page et ne cesse d’augmenter au fil de l’ouvrage, mais il reste un complément esthétique ou dramatique qui vient expliciter, préciser par du senti individuel, ce que le récit a posé.
12Il n’en va plus du tout de même de son quasi contemporain Trott. Car, là, c’est presque tout le livre qui est rédigé au dil, le sujet du récit n’étant rien d’autre que l’éveil du petit garçon à la pensée, à la conscience et à la sensation, rapporté de l’intérieur de lui‑même. Que l’on en juge sur la première page du livre :
[4] [4.1.] Avant que Trott soit réveillé, quelque chose dit en lui : « C’est Noël », et aussitôt Trott se réveille. Vite il saute à bas de son petit lit où hier il s’endormit si lentement, pensant que jamais demain n’arriverait ; vite il court à la cheminée où il a posé ses deux petits souliers jaunes. Trott pousse un cri et demeure immobile d’admiration : un tambour, un sabre, un fusil, quatre boîtes de soldats, des bonbons, deux livres d’images, que sais‑je encore ? et tout pour Trott… Il aperçoit sa jolie maman qui le guette à la porte, et il se jette à son cou, si heureux. Elle l’embrasse et lui dit :
— C’est le petit Jésus qui t’a donné tout cela.
[4.2.] Trott connaît le petit Jésus ; il a vu son portrait. Il est bien petit pour porter tant de choses, et comment fait‑il pour rester si rose en passant par tant de cheminées ? [4.3.] À la reconnaissance de Trott se mêle une grande admiration, et Trott le remercie avec dévotion. Pourtant il se dépêche pour jouir plus tôt de ses nouveaux trésors.
Jane, la bonne anglaise, ouvre les persiennes : il fait splendide, le soleil de Nice entre par la fenêtre, la mer bleuit en face de la villa, l’air est imprégné de joie : ce beau Noël étincelant exalte le bonheur de Trott. À peine on peut le débarbouiller et l’habiller ; à peine il consent à déjeuner. Puis il s’assied par terre à côté de maman avec tous ses jouets. Il les tourne, les retourne, les admire sous toutes leurs faces.
— Comme je voudrais, dit‑il tout à coup, que mon pauvre papa soit ici !
Maman répond par un petit soupir. [4.4.] Papa est parti sur un grand bateau, et il navigue, là‑bas, très loin, de l’autre côté de la boule ronde.
[4.5.] Un coup de sonnette retentit. Jane entre : elle porte un énorme bouquet de fleurs et un polichinelle plus énorme. Elle donne le bouquet à maman et le polichinelle à Trott, et dit :
— De la part de M. Aaron.
Maman pousse une exclamation de joie, elle devient toute rose et cache sa figure dans les fleurs. Trott n’est pas content. Il regarde le polichinelle avec mauvaise humeur.
[4.6.] Trott n’aime pas M. Aaron. M. Aaron est très riche ; il est beau, il est assez jeune ; il est toujours bien aimable pour Trott, il l’a emmené plusieurs fois promener dans sa voiture avec sa maman, il lui donne des bonbons et l’appelle mon mignon. Mais Trott ne l’aime pas ; il lui prend trop sa petite maman : souvent, quand il rentre de la promenade, il trouve M. Aaron assis auprès d’elle, et alors on le renvoie très vite chez Jane. Et puis M. Aaron est juif. Et Trott sait que ce sont les Juifs qui ont fait mourir le pauvre petit Jésus quand il a été grand. Trott se rappelle une image où l’on voit le Christ sur une croix : il y a près de lui un homme en robe qui ressemble à M. Aaron. Sans doute M. Aaron va à la messe, mais il est juif pourtant. Thérèse, la cuisinière, le dit, et Trott l’approuve… De quel droit ose‑t‑il fêter la naissance du petit Jésus ?…10
13Passons d’abord, avant d’y revenir plus loin, sur le contenu violemment et très explicitement antisémite de cet incipit de livre pour enfants qui fut un classique non expurgé de 1898 à 1973. On peut, en schématisant, opposer les séquences de récit (qui contiennent des discours directs [dd]) aux séquences de dil ; on obtient alors une alternance régulière, les séquences de dil étant comme les développements en pensée du personnage présenté par le récit, de sorte que le dil émotionnel est introduit par un récit factuel, un peu comme un air d’opéra pour chanter l’expression d’un sentiment est amené par un récitatif : récit en [4.1.], [4.3.], [4.5.] ; dil en [4.2.], [4.4.], [4.6.]. On voit que les deux premières occurrences de dil [4.2.] et [4.4.] se limitent à quelques phrases très rapides ; en revanche la troisième, [4.6.], s’affranchit de la reproduction de paroles exprimées pour rendre tout un raisonnement de Trott et tourne au monologue intérieur, à cette forme très aimée du roman de ces années en France et en Angleterre et dont Jean‑Louis Chrétien (2011) dit avec bonheur qu’elle correspond à l’expression d’une conscience « à mi‑voix ». Ces dil sont tous l’expression des pensées de Trott, même le [4.4.] qui explicite le soupir de maman peut‑être d’ailleurs, et même vraisemblablement, en lui empruntant son discours littéral : Trott pense aux mots que lui dit souvent sa maman, avec déictique (« là‑bas ») et indexical (« de l’autre côté de la boule ronde »).
14Mais précisément cette dichotomie énonciative, récit/dil, est des plus artificielles puisque les trois séquences de récit sont elles-mêmes consacrées à des représentations de la pensée en action ; simplement, elles ne traduisent pas le contenu de cette pensée, mais posent son existence : elles sont des formes de pensée narrativisée. Tout ici est naissance et ouverture. Ce pourquoi Lichtenberger a choisi de commencer son récit avec le réveil de Trott le matin de Noël, jour de naissance du petit Jésus. On remarque en outre que la conscience de Trott commence à penser avant même son réveil (premiers mots du texte) et qu’elle s’exprime avec un dd à présentatif rudimentaire (« C’est Noël »). Tout le texte qui suit (et en fait tout le livre en xv chapitres) progresse, comme Trott vers la cheminée puis dans les bras de maman, d’instant de pensée en instant de pensée, en un continuum harmonieux et chaleureux, explicitement sensible : ce pourquoi une distinction caricaturale entre récit (du narrateur) et dil (du personnage) n’est qu’un artifice démonstratif que contredit la finesse des enchâssements.
15On voit bien la différence de subtilité et d’approfondissement entre [4.2.] et [4.6.]. En [4.2.], le glissement du récit factuel au dil se fait par la reprise anaphorique du gn « le petit Jésus », du dd de maman au dil de Trott, avec développement à thèmes dérivés autour de cette base ; la logique de la représentation est dans la continuité directe du temps, dans l’enchaînement d’un discours parlé à une réponse en discours pensé et représenté comme tel. En [4.6.] également, c’est la mention d’un gn en dd, « M. Aaron », qui suscite la pensée de Trott en dil : Trott continue à réagir à des objets qui viennent à lui de l’extérieur, mobilisés par le langage des adultes. Du récit factuel (« Il regarde le polichinelle avec mauvaise humeur »), on passe à l’analyse émotive et intérieure qui doit expliquer le gp « avec mauvaise humeur » : « Trott n’aime pas M. Aaron ». Dans les deux cas, le dil est de logique cataphorique : un mot, une phrase suscitent une représentation de pensée qui va suivre et se développer; mais en [4.6.] la richesse du développement en question tend à l’autonomie : la réplique fort banale de la domestique est oubliée au profit des explications sur le personnage antipathique, et sur les raisons de cette antipathie présentées comme relevant d’une sincérité hors préjugés, selon la sagesse qui veut que « la vérité sorte de la bouche des enfants » ‑ d’où, à cet égard, la force terriblement violente de cet antisémitisme, que Trott justifie encore plus précisément quelques lignes après ce texte en expliquant : « Je n’aime pas ce polichinelle. […] Il a un vilain nez crochu comme M. Aaron ; je ne l’aime pas »11.
16Tel est le sujet de Mon petit Trott : l’éveil à la conscience, aux sentiments, et surtout à la conscience de la conscience, au sentiment des sentiments. À cet égard, roman du dil, Mon petit Trott est d’abord et surtout le roman du pdv, un roman qui joue pour capter l’attention du lecteur et produire de l’intérêt romanesque par cette restriction de connaissances inhérente au pdv d’un petit enfant12 : la forme énonciative correspond parfaitement à un genre romanesque subsumant le repère simpliste du monologue intérieur (Rabatel 2008, 459‑469). Dans cette esthétique, le dil est un objet romanesque en soi : il permet de produire du suspense en mentionnant ce que le sujet pensant ne comprend pas, le lecteur, plus averti que le petit garçon, se demandant quand Trott comprendra ‑ et en cela on peut même se demander si Mon petit Trott est bien un livre « pour enfants », puisqu’il repose tout entier sur ce qu’un enfant ne comprend pas, mais sent : il propose (aux adultes ?) le spectacle d’un enfant qui découvre et apprend la vie, ce qui en fait plus un livre d’enfant que pour enfants, peut‑être…13
Le romanesque enfantin du dil
17Ce romanesque du dil dans un roman du pdv est clairement celui qui soutient la seule très mince intrigue du livre, laquelle, préparée dès cet incipit, occupe comme un aboutissement tout le dernier chapitre. Le lecteur, adulte averti ou enfant intuitif comme Trott, a compris dès la première page que M. Aaron fait la cour à la femme du capitaine, laquelle n’est pas insensible à sa galanterie ni à toute forme de distraction mondaine. Le motif va revenir régulièrement dans tout le livre. Mais papa, si longtemps absent et éloigné, réapparaît à l’avant‑dernier chapitre dans l’allégresse attendue et Trott se réjouit parce qu’il lui dit qu’il compte bien rester tous les jours et tous les soirs à la maison entre sa mère et lui. C’est ici que André Lichtenberger place avec une adresse qui confine à la perversité de l’innocence la gaffe de Trott, au dil :
[5] Trott se met à rire. Non, ça, c’est trop beau ! Il sait bien que ce n’est pas possible. Les grandes personnes ne peuvent pas être comme ça toujours avec les enfants. Et même aujourd’hui papa et maman doivent aller dîner chez Mme Thilorier.
— Qu’est‑ce que tu me chantes avec ta Mme Thilorier ?
Alors papa n’y va pas ? En voilà une chance ! Alors Trott ne sera plus seul quand maman ira aux bals et aux dîners ?
Papa se met à rire.
— J’espère que ta maman nous tiendra compagnie.
Trott le regarde d’un air de doute. Ça n’est pas bien sûr. Maman aime beaucoup ne pas rester trop à la maison. Il est vrai qu’un papa comme ça doit faire des choses extraordinaires. Qui sait ?
Voilà maman qui paraît. Tous les bagages sont rangés.
— Vous savez, maman, papa reste avec moi à dîner ce soir ; alors vous pourrez vous amuser bien tard chez Mme Thilorier, sans faire veiller Louise.
Maman devient toute rouge et se met à rire. Trott est un petit fou. Si fou que cela ? Il ne l’aurait pas cru.
Peut‑être papa non plus. Il n’a pas l’air aussi gai que tout à l’heure. Ses yeux vont de Trott à maman d’un air tout drôle. On dirait qu’il y a sur sa figure comme une ombre, quoique le soleil ne soit pas encore couché.14
18La dramatisation par représentation du pdv est extrême : papa s’exprime au dd, sans commentaire particulier sur ses pensées que Trott ne connaît pas ; mais l’essentiel du texte est au dil pour traduire les discours, répliques, pensées, émotions de l’enfant, à l’exception de la déclaration à la mère au dd également (« Vous savez, maman… alors vous pourrez… »), peut‑être pour rendre l’accusation plus claire et nette, ou plus vraisemblablement parce que ces mots servent de transition communicationnelle entre le père et la mère : Trott parle à maman ici pour papa ; ailleurs il pense autant qu’il parle, et cette forme mixte de pensée et de discours est celle du dil. La déclaration accusatrice au dd sonne précisément comme un fragment de parole sans pensée, c’est l’étourderie d’un inconscient, ce pourquoi maman répond d’ailleurs qu’il est « un petit fou », ne pouvant dire « un petit sot » sans se faire du tort à elle-même par ce qui serait de l’agressivité défensive. Car la réponse de maman est elle‑même au dil, ce qui implique, comme pour Trott, le poids d’une pensée, le travail de la conscience (l’affolement). Et l’on apprécie les tout derniers mots de cet avant‑dernier chapitre : si l’avant‑dernière phrase (« Ses yeux vont de Trott à maman d’un air tout drôle ») semble relever du pdv de Trott du fait de la maladresse rudimentaire du cliché « d’un air tout drôle », la dernière séquence est autrement plus ambiguë sur le plan énonciatif (« On dirait qu’il y a sur sa figure comme une ombre, quoique le soleil ne soit pas encore couché »). La question n’est pas ici de savoir qui est qui, du narrateur ou du locuteur, mais de constater la différence de niveau de langue avec ce qui précède, avec la concessive au subjonctif et même avec l’incertitude de la notation imagée : une conscience fait un effort d’analyse, en partant d’un constat physique (le visage rembruni) pour comprendre ce qui se passe dans le cœur de papa15. Tel est désormais l’intrigue d’un livre qui redevient un récit, un roman qui raconte une histoire avec une accroche de l’intérêt par l’inconnu. Que va‑t‑il se passer ?
19Le dénouement occupe donc le dernier chapitre intitulé « La mission de Trott ». On y voit l’enfant assister sans comprendre à toute la tension entre le père et la mère, la mère qui pleure, le père qui gronde, etc. On voit surtout Trott se souvenir de petits détails qui lui reviennent, par exemple il se rappelle que la bonne et sage Mme de Tréan elle non plus « n’avait pas l’air contente quand maman racontait comme elle s’amusait » : « Il y a des choses singulières que Trott ne comprend pas bien »16. Le dil est ici clairement un geste heuristique et l’expression d’un devoir et même d’un travail de la conscience dans le temps. Trott doit comprendre. Tout le texte propose des va‑et‑vient entre des notations de phénomènes physiques extérieurs (la voix de papa, le spectacle de la mer) et les pensées maladroites de Trott, qui comprend surtout qu’il ne comprend pas, sinon que papa n’est pas content parce que maman sortait trop en son absence et voyait des gens peu fréquentables. Le lecteur n’en saura pas plus lui‑même : le livre s’achève par une prière en dd de Trott pour que papa ne soit plus fâché, entendue par les parents et qui scelle le pardon et la réconciliation. Les tout derniers mots sont encore ceux du dil de Trott :
[6] Trott est au lit. Il entrouvre un œil et voit deux visages penchés sur lui, tout près l’un de l’autre, joue contre joue. Il sourit vaguement et s’endort. Demain ce sera bon de se réveiller.17
20Le livre qui s’était ouvert sur Trott se réveillant en pensant à Noël se referme sur Trott s’endormant dans la quiétude retrouvée. Entre ce lever et ce coucher, Trott a appris ou plutôt senti bien des choses qu’il ne saurait mettre en mots et sa conscience n’a cessé de se poser des questions, or la représentation de l’interrogation est le vecteur principal du dil, progressant régulièrement sur la voie de la sagesse.
L’hypocoristique : style et psychologie
21Le sujet pensant Trott s’impose donc sur la scène littéraire par l’intelligence de ses intuitions, ses observations, mais aussi et surtout par son style personnel. Là aussi, l’empathie pleine de tendresse d’André Lichtenberger se manifeste à chaque phrase par sa capacité à trouver la juste coloration stylistique de la caractérisation individuelle qui crée ainsi un personnage inoubliable par sa voix. Anticipant le succès si populaire de Goscinny et son très loquace petit Nicolas, l’auteur a pleinement réussi la réalisation d’une parlure hypocoristique parfaitement crédible pour un petit garçon bien élevé. Or ce petit tour de force stylistique n’est pas un additif externe, pittoresque, à la poétique d’une représentation au dil mais procède profondément de la forme choisie. Parce que le dil est la voix de la psychologie et que la psychologie d’un sujet se découvre par le style.
22On peut supposer qu’André Lichtenberger connaissait bien les ouvrages de Paul Bourget et pourquoi pas également toute la critique de Taine ou Hennequin. Postérieur de quatre ans au Petit Trott, le livre de Gourmont, Le Problème du style (1902), si proche des théories et des conceptions de ces auteurs propose une formule qui résume la conception stylistique de la connaissance et surtout de l’expression individualisante et profondément personnelle du sujet : « Le style est une spécialisation de la sensibilité » (Gourmont 2015, 72). Comme l’a montré Jean‑Louis Cabanès semblable conception de la représentation (car c’est de cela qu’il s’agit18) repose sur un idéalisme et un psychologisme : « Un idéalisme : la réalité n’existe pas, sinon filtrée par le sujet qui la met en images ; […] un psychologisme : ces images sont dépendantes d’une sensibilité, d’un appareil perceptif, d’une capacité à transformer les sensations en visions » (Cabanès 2010, 120).
23Idéalisme et psychologisme, tels sont les deux mots en effet qui expliquent et justifient le projet Trott de Lichtenberger, projet presque expérimental qui montre l’éveil à la conscience d’un petit être à travers ce qu’il perçoit et ressent, qui affirme qu’un enfant de six ans est un sujet autonome, sujet sensible et émotif à défaut d’être encore ou déjà un sujet politique, et qui concrétise cette affirmation dans un rendu stylistique original et inédit19.
24Ce pourquoi Lichtenberger est un styliste et son petit Trott, direct frère Plon de Poum par le projet éditorial est surtout le petit frère de la Chérie d’Edmond de Goncourt (1884) par l’esthétique et l’épistémè du sujet qui le motivent. Mais là où Goncourt avait voulu, prétendument, creuser la nature femme(‑enfant) comme objet de représentation, Lichtenberger se concentre sur l’identité de l’enfant, non pensé comme une nature mais comme une culture, vierge, en développement. Et c’est le style dans la langue qui désigne cette représentation comme sujet même de l’individu.
25D’où ce niveau de langue hypocoristique qui porte l’ensemble de l’œuvre20. Les exemples cités ont déjà fait entendre cette parlure puérile mais dépourvue de toute niaiserie comme de toute fadeur : les pensées de Trott, petit garçon intelligent et bien élevé, s’expriment sans concession facile à des traits langagiers stéréotypés. À cet égard, le dil, en outre, a l’avantage sur le dd de dispenser Trott du devoir douteux des « trop fameux mots d’enfants » (Dupuy 1931, 80) cocasses et brillants que l’on est censé attendre d’eux. Peu d’exclamations et surtout, ce qui est remarquable, pas de vocabulaire spécifique : André Lichtenberger n’a pas choisi de reproduire un lexique qui serait celui de la cour de récréation par exemple ‑ mais il est vrai que Trott est un petit enfant unique isolé que l’on ne voit pas à l’école.
26Le style hypocoristique est d’abord celui du phrasé, de la diction. Par exemple [4.6.], dans la répétition des coordinations et connexions : « Et puis M. Aaron est juif. Et Trott sait que ce sont les Juifs qui ont fait mourir le pauvre petit Jésus » ; ou en [5] : « Alors papa n’y va pas ? […] Alors Trott ne sera plus seul ». La répétition dit la maladresse, l’hésitation, bien sûr, mais aussi la progression dans le temps : elle figure le travail du raisonnement et correspond parfaitement à cet idéal de la conscience en développement, comme un corps. En outre, Trott privilégie, en bonne logique selon les préjugés linguistiques, les phrases simples et relativement brèves : peu de subordonnées dans les exemples cités ‑ on a vu que c’est la concessive de [5] qui trahit une modification de pdv : Trott sentant le mécontentement de papa mais ne sachant pas le comprendre, le narrateur, partout ailleurs effacé derrière son petit héros, prend le relais, laconiquement.
27Dans La Petite Sœur de Trott, publié quelques semaines après Mon petit Trott, Lichtenberger explicite franchement son objet stylistique en un développement dans lequel le narrateur prend la parole à la première personne pour justifier ses choix énonciatifs, ce qui est encore plus remarquable pour l’époque car il s’agit là de traduire les « pensées » (sic) d’un bébé de quelques jours :
[7] [Lucette] tortille ses mains, s’empoigne successivement un doigt et puis un autre, bave avec générosité et pousse des sons de petit cochon d’Inde en belle humeur. Et si vous voulez recouvrir d’une gaze épaisse, embrumer, éloigner, arrondir, impréciser les mots absurdement précis et techniques, les raisonnements ridiculement logiques et la forme infiniment trop mathématique que je vais leur prêter, je vais vous faire assister au défilé prodigieux des « pensées » qui tourbillonnent sous son crâne, hélas ! toujours déplumé.21
28On note au passage l’emploi du très contemporain impréciser, qu’utilisèrent parfois Courteline, Gide, Pergaud ou Renard, mais on retient surtout la classique critique rousseauiste d’une langue inapte par sa froideur (« les mots absurdement précis et techniques, la forme mathématique ») à rendre la vérité des perceptions et des sensations, à atteindre cette « transparence intérieure » dont Dorrit Cohn (1981) faisait l’idéal d’un certain romanesque ‑ romanesque du dil, d’ailleurs. Résigné, le narrateur de Lichtenberger avoue sa propre impuissance qu’il partage avec un lecteur condamné à tenter de deviner le confus, l’hésitant, et en somme la poésie de l’indicible et de l’ineffable, en sachant que l’un et l’autre ne peuvent pas approcher la vérité de ce qui se passe dans la tête d’un bébé ‑ mais tout en postulant donc qu’il s’y passe quelque chose.
29Et cette résignation s’exprime par le dil, cette forme de la conscience traduite en mots, forme mixte par définition pour une substance tout aussi mixte, entre « pensées » (on a remarqué les guillemets critiques de mention) et sensations, c’est‑à‑dire aussi entre psychologie et physiologie22. À cet égard, la petite sœur de Trott, ce bébé de quelques jours, permet d’aller encore plus loin que ce que proposait l’auteur avec un garçonnet de six ou sept ans. L’étrangeté, c’est que, comme annoncé en [7], Lichtenberger nous donne donc les « pensées » de Lucette présentées comme du dd, avec les guillemets de citation en début et fin de séquence, avec une présentation par paragraphe autonome, mais que ces pensées évacuent tout discours en je au profit de ce qui ressemble fort à du dil, avec un effort stylistique hypocoristique encore plus net, et pour cause :
[8] « C’est bon d’être balancé. Oui, ça secoue, ça donne du vague à l’âme. C’est très agréable. On voit des tas de choses. Du noir, de la lumière, des espèces d’autres choses encore. C’est amusant. C’est aussi très compliqué. On en perd un peu la tête. Enfin ça fait passer le temps. Autant ça qu’autre chose. Aïe, aïe ! Voilà quelque chose qui vient. Ça vient par l’intérieur. Pas par les yeux, ni par les oreilles. Ça vient par‑dedans. Ça vient. Qu’est-‑ce qu’elles ont donc, toutes ces machines qui remuent ! Est‑ce qu’elles n’ont pas bientôt fini de vous agacer les yeux et les oreilles ? On a bien autre chose à faire qu’à faire attention à elles. »23
30L’enfant ne connaît pas le pronom je mais sollicite sans modération un « on » très accueillant24 qui vaporise ce sujet sensible dans le sens d’une plus grande ouverture à la perception, surtout avec le présent de l’indicatif ; et l’on remarque l’usage surabondant du pronom sujet « ça », idéal pour ne pas identifier l’inconnu, en effet, et marqueur énonciatif privilégié du dil depuis toujours25. dd ou dil ? Lucette s’exprime comme son grand frère, lequel s’exprime au dil, la différence entre eux étant la qualité du style (hypocoristique) individualisant et surtout individuant. Pour le bébé, on voit que Lichtenberger s’amuse davantage tout en conservant les deux traits langagiers principaux : la répétition et la séquence brève. Par rapport à son frère, Lucette a simplement droit à quelques cris (« Aïe, aïe !) et à un usage beaucoup plus appuyé de la périphrase imagée pour figurer la difficulté à nommer (« Ça vient par l’intérieur »). Son discours est un babil explicite, refermé sur le monde de la sensation, quand le dil de Trott est presque toujours un raisonnement à partir de la perception : ils se rejoignent pourtant l’un et l’autre dans la réalisation d’un certain « style de l’écrit » (Banfield 1995, 347), littéraire assurément en ce que c’est le monde des Lettres qui le propose, comme une disponibilité heuristique pour expliquer le mystérieux monde intérieur des jeunes enfants, mais plus descriptif que narratif (Banfield, ibid.).
***
31La simple lecture des romans de André Lichtenberger montre de façon indiscutable que le dil non seulement a toute sa place dans les livres dits « pour enfants » mais qu’il est même une forme idéale, et l’on dirait presque « naturelle », évidente, pour représenter le travail de la conscience en éveil, son extension et ses balbutiements. Plus que jamais dans ce cas, le style (ici cette caractérisation hypocoristique) est le régulateur d’un statut que la forme propose, valant pour condition de lisibilité et d’intelligibilité, en l’occurrence dans une perspective de vraisemblance (un enfant ne saurait s’exprimer comme un adulte). Plus que jamais, le dil énonce des « phrases sans parole », en effet, phrases d’un sujet encore très incertain parce que très instable, non fixé, non traductibles en un mot à mot grossier, comme dit en [7], mais dont le style original et singulier assure tout le sens par la valeur de son apparition sur la grande scène humaine des émotions.