Présentation de la journée
1Nicolas Wanlin, Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)/Fondation Thiers
2nwanlin« at »normalesup.org
3De 2002 à 2004, le séminaire Signe, déchiffrement, interprétation a exploré le développement des divers aspects de ce que nous avons convenu d’appeler une culture herméneutique au XIXe siècle, c’est-à-dire une culture de l’interprétation, du déchiffrement généralisé. Nous avons ainsi étudié une manière de lire le monde et d’écrire la littérature qui exploite l’idée que toute chose peut signifier pour peu qu’on l’intègre dans un système de signes ; l’idée que la littérature, parmi d’autres pratiques, scientifiques ou artistiques, également abordées au cours du séminaire, est un support privilégié pour manifester une conception du monde, de la société, des êtres, comme porteurs de sens, d’un sens plus ou moins lisible, mais toujours donné à déchiffrer.
4À plusieurs reprises, nous avons eu recours à des modèles sémiotiques, ou philosophiques, tels que la triade des signes peirciens, mais plus souvent encore aux pensées proprement dix-neuvièmistes du signe : de l’enquête sociale à la sémiologie médicale en passant par la botanique et la signalétique… C’est assez souvent en suivant l’esprit de l’article fondateur de Carlo Ginzburg sur le « paradigme indiciaire », que nous avons tenté de comprendre quels étaient les ressorts et les apories de cette attitude herméneutique qui se propage dans la cultureii.
5Le séminaire, et plus particulièrement encore les deux journées d’étude de 2002 et 2003 (« Le roman du signe »), ont fait la part belle aux genres narratifs, et tout spécialement au roman. Peut-être ce genre est-il une forme particulièrement accueillante à la littérarisation du paradigme herméneutique. En tous cas, nous avons assez longuement examiné comment la mise en intrigue pouvait être modélisée en fonction de quelques manipulations de signes, de scénarios d’encryptage et divulgation du sens, de quêtes de la constitution des signes en énoncés, etciii.
6Cela aurait été se mettre des œillères que de poursuivre l’exploration du domaine romanesque sans le mettre en parallèle avec d’autres corpus, dans lesquels s’impose la question herméneutique. Sans doute faudra-t-il à l’avenir tourner notre attention vers les corpus proprement philosophiques tels qu’en fournit notamment la tradition de l’herméneutique allemande ; il faudrait considérer l’influence de cette pensée sur la philosophie française (éclectisme, illuminisme, positivisme), ou encore interroger le rôle de la linguistique comparée, de l’épigraphie, de la philologie, de l’archéologie, de l’histoire de l’art, etc. Mais pour faire pendant à la pensée du roman, un massif littéraire s’imposait, en matière de théorie des signes : c’est bien sûr la poésie.
7Je vais donc essayer de situer le propos de cette journée d’étude par rapport aux précédents travaux du séminaire. Car l’originalité de la thématique évoquée dans les articles rassemblés ici tient essentiellement, me semble-t-il, au fait qu’on essaye de la situer dans un ensemble plus vaste, dans l’ensemble de cette culture herméneutique évoquée plus haut, et dans l’ensemble du système des genres littéraires. Je vais donc essayer d’expliquer comment s’articulent la version romanesque et la version poétique de la problématique.
8Il faut commencer par distinguer les niveaux auquels se manifeste le travail du signe. Pour le dire simplement, on peut distinguer l’objet du texte littéraire, et son écriture. L’objet du roman comporte la société, des personnages, ou des lieux qui se proposent au déchiffrement, qui sont pensés en tant que signes. En somme, l’en deçà sémiotique, ou le « prétexte à signes » du roman, est social et historique. L’écriture du roman traite ces signes par la narrativité, y compris dans son aspect descriptif, c’est-à-dire que la manifestation romanesque des signes s’observe dans le déploiement temporel, successif, selon l’ordre du récit.
9En revanche, pour le poète, l’en deçà de l’écriture qui fonde sa poétique des signes n’est pas le monde social, ou la nature socialisée, mais une relation singulièrement privilégiée que le langage entretiendrait avec le monde. La question sémiotique, pour le poète du XIXe siècle, se situe dans l’origine même du langage, son lien originaire à la Nature, sa caution transcendante. Cette pensée du signe est donc extra-esthétique ; elle est métaphysique. Pour le dire schématiquement, le poète ne fait que se saisir, avec des moyens poétiques, d’une question avant tout religieuse et philosophique, alors que la question du romancier, elle, est sociale et historique.
10Le fondement de la question sémiotique n’est donc pas le même pour le poète et pour le romancier. Et leur traitement, leur écriture, diffère également. Je voudrais proposer quelques rapides lignes de partage, en essayant de ne pas trop empiéter sur la matière des articles. On peut commencer par une distinction qui se dessine tout particulièrement au XIXe siècle, sans y avoir toutefois le monopole de la rhétorique des genres (je renvoie sur ce point au livre classique de Dominique Combe et au plus récent ouvrage de Jean-Louis Backès) ; il s’agit d’une opposition entre un genre fondé sur l’expression figurale, la poésie, et un genre fondé sur la narrativité, le roman. Ces deux propriétés, figuralité et narrativité ne sont pas homogènes et ne forment donc pas un couple oppositionnel parfait. Ainsi, on peut certes penser du narratif figural et de la poésie narrative. Mais disons que du point de vue que l’on adopte – la constitution du signe – on peut considérer que la sémiotique du récit et les poétiques qui en découlent se distinguent assez nettement d’une sémiotique et une poétique des figures (et du vers). En conséquence, on pourrait faire le distinguo, en termes structuraux, entre des poétiques du signe syntagmatiques et d’autres poétiques paradigmatiques. Il suffit de se rappeler quelques unes des pages les plus connues de Roman Jakobson pour voir ce qu’un tel distinguo a de forcé et d’artificiel, tant il est vrai que les œuvres littéraires sont censées répercuter dans leur dimension syntagmatique le jeu de l’axe paradigmatique.
11Malgré cette nécessaire réserve, je crois que nous pouvons tirer au moins une conclusion prudente de cette analyse : la poétique du poème est complémentaire de celle du roman en ceci que l’une emphatise le fonctionnement de la lexis alors que l’autre emphatise le fonctionnement du muthosiv. Alors que le romancier manifeste une mise en intrigue de l’interprétation des signes, le poète propose un travail sur la forme de l’expression qui permet la communication du sens. Cette forme de l’expression recouvre notamment la question du vers et celle des figures. Romancier et poète ne manipulent pas les mêmes aspects du langage car les signes n’ont pas pour eux le même usage : structurer une histoire pour l’un, moduler la forme de la communication pour l’autre.
12Ce n’est pas le lieu de pousser plus loin la théorisation de cette distinction d’ailleurs assez commune, mais l’on peut suggérer quelques prolongements de cette réflexion. En distinguant la poétique mythique de la poétique lexique, on pourrait avancer des hypothèses sur la spécificité des moteurs de l’évolution générique ; on pourrait encore retrouver un fondement de la distinction sociologique entre le statut du poète dans la société et le statut du romancier ; on pourrait retrouver les raisons du développement d’une poétique de la concentration, mais l’on pourrait en même temps réinterroger la concurrence des poèmes narratifs longs et des poèmes didactiques ; on pourrait aussi revenir sur le fait que la figure devienne prépondérante dans la caractérisation du genre poétique, alors que la forme versifiée voit sa nécessité relativisée ; on pourrait enfin examiner à nouveaux frais la problématique et difficile subsistance de l’épopée au XIXe siècle.
13Présentons rapidement les orientations méthodologiques adoptées pour la conception de l’appel à communication puis l’édition des textes suivants :
14Il convenait tout d’abord de se demander quel est le statut du concept de signe dans cette réflexion. Certains participants ont cru nécessaire de prévenir qu’ils n’étaient pas sémioticiens, qu’ils ne prétendaient pas disserter sur Saussure ni sur Peirce, ni même proposer une théorie sémiotique personnelle. Ils ont – je l’espère – été rassurés par l’explication du parti pris suivant. Il ne s’agit pas d’essayer d’appliquer des concepts ou des systèmes de pensée datant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, rétrospectivement, à des productions littéraires qui jalonnent tout le XIXe siècle. Il semble que l’on puisse (et peut-être que l’on doive) éviter ce type d’anachronisme, sans toutefois renoncer à une ambition proprement théorique. Il s’agirait donc de scruter ce qu’il y a d’explicitement ou d’implicitement, voire de secrètement théorique et sémiotique dans la pensée de la poésie au long du siècle ; sans plaquer a posteriori un système contemporain sur des productions anciennes, mais en examinant comment émerge progressivement la pensée sémiotique, non pas tant, pour ce qui nous préoccupe ici, dans les domaines linguistique ou philosophique, que dans la poésie.
15Je crois donc qu’il faut assumer l’hypothèse méthodologique que les productions poétiques, et plus précisément les principes poétiques qu’elles exemplifient, manifestent la sourde et complexe élaboration d’une pensée du signe. Il nous revient dès lors de remettre en ordre les phases et les aspects, pourquoi pas contradictoires ou dialectiques, qui caractérisent cette élaboration. Il ne fait nul doute que, comme dans toute entreprise historique, on simplifie au passage certaines explications, que l’on occulte l’un ou l’autre aspect du processus, que l’on accorde plus d’importance à certains faits qu’à d’autres, sans toujours pouvoir justifier ces partis pris. Je crois que l’on pourra assumer d’autant mieux ces défauts que l’on gardera à l’esprit la nécessité première d’éviter l’anachronisme en historicisant les concepts – ou pour le dire autrement, en restituant toujours la dimension historique de chaque concept. On peut ainsi arriver à quelque chose comme une « histoire théorique » de la poésie, qui associe les créations et les discours théoriques qui les accompagnent, qui restitue la cohérence, la diversité et l’évolution des poétiques du XIXe siècle.
16La tentative d’unification de la perspective sous le terme « signe » paraît nécessairement anachronique et artificielle tant le mot lui-même est typique des discours du XXe siècle. Mais il ne faut pas se tromper sur la portée de cet intitulé. Il n’y a pas là la postulation que toutes les poétiques du siècle comportent un dénominateur commun qui serait, comme un horizon téléologique, le concept de signe. Il s’agit plutôt d’utiliser ce terme pour articuler les moments les uns aux autres, pour comparer le poétiques entre elles, bref, donner un fil conducteur, parmi d’autres possibles. Pourquoi ce fil-ci et qu’en attend-on en particulier ? La comparaison avec les poétiques romanesques a déjà fourni un élément de réponse à cette question, mais il faut ajouter ceci : le XIXe siècle étant généralement décrit comme le moment d’autonomisation de la littérature, il paraît opportun d’interroger la poésie dans son rapport aux autres discours, et notamment aux discours de savoir.
17En effet, au cours du XIXe siècle, le genre poétique tend à ne plus se distinguer seulement par le mètre, ni même par une « poétique » au sens étroit du terme, mais par un usage particulier du langage, la sollicitation de ressources particulières de celui-ci. Ce n’est pas toute la poésie du siècle, mais du moins tout un pan de celle-ci qui travaille à instaurer ce que Mallarmé appella le « double état de la parole », qui restera longtemps un des actes de foi de toute théorie poétique.
18Mais le canon poétique établi vers la fin du XXe siècle ne doit pas faire penser que l’esthétique de l’art pour l’art, voire une certaine autoréférentialité des textes poétiques, constituent l’alpha et l’oméga de la poésie du siècle précédent. Il faut même se garder de relire trop vite au filtre de ce que l’on a défini comme modernité toute l’œuvre d’un poète dit moderne, ou de ne voir dans ses textes que leur aspect réflexif. La notion de « signe » rappelle, à cet égard, qu’un signe est avant tout signe de quelque chose ; qu’avant même de pouvoir envisager la clôture du discours sur lui-même, l’autoréférentialité du poème et l’autonomie esthétique de la poésie, il est nécessaire d’examiner le référent du signe, l’objet du poème, le contexte qui donne son sens au texte.
19L’histoire du « poème fait signe » est donc l’histoire de la façon dont la poésie cherche, et parfois renonce, à dire le monde. La poésie a même pu prétendre, avant, ou en même temps qu’elle manifestait son échec, à véhiculer les savoirs. La question de la possibilité pour la poésie de signifier le réel de manière adéquate renvoie tout d’abord à une sorte de métaphysique du langage, comparant volontiers celui-ci au Verbe divin, avant d’être traitée par une poétique des sciences. Car une fois révolue la nostalgie d’un Verbe parfait, c’est la foi en le progrès scientifique qui motive la passion de dire la Nature. D’où la bipartition, évidemment grossière, de cet ensemble d’articles entre d’une part les fondements transcendants et la crise de la signification poétique, et d’autre part la poésie scientifique.
20Il fallait commencer par exposer les origines romantiques du problème du signe poétique. C’est ce que fait Aurélie Loiseleur en évoquant Lamartine, Hugo ou encore Éliphas Lévi. Elle montre qu’une certaine théorie des correspondances met face à face le livre du poète et la Nature en tant que celle-ci est un livre divin donné à déchiffrer. Dès lors, l’écriture poétique est avant tout lecture du monde, dont l’enjeu central est théologique. C’est aussi le statut du poète qui en devient problématique, hésitant entre les rôles de traducteur, prophète, imitateur ou humble et faillible croyant. Car le poète, dans ce moment d’exaltation, est aussi en proie au doute, à la nostalgie, à la mélancolie : le principe divin de transparence du langage échappe irrémédiablement, et les poétiques humaines semblent impuissantes à pallier la « chute » du verbe humain.
21Alors qu’à l’horizon de la poétique romantique dominante se profile une religion de l’art qui tend à remplacer la religion de Dieu, les poètes néo-catholiques dont parle Guilhem Labouret, au premier rang desquels le prêtre Lamennais, sont à la recherche d’une efficacité apologétique du discours poétique pour affronter l’indifférence religieuse. Se démarquant du symbolisme d’un Saint-Martin et annonçant déjà le style de Maurice de Guérin, Lamennais passe d’une écriture théorique à une prose poétique qui manifeste une recherche stylistique paticulière. La poésie se veut alors un « mode de révélation de Dieu et du monde ». Mais l’échec, tant littéraire que religieux, de ce nouveau dicours oblige à relancer encore la théorisation de la signification et de l’action de la poésie.
22C’est une religiosité, ou en tous cas une spiritualité de substitution qui succède alors à la crise romantique. Marie Blain-Pinel examine minutieusement à travers l’œuvre de Baudelaire comment se transforme la pensée analogique. La métaphore marine, comme désignation du sacré, donne un accès privilégié à l’évolution de la métaphore vers le symbole fondée sur l’utilisation des synesthésies. Chez un Baudelaire partagé entre « soif d’adhésion et dénégation ironique », la crise religieuse et poétique laisse finalement place à une « appréhension profane du monde ».
23Cette crise baudelairienne, dont le rôle est véritablement central pour l’histoire de la poésie du XIXe siècle, est approchée par David Evans par le biais d’une très précise étude de la versification des Fleurs du mal. Le travail sur le vers puis le passage au poème en prose peuvent en effet être interprétés comme des manifestations de la recherche baudelairienne d’un moyen de dire le monde. Car chez ce poète, « la perte de la foi en Dieu s’accompagne d’une perte de la foi dans le rythme poétique ». La forme du vers, qui permettait une transcription du monde, est mise en cause et le poète se donne pour tâche de lever le voile sur la réalité. Or le monde moderne qui l’attend est non seulement effrayant mais aussi difficile à saisir tant il est complexe et labile. C’est dans la prose que le signe poétique prend toute la mesure de sa folle ambition herméneutique.
24Alors que le premier volet du « Poème fait signe » porte essentiellement sur les diverses poétiques analogiques, toujours en quête de cautions transcendantes ou de fondements formels, le second ensemble d’études met la problématique du signe en relation avec les savoirs scientifiques. Depuis la poésie descriptive du XVIIIe siècle, sa crise et sa critique, puis la survivance et même le développement de la poésie didactique au début du XIXe siècle, le « poème fait signe » est aussi à considérer comme vecteur de connaissance. Le discours poétique ne se constitue donc pas seulement en relation ou en concurrence avec le discours religieux mais aussi avec celui des sciences.
25L’encyclopédisme des Lumières a, selon Saint-Lambert (préface des Saisons), donné de nouvelles occasions et de nouveaux moyens pour décrire la Nature. Mais contrairement à ce que professe le poète, lui et ses pairs demeurent plus tributaires du genre pastoral, consacré à la « campagne », qu’inspirés par le renouveau des sciences de la « Nature ». Si toutefois la poésie descriptive trouve parfois grâce aux yeux des critiques du XIXe siècle, c’est lorsqu’elle saisit les découvertes scientifiques dans le moment d’enthousiasme de leur origine. D’après Patin (voir bibliographie), après ce moment propre à l’exaltation poétique de la science, le genre connaît une phase de dégénérescence et, de « scientifique » devient « descriptif ». Au moment où la science est divulguée et approfondie, son lieu est le traité et sa forme doit être la prose.
26Lorsque la poésie persiste malgré tout dans les matières scientifiques, les critiques du XIXe siècle y voient plusieurs risques. Ainsi Bonald (voir bibliographie) considère-t-il un double rejet de la poésie scientifique, par les sciences qui la trouvent trop inexacte et par les lettres qui la trouvent trop « descriptive ». Mais le blâme le plus fondamental est que la poésie didactique finit par juxtaposer des objets d’inégale noblesse et, en condescendant à la description de réalités triviales, s’éloigne de ses objets consacrés que sont la morale, la religion et la politique. Même si tous les critiques n’adhèrent pas à la pensée de Bonald, la plupart s’accordent à dire que les genres de discours doivent garder en propre certains objets spécifiques.
27Surtout, la critique romantique, dont on trouve un exemple chez Goethe (voir bibliographie), souligne la difficulté à associer les deux facultés que sont la connaissance et l’imagination, conçues comme « opposées de manière organique ». C’est donc relever un véritable défi, face à de si fortes critiques et malgré quelques prestigieux antécédents de Lucrèce à Voltaire, que de pratiquer la poésie scientifique au XIXe siècle. Le poète prend le risque d’être jugé hors de ses prérogatives, d’être contraint à un style aride, et surtout de souffrir de la concurrence envahissante des ouvrages de vulgarisation. Ce siècle est en effet celui qui voit se développer une véritable éducation scientifique populaire, tant par l’école que par la presse. Et l’on peut faire l’hypothèse que les gravures surclassaient, dans l’esprit des lecteurs, le pouvoir d’évocation des hypotyposes les plus inspirées. Quant aux rares scientifiques qui se risquaient à exposer leurs théories en vers, c’était non seulement dans l’espoir d’une reconnaissance populaire et non académique, mais ils risquaient fort de se discréditer, par le fait même, aux yeux de la communauté scientifiquev. Les professions se spécialisent, même si l’homme de science peut toujours s’enorgueillir de savoir bien écrire. Mais surtout, le scientifique ne peut plus, à l’ère de la « bohème romantique », afficher un éthos de poète. L’image du poète est une valeur en crise et la science, comme le constate Bonald, n’a plus guère besoin de se parer des prestiges des Lettres. Le temps est révolu où Buffon faisait un dicours sur le style pour sa réception à l’Académievi.
28Dans son article, Caroline de Mulder aborde le problème tel qu’il se pose au milieu du siècle. Elle expose les facteurs contradictoires qui tantôt mettent la poésie en concurrence avec la science, tantôt en font son porte-parole. La poétique parnassienne joue un rôle peu connu dans la réflexion sur les relations entre les deux domaines qui est ici éclairée par le cas significatif du poète-chimiste Louis Ménard. À la lumière des dicours et des pratiques de Leconte de Lisle, Baudelaire, Flaubert, Du Camp, Zola, Sully-Prudhomme, Brunetière ou encore Bourget se dessine la figure d’un nouveau poète scientifique, d’un prophète moderne, apôtre du progrès, avec tout ce que cela peut lui apporter de critiques et d’encouragements, parfois mêlés. C’est ainsi le rôle des sciences qui est mis en lumière dans l’évolution des poétiques du Parnasse vers le naturalisme poétique et le symbolisme.
29Un moment particulier de cette histoire est analysé par Jean-Pierre Bertrand : il s’agit de la publication des Chants modernes de Maxime du Camp. Au milieu du XIXe siècle, la fin du romantisme est essentiellement marquée par les deux tendances contradictoires d’un retour sur le passé (Gautier, Leconte de Lisle) et d’une ouverture sur l’avenir. Du Camp représente cette seconde option, en se faisant le chantre de la vie contemporaine, de l’industrie et du progrès. En s’opposant aux valeurs d’un Baudelaire et d’un Flaubert, il dessinait ainsi les lignes de force d’une autre modernité, qui ne devait guère trouver d’audience avant longtemps, avant le modernisme et le futurisme.
30Des communications de Michel Pierssens, et Jean Dhombres viendront prochainement compléter ces premiers articles.
31Paul Bénichou concluait L’École du désenchantement sur la question du rapport de la poésie au langage et à la connaissance. Ces dernières pages voient dans la tendance romantique de la poésie une rivale de la religion, mais aussi une « ennemie de la science moderne ». Bénichou parle alors d’un « désengagement » de la poésie qui fait exception parmi les autres genres littéraires. Les dernières lignes de ce livre font le constat attristé de la réduction du lectorat de la poésie, réduction peut-être encore plus accentuée au XXe qu’au XIXe siècle. Et si Bénichou attribue l’isolement de la poésie à son style difficile, voire hermétique, on pourrait se demander s’il ne tient pas aussi à ce problème toujours non résolu du statut de la poésie par rapport au savoir. L’ambition métaphysique n’a certes pas quitté les poètes contemporains, mais elle ne semble pas mieux rencontrer les foules qu’il y a deux siècles.
32Esquissons donc pour conclure la perspective historique qui pourrait se dégager de cette journée d’étude. Notre ambition était de trouver un fil conducteur entre les poétiques du XIXe siècle, par delà leur diversité. Les échantillons représentés ne sont certes pas très nombreux, mais ils peuvent sembler suffisamment divers pour illustrer une histoire de la poésie qui ne soit pas trop monologique, qui ne parle pas d’une seule voix. Non seulement, nous n’aurons pas fait uniquement l’histoire des « vainqueurs » au détriment des « vaincus », mais nous nous serons donné les moyens de comprendre qu’avant d’être un « vainqueur », tout poète est au cœur d’un débat historique et transdisciplinaire, et qu’il est souvent lui-même habité par une sourde dialectique, l’alternative entre religion et science, mysticisme et matérialisme, analogie et analyse, symbole et allégorie, vers et prose, etc.
33En partant du concept de « signe » et en l’associant aux représentations de l’activité poétique, nous devrions mieux comprendre comment des valeurs s’associent à des concepts, comment, même, des statuts sociaux sont liés à des usages de tropes et de formes. Bref, on devrait mesurer à quel point et de quelle manière l’identité du poète, son image et son statut, dépendent de sa poétique : son style, à travers l’image qu’il prétend donner de lui, est au fondement de son rôle social. Il me semble que l’on peut dès lors associer étude formelle des textes, histoire des idées et histoire sociale des poètes. J’espère donc que les textes proposés ici renouvelleront un tant soit peu, par le biais de la problématique du signe, notre conception de la périodisation, de l’histoire du genre, des concurrences entre doctrines poétiques.