La poésie à vapeur : Les Chants modernes de Maxime du Camp
1En 1855 paraît un recueil au titre prometteur : Les Chants modernes de Maxime Du Camp. Salué, mais ironiquement comme toujours, par Baudelaire et, plus sérieusement, par Sainte-Beuve, le livre de Du Camp produit un effet iconoclaste notamment parce qu’il préconise une nouvelle alliance entre poésie et technique en faisant table rase de tout le répertoire classique et romantique. Au long d’une coûteuse préface, Du Camp prend ainsi à sa manière le parti d’une certaine modernité. Mais une modernité qui ne doit rien à celle de Baudelaire et qui, dans les années 1850, n’a pas eu le succès escompté, en dépit de ses postulations. La question, qui sera abordée historiquement et poétiquement, soulevée ainsi par le recueil, est celle de la relation entre le poétique et le monde moderne : posée trop tôt et mal par Du Camp, elle trouvera cependant une réponse un demi-siècle plus tard avec ce qui se reconnaîtra sous l’appellation de modernisme ; qu’est-ce qui entre-temps l’aura rendue pertinentei ?
2Pour bien comprendre la portée ou la contre-portée des Chants modernes, il convient de renvoyer au contexte poétique de l’époque, plus particulièrement à l’année 1852.
3Poétiquement parlant, 1852 est une année féconde, d’autant que depuis les Stalactites de Théodore de Banville, paru six ans plus tôt, aucun recueil majeur n’a été publié. Et pour cause : 1848, Gautier l’a noté, « ne fut pas une révolution littéraire : elle produisit plus de brochures que d’odesii ». La béance poétique de ces années-là traduit à sa manière le « refoulement » et le « traumatisme » des journées de Juin, desquelles paradoxalement jailliront, comme l’ont montré Benjamin puis Sartre dans des interprétations contrastées, les deux grandes figures tutélaires de la modernité : Flaubert et Baudelaireiii. Si la littérature qui naît des décombres de la révolution manquée est résolument autre, c’est qu’elle instaure un rapport de négativité avec l’ordre du discours bourgeois, qu’elle refuse délibérément de servir. Le divorce est autrement radical qu’aux lendemains de 1830 : c’est aux fondements mêmes du langage, dans ce qui le relie à un ordre symbolique englobant, que s’attaquent cette fois les Modernes. « Le trait propre à la littérature moderne », écrit Dolph Oehler, « c’est de dénoncer toute complicité avec l’esprit du tempsiv. » Pas de compromission, donc, ce qui ne signifie pas non plus qu’il n’y ait que la voie de l’art pur pour se débarrasser de l’aliénation bourgeoise de la littérature et de la poésie. En fait, ce qui s’enclenche dans cette volonté de délester le langage de sa vulgaire fonction sociale, c’est un besoin accru d’autonomisation et de pouvoir dont la littérature entend se doter. Sartre a décrit cette situation en termes d’« urgence » : c’est une question de survie pour les écrivains que de produire une littérature à « une époque où [ils] n’ont pas trouvé leur public ou font la grève devant luiv. » Cette autonomisation s’affirme de façon sans doute trop voyante, mais sans s’y limiter, avec la doctrine de l’art pour l’art ; elle continuera de se signaler dans l’extraordinaire processus de multiplication des codes rhétoriques dont la seconde moitié du siècle sera le théâtre, par une sorte de division du travail propre à l’écriture bourgeoise, ainsi que l’avait fortement fait valoir Roland Barthes :
C’est alors que les écritures commencent à se multiplier. Chacune désormais, la travaillée, la populiste, la neutre, la parlée, se veut l’acte initial par lequel l’écrivain assume ou abhorre sa condition bourgeoise. Chacune est une tentative de réponse à cette problématique orphéenne de la Forme moderne : des écrivains sans littérature. Depuis cent ans, Flaubert, Mallarmé, Rimbaud, les Goncourt, les surréalistes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Camus, ont dessiné – dessinent encore – certaines voies d’intégration, d’éclatement ou de naturalisation du langage littéraire ; mais l’enjeu, ce n’est pas telle aventure de la forme, telle réussite du travail rhétorique ou telle audace du vocabulaire. Chaque fois que l’écrivain trace un complexe de mots, c’est l’existence même de la Littérature qui est mise en question ; ce que la modernité donne à lire dans la pluralité de ses écritures, c’est l’impasse de sa propre Histoirevi.
4Sainte-Beuve, soucieux des grandes synthèses, a bien noté que l’année 1852 n’est pas seulement la première du Second Empire mais qu’elle est sans doute la dernière du romantismevii. C’est en 1852 aussi que Musset entre à l’Académie française. L’année voit paraître deux recueils d’importance, qui font charnière dans l’histoire de la modernité poétique : d’un côté, Émaux et Camées, de Théophile Gautier ; de l’autre, Poèmes antiques de Charles Leconte de Lisle. Deux recueils que la tradition a rapidement associés comme étant au principe de l’esthétique parnassienne, mais surtout qui témoignent à leur manière de tout un état de la poésie post-romantique que l’on cherche à dépasser de deux façons distinctes. Alors que Gautier, compagnon de route des grandes voix lyriques de l’avant et de l’après 48, théoricien de l’Art pour l’Art, et futur dédicataire des Fleurs du mal, se situe du côté de la synthèse et du syncrétisme, Leconte de Lisle, plus radicalement, nie le romantisme en bloc et professe le retour à l’étude de l’antiquité : « je crois […], qu’à génie égal, les œuvres qui nous retracent les origines historiques, qui s’inspirent des traditions anciennes […] exciteront toujours un intérêt plus profond et plus durable que le tableau daguerréotypé des mœurs et des faits contemporains », écrit-il dans la préface d’un recueil de 1855, Poèmes et Poésiesviii. Cette remarque polémique situe parfaitement le divorce entre les modernes (les vrais, les purs, les durs) et ceux qui, sous couvert de modernité tous azimuts, ne sont en fait que des contemporains, chantres de l’actualité, du progrès, de la technique. Ce sont les très controversés Chants modernes de Maxime Du Camp que vise la flèche de Leconte de Lisle, ce recueil emblématique d’une poésie qui a pris le parti du monde capitaliste qu’elle chante dans ses plus voyantes innovations.
5Flaubert l’a bien compris, qui ne s’est pas privé de faire la leçon à son ami : « Dans la préface des Chants modernes tu as débité un tas de sornettes passablement déshonorantes, tu as célébré l’industrie et chanté la vapeur, ce qui est idiot et par trop saint-simonien. Tant de turpitudes ne t’ont pas encore satisfait et voilà que maintenant tu vas faire de la littérature administrativeix. » C’est en 1855, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, que paraissent Les Chants modernes. Dans ces années-là, Du Camp (né en 1822, soit un an après Baudelaire) est bien connu pour ses voyages dont il a fait des livres : Souvenirs et paysages d’Orient (1848), Egypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852) – accompagné d’un reportage photographique – et il retirera quelque estime de ses ouvrages sur Paris, sur la Commune, sans parler de ses Souvenirs littéraires (1881-1882) qui présentent un témoignage intéressant sur la vie littéraire de l’époquex. Autant dire qu’il existe peu comme poète, en dépit de son recueil de 1855 : Gautier saluera dans « Les Progrès de la poésie française depuis 1830 » ses « théories » sans apprécier outre mesure le « sujet par trop moderne et réfractaire » de ses Chants et conclut que « jamais Maxime Ducamp [sic] ne réussit mieux que lorsqu’il n’exécute pas le programme qu’il s’est tracéxi. » Sainte-Beuve est tout aussi réservé, tout en reconnaissant que Du Camp « se rattache par le côté de Théophile Gautier à l’école de Victor Hugo » et qu’il a eu le mérite d’avoir visité un Orient que « le maître n’avait chanté que de loin et sur la foi du rêvexii… »
6Sous les auspices de Victor Hugo, cité en épigraphe (« Dis ce que tu fais, fais ce que tu dis »), la préface des Chants modernes prend immédiatement l’allure d’un manifestexiii. Les prémisses de l’argumentaire sont assez convenues : « L’art en est arrivé à une époque de décadence manifeste, ceci n’est pas douteux ! » Décadence qui s’explique d’un côté par le silence des maîtres : Hugo est en exil, Lamartine, « condamné à la littérature forcée » [3], Vigny « attristé de faire entendre sa voix pure » [3] ; de l’autre par la saturation d’ « une poésie de convention bavarde, baveuse et ampoulée » [2]. Il n’y a donc plus d’écrivains, tout justes des « virtuoses » du verbe alors que le monde change, que « la science fait des prodiges, l’industrie accomplit des miracles ». D’où l’absurdité d’un art qui n’a plus sa place : « On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l’onde amère ; on découvre l’électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille. C’est absurde ! » [5] Il s’agit donc de cheviller la poésie sur ce siècle qui est celui de toutes les découvertes, en la débarrassant une fois pour toutes de ses manies antiquisantes, de son « culte des idoles vermoulues » et de tout ce qui l’empêche de dire l’actuel, et qui est incarnée par la « gérontocratie » académique – la charge est lourde : à part Hugo, Vigny et Lamartine, cette « compagnie » ne comprend que « débris de tous les ministères et de toutes les tribunes » [10]. C’est ici que se distingue un premier plan notionnel, intéressant à corréler avec la conception baudelairienne de la modernité : le moderne chez du Camp, c’est l’actuel et ce n’est pas la mode (qui le nie). « [L]a littérature a dans la science un rôle magnifique à jouer » : c’est l’avenir que lui prédit Du Camp, sa nécessité nouvelle, « car, explique-t-il, j’en suis fâché pour les rêveurs, le siècle est aux planètes et aux machines » [21]. Et de concevoir une véritable poétique pour cette littérature scientifique qui désormais aura à s’occuper de tout un nouveau répertoire de thèmes (ceux de la technique : gaz, électricité, vapeur, le chloroforme, l’hélice, la photographie, etc.xiv), « afin de pouvoir expliquer à ceux qui les ignorent les étranges spectacles qui nous entourent » [26], dans des mots jusqu’alors inusités et qui doivent être compris par les contemporains – dans l’avertissement « Aux Poètes » qui suit la préface, la consigne est nette :
Poètes, croyez-moi ! ne dites plus : « Ma lyre »
Ne dites plus : « O Muse ! » Oubliez ces vieux mots !
Imitez Rabelais quand il disait : les pots !
Au lieu « du dieu Bacchus et de son saint délire ».
7Tel est donc le programme que s’assigne Du Camp, et qui évidemment se clôt sur une attaque en règle contre les tenants de l’Art pour l’Art : « Il me semble que les temps de l’école de l’art pour l’art sont passés à jamais ; on demande à un artiste maintenant autre chose que des phrases harmonieuses et convenablement découpées » [38]. Pour en terminer avec cette préface, citons ce que Du Camp appelle le résumé de sa pensée et qui s’apparente à une véritable profession de foi dans le Progrès sur laquelle se clôt sa préface :
Délaissé par ses maîtres pour qui la littérature ne fut qu’un moyen et jamais un but, l’art littéraire a fait fausse route ; il est revenu aux vieux errements du passé. Rien n’est encore perdu, rien n’est même compromis. Qu’il fasse appel à toutes ses vaillances, qu’il ne recule devant aucun obstacle et qu’il se souvienne toujours de ce lieu-commun qu’on ne saurait trop répéter : L’avenir est en avant et non pas en arrière. Qu’il oublie le fatras des choses éteintes et qu’il vive avec son temps et pour lui. Trois grands mouvements, le mouvement humanitaire, le mouvement scientifique et le mouvement industriel, se complétant et s’entr’aidant l’un l’autre, emportent, comme un triple courant, notre époque vers une rénovation certaine. Qu’il s’y mêle hardiment, qu’il se baigne sans crainte dans les eaux fécondes de ces fleuves de régénération, il y trouvera des forces qu’il ne soupçonne pas et des vigueurs à soulever le monde. Qu’il les dirige, qu’il les calme ou les excite selon qu’il en sera besoin, qu’il marche avec eux, ou sinon ils ne l’attendront pas et le laisseront loin d’eux, mourant de faiblesse et d’inanition.
Un dernier mot : les poètes antiques, tourmentés déjà par les regrets du passé, ont placé l’âge d’or derrière nous, aux premiers temps de la terre. Ils se sont trompés ; j’en jure par l’éternel progrès, l’âge d’or est devant nous ! Il est trop loin encore pour que nous puissions l’atteindre dans notre existence actuelle, mais nous pouvons du moins travailler à défricher la route qui mène vers les beaux paysages de l’avenir ; c’est plus que notre devoir, c’est notre mission. [39]
8Ce finale apporte à la notion de moderne une dimension supplémentaire : ce n’est pas tant l’actuel, le contemporain, c’est surtout l’avenir et le progrès. Il y a pour le poète urgence à dire le présent en sorte de préparer l’avenir. On est, on l’aura compris, aux antipodes de la dialectique de la modernité telle que l’entend Baudelaire autant que de l’Art pour l’Art de Gautier et du retour à l’antiquité que prône Leconte de Lisle. Pour deux raisons au moins : 1) non seulement parce que la « mission » que se propose Du Camp est comme débarrassée de tout projet esthétique : la poésie et la littérature sont du côté de la didactique positiviste et saint-simonienne ; il s’agit, et les mots sont récurrents tout au long de la préface, de faire comprendre, d’expliquer, de montrer et de démontrer, etc.) ; 2) mais surtout parce que la littérature se soumet aux impératifs du progrès, ce qui représente du point de vue de l’artiste pur hérésie et soumission – souvenons-nous de cette « fusée » baudelairienne : « Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvagexv », ou encore de cette réflexion dans Mon cœur mis à nu : « Théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originelxvi. »
9Nul besoin ici d’apporter la preuve que, poétiquement parlant, Les Fleurs du Mal ne doivent rien aux Chants modernes : parce tout entiers dans les mots et les contenus et absolument étrangers à la forme, ceux-ci, en fait, s’énonçant dans un moule parfaitement éprouvé, rendent la poésie simple, transparente et donc absente à elle-même, là où Baudelaire, et avant lui les romantiques, l’ont opacifiée et problématisée à souhait. On se contentera, en guise d’illustration, de deux extraits, l’un emprunté à « La Vapeur », long poème au seuil de la section « Chants de la matière » :
Je suis jeune et pourtant si belle
Que chacun m’adore à genoux ;
Je n’ai point trouvé de rebelle,
Chacun de ma force est jaloux ;
Car je suis la Vapeur immense !
Je tiens l’avenir désormais ;
Avec le siècle je commence
Et je ne finirai jamais !
C’est moi ! moi, la moderne fée,
Qu’on attendait depuis longtemps [249-250].
10 L’autre, venant des premiers vers de « La Locomotive » :
Voici le soir de la journée !
Puisque j’ai fini ma tournée
Et que ma tâche est terminée,
Je vais aller jusqu’à demain
Dans ma large remise en fonte,
Reposer, moi que rien ne dompte,
Mes grands membres de mastodonde,
Mes membres de fer et d’airain.
J’ai bien couru depuis l’aurore,
J’ai galopé jusqu’à la nuit ;
De mes rudes flancs, chauds encore
De tout le feu que je dévore,
J’entends la vapeur qui s’enfuit
Et qui s’éparpille à grand bruit. [293-294]
11On comprend que Du Camp n’ait guère su convaincre. Parce que son recueil, au titre si prometteur, n’était pas à la hauteur, comme le notait Gautier, de son programme. Parce que, aussi, à y regarder de près, cette préface des Chants modernes pêche par une argumentation essentiellement négative, dont ne se dégagent que quelques principes assez convenus, à tout le moins prévisibles et donc non-novateurs. Défaut capital en ces années parnassiennes où Leconte de Lisle, sur la voie détournée de Gautier, s’est mis à fédérer la jeune génération de poètes autour d’un credo puissant (aux antipodes lui aussi du modernisme de contenu) qui finira par dominer jusqu’au dernier tiers du siècle, et au sein de laquelle le poète Maxime Du Camp ne pouvait occuper aucune place, comme le confirme le discours de réception de l’époque. Son expérimentation moderniste apparaît dès lors sinon dérisoire, du moins dénuée d’une quelconque efficacité à changer le cours des choses. Le salut baudelairien exprimé par la dédicace du poème « Le Voyage » n’en est pas moins un signal de nature à baliser le vrai territoire de la modernité que le poète des Fleurs du mal entend occuper seul, ainsi qu’il l’a expliqué à Asselineau le 20 février 1859 : « J’ai fait un long poème dédié à Max. du Camp, qui est à faire frémir la nature, et surtout les amateurs de Progrèsxvii. »
12Gautier et Leconte de Lisle, quoique très différents à tant d’égards, posent à la poésie la question de sa relation au monde contemporain, donc la question de la modernité. Avec Baudelaire et Flaubert, ils appartiennent à la même famille. Baudelaire rapproche sans hésiter les deux fondateurs de l’art pour l’art : « Le seul poète auquel on pourrait, sans absurdité, comparer Leconte de Lisle, est Théophile Gautierxviii ». S’il évoque une parenté entre ces deux « imaginations cosmopolites », ainsi qu’une salutaire distance par rapport « à toutes les piperies humaines », il sait aussi que les deux occupent des positions particulières et donc concurrentes dans l’histoire de la poésie : il parle de « doublure » à propos de Gautier, et comprend immédiatement la « place » que prend le « créole » au milieu du siècle, cinq ans seulement avant la parution des Fleurs du mal. Flaubert aussi a tout de suite été charmé par la nouveauté de Leconte de Lisle : « c’est un pur », écrit-il à Louise Colet le 6 avril 1853, voyant en lui un digne fossoyeur du romantisme finissant : « Lamartine se crève, dit-on. Je ne le pleure pas (je ne connais rien chez lui qui vaille Midi de Leconte) » (ibid.). Et de noter quelques semaines plus tard, très significativement : « l’élément romantique lui [Leconte de Lisle] manque » (7 juillet 1853) ; « Il n’a pas l’instinct de la vie moderne » (15 juillet)xix. Dans cette perspective, Gautier et Leconte de Lisle peuvent être considérés comme les deux fusibles d’une modernité poétique en voie d’explosion. Leurs œuvres font s’entrechoquer les courants forts du siècle, proposant un dépassement provisoire du romantisme, par l’art pour l’art ou par le retour aux modèles antiques. Baudelaire saura en tirer le meilleur profit d’une poésie à faire.
13La poésie de la Belle Epoque, ainsi qu’elle se nomme dans l’euphorie les années 1900, jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale en vienne rompre l’allégressexx —, est ainsi marquée par cette soif du présent, sans se soucier, désormais, de lui trouver, comme chez Baudelaire, un pendant d’éternité. La perception poétique du Beau moderne a radicalement changé depuis cinquante ans. Alors qu’on a vu un Du Camp incapable de faire entendre ses Chants modernes, voici que les poètes de l’Esprit nouveau se réclament de ce qu’ils nomment eux-mêmes le modernisme. Le mot qualifie aussi dès 1908 le renouveau de l’Eglise (ce qu’Apollinaire n’a pas manqué d’observer : « L’européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X », « Zone »), alors qu’il n’avait jusqu’à cette époque que le sens péjoratif de « manie du modernexxi ». Comment se fait-il qu’Apollinaire soit autorisé à chanter l’auto, l’avion, les canons et autres inventions là où un Du Camp n’en pouvait faire que la promesse ? Question de forme, dira-t-on : Les Chants modernes n’échappent pas à la lourdeur du vers classico-romantique. Mais plus fondamentalement, c’est la perception poétique du monde qui explique la possibilité de le parler dans ses manifestations. L’Esprit nouveau, comme son nom l’indique, n’est pas qu’affaire de thèmes : il relève d’une vision du monde en rupture avec le passé. Il n’est pas non plus l’apanage de l’artiste ou du poète : il se revendique comme une disposition de l’homme dans son regard sur le monde qui l’entoure. Le Manifeste du Futurisme que Marinetti envoie à divers journaux européens (il fait la une du Figaro le 20 février 1909) ne dit rien d’autre :
[…]
3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement progressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.
4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.
[…]
8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !… A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux de l’impossible ? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.
[…]
14Ce à quoi on assiste, avec la Belle Epoque, c’est à la fin de tous les mythes poétiques du XIXe siècle : fin du prophétisme romantique, évidemment, déjà mis à mal depuis Baudelaire ; fin du lyrisme personnel, lui aussi combattu par le symbolisme qui a déporté (et annulé) la question du moi sur celle de l’énonciation d’un Je pluriel et démultipliéxxii ; fin de l’intériorité, aussi, dont elle a été tout le siècle durant le lieu privilégié, en dépit des contestations baudelairienne, ducassienne corbiérienne, laforguienne et, bien sûr, rimbaldienne, comme l’a montré Laurent Jennyxxiii. Cette fin n’a rien de brutal, même si l’on voit en quoi elle dit son urgence chez un Apollinaire ou un Cendrars, par exemple, dans la foulée des avant-gardes qui entendent faire table rase du passé. Elle est longuement préparée, la plupart du temps de manière insue ou intuitive, par tout le XIXe siècle, y compris en ses commencements romantiques. Une logique souterraine l’a comme portée, qui n’est autre que celle de la question du moderne, telle qu’on peut la suivre de Lamartine à Apollinaire. Cette logique n’a cependant rien d’une téléologie, même si elle peut se reconstituer à la manière d’un récit : le modernisme de l’Esprit nouveau n’est pas l’aboutissement consacré de la modernité poétique telle qu’elle advient dans les années 1820 ; tout au plus résout-il partiellement et provisoirement, sans disqualifier ce qui l’a devancé et sans déjouer par avances ses probables avatars (Dada et le surréalisme sont proches), un certain nombre de problèmes poétiques qui s’articulent autour de trois thèmes (le je, le monde, le langage), contemporains ou à peu près des grandes secousses de l’Histoire (1830, 1848, 1870). Avec Apollinaire et l’Esprit nouveau, un monde poétique prend fin, en même temps que l’autre, qui troquera son intelligibilité contre une autre ; il n’est ni plus ni moins beau, ni plus ni moins moderne, mais autrement beau et autrement moderne.
15Quant à Du Camp, il constitue un moment intéressant dans l’histoire de la poésie, un moment impossible aussi, si l’on considère que le modernisme des Chants n’avait aucune chance d’obtenir la moindre légitimité dans les années 1850. Le projet est moderne dans son contenu, mais résolument antimoderne dans sa forme — sans doute aussi pour des raisons de pédagogie ou de didactique saint-simonienne qu’il ne nous appartient pas d’explorer ici, ainsi que l’auteur ne s’en est pas caché. Dans sa préface, il condamne sans appel la tendance lourde de la littérature en marche qui, tous genres confondus, n’est obsédée que par le travail de la forme :
Racontant toujours les mêmes histoires, refaisant toujours le même roman, mettant toujours en scène les mêmes personnages, chantant toujours les mêmes rimes sur le même ton, ne vivant absolument que dans des idées absolument épuisées, elle n’a cru qu’elle ne pouvait se rajeunir que par la forme. Alors la forme est devenue tout pour elle, son premier et son dernier mot, son alpha et son oméga. [18]
16Pour le dire avec les mots d’Antoine Compagnon, Du Camp serait dès lors un véritable moderne, en ceci notamment qu’il cherche à fondre la poésie dans une vision du monde d’inspiration saint-simonienne qui fait l’éloge du Progrès (au lieu de s’ériger contre lui) et de l’Amour, puisant son modèle dans la science et la techniques comme seules valeurs humaines dont l’art doit se saisir. Un vrai moderne, en quelque sorte, qui retourne comme un gant les poncifs littéraires de l’époque : Du Camp est pour la révolution (dans une certaine mesure), pour les Lumières, optimiste, n’a aucune perception rédemptrice de l’humanité, n’a que faire du sublime et ne se lasse pas de vitupérerxxiv, ce que proclame l’épigraphe qui figure en couverture des Chants modernes : « Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. »