La mélomanie à fleur d’oreilles : l’épreuve musicale des corps dans l’œuvre de Flaubert
1Dans Mémoires d’un fou, un texte fortement autobiographique qu’il écrit en 1839, Flaubert, âgé de 18 ans, décrit l’effet de la musique sur son âme avec des mots qui semblent venir de lectures romantiques. La musique puise sa force émotionnelle dans sa propre fragilité, à la fois mue par une puissance cosmique entraînant l’âme de l’auditeur et dotée d’un corps fait de fibres éphémères.
J'aimais l'orchestre grondant avec ses flots d'harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l'archet. Mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l'infini et montant en spirale pure et lente comme un parfum vers le ciel1.
2En même temps qu’il se détache du spiritualisme de ses premiers écrits, Flaubert va peu à peu refuser à la musique de son temps cette portée métaphysique qu’on lui a tant prêtée2. Les mélodies ne parviennent pas à communiquer les sentiments, les rêveries stimulées ne sont que pure convention3. Les musiciens, danseurs ou auditeurs, se trouvent ainsi très souvent affublés d’un corps burlesque qui tient de l’animal ou de l’automate ; cette caricature prête à rire. Pourtant, de façon moins légère, la musique imprègne les corps : son charme l’assimile à la sensualité, les corps et les instruments se confondent. L’amour se fait en musique – non pas la relation plate des couples installés, mais l’amour-passion, celui d’Emma avec ses amants comme de Salammbô avec un serpent. Flaubert, aux entrailles meurtries par bien des musiques4 va plus loin encore : des corps souffrent, voire meurent sur fond musical, pour ne pas dire à cause de cette musique envahissante5. Dans ses romans modernes comme dans ses récits antiques, l’auteur de Madame Bovary accumule les représentations somatiques de la mélomanie. Loin des bienfaits qu’on lui accorde si volontiers, la musique, sur la chair, les muscles et les nerfs, dévoile ses ambivalences. Mais cette mélomanie à fleur de peau n’est-elle rien de plus qu’une énième cible de la verve satirique de Flaubert ? Tout porte à croire qu’il faut dépasser la lecture ironique afin de s’interroger sur la dimension poétique et idéologique de cette épreuve musicale des corps, aux fondements plus scientifiques qu’on ne pourrait le penser aujourd’hui. Au moins autant qu’à l’interprète, c’est à l’auditeur qu’il faudra prêter attention, et aux multiples métamorphoses du corps qui accompagnent les écoutes, musicales ou non. Le son affecte les organismes ; l’écoute, discrètement, façonne des corps.
Les corps musiciens
3Les scènes de musique sont l’occasion de décrire, en détail, les corps des personnages, aussi bien ceux des musiciens que ceux des auditeurs ; les corps entrent en représentation.
Les caricatures musicales
4Quand il s’expose aux yeux de tous, le corps musicien perd sa sensualité. Comme dans toute une tradition littéraire et iconographique, il est assez courant chez Flaubert que les musiciens se trouvent déshumanisés et rapprochés de pantins, poupées et autres marionnettes. L’Éducation sentimentale en compte de nombreux exemples, comme Delmas, chanteur de pacotille6, succédant sur la scène de l’Alhambra au chef d’orchestre qui « battait la mesure d’une façon automatique7 » :
A ce moment, les danses s'arrêtèrent ; et, à la place du chef d'orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d'une blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d'or, l'air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public, il entama une chansonnette8.
5Entre un pantin, le Christ et un dindon, le portrait ne peut que prêter à rire. Conformément aux nombreuses caricatures de son époque, Flaubert se moque des musiciens en les animalisant. Dans L’Éducation sentimentale de 1845, qu’il n’a pas publiée de son vivant, l’auteur décrivait déjà en des termes étranges Mlle Aglaé, la professeure de piano aux clavicules et omoplates saillantes9 : « [Elle] se mit au piano, enfila des gammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier. Personne ne comprit un mot de l’air italien qu’elle fit sortir de son larynx10. » La saynète non seulement vire au burlesque, mais défie l’imagination du lecteur : l'expression « pompa et brossa le clavier » laisse songeur. Dans cette caricature des postures et des gestes de l’interprète, l’instrument offre aux personnages un corps de substitution, tandis que les mots ouvrent pour le lecteur un imaginaire visuel et sonore inédit, bien peu réaliste. L’Éducation de 1869 ira plus loin encore dans le cirque invraisemblable des corps déshumanisés par la musique :
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de chœur qui battait du tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscillation d'une chaloupe11.
6Ce n’est pas la virtuosité débridée qui est dénoncée, mais l’emphase avec laquelle la musique amène à se donner en spectacle12. La caricature épargne les virtuoses – dont on ne trouve guère d’exemple – mais s’attaque aux interprètes amateurs qui s’amusent avec les instruments, touchant davantage l’instrument qu’ils ne l’écoutent. L’oreille ne fait que constater les égarements du toucher. Pour le dire autrement, selon la distinction qu’établit Bernard Sève13, chez Flaubert les musiciens en restent (ou retournent, dans un mouvement de décadence) au corps physique de l’instrument, plutôt qu’ils n’exécutent les gestes propres au corps musical de ce dernier, celui qui émet des sons prévus comme musicaux. Et c’est comme si cette dimension infra-musicale du corps de l’instrument passait par une régression jusqu’à l’infrahumain du corps du musicien.
Les violences faites aux corps
7Cette dégradation mutuelle des corps, de l’instrumentiste comme de l’instrument, n’est pas toujours aussi satirique, ni anodine. La musique jouerait même sur les corps un rôle de perversion contre-nature : c’est ce que semble signifier l’amour, si licencieux, de Salammbô avec le Python noir, fétiche de Carthage14. La scène zoophilique paraît non seulement accompagnée de musique, mais rendue possible grâce à cette dernière. En effet si la cithare et la flûte accompagnent l’effeuillage de l’héroïne et le « balancement de tout son corps », c’est bien la musique qui permet au python de se dresser, phallique : « la musique se taisant, il retomba15 ». En le charmant, la musique arrache le serpent à la reptation, en même temps qu’elle déshumanise Salammbô qui, dans cette étreinte interdite avec l’animal, transgresse la nature et se livre à une jouissance morbide :
[…] puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu’au bord de ses dents ; et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l’envelopper d’un brouillard d’argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l’eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d’or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement […]16
8S’il ne s’agit pas d’une jouissance proprement musicale – il n’est pas dit ici que le personnage écoute les instruments –, une forme de musique maléfique coïnciderait avec cette transgression : « La musique au-dehors continuait ; c’étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains17 ». La répétition obstinée aurait quelque chose de vicieux, la pulsation et la précipitation faisant écho à celles du cœur battant la chamade. Ce passage témoigne indirectement de la suspicion jetée sur l’émotion musicale, que Timothée Picard analyse en ces termes :
[…] le caractère suspect que représente, aux yeux de certains écrivains, la jouissance musicale, s’agrège à une représentation de ce qui, dans le cadre de la fiction, avec caution ou non du narrateur, est considéré comme une perversion sexuelle : érotomanie, homosexualité, pédophilie, inceste, sadomasochisme, fantasme androgynique, fétichisme, etc18.
9Et pourtant Flaubert décrit moins une union en acte avec l’animal qu’une mise en scène : comme le rappelle Niklas Bender19, il s’agit en réalité d’une danse mimant un coït, et non d’une scène d’amour à proprement parler. La confusion est possible du fait des ellipses de la narration : le rapprochement, comme celui de la bouche de l’héroïne et de la « petite gueule triangulaire » du serpent, doit n’être qu’asymptotique. En tant que danseuse, Salammbô anticiperait donc l’Hérodias du conte. Que l’étreinte ne soit qu’une chorégraphie accentue nécessairement l’importance de la musique dans la scène. Et ce, quand bien même elle n’aurait d’effet que sur la jeune femme, et aucun sur l’animal. En effet, la musique qui ferait danser les serpents est un leurre : contrairement à la croyance populaire, ce n’est pas la musique qui charme les serpents, presque sourds, mais la vibration du pied du charmeur tapant sur le sol qui, avec les mouvements de sa flûte le font se dresser et danser. Malgré ses innombrables lectures scientifiques, il semble peu probable que Flaubert ait été informé de cette méprise collective…
10L’épreuve corporelle qu’accompagne ou engendre la musique ne s’explique pas seulement par le manque de talent des musiciens, ou par une « furieuse » musique d’accompagnement. Il faudrait peut-être mettre en cause toute musique, voire tout rapport à la musique.
De la sensibilité musicale
11L’importance des corps dans les scènes musicales met en avant la matérialité de la musique, celle des instruments comme celle des personnages. Pourtant, la musique est loin de ne plus faire le moindre effet en dehors des scènes d’audition ou d’exécution musicale. Dans quelle mesure les effets somatiques de la musique dissimulent-ils ses conséquences psychiques ?
12A l’époque romantique, les discours sur les risques liés à l’écoute musicale se sont largement médicalisés : malgré son faible intérêt pour l’art musical, Flaubert a pu découvrir dans des ouvrages scientifiques des explications aux effets de la musique sur la sensibilité. Cette médicalisation du discours sur les passions et notamment sur la mélomanie constitue même une idée reçue scientifique dont Flaubert ne se détachera jamais clairement. Le Traité des maladies nerveuses de Louyer-Villermay (1832), qui eut un certain retentissement, entend réprimer les méfaits de la musique en élargissant le périmètre de « l’influence physique du son » :
Non seulement la musique, comme tous les arts, concourt au développement des maladies nerveuses par l’exaltation de l’imagination, les contentions d’esprit et la vie sédentaire, qui en sont souvent les compagnes ; mais elle a en outre une action particulière ; c’est l’influence physique du son et de ses modifications les plus délicates et les plus recherchées sur notre organisation et spécialement sur notre sensibilité et sur notre entendement20.
13L’auteur traite apparemment exclusivement de « l’influence physique du son », dont il veut élargir le périmètre. Ainsi peut-on comprendre les effets de la mélomanie « à fleur de peau » en les replaçant, au delà des scènes d’audition, dans un temps plus long, celui d’une manière d’être, voire d’une pathologie. Si le mélomane peut souffrir de la musique même quand il n’en perçoit pas, c’est que la sensibilité musicale excède l’audition, et que les effets de la musique pourraient se passer de tout stimulus sonore.
Hallucinations musicales
14 Même une musique que l’on n’entend pas peut éveiller une douleur physique. Après un bal masqué à Rouen, Emma Bovary connaît une véritable migraine musicale : « elle avait le front en feu, des picotements aux paupières et un froid de glace à la peau. Elle sentait dans sa tête le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient21. » Elle manque même de faire un malaise sous le seul poids de ce souvenir musical (« Elle s'évanouissait ; on la porta devant la fenêtre »), exactement comme sous l’effet du tournis de la valse dans le premier bal au château de la Vaubyessard (« haletante, elle faillit tomber, et, un instant, s'appuya la tête sur sa poitrine22. ») La musique imaginée rend la tête lourde et, réciproquement, la conscience douloureuse de son propre corps devient une épreuve intérieurement musicale. A la fin du roman, alors qu’Emma sort profondément désespérée de sa dernière entrevue chez Rodolphe, tout se passe comme si la dernière sensation qui la raccrochait au monde était musicale :
Elle resta perdue de stupeur, et n'ayant plus conscience d'elle-même que par le battement de ses artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne23.
15La musique n’est pas d’abord entendue, puis mémorisée ; elle s’avère ici seulement intérieure, mais donne l’impression de s’extérioriser, pour le personnage comme pour le lecteur. Comme très souvent dans les récits de rêverie, Flaubert actualise l’hallucination par l’imparfait de l’indicatif (« emplissait »), alors qu’un conditionnel (emplirait/eût empli) l’aurait à l’inverse maintenue dans l’imaginaire. Puis, quelques pages plus loin :
[…] de tous les bruits de la terre Emma n'entendait plus que l'intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d'une symphonie qui s'éloigne24.
16Ce passage rappelle immanquablement le précédent. Là encore, le pouls musicalisé est le dernier son qu’Emma entende. Mais au vacarme assourdissant répond ici la douce harmonie d’une « symphonie interne », telle que la nomme Flaubert dans un brouillon du passage25 : le rythme primitif du cœur est rendu harmonieux. Emma a sans doute gardé en mémoire les « lamentations mélodieuses26 » des contrebasses de l’opéra, mais on peut remarquer qu’il s’agit de l’unique occurrence dans le roman d’une « symphonie », forme musicale dont elle n’a sûrement jamais eu l’occasion d’entendre la moindre note. Entre la vie et la mort, son imagination musicale se substitue aux dernières sensations. Enfin « son pouls glissait sous les doigts comme un fil tendu, comme une corde de harpe près de se rompre. » La comparaison, certes, nous renvoie au topos du nerf, symbole de la sensibilité comparé depuis l’âge classique à une corde d’instrument. On la retrouvera notamment dans Salammbô : « Blême et les poings crispés, il frémissait comme une harpe dont les cordes vont éclater27. » Mais dans Madame Bovary l’image se révèle plus riche encore : c’est la difficulté qu’éprouve le médecin à sentir le pouls sur le poignet de la mourante (Charles, officier de santé, ainsi que le docteur Canivet se trouvent dans la pièce) que Flaubert compare à la précaution d’un harpiste devant jouer avec une corde « près de se rompre ». L’affaiblissement de la pulsation vitale, qui était sonore de l’intérieur, devient sensitive pour les témoins de l’agonie. La métamorphose de l’héroïne en harpe pourrait être kafkaïenne : depuis sa conscience en forme de caisse de résonance, Emma n’entend plus que « le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne ». Tandis qu’à l’extérieur, les médecins-harpistes désespérés prennent mille précautions en tâtant délicatement une corde fragilisée, afin de diagnostiquer une dernière fois l’état de santé de l’instrument empoisonné. Le son, la musique, n’est plus – ou n’a jamais été – qu’une perception intérieure.
La musique de l’esprit ?
17Mais est-ce à dire que la musique, ou celle qui mériterait d’être appelée ainsi, ne serait qu’une forme de l’esprit ? L’idée n’est pas absurde, du temps de Flaubert. Dans la scène de la communion, Emma a sa première vision mystique et entend une musique purement imaginaire, jouée sur des instruments idylliques.
Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment. […] Alors elle laissa retomber sa tête, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d'azur, sur un trône d'or, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le Père tout éclatant de majesté, et qui d'un signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour l'emporter dans leurs bras28.
18L’élévation de l’âme impliquant l’évanescence du corps rappelle les extases musicales, telles que la spirale pure et lente des Mémoires d’un fou que nous citions en introduction. L’âme se détache du corps à la manière d’un parfum ou, ici, « comme un encens allumé qui se dissipe en vapeur29 ». Mais d’où viennent ces harpes séraphiques ? Ce rêve hallucinatoire évoque un topos biblique: les harpes signifient la joie céleste30, et le parfait accord des passions avec la raison. Il est intéressant de noter que dans la genèse de ce passage, Flaubert a détaché l’imagination auditive de toute perception première : il écrivait en effet dans un état antérieur « entendant dans le battement de sa tête les harpes des séraphins31 », avant de transposer cette perception sonore dans un ailleurs imaginaire, « dans les espaces ». C’est que cette « vision splendide » est bien débarrassée « de toute perception », contrairement aux « lamentations de ce pauvre cœur » et autres « battements de ses artères » que l’héroïne musicalisait dans son for intérieur. Cette fois, tout n’est que pure convention, comme Raymonde Debray-Genette l’a souligné :
Ce texte imite toutes les écritures de mort sainte, en extase, et plus encore, bien sûr, les évocations plastiques sulpiciennes d'un baroque dégénéré. Toutes les harpes sont « séraphiques », le ciel « d'azur », les anges « aux ailes de flamme ». Ici, l'énoncé prend une valeur ironique, uniquement parce que nous savons qu'Emma vit dans la confusion mentale et déporte vers Dieu les élans que Rodolphe a repoussés32.
19Au moment de sa mort, la chanson grivoise de l’Aveugle résonnera pour Emma comme l’antithèse absolue du chant de ces « harpes séraphiques ».
20La musique imaginaire serait ainsi un lieu commun de la spiritualité ; et, qui plus est, de la forme dérivée de cette dernière, dont la vogue apparaît du vivant de Flaubert, le spiritisme. Alexandre Erdan, dont Flaubert a consulté La France mystique (1855), décrit en ces termes les dérives de l’imagination auditive :
Mais voici le bouquet. Des lettres reçues d’Amérique, des États-Unis, annoncent que les frappeurs, tourneurs et autres ont obtenu des concerts sans instruments. Là-bas, si trois hommes sont réunis au nom du frappage ou du tournage, tout de suite les anges musiciens accourent et font entendre, qui le piano, qui la flûte, qui le cornet à piston, qui le trombone, etc., etc. Les lettres reçues à ce sujet en France, aussi bien que les articles insérés dans le journal américain le Télégraphe spirituel, affirment que cette musique d’un nouveau genre est d’une beauté sans égale33.
21Se retrouve dans ces lignes l’idée que l’imaginaire donnerait accès à la plus grande beauté (« Cette vision splendide demeura dans sa mémoire comme la chose la plus belle qu'il fût possible de rêver » poursuit Flaubert dans la scène de la communion). Mais de subie et intime, la musique du ciel devient volontaire et collective, gagnant au passage spiritiste le ridicule dont Flaubert donne un écho direct dans Bouvard et Pécuchet :
Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc.
Cependant par toute l’Europe, en Amérique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables ; – et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des escargots. La presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité34.
22Bien que l’on ait inscrit les effets de la musique dans un temps long, celui de la personnalité, de la sensibilité, voire de la spiritualité, le florilège de cas-limites évoqués jusqu’à présent tendrait encore à faire de la mise à mal musicale des corps un régime d’exception, à côté duquel persisterait une bonne manière de s’installer au piano35, de danser en société ou d’écouter les instrumentistes sans verser dans la (mélo)manie. Or le problème pourrait être bien plus général, et le lien entre musique, sensibilité et imagination non pas contingent mais bien ontologique.
L’emprise de l’imagination
23Dans le cadre épistémique que constituent les nouvelles théories du psychisme proposées par les aliénistes, il reste à prendre la mesure de la dimension auditive de l’imagination. L’oreille ne suffit pas : non seulement les sons imaginés ont tout autant d’effets que des sons perçus, mais le corps lui-même pourrait être plus auriculaire que ne l’a décidé la nature.
Des corps en manque d’oreilles
24Flaubert montre une sensibilité inattendue aux ressorts comme aux limites de l’audition humaine. On pense à Emma, par exemple, lors du bal au château de la Vaubyessard. Alors qu’elle tendait l’oreille vers « un cavalier en habit bleu [qui] causait Italie avec une jeune femme pâle », elle « écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu'elle ne comprenait pas36. » L’expression est consacrée, certes, mais plus imagée qu’il n’y paraît : la distinction des oreilles est bien métaphorique – contrairement à quelque chose comme elle touchait de son autre pied –, puisque l’oreille en question est ici un organe imaginaire, factice, qui ne perçoit qu’une seule voix à la fois. L’accent est donc moins mis sur la polyphonie que sur le dédoublement de l’écoute, ce que Peter Szendy nomme la surécoute, « non pas l’écoute d’une dissonance […] mais une écoute […] à (au moins) deux ‘voix’, dédoublée, scindée dans le creux même de mon oreille37. »Dans la scène des Comices de Madame Bovary, l’écoute se trouve à nouveau mise en scène. Flaubert décrit l’hébétude des « bourgeois épanouis » devant le discours à la rhétorique ridicule du conseiller Lieuvain :
[…] toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux, M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe38.
25Dans ce passage, c’est le corps entier qui semblerait servir d’oreilles : la bouche bée39 et les yeux écarquillés ouvrent de nouveaux conduits auditifs, la main devient une prothèse de pavillon. Il n’est pas jusqu’au clignement de paupières qui ne concoure à mieux entendre, à être, littéralement, tout ouïe40. Même le nez est un moyen de percevoir Delmas, sinon de l’écouter, du moins de ressentir l’aura du chanteur en pleine démonstration lors de la soirée à l’Alhambra que nous évoquions plus haut : « Mlle Vatnaz, en écartant d'une main les branches d'un troène qui lui masquait la vue de l'estrade, contemplait le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme perdue dans une joie sérieuse41. » Cette surenchère d’écoute, qu’elle soit dirigée vers un discours vain comme celui des Comices ou tournée vers la parade musicale de ce dindon christique – tel que le décrit Flaubert –, paraît assurément satirique. Il y a de la bêtise dans l’écoute : on sait que Charles « était […] une oreille toujours ouverte, une approbation toujours prête42 », lui qui dès son entrée mémorable au collège « écouta les leçons de toutes ses oreilles43 ». Les oreilles des personnages de Flaubert souffrent de leur ouverture, corollaire d’une approbation systématique. Mais l’ouverture ne relève pas toujours de la satire. Dans une éphémère rêverie érotique, l’héroïne s’abandonne aux fantasmes qu’éveille le ténor Lagardy qu’elle découvre sur la scène du Théâtre des Arts : « chaque soir, au fond d'une loge, derrière la grille à treillis d'or, elle eût recueilli, béante, les expansions de cette âme qui n'aurait chanté que pour elle seule44 ». L’intimité superlative de la situation concourt à un érotisme que parachève l’image de la grille qui fait écran, sorte de parodie de censure que Flaubert actualise par l’article défini : « la grille à treillis d’or ». L’écoute, toute réceptive, a lieu moins dans l’oreille que dans l’autre organe béant qu’est le sexe féminin ; « les expansions de cette âme » – périphrase désignant le chant – deviendraient phalliques en dépit de leur forme superlativement immatérielle (comme expansion de l’âme). Mais entre Lagardy et Emma il y a une barrière, celle de la scène, qui laissera à jamais inassouvis ces désirs de rencontrer des célébrités, qui plus est pour un tel « accouplement per orem45 ». Finalement, quand ce ne sont pas d’autres membres qui deviennent auriculaires, l’oreille se voit secondée par un double imaginaire, un organe secret tout droit sorti des livres ésotériques qui tombent sous la main de Pécuchet :
[…] plusieurs d’entre nous possèdent une trompe aromale, c’est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu’aux planètes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne. – Les choses intangibles n’en sont pas moins réelles, et de la terre aux astres, des astres à la terre, c’est un va-et-vient, une transmission, un échange continu46.
26Et comme toujours, peu après la restitution enjouée des savoirs livresques, s’ensuit une tentative optimiste d’expérimentation :
Pécuchet s’assit au bord d’un fossé ; et comme il rêvait la tête levée, s’efforçant d’entendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s’il en avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette […]47.
27Cette trompe aromale, que Flaubert a connue par ses lectures sur le spiritisme48, et qui n’est pas sans rappeler certaines images matérialistes49, figure littéralement une oreille imaginaire, véritable organe de l’imagination auditive.
Conclusion
28« S’il est un énoncé qui vacille, qui tremble régulièrement en moi dans l’expérience du corps à corps musicien, c’est celui-ci, balisé pourtant par l’usage et l’usure : j’ai un corps. » La citation n’est pas d’un personnage très lucide de Flaubert, elle provient de l’ouvrage de Peter Szendy sur les Membres fantômes50 que détiennent les « corps musiciens », telles ces trompes aromales. Nous avons vu combien la musique amenait à nous interroger sur le corps, et ses limites tant intrinsèques (avec l’âme, avec les organes) qu’extrinsèques (avec l’instrument, avec l’animal, avec le corps de l’Autre). Dans les fictions flaubertiennes, le corps s’avère tout autant le seuil entre les phénomènes extérieurs et la vie intérieure qu’entre la réalité et l’imagination. L’organologie y renoue bien avec l’étymologie qui rapproche corps humain et instruments de musique.
29L'ironie, si flaubertienne, qui affleure dans bon nombre de scènes musicales invite souvent à une lecture légère, le sourire aux lèvres. Pourtant Flaubert rejoint la littérature scientifique de son temps sur ce point : la musique fait souffrir comme la souffrance fait musique ; elle provoque des rencontre de corps, et des étreintes jaillit la musique. Mais alors que l’on pourrait s’attendre à ce que l’épreuve sonore du corps soit imputable à une musique impropre (« les sons faux nous écorchent » lance le groupe des Astomi dans La Tentation de saint Antoine51), toute musique, voire toute bonne musique doit imposer une épreuve physique. Et il se pourrait bien que cela ne soit pas sans lien avec l’idée que Flaubert se fait de la bonne prose.