Les métamorphoses intersémiotiques du mythe casanovien
1La réécriture des mythes, envisagée, à la suite de Michel Tournier, comme une multiplicité d’« exercices de déconstruction de sens établis qui donnent à voir la construction de sens nouveaux »1, offre au chercheur désireux d’interroger l’intersémioticité un terrain d’investigation particulièrement fertile. Par son extraordinaire plasticité, le mythe se prête de fait aisément à une circulation fluide et fructueuse entre les arts, et tout particulièrement entre la littérature, où il prend souvent naissance, et ses prolongements visuels. Gravures ou peintures illustrant un roman, bande dessinée inspirée des aventures de son personnage principal, adaptations et transpositions filmiques ou télévisuelles mettant en scène ses aventures proposent ainsi autant de déclinaisons du récit écrit qu’ils interprètent, dessinant, pour reprendre la terminologie de Gérard Genette, une chaîne d’hypertextes de parenté variable avec leur précédent littéraire.2
2Le personnage complexe et protéiforme qui constituera ici le cœur de mon propos, l’aventurier des Lumières Giacomo Casanova, paraît se couler dans la définition assez large du mythe littéraire proposée par André Dabezies, celle d’« une illustration symbolique et fascinante d’une situation humaine exemplaire pour telle ou telle collectivité ».3 Il se prête ainsi à susciter, explique Claude Lévi-Strauss, commentant le discours de réception de Georges Dumézil à l’Académie Française, « des variantes aussi légitimes les unes que les autres, (…) [de] nombreuses aventures que l'on continue d'imaginer sur [lui] », et dont il sort « enrich[i] mais non modifi[é], autant et plus "[lui]-mêm[e]" qu'auparavant ».4
3Ont ainsi été créés de nombreux hypertextes, nés de la conséquente autobiographie casanovienne, l’Histoire de ma vie, ou plus simplement inspirés par le personnage de Casanova lui-même. Si ces réécritures sont légion, et flirtent avec les autres arts, je souhaiterais ici m’intéresser aux prolongements visuels de l’œuvre casanovienne, afin de déterminer ce qu’apporte la circulation entre les arts de l’image à un mythe né de la littérature : d’un médium à un autre, les glissements du mythe casanovien l’amplifient-ils de façon caricaturale ? Le détruisent-ils ? Ou encore, au-delà ou en-deçà de l’histoire originelle, nous aident-ils à la comprendre ?
4Je tenterai donc d’établir une typologie de ces relectures du personnage en fonction du traitement qu’elles réservent à sa légende, en distinguant trois possibilités de (ré)interprétation d’un mythe littéraire, qui me paraissent, de manière croisée, correspondre aux différents niveaux d’abstraction du récit mythique mis en lumière par Michel Tournier.5 Un mythe peut ainsi être perçu, comme le notent Frédéric Monneyron et Joël Thomas dans leur synthèse Mythe et littérature, « à la fois dans une pérennité de sens et dans l’actualité de sa réécriture. Il peut servir en même temps à consolider une tradition et à contribuer à un travail à proprement parler révolutionnaire ».6 En écho à cette apparente dichotomie, qui s’entend bien souvent davantage en termes de complémentarité qu’en termes d’opposition, la réécriture d’un mythe littéraire semble donc elle aussi s’envisager selon trois modes différents, comme une continuité, un nouveau départ ou une rupture d’avec son texte fondateur. Les différents exemples d’interprétation du mythe casanovien, que je me propose à présent d’examiner, relèvent de ces trois possibilités de réécriture et s’inscrivent, en écho, au cœur du modèle suggéré par Michel Tournier : « le mythe, c'est tout d'abord un édifice à plusieurs étages qui reproduisent tous le même schéma, mais à des niveaux d'abstraction croissante ».7 Expliquant le mythe de la Caverne, de Platon, l’écrivain conclut de fait :
Raconté de cette façon le mythe n'est qu'une histoire pour enfant, la description d'un guignol qui serait aussi théâtre d'ombres chinoises. Mais à un niveau supérieur, c'est toute une théorie de la connaissance, à un étage plus élevé encore cela devient une morale, puis métaphysique, puis ontologie, etc., sans cesser d'être la même histoire.
5Il en est ainsi, de façon moins criante sans doute, des différents épigones du mythe casanovien que nous allons ici examiner.
6Face à un mythe littéraire, un créateur peut donc, nous l’avons vu, décider de s’inscrire de plain-pied dans la grande chaîne de réécritures qui le constitue. En se plaçant dans une perspective de réception, les différents auteurs – ce terme étant ici entendu au sens large, et comprenant également tout créateur d’œuvre non littéraire – deviennent ainsi des intermédiaires qui nous proposent leur propre lecture du mythe. On peut alors observer, note Daniel Mortier, un « phénomène de contamination » : « chaque mythe a tendance à être rapproché d’autres mythes, sinon à être, au moins passagèrement, confondu avec eux ».8 Casanova se mêle par exemple à Don Juan, Valmont, Lovelace ou Gil Blas, augmentant à l’infini le nombre de ceux qui peuvent lui être comparés. Les relations entre les différentes réécritures du mythe ne sont plus considérées comme strictement hypertextuelles, mais s’élargissent à une intertextualité toute particulière aux mythes, induite par une, des lectures qui leur sont spécifiques, comme si, au scénario intertextuel inféré par chaque mythe, s’en ajoutait un ou plusieurs autres, tirés d’une petite encyclopédie à part, contenue dans la grande, dont nous nous servons constamment. Ou comme si la lecture du mythe privilégiait un plus vaste discours mythique, une sorte d’architexte composé au moins d’un ensemble de mythes.9
7Les premières illustrations des différentes éditions du récit de vie casanovien souscrivent majoritairement à ce premier type de réécriture. La seule modification opérée sur le texte littéraire est d’ordre purement formel : aux codes de l’écrit se substituent ceux de l’image, sans que la légende du personnage ne soit questionnée. Bien logiquement, c’est donc un Casanova libertin – et l’article indéfini a ici son importance, il tend à fondre Casanova dans la grande famille des séducteurs, de Don Juan à Lovelace –, amateur de jolies femmes et des plaisirs de l’alcôve, que les gravures infrapaginales se proposent d’offrir au lecteur. En témoignent les gravures de Jacques Touchet et les aquarelles de Brunelleschi, toutes deux illustrant des éditions des Mémoires casanoviens datant de 1950, et qui présentent d’appétissantes demoiselles dans le plus simple appareil et d’élégants Casanova tout aussi habillés que les jeunes filles sont dévêtues. Nous sommes donc ici dans une esthétique gentiment érotique, loin de toute pornographie – pas d’organes sexuels masculins représentés, pas de postures équivoques, mais des attitudes lascives, sensuelles, invitant le lecteur à imaginer le dénouement charnel dont l’illustrateur lui offre les prémisses.
8De la même façon, lorsque le septième art commence à s’intéresser au mythe casanovien, il propose au spectateur une image aseptisée du grand homme des Lumières, et joue de l’image galante du personnage, développant à longueur de pellicule l’antonomase appliquée à son patronyme. Remarquons qu’il semble s’agir d’un dénominateur commun aux premiers films consacrés au personnage de Casanova,10 qui souvent jouent de l’image libertine du personnage, sans jamais interroger le personnage historique, ni lire au plus juste son autobiographie. Par leur usage du mythe, conjugué à la popularité du médium, ces œuvres amplifient plus encore la légende casanovienne et rendent le patronyme de Casanova « plus célèbre que celui de beaucoup de nos plus grands écrivains, [...] [faisant de] son nom un simple nom commun, à peu près synonyme de Don Juan ».11
9Ainsi, la première grande adaptation du mythe, Casanova, film réalisé en 1927 par Alexandre Volkoff, est en effet célébré à l’époque comme « le spectacle le plus luxueux et le plus spirituel (…) qu’on puisse imaginer »,12 mais exalte seulement la réputation libertine de Casanova, représenté sur l’affiche comme très souvent à l’écran en galante compagnie ; la figure de l’aventurier-voyageur, dont les prouesses semblent pourtant très « filmiques », demeure en retrait. Francis Furlan estime de fait que le Casanova de Volkoff pourrait « exploiter un autre aspect, le meilleur peut-être de l’œuvre de Casanova : son caractère de roman de cape et d’épée – les équipées en gondole, les chevauchées, les duels, l’évasion des Plombs ».13 Cette adaptation de l’Histoire de ma vie semble donc privilégier l’image galante du personnage, et offrir une peinture aseptisée du grand homme des Lumières. Cette image d’Épinal nous semble correspondre au premier niveau d’abstraction évoqué par Michel Tournier, celui d’un récit libertin et populaire, conçu pour émoustiller et séduire un large panel de lecteurs/spectateurs.
10D’autres réécritures du mythe casanovien semblent au contraire désireuses de découvrir ou de redécouvrir, derrière la légende, la véritable source historique du mythe, le personnage de chair et de sang qui lui a donné naissance. Ainsi, Giacomo Battiato, réalisateur d’un récent téléfilm, Le Jeune Casanova, affirme, dans un documentaire consacré aux coulisses du tournage14, souhaiter retrouver l’homme de l’Histoire de ma vie, le bel esprit avide de toutes les découvertes, de tous les savoirs, et briser l’enveloppe mythique du simple amateur des plaisirs de l’alcôve. L’objectif semble en partie atteint, mais les codes qui paraissent nécessaires à la mise en images télévisuelle du mythe littéraire de Casanova diluent la force de la démonstration : l’Histoire de ma vie se trouve en effet réduite à une série de situations-types et personnages emblématiques, certes indispensables au récit, mais qui eussent mérité un traitement plus nuancé à l’écran. Ainsi, les femmes qui jonchent la vie de Casanova-Stefano Accorsi se présentent chacune comme la figure de proue de différentes catégories féminines, déclinées dans les Mémoires en de multiples avatars, qui se rejoignent dans le téléfilm en un même personnage-type : le téléspectateur rencontre ainsi, successivement, la mère de Casanova, une jeune fille pure qui l’aimera en secret toute sa vie durant, une demoiselle de bonne famille placée au couvent pour être soustraite aux ardeurs du séducteur, une femme mariée et inaccessible, une partenaire intelligente et androgyne, une aventurière qui se joue de lui… Le temps filmique ne peut certes être comparé aux trois mille cinq cents pages de l’autobiographie casanovienne, et les choix étaient bien évidemment nécessaires, mais la sélection « automatique » d’une femme représentant chaque catégorie donne à ce Casanova télévisuel des allures de séducteur de bas étage, seulement désireux d’allonger la liste de ses bonnes fortunes en variant les plaisirs autant qu’il le peut.
11Cependant ce téléfilm témoigne d’un désir certain de « réhabilitation » du personnage de Casanova. Ce postulat est loin d’être novateur ; les premiers pas du casanovisme scientifique et des recherches visant à redécouvrir l’homme derrière son mythe peuvent être datés des années 1870-188015. Plus récemment on note un semblable courant d’idées, bercé par la vague des commémorations du bicentenaire de la mort de l’aventurier vénitien, en 1998, et tout particulièrement porté par l’essai de Philippe Sollers, Casanova l’admirable. L’écrivain y combat en effet la vision déformée du personnage trop communément présente dans nos esprits :
On n’a pas voulu que Casanova soit un écrivain (et disons-le calmement : un des plus grands écrivains du XVIIIe siècle). On en a fait une bête de spectacle. On s’acharne à en fournir une fausse image. […] On veut bien raconter ses « exploits galants », mais à condition de priver leur héros de sa profondeur. […] Il s’agirait plutôt de le concevoir enfin tel qu’il est : simple, direct, courageux, cultivé, séduisant, drôle. Un philosophe en action.16
12Ainsi s’affirme ici, avec l’appui d’une littérature métatextuelle scientifique, un second niveau d’abstraction mis en lumière par Michel Tournier : le mythe est interrogé, mis en perspective, disséqué, pour parvenir à mieux le comprendre et l’expliquer.
13D’autres réalisateurs célèbres ont souhaité quant à eux métamorphoser le mythe casanovien en un type né de leur propre imagination, et porté par les topoï de leurs propres univers filmiques. Ils adoptent ainsi la troisième attitude possible face à la réécriture d’un récit mythique : le désir, paradoxal peut-être, de rompre la légende, de casser l’image traditionnelle d’un personnage, de briser la chaîne... tout en conservant le premier maillon. Le mythe littéraire semble de fait offrir à l’écrivain la possibilité d’écrire une autre œuvre, et non pas uniquement de réécrire la dernière œuvre de la chaîne historique des textes constitutifs du mythe. En effet, et l’on comprend mieux ici le choix du terme « palimpsestes » pour désigner l’étude genettienne des pratiques transtextuelles,17 réécrire un mythe serait alors, souligne Daniel Mortier, « indiquer que l’on n’écrit pas n’importe où, mais sur un parchemin déjà utilisé, dont l’écriture antérieure a été effacée ».18
14J’illustrerai ici ce choix de réécriture par les deux œuvres cinématographiques majeures consacrées à Casanova : Casanova, un adolescent à Venise, réalisé par Luigi Comencini en 1969, et Le Casanova de Fellini, signé par le Maestro en 1976. Les deux films posent sur le récit de l’existence casanovienne un regard complémentaire : le premier s’intéresse de fait, comme l’explicite d’ailleurs son titre original, à « l’enfance, la vocation et les premières expériences de Giacomo Casanova, Vénitien », et se clôt lorsque l’apprenti aventurier prend son envol. La fin de la narration filmique de Comencini marque le début de celle de Fellini, qui insère en flash-back, dans le déroulement de son scénario, quelques séquences consacrées à la jeunesse de son personnage, mais s’intéresse principalement à l’âge mûr et la vieillesse de Casanova.
15Le développement de ces deux « extrémités » de la vie de l’aventurier offre un point de vue original sur le mythe casanovien, et constitue un choix très personnel aux deux réalisateurs italiens. En explorant « l’avant-mythe » casanovien, les années d’apprentissage du séducteur, et l’ « après-mythe », la fin de vie de l’aventurier, les deux réalisateurs italiens écorchent-ils la légende du personnage, ou, au contraire, dessinent-ils de nouveaux chapitres du mythe ?
16Les deux réalisateurs paraissent, par ces choix diégétiques, avoir conduit leurs personnages aux limites du mythe, les avoir menés, pour rependre les termes judicieux de Louis Seguin, « en-deçà et au-delà de la métaphore ».19 Ainsi, malgré la promesse de son titre et du courant néo-réaliste auquel elle se rattache, l’adaptation de Comencini privilégie, pour le critique, un registre résolument théâtral qui annihile toute possibilité de réelle construction fictionnelle, toute effective narration des prémisses de l’ascension sociale du jeune Giacomo : de fait, explique-t-il, comme « la combinatoire, le sens importent moins que le spectacle », Comencini « ne se donne pas la facilité de ‘déconstruire’ son récit mais il interroge sa possibilité ».20 La fiction alors est « toujours à venir, insaisissable, inconcevable, en deçà de son concept. […] Elle ne se construit plus. Elle reste, comme la mise en scène, en deçà de sa métaphore, de son harmonie et de son enchaînement ».21
17A l’inverse, dans Le Casanova de Fellini, « l’excès de la métaphore est glaçant : il pétrifie son propre débordement. (…) [Fellini] ne refuse pas [la métaphore] ; il l’épuise, il la vide »22, tant par le choix de décors grandioses mais faux, « anti-naturels », par les transformations physiques impressionnantes imposées à l’acteur Donald Sutherland, qui interprète Casanova, muni d’un faux menton, d’un faux nez, et copieusement maquillé, que par la déconstruction de son récit : le film en effet se compose d’un kaléidoscope de séquences, juxtaposées sans réel but narratif, ce qui lui a été longuement reproché par le public et la critique. En boursouflant à l’extrême le mythe casanovien, Fellini semble alors créer le personnage-type d’un Italien du xxie siècle, homme immature et préoccupé de ses seuls besoins, de ses seuls plaisirs.
18Le processus de « typisation » employé par Fellini semblerait s’inscrire dans une attitude générale du Septième Art vis-à-vis des figures libertines de la littérature. Michel Serceau estime de fait que le mythe du séducteur littéraire, quelque identité qu’il endosse, tend à devenir un type lorsqu’il est porté à l’écran, et base ce postulat sur une rapide confrontation des nombreuses adaptations filmiques de l’existence de Casanova et des très rares passages à l’écran de son homologue espagnol Don Juan : Casanova ne s’est pas par hasard superposé, voire substitué, à Don Juan dans la vulgate des représentations cinématographiques... Ce n'est pas par hasard que, a contrario, le cinéma comique italien des années 60 a pris pour cible ce type de personnage, incarnation en l'occurrence du mâle latin, de ce que nos voisins transalpins appellent le gallisme.23
19Don Juan s’inscrit en effet davantage dans une définition traditionnelle du mythe littéraire ; le cinéma préfère donc utiliser la figure plus malléable de Casanova, dont l’ancrage mythique est moins profond, pour représenter le type, voire l’archétype, du latin lover. Ici le mythe semble donc glisser, pour reprendre la hiérarchisation établie par Michel Tournier, vers un niveau d’abstraction ultime dans lequel il excède ses propres limites, et tend à être réécrit de façon différente. Michel Tournier développe très justement l’exemple d’un « modificateur de mythe », Jean-Jacques Rousseau, « inventant la beauté des montagnes, considérées depuis des millénaires comme une horrible anticipation de l'Enfer. Avant lui tout le monde s'accordait à les trouver affreuses. Après lui leur beauté paraît évidente ».24
20Avant de conclure ce rapide éventail des métamorphoses intersémiotiques du mythe casanovien, qui compte encore de multiples avatars, il est intéressant de mentionner, en marge des classiques adaptations visuelles du récit de vie de Casanova, une dernière possibilité d’utilisation du personnage et de sa légende par les différents médias qui en proposent une relecture : le personnage de l’aventurier vénitien devient parfois, notamment à l’écran, simple prétexte à un récit d’aventure ou un film « en costumes », et se fond dans l’immense foule des acteurs de l’Histoire. Ainsi, Le Chevalier Mystérieux, film réalisé par Riccardo Freda en 1948, et qui offre le rôle-titre au jeune Vittorio Gassman, se détache sensiblement de l’image libertine de Casanova présentée dans les réalisations contemporaines. En effet, ce film prend une distance certaine avec le mythe du séducteur infatigable, en présentant Casanova sous les traits d’un espion… et en choisissant même de ne pas faire figurer dans son titre le patronyme du personnage, pourtant souvent jugé « alléchant » pour le public. Il est intéressant de noter que la réputation de Casanova devient ici un simple instrument pour l’aider à mener une délicate mission entièrement imaginée par Riccardo Freda pour les besoins de son scénario : le frère de Casanova, Antonio, est accusé d’avoir dérobé à la femme du Doge de Venise une lettre des plus compromettantes. Pour sauver son frère, emprisonné et torturé, Casanova doit retrouver la lettre, tombée aux mains d’une société secrète qui cherche à ébranler la République de Venise pour créer une alliance entre les peuples Slaves. Il réussira ce défi grâce aux nombreuses femmes qui jalonneront sa route, et qu’il fera semblant de courtiser pour mieux les utiliser. Il tombera cependant réellement amoureux de l’une d’entre elles, jouée Gianna Maria Canale, ravissante dauphine de la Miss Italie alors en place… et future femme du réalisateur. Ce dernier n’entendait d’ailleurs sans doute pas partager sa promise avec Casanova ; le film s’achève par la mort de la jeune femme et les regrets de Casanova, revenu à sa (dure ?) condition d’aventurier-libertin. Les apparences sont sauves, Casanova demeure un éternel et solitaire séducteur… mais le mythe est étouffé au profit d’un film d’aventure, de duels et d’intrigues, bien éloigné de la traditionnelle imagerie casanovienne déclinée dans les productions cinématographiques de l’époque.
21Porté par le film de Freda, le scénariste Jean Dufaux adopte une démarche de réécriture du mythe similaire : il met en mots, illustrés par Griffo, l’histoire de Giacomo C., un séducteur « librement inspiré » de l’aventurier vénitien éponyme et de ses réécritures ultérieures. Dufaux explique en effet, dans un album consacré à la genèse et aux coulisses de la création de Giacomo C., que le personnage est né de la lecture des Mémoires de Casanova et de la vision de deux films : Le Cavalier mystérieux de Freda, un film des années quarante avec Vittorio Gassman dans le rôle de Casanova, et La jeunesse de Casanova de Luigi Comencini.25
22Au fil des quinze tomes de cette bande dessinée, publiés de 1988 à 2005, le lecteur découvre certes un Giacomo amateur du beau sexe et des plaisirs défendus, mais aussi un « gourmet-gourmand », comme aimait à se définir le véritable Casanova, et un aventurier sans le sou, contraint à vivre d’expédients et à accepter des besognes parfois peu glorieuses. Le mythe s’efface donc au profit de la mise au jour d’un homme de son temps, avec ses faiblesses et ses forces, c’est-à-dire toute sa substance proprement humaine, que n’étouffe plus son enveloppe mythique. Si le héros évoque largement son célèbre modèle, il pourrait tout aussi bien n’être qu’un aventurier du Settecento perdu dans « la foule universelle de hommes », comme le suggère une citation de Carlo Goldoni placée en épigramme à l’étude de Luc Révillon : « Mes caractères sont humains, ils sont vraisemblables, et peut-être vrais, je les tire de la foule universelle des hommes, c’est le hasard si quelqu’un peut se reconnaître en eux ».26 Sans doute cette « universalité » a-t-elle semblé au tandem Dufaux/Griffo une composante nécessaire à la construction d’un héros de bande dessinée destiné à intéresser un large public, qui parfois méconnaît le mythe casanovien et le personnage historique qui lui a donné naissance. Avec cette dernière utilisation du mythe, celui-ci semble abandonner son individualité pour se dissoudre dans ce « « bruissement » mythologique » évoqué par Michel Tournier, « ce bain d'images dans lequel vivent [nos] contemporains et qui est l'oxygène de l'âme ».27
23Les quelques conclusions issues de cette brève analyse auront, je l’espère, permis d’affirmer le mythe comme « un lieu de circulation du sens », qui « toujours se donne (…) sous les espèces de l'identité et de la différence, [qui] répète et (…) varie ».28 L’intersémioticité est donc non seulement pratique courante dans le domaine du mythe, riche d’intéressantes variations autour d’une histoire originelle, mais plus encore, elle est sa substance nourricière, un vivier de (re)créations d'autant plus important, affirme Michel Tournier, « que les mythes – comme tout ce qui vit – ont besoin d'être irrigués et renouvelés sous peine de mort ».29 Illustrations en marge du texte casanovien, bande dessinée librement inspirée de la vie de l’aventurier vénitien, mises en images télévisuelles et cinématographiques de sa légende jouent du texte originel en permettant au mythe de Giacomo Casanova d’atteindre ce que l’une des femmes qu’il a séduites cherchait en son temps : l’immortalité.