Colloques en ligne

David EVANS, University of St Andrews, Écosse

Le voile se déchire : vers le poème en prose baudelairien

1Victor Hugo formule les termes explicites de l’analogie entre le texte poétique et l’univers divin, où se côtoient foi religieuse et métaphores mathématiques et musicales, appliquées à la fois à la poésie et au monde qui nous entoure :

Celui pour qui le vers n’est pas la langue naturelle, celui-là peut être poète ; il n’est pas le poète. Le rythme et le nombre, ces mystères de l’équilibre universel, ces lois de l’idéal comme du réel, n’ont pas pour lui le haut caractère de la nécessité. Il s’en passerait volontiers ; la prose, c’est-à-dire l’ordre sans l’harmonie, lui suffit ; et, créateur, il ferait autrement que Dieu. Car, lorsqu’on jette un regard sur la création, une sorte de musique mystérieuse apparaît sous cette géométrie splendide ; la nature est une symphonie ; tout y est cadence et mesure ; et l’on pourrait presque croire que Dieu a fait le monde en versi.

2Les structures fondamentales du vers – mètre et rime – nécessaires à cette époque à la définition même de la poésie, sont donc profondément liées à la structure de l’univers divinement conçu. Selon cette analogie, l’alexandrin lui-même serait le symbole d’une interprétation religieuse et fixe du monde, et il s’ensuit que le poète obligé de s’exprimer dans cette forme régulière doit aussi se plier à cette grille d’analyse dont le sens est décidé d’avance.

3 En effet, certains textes de Baudelaire semblent confirmer la foi de son auteur dans un sens fixe commun et à son texte, et aux phénomènes naturels dont les correspondances se présentent à son œil hypersensible et clairvoyant. C’est le cas de son essai sur Hugo et des notes connues sous le titre de « L’Art philosophique », qui font référence tous les deux à la fameuse « analogie universelle ». On trouve aussi, chez Baudelaire, le même vocabulaire musical et mathématique que chez Hugo, où le nombre est synonyme de régularité rythmique. Dans « Le Chat », la voix de l’animal remplit le poète « comme un vers nombreux », rappelant la puissance évocatrice du rythme métrique. De même, dans « Tout entière », c’est grâce à ses « nombreux accords » que la beauté complexe et indicible de la femme résiste, comme tout texte véritablement poétique d’ailleurs, à l’analyse. Mais Baudelaire est aussi le premier à remettre en cause la véracité et le sens de l’analogie universelle. En 1861, dans son essai sur Hugo, il critique, sans les nommer, ces poètes qui décrivent dans leurs vers les lois scientifiques de l’univers comme si l’interprétation religieuse de celles-ci allait de soi :

Raconter en vers les lois connues, selon lesquelles se meut un monde moral ou sidéral, c’est décrire ce qui est découvert et ce qui tombe tout entier sous le télescope ou le compas de la science, c’est se réduire aux devoirs de la science et empiéter sur ses fonctions, et c’est embarrasser son langage traditionnel de l’ornement superflu, et dangereux ici, de la rimeii.

4La science a prouvé que l’univers fonctionne selon des lois mathématiques, et qu’il y a un ordre dans les phénomènes naturels, mais ce ne sont pas forcément les preuves d’une volonté divine. Afin de comprendre pourquoi la rime serait dangereuse, il faudrait se reporter à un texte écrit au début des années quarante, « Le Soleil », où l’on peut observer le poète « Flairant dans tous les coins les hasards de la rime ». Tout comme les correspondances qu’on peut trouver dans le monde naturel, les échos lointains que rapprochent les poètes en fin de vers ne sont, peut-être, rien de plus qu’un pur hasard. Dans le texte hugolien, donc, la rime serait dangereuse car, loin de confirmer la valeur divine de ces correspondances, elle ne peut que les remettre en question. Dans un essai sur Auguste Barbier, datant, lui aussi, de 1861, Baudelaire s’en prend à d’autres poètes qui commettent :

[…] de pareilles dilapidations de rythmes et de rimes, [...] la plus insoutenable des erreurs, à savoir que le but de la poésie est de répandre les lumières parmi le peuple, et, à l’aide de la rime et du nombre, de fixer plus facilement les découvertes scientifiques dans la mémoire des hommesiii.

5Le domaine de la science, c’est donc celui des vérités mécaniques et démontrables, domaine dont la poésie ne doit pas confirmer le sens métaphysique, mais qu’elle doit interroger dans une forme dont toute la valeur est d’être, elle, peu scientifique. Comme Baudelaire l’écrit à propos d’Edgar Poe : « les artifices du rythme sont un obstacle insurmontable à ce développement minutieux de pensées et d’expressions qui a pour objet la vérité. » Dans ce cas, la rime est un hasard et le rythme, ici régulier, métrique, est un artifice : on est déjà loin de la stabilité rassurante d’un miroir textuel du modèle divin. Dans ces conditions, donc, quelle peut être la valeur de la forme poétique chez Baudelaire ?

6 Tout lecteur des Fleurs du mal le sait, ce recueil représente un incessant conflit entre le désir ardent de croire en l’univers divin et le scepticisme tout aussi puissant qui ronge le poète, le plongeant dans le gouffre de l’ennui. Dans ce gouffre, comme l’a très bien démontré André Hirt dans Baudelaire, l’Exposition de la Poésie, le sens du monde jusqu’ici stable et réconfortant disparaît, car, « Qu’est-ce que Dieu, sinon l’universelle explication, le déploiement suprêmeiv ? » Il importe de noter que, dans le texte baudelairien, la perte de la foi en Dieu s’accompagne d’une perte de la foi dans le rythme poétique. Dans « La Muse malade », quand la foi religieuse du poète trébuche, celui-ci cesse aussi d’adhérer au rythme de son vers, et implore ainsi sa Muse :

Je voudrais […]
[Et] que ton sang chrétien coulât à flots rythmiques
Comme les sons nombreux des syllabes antiques

7Dans ce distique, on voit les liens entre croyance spirituelle et croyance rythmique, mais on comprend aussi que l’époque de la foi appartient déjà à un lointain passé. Pour le poète moderne, l’univers divin n’est pas une évidence, et dans « L’Héautontimorouménos », à l’instant même où la fameuse Ironie baudelairienne s’empare de lui, c’est la notion d’univers musical, harmonieux, divinement créé, qui fait défaut la première :

Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ?

8Comment donc le poète peut-il résister ? Comment ranimer les flammes d’une foi qui meurt ? Comment faire pour sortir du gouffre ? Aussi paradoxal que cela paraisse, c’est dans un poème en prose, où le narrateur observe le numéro d’un acteur-bouffon menacé de mort, que nous trouvons la solution :

Fancioulle me prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destructionv.

9Le salut, pour le poète horrifié par le gouffre, c’est l’Art lui-même ; seul l’Art peut voiler le vide universel, et ce voile poétique revient à plusieurs reprises tout au long des Fleurs du mal, tantôt à des moments d’extase ou de calme – « les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses » (« Le Balcon », v. 7), « ces jours blancs, tièdes et voilés » (« Ciel brouillé », v. 5) – tantôt dans l’ambiguïté du contexte marin, comme ce « port rempli de voiles et de mâts » (« Parfum exotique », v. 10) ou « l’éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts » (« La Chevelure », vv. 14-15). Dans ses notes sur Poe, Baudelaire ne confirme-t-il pas cette qualité de l’Art : « C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeauvi » ? Nous notons que les deux arts qui font office de voile sont ceux qui se nourrissent d’une mystérieuse notion rythmique. Le voile s’interpose entre l’œil du poète et le vide universel, d’abord pour l’empêcher de le voir, mais aussi pour lui permettre d’imaginer derrière cet écran un ciel de vérités qui prêterait un sens à notre monde.

10 Pour Baudelaire, alors, le poème lui-même ferait fonction de voile, re-créant par ses rythmes artificiels et ses harmonies douteuses l’illusion de l’univers divinement musical. Le seul inconvénient à cette hypothèse, est que, comme le fait remarquer Verlaine :

Baudelaire est, je crois, le premier en France qui ait osé des vers comme ceux-ci :

Pour entendre un de ces concerts riches de cuivre…
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double…vii

11Certes, ces vers permettent une scansion de substitution – l’alexandrin dit romantique ou hugolien – mais ils articulent un rejet violent du rythme quasi-divin de l’alexandrin. Comment expliquer la présence de vers comme ceux-ci dans le voile poétique ? Existerait-il un lien entre ces irrégularités formelles et la vorace Ironie que combat le poète ? C’est pour explorer cette hypothèse d’une inscription formelle du conflit entre la foi et l’Ironie que nous avons entrepris une étude – qui se voulait aussi complète que possible – de la versification baudelairienne. Pour ce faire, il fallait scruter les lieux privilégiés du vers propices au conflit entre une régularité attendue et une discordance imprévue, comme par exemple la césure, les accents contigus, le rejet ou le contre-rejet, et la rimeviii.

12Pour la présente étude, cependant, il suffit de se pencher sur le cas de la césure baudelairienne, en utilisant le système métricométrique de Benoît de Cornulier, où les différentes sortes d’entorse à la césure sont classées selon leurs propriétés perturbatrices : F6 signifie un e féminin en 6e position, surtout en fin de mot ; Em6 un e masculin, « le, de, je » ; M6 la césure à l’intérieur d’un mot ; C6 une clitique en 6e position ; et P6 une préposition monosyllabe en 6e positionix. Si l’on recense les vers strictement anti-métriques de Baudelaire, on comprend très bien pourquoi, en vingt-cinq ans d’excellentes recherches sur la métrique, chez Rimbaud notamment, Cornulier a consacré peu de travail à l’auteur des Fleurs du mal : il n’y a aucun vers F6, M6 ou Em6, et assez peu de vers C6 ou P6. Pour la présente étude, cependant, c’est déjà un point de départ.

13 À la catégorie P6, n’en déplaise à Benoît de Cornulier, nous nous permettons d’ajouter « comme » et « dont », monosyllabes qui supportent mal l’accent 6e, comme l’ont déjà fait remarquer, entre autres, Suzanne Bernard et Clive Scott. Cela donne, au total, huit vers P6 :

Les tables d’hôt / e, dont // le jeu / fait les délices (« Le Crépuscule du soir », v. 23, 4-4+4)

Hélas ! et j’a / vais, comme // en un / suaire épais (« Un voyage à Cythère », v. 55, M4, C8)

Où l’Espéran / ce, comme // une / chauve-souris (« Spleen, "Quand le ciel bas et lourd…" », v. 6, F8)

Serré, fourmill / ant, comme // un mill / ion d’helminthes (« Au Lecteur », v. 21, M4, M8)

Tes nobles jam / bes, sous // les vo / lants qu’elles chassent (« Le Beau navire », v. 29, M8)

Bien affilés, / et, comme // un jon / gleur insensible (« A une Madone », v. 41, M8)

J’ai peur du somm / eil comme // on a / peur d’un grand trou (« Le Gouffre », v. 9, M4)

Les jambes en / l’air, comme // une / femme lubrique (« Une Charogne », v. 5, P4, F8)

14Pour la première fois dans l’histoire du vers français, si le lecteur essaie de respecter la césure sacro-sainte, il sera contrarié par le sixième accent tombant sur un monosyllabe peu accentuable, ce qui crée une tension entre la structure régulière qu’on attend en lisant des vers, et une discordance imprévue qui refuse de s’intégrer dans cette structure. Qui plus est, seul le premier vers permet une lecture en 4/4/4, les sept autres présentant des éléments également inaccentuables à la quatrième ou huitième syllabe. Serait-ce là, en esquisse, les premiers éléments d’un drame formel mettant en scène le conflit entre la foi et le doute du poète ? L’hypothèse est séduisante, mais ce ne sont que huit vers sur toute la production baudelairienne, et l’on aurait du mal à y voir une évolution chronologique révélatrice de quoi que ce soit. Heureusement, les vers C6 sont plus parlants. Il n’en paraît aucun avant 1853, puis Baudelaire en écrit quatre avant que ne paraisse la première édition des Fleurs du mal :

Vivre est un mal. / C’est un // secret / de tous connu (« Semper eadem », v. 4)

À la très belle, / à la // très bonne, / à la très chère (« Que diras-tu ce soir… », v. 3)

Et fait surgir / plus d’un // porti / que fabuleux (« Le Poison », v. 3)

Chacun plantant, / comme un // outil, / son bec impur (« Un voyage à Cythère », v. 31)

15Le lecteur attentif aura noté que chacun peut se lire en 4/4/4, ce qui n’est plus le cas en 1858 et 1859. Dans une période plus courte et en moins de poèmes, apparaissent huit vers C6, dont trois refusent le mètre de substitution du fait d’éléments M8 :

Je te ferai / de mon // Respect / de beaux Souliers (« À une Madone », v. 19)

Volupté noir / e ! des // sept Pé / chés capitaux (« À une Madone », v. 39, M8)

Ô ma si blanche, / ô ma // si froid / e Marguerite (« Sonnet d’automne », v. 14)

Exaspéré / comme un // ivrogn / e qui voit double (« Les Sept vieillards », v. 45)

Pour entendre un / de ces // concerts, / riches de cuivre (« Les Petites vieilles », v. 49)

D’autres, l’horreur / de leurs // berceaux, / et quelques-uns (« Le Voyage », v. 10)

Criant à Dieu, /dans sa // furi / bonde agonie (« Le Voyage », v. 101, M8)

Ô mon semblable, / ô mon // maître, / je te maudis (« Le Voyage », v. 102, M8)

16Étant donné que ce sont des poèmes écrits pour la deuxième édition des Fleurs du mal, il se pourrait que Baudelaire compte y interroger de façon beaucoup plus rigoureuse le vers et sa signification métaphysique. C’est une interrogation qui se prolonge dans deux vers des années soixante, dont le deuxième résiste à la récupération en 4/4/4 du fait de sa qualité F4 :

Disait : la Terre / est un // gâteau / plein de douceur (« La Voix », v. 6)

Qu’il s’infiltre / comme une // exta / se dans tous ceux (« L’Imprévu », v. 51)

17Le lecteur sensible à de telles déformations de la forme alexandrine soupçonne qu’il se passe quelque chose de crucial sur le plan formel, mais chez Baudelaire le système métricométrique de Benoît de Cornulier ne saurait le mener plus loin. Cependant, ce ne sont pas les seuls critères que l’on puisse appliquer à l’analyse de la césure, car bien des critiques – parmi lesquels Louis-Marie Quicherat, Maurice Grammont, Auguste Dorchain – ont discerné des vers problématiques qui échappent à ces catégories. En relisant Les Fleurs du mal guidé par le « pifomètre » avec lequel Cornulier avait voulu en finir dans sa Théorie du vers, nous trouvons bon nombre de vers qui résistent à la scansion 6-6 régulière et équilibrée. Jean-Luc Guilbaud, collaborateur aux Cahiers du Centre d’Études Métriques, a proposé le terme D6 pour désigner ce genre de vers, sans en schématiser les diverses formesx. En empruntant ce terme pour la présente étude, on constate que les vers problématiques se partagent tant bien que mal entre des sous-catégories plus ou moins pertinentes, comme par exemple :

adjectif / nom Ils marchent, ces divins / frères qui sont mes frères (« Le Flambeau vivant », v. 3)

nom / adjectif Ainsi qu’un débauché / pauvre qui baise et mange (« Au Lecteur », v. 17)

sujet / verbe Et d’autres, dont la gorge / aime les scapulaires (« Femmes damnées », v. 17)

noms composés La crapule du corps / de garde et des cuisines (« Le Reniement de saint Pierre », v. 14)

18La force déstabilisante de ces vers D6 diminuant au-delà de deux ou trois syllabes, le rythme redevenant presque régulier, c’est avec un élément monosyllabique en septième position que le vers D6 s’impose le mieux. La distribution chronologique de ces vers confirme la progression observée parmi les vers C6 :

D6

avant 1840

1840-1843

1843-1846

1847-1849

1850-1852

1853-1857

1858-1859

après 1860

non datés

poèmes

4

14

15

1

7

14

8

12

17

vers

5

21

37

1

13

42

47

25

37

19L’évolution la plus frappante a lieu dans les années cinquante : on passe de treize vers en sept poèmes à quarante-deux vers en quatorze poèmes avant la première édition de 1857 puis à quarante-sept vers D6 en huit poèmes composés pour la deuxième édition de 1861. Il faut, surtout dans le contexte d’une journée d’étude sur la problématique du déchiffrement, se méfier de ce qu’on croit pouvoir lire dans les chiffres… Néanmoins, ce même développement se présente dans d’autres catégories rythmiques : les accents contigus et les rejets.

20 Les accents contigus sont condamnés, à l’époque et depuis, par bon nombre de critiques, tels que Quicherat, Dorchain, Grammont, Margaret Hudson et Henk Nuiten. Le lien entre cette méthode de déséquilibre rythmique et l’appréhension du gouffre se fait explicite dans « Je te donne ces vers… » où, après huit alexandrins parfaitement réguliers, la femme se retrouve abandonnée par Dieu, seule devant la terreur du vide. C’est bien ce « rien », placé directement après la sixième syllabe privilégiée, qui déchire le voile textuel :

Être maudit à qui, / de l’abîme profond
Jusqu’au plus haut du ciel, / rien, hors moi, ne répond ! (vv. 9-10)

21Au long des années 1850, on passe de cinq et neuf exemples à treize en 1858-1859, y compris des vers comme ceux-ci, où les accents contigus sont marqués en gras :

Bien affilés, et, comme / un jongleur insensible (« A une Madone », v. 41)

Mais moi, moi qui de loin / tendrement vous surveille (« Les Petites vieilles », v. 73)

Et, folle maintenant / comme elle était jadis (« Le Voyage », v. 100)

Son pareil le suivait; / barbe, œil, dos, bâton, loques (« Les Sept vieillards », v. 29)

22Ce dernier vers représente bien la crise, le point culminant de tout le conflit des Fleurs du mal ; voici le seul vers à sept accents dans tout le corpus, et lu à la lumière du titre du poème, c’est un exemple parlant. Pour la première fois, le poète est horrifié non pas par le vide, par l’absence du rythme, mais par la régularité elle-même, représentée formellement ici par un premier hémistiche scandé en 3/3 faisant écho au cortège de vieillards identiques. À ce moment-là, le retour éternel du même semble vide de sens, car il ne correspond plus à l’analogie universelle, cette dernière n’étant que pure fiction ; toute la valeur symbolique du nombre régulier et fixe s’évapore, et le poète bascule dans le gouffre, « Blessé par le mystère et par l’absurdité » (v. 48). Dans le vers suivant, le poète tente de revenir à lui, s’enveloppant désespérément dans un voile rythmique parfaitement régulier, 3/3/3/3 : « Vainement / ma raison // voulait pren / dre la barre » (v. 49) ; mais le mal est fait, et vers 1858-1859 le voile commence à se déchirer.

23 Le nombre croissant de rejets et de contre-rejets suggère également une progression vers les mêmes années : entre 1850 et 1852, il y en a sept exemples en cinq poèmes ; entre 1853 et 1857, il y en a huit en cinq poèmes ; en 1858-59, ces chiffres modestes passent à quinze exemples en six poèmes, qui font étalage de plusieurs nouvelles techniques déstabilisantes en juxtaposant à l’entrevers :

i) nom + adjectif « façon / Barbare » (« À une Madone », vv. 11-12)

« Souliers / De satin » (« À une Madone », vv. 19-20)

« cieux / Froids » (« Le Cygne », vv. 14-15)

ii) sujet / verbe « une ville / Change » (« Le Cygne », vv. 7-8)

« la voirie / Pousse » (« Le Voyage », vv. 15-16)

24Autre nouveauté, comme l’atteste l’exemple suivant tiré de « Les Petites vieilles », c’est l’enjambement entre deux strophes : « Tout cassés / Qu’ils sont » (vv. 16-17). Ces menues preuves d’une dislocation progressive du vers semblent à première vue confirmer l’hypothèse avancée par plusieurs générations de critiques, selon laquelle la versification d’un Baudelaire frustré va s’effritant jusqu’à ce qu’il se lance, ravi, dans la liberté formelle du poème en prose. Afin de mettre en cause cette idée reçue plutôt réductrice nous préférons avancer ici une explication thématique, et non pas seulement formelle, du passage vers le poème en prose, et pour ce faire il faudrait nuancer ce que nous avons observé jusqu’ici. Car, en l’occurrence, il y a une augmentation tout aussi marquée, au long des années 1850, de la richesse des rimes, ce qui balaie l’hypothèse trop simple d’un poète qui veut se débarrasser le plus vite possible de ses entraves formelles. Si l’on s’en tient aux trois divisions temporelles des années 1850 : les rimes riches passent de 35 à 77 et à 80 cas ; les rimes léonines (à deux syllabes) passent de 16 à 35 et à 43 cas ; les rimes à trois syllabes passent de zéro et d’un cas à trois ; et les rimes renforcées par des échos dans les syllabes antérieures, passent de 18 à 37 et à 44 cas. Cette tendance atteint son apogée dans « Le Voyage », poème placé à la fin de la deuxième édition. Ici la rime la plus riche de tout le corpus baudelairien s’accompagne d’un rejet violent :

Nous avons vu des astres

Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;

Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres (« Le Voyage », vv. 57-59)

25Le lecteur est tenté de prononcer avec liaison « des astres et des flots », hésitant entre le respect d’une harmonie prodigieuse et l’imprévu désastre syntaxique, comme le poète lui-même hésitant entre la foi en l’analogie universelle et l’Ironie qui le ronge. Ainsi, ce qui augmente au fil de ces textes, ce n’est pas seulement le taux d’irrégularités, mais plutôt le conflit insoluble entre les deux tendances opposées, autant sur le plan formel que sur celui de la théorie poétique et métaphysique. Comme nous l’avons constaté, la tension créée par ce conflit arrive à son point culminant dans les textes de 1858-1859, et c’est lors de cette crise inscrite formellement dans le texte, que le poète lui-même met en scène une rupture avec le vers, et annonce son passage au poème en prose.

26 C’est dans « Le Voyage » que ce rejet du cadre interprétatif du passé se fait le plus explicite, alors que le poète s’insurge contre le voile avec lequel il avait jusqu’ici tâché de faire disparaître le gouffre : « Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! » Pour le poète bercé par l’illusion rythmique, ces deux gazes avaient joué un rôle central lors des « soirs au balcon, voilés de vapeurs roses » (« Le Balcon »). Dans « Le Voyage », pourtant, au-delà du premier sens marin de ces deux termes, le poète formule son rejet du voile textuel qui l’avait aveuglé, entouré d’un nuage. Mais ce n’est pas un rejet de toute tentative poétique, loin de là ; le voyage continuera, mais autrement, et par ce rejet du voile, le poète accepte pour la première fois le défi du gouffre. En effet, à la fin du poème, et de tout le recueil, il ne laisse pas de place au doute, annonçant qu’il va

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?

Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! (vv. 143-44)

27Le gouffre, symbole du soupçon que le monde n’est pas déchiffrable selon le mode religieux et stable, n’est plus à craindre ; ou plutôt, le poète va partir à sa recherche, pour l’assumer pleinement. De même, Dieu, « dans sa furibonde agonie » (v. 103), est aussi rejeté. D’autres textes de la même année sont construits autour du même réseau lexical du voyage, du départ, du dégoût pour le régulier ; ainsi, dans « Chant d’automne » (1859), le poète entend un « choc monotone » (v. 13) : « Ce bruit mystérieux, dit-il, sonne comme un départ » (v. 16), départ accompagné de la même plongée qu’à la fin du « Voyage » : « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres » (v. 1). Dans « Le Possédé » (1858), le poète demande à sa compagne : « plonge tout entière au gouffre de l’Ennui » (v. 4), la majuscule rendant l’Ennui, symptôme du triomphe du vide, aussi absolu que le Dieu désormais obsolète.

28 En terminant ainsi Les Fleurs du mal, le poète dit ses adieux à la sécurité du voile. Il ouvre la voie vers un regard nouveau, déterminé à scruter de près un monde affranchi du prisme divin auquel il ne croit plus. Là où, dans ses vers antérieurs, le gouffre horrifiait le poète, il résout dans les vers nouveaux de « Danse macabre » (1858) d’y faire face, car

Les charmes de l’horreur / n’enivrent que les forts ! (v. 36)

29C’est à ce défi que le poète en prose va s’atteler, et son expérience va s’avérer des plus difficiles. Loin de la libération joyeuse qu’on nous a poussés à lire dans Le Spleen de Paris, les poèmes en prose mettent en scène un poète sans voile, mais aussi sans boussole, qui ne sait plus quoi penser de tout ce qu’il voit. Comme nous allons le voir, le poète avide de nouvelles lectures et de nouveaux modes de déchiffrement a levé le voile sur un monde infiniment complexe et problématique, qui, au lieu de le ravir, lui fait peur et le fait fuir. C’est dans « La Corde » que le poète décrit ce qu’il comptait trouver au-delà de l’illusion rythmique :

Les illusions, – me disait mon ami, – sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire que nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réelxi.

30À l’opposé de la poétique antérieure, qui imposait un préjugé interprétatif sur les phénomènes naturels, le poème en prose met en scène un poète avide de voir le monde tel qu’il est, en réalité, derrière le voile ; mais ce qu’on voit dans bien de ces textes, c’est un poète perdu, scrutant en vain le monde en quête d’un sens qui lui échappe.

31 Sans la grille interprétative du vers, les phénomènes naturels ne sont plus les signes lisibles d’un sens latent. Dans « Le Chien et le flacon », le poète observe un chien qui frétille de la queue, « ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourirexii ». C’est un signe sur lequel tout le monde est d’accord, mais le poète en prose n’est plus tout à fait capable de se fier à la lecture du monde que font ses semblables. Dans « Une mort héroïque », le prince agit sans expliquer le sens de son acte ; tel geste est un « signe évident, ajouteraient les esprits superficiels, des tendances généreuses du Prince offensé ». Notre poète, cependant, nous offre une autre interprétation tout en avouant que celle-ci est « infiniment plus probable », mais néanmoins pas certaine. De même, le narrateur de « La Fausse monnaie » se perd dans des possibilités infinies, « tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles ». Partout dans ce recueil, le poète lecteur du monde hésite, se pose des questions, refuse de trancher, apprenant peu à peu que les phénomènes externes ne signifient rien par eux-mêmes. Le signe affranchi de la tyrannie de l’analogie universelle n’est pas une source dans laquelle on puise son sens, le vrai ; c’est plutôt une coupe qui attend que l’on la remplisse de sens, au pluriel, dont aucun ne peut être plus stable qu’un autre.

32Le poète en prose s’interroge sans cesse, incapable de se contenter d’une lecture définitive et fixe. Dans « Les Veuves » il commence sa phrase par « cette pauvreté-là », avant de se couper lui-même la parole : « si pauvreté il y a ». « Le Gâteau » confirme la disparition de toute stabilité interprétative quand le poète découvre « un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau ». Cette même instabilité sémantique se lit partout dans Le Spleen de Paris, où nous découvrons un pays où la prose s’appelle poésie. Dans « Les Yeux des pauvres », le poète s’étonne que sa compagne ne partage pas son interprétation du drame qui se joue devant eux : « Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée », mais sa propre lecture de la scène est loin d’être la seule possible. Qui plus est, le terme privilégié de « hiéroglyphe », clef de voûte de tout le système des correspondances, est tourné en dérision dans « Le Crépuscule du soir », lorsqu’un fou jette « à la tête d’un maître d’hôtel un excellent poulet, dans lequel il croyait voir je ne sais quel insultant hiéroglyphe. » Une fois qu’on a levé le voile sur le monde moderne, il faut se méfier même de son propre regard ; et puisque le poète, qui se vantait en vers d’une sensibilité supérieure, ne voit pas le sens hiéroglyphique que voit l’autre, il est désormais impossible de conclure sur le sens du monde. La seule conclusion possible est celle du narrateur du « Miroir », qui avoue que personne ne peut se flatter de tenir la clef absolue de tout déchiffrement : « Au nom du bon sens, j’avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n’avait pas tort. »

33Ainsi, dans le monde moderne, il y a autant de vérités qu’il y a de regards différents sur les phénomènes. D’où un problème majeur pour le poète : comment, dans ces conditions, lire le monde ? Et comment représenter dans son texte un monde qui refuse d’être lu ? Une hésitation se produit alors au sein de la poétique baudelairienne, une nostalgie pour la sûreté antérieure. Dans « À une heure du matin », le poète désespéré, exténué, se retire du gouffre pour se réfugier dans la sécurité interprétative et formelle de la poésie en vers. Et bien sûr, il prie en même temps le Dieu qu’il avait rejeté :

Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !

34Nous le savons, la question du sens à donner aux fragments de vers que l’on croirait trouver dans les poèmes en prose, chez Rimbaud notamment, a fait couler beaucoup d’encre. Chez Baudelaire, cette prière s’accompagne de bribes métriques, comme si le poète regrettait d’avoir abandonné le voile rassurant du vers :

Âmes de ceux / que j’ai aimés, (8)

âmes de ceux / que j’ai chantés, (8)

fortifiez-moi, / soutenez-moi, (8)

éloignez de moi / le mensonge (8)

et les vapeurs / corruptrices du monde (10)

35Il est à noter que, pendant ce retour momentané vers Dieu, c’est le monde « réel » lui-même, et non pas le vers naguère trompeur, qui se voit qualifier de « mensonge » et de « vapeurs ». Mais l’effort requis pour se replonger dans la stabilité antérieure se lit formellement dans ce que l’on pourrait voir comme une synérèse irrégulière sur « fortifiez », comme si, désormais, bien qu’il soit tenté de se réfugier derrière le voile rythmique, le poète demeurait conscient de ses limites, de sa qualité purement illusoire. Le rythme métrique est dorénavant un mirage qui restera juste hors de portée, car il faudra toujours un effort insoutenable pour y croire.

36 Cette lecture thématique de ce qui pourrait être un pur hasard formel (bien que, dans l’univers des poèmes en prose, comme on l’a vu, plusieurs lectures soient permises) est étayée par le poème « Le Confiteor de l’artiste ». Ici, le poète croit saisir, dans une espèce de délire, le sens – le seul – de ce qu’il voit dans la nature : « toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles ». Et pour nourrir cette illusion passagère, le poète a recours une deuxième fois aux artifices rythmiques du vers régulier :

mais musicalement / et pittoresquement, (6+6)

sans arguties, / sans syllogism(es), / sans déduct(io)ns. (4/4/4)

Toutefois, ces pensées, (6)

qu’elles sortent de moi / ou s’élancent des choses, (6+6)

deviennent bientôt trop intenses. (8)

37Encore une fois, ces rythmes ne sont pas évidents : si nous voulons les voir, si nous voulons y croire (et rien ne nous y oblige) nous devrons faire des entorses aux règles gouvernant les e caducs et les diérèses pour faire rentrer la phrase dans le moule métrique. Mais comme le poète déboussolé, nous, lecteurs du poème en prose, sommes aussi perdus, ne sachant plus à quoi nous en tenir. En proie à ce même vertige qui tourmente le poète contemplant l’infini des formes et des sens possibles, nous nous abandonnons à ce fragment qui ranime un instant notre foi dans le rythme poétique lui-même.

38 Ces deux passages rythmés démontrent que le voyage du poète en prose est loin d’être un aller simple ; la poétique baudelairienne des années 1860 s’inscrit plutôt dans ce va-et-vient incessant, une recherche de la vérité du monde au-delà du voile, mais aussi un aveu que sans quelque voile, il n’y aurait pas de signification latente à découvrir dans le monde. Parfois, le poète ne peut plus supporter l’indécis, tâchant de retrouver la sécurité rythmique soit dans un texte en prose, soit dans les poèmes en vers des années 1860, comme « Le Gouffre », écrit en 1862. Ici le poète s’enfuit de « l’abîme » (v. 2), du « vertige » (v. 12) et de son « cauchemar multiforme » (v. 8), car, dit-il : « Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres » (v. 11). La seule solution est de se replonger dans l’ordre prévisible et stable du nombre métrique : « Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! » (v. 14)

39La libération joyeuse mise en scène par les textes ajoutés aux Fleurs du mal de 1861 s’est avérée, elle aussi, illusoire, l’artiste impatient se heurtant à un obstacle imprévu : sa foi dans l’Art. Dans le monde du poème en prose et de ses possibilités illimitées, l’artiste n’est qu’un pauvre fou écroulé aux pieds de la Vénus, incapable de s’empêcher de croire à ce symbole d’une beauté absolue, éternelle. Les tentations de ce monde nouveau dont tous les repères ont basculé ne sauraient remplacer cette idole aux yeux de celui qui se plaint : « je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l’immortelle Beauté ! »

40« Obsession », sonnet écrit en 1860, met en scène la même tension, le poète rebelle revenant des terres de la prose pour nous communiquer ses frustrations : « je cherche le vide, et le noir, et le nu ! » (v. 11) Mais malgré ses tentatives pour contempler le ciel nocturne sans les étoiles, les constellations reviennent, implacables, les bois le rappelant à la foi comme ces cathédrales auxquelles il avait voulu échapper. Grâce à son passage au poème en prose, cependant, le poète a réussi un revirement fondamental dans sa compréhension de la poésie. Les constellations ne sont plus l’écriture d’un Dieu despotique qui signe son monde, y infligeant un sens fixe ; c’est plutôt le regard de l’artiste lui-même qui impose, malgré lui, de l’ordre sur le chaos, ces constellations « jaillissant de mon œil par milliers » (v. 13)xiii. La conclusion du voyage baudelairien est donc une véritable révolution dans notre compréhension du monde, de l’artiste, du texte poétique et du rôle du rythme, car, comme Baudelaire l’écrit dans le Salon de 1859 :

Il est évident que les rhétoriques et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées arbitrairement, mais une collection de règles réclamées par l’organisation même de l’être spirituelxiv.

41La victoire de Baudelaire est d’avoir libéré le rythme de sa définition trop étroite dans une analogie universelle impropre à rendre compte des complexités du monde moderne. D’où toute la richesse du poème en prose, mise en abyme formelle de ce problème : une poésie fidèle à cette problématique se doit de laisser le lecteur perplexe, incapable de conclure sur la signification des bribes rythmiques qu’il croit y voir, tout comme le poète lui-même face à un monde qui refusera toujours de se couler dans le moule d’une signification finie.