De l’action humanitaire à une poétique de la compassion : Le cas des récits de Raymond Courvoisier1
1Depuis les années 1970 qui ont vu l’essor des grandes organisations non gouvernementales d’aide d’urgence, l’action humanitaire propose, selon Didier Fassin, une « nouvelle intelligibilité du monde », voire une « nouvelle économie morale »2, dans lesquelles la souffrance mobilise la société autour de la défense d’une certaine idée de l’humanité. L’importance de l’action humanitaire se remarque ainsi non seulement sur le terrain – où le Comité International de la Croix-Rouge est du reste présent depuis 1863 –, mais également dans les représentations collectives, dans le champ médiatique3, et plus largement dans la construction d’un langage particulier du rapport à l’autre4.
2Les acteurs humanitaires sont bien sûr témoins des émotions des victimes, qui apparaissent sur nos écrans de télévision plus souffrantes (endeuillées, choquées, traumatisées) qu’agissantes5, mais les émotions qui leur sont propres peuvent également être questionnées. En effet, l’urgence de leur action – médicale, diplomatique, logistique, testimoniale –, n’interdit pas le développement d’une gamme d’émotions essentiellement empathiques (pitié, compassion, empathie)6 dans les discours qu’ils produisent7.
3Ceux-ci peuvent consister en des entretiens accordés aux médias, des prises de position dans la presse, du partage d’expériences sur un blog, des échanges informels avec les proches, des entretiens psychologiques, mais également des textes littéraires. Ces récits, d’une extrême variété générique (allant des Mémoires à la poésie, du journal au roman policier voire dystopique), portent alors sur la relation de l’envoyé occidental (par exemple professeur, médecin ou militaire de profession), à la souffrance de l’autre, majoritairement en situation de guerre ou de sortie de guerre.
4Afin de contribuer à la compréhension des dynamiques émotionnelles à l’œuvre dans certaines catégories génériques définies par la théorie littéraire, cet article consistera en une étude du cas de Raymond Courvoisier (1911-1993)8. Son intérêt réside dans le fait qu’il a publié trois ouvrages sur son expérience au sein du Comité International de la Croix-Rouge (puis de l’Organisation des Nations Unies), qui relèvent de trois genres distincts. Ceci permettra d’examiner les variations génériques dans l’écriture de la souffrance de l’autre, chez un même auteur. Cette étude s’appuiera sur une définition des genres concernés, d’abord autour du premier livre de R. Courvoisier, considéré comme des Mémoires, et débouchera sur les variations émotionnelles induites par le passage aux genres des souvenirs ou du roman qui conservent le même matériau référentiel. En examinant les diverses réalisations d’une poétique de la compassion, cet article voudrait également dépasser les questionnements propres au littéraire et contribuer à une étude du discours humanitaire, en œuvre notamment en sciences de la communication, rhétorique, sciences politiques ou sociologie9.
Définition des genres
5Publiés sur une grosse dizaine d’années, au moment où R. Courvoisier revient sur une vie professionnelle qui vient de s’achever, ces trois récits ne se distinguent pas par le sujet : tous portent sur les actions menées par un citoyen suisse au sein d’une organisation d’aide humanitaire, sur le terrain des grands conflits du xxesiècle. Le paratexte éditorial fournit des informations sur deux des titres : Des Hommes sur une route (1983) et Mourir à Jérusalem (1990) portent respectivement les mentions génériques « souvenirs » et « roman », qui seront interrogées plus loin.
6Pas de mention générique par contre dans Ceux qui ne devaient pas mourir : de la Guerre d'Espagne aux réfugiés palestiniens, quarante ans de combat sans armes, le premier livre publié par l’auteur (1978). La collection dans laquelle est publié l’ouvrage indique, si besoin était, qu’il appartient à la nébuleuse des récits « égo-historiques » : il s’agit de la collection « Vécu » des éditions Robert Laffont, qui a eu un grand succès dans les années 1970, spécialisée dans les récits de vie de personnalités encore vivantes10.
7C’est plus précisément comme des Mémoires que l’ouvrage se donne à lire. Caractérisées par Jean-Louis Jeannelle comme l’un des deux pôles du récit de soi, face à l’autobiographie, les Mémoires attestent une vie dans sa dimension publique et collective, prise dans sa globalité ou dans sa partie la plus digne d’intérêt pour les contemporains ou les successeurs, avec une idée sous-jacente d’exemplarité morale ou de représentativité11. Le sous-titre renvoie en outre à cette idée de la vie comme « objet donné » sur lequel un regard rétrospectif est jeté : « quarante ans de » utilise une expression récurrente dans les biographies et autobiographies « professionnelles »12. Enfin, l’inscription des événements historiques (« de la guerre d’Espagne aux réfugiés palestiniens ») est explicitement mise en regard du destin individuel (« combat sans armes »).
8Cependant, le titre joue sur l’ambiguïté même de l’action humanitaire, en instituant les victimes comme sujet du livre (« ceux qui ne devaient pas mourir »), tout en écrivant d’abord et surtout sur soi. Dans son avant-propos, il plante d’ailleurs les bases d’un examen de conscience : « Je n’ai jamais violé mes engagements envers ceux qui me firent confiance, je n’ai pas jugé les hommes avec lesquels je me trouvais face à face »13. Il s’inscrit lui-même dans la communauté des « hommes de bonne volonté », l’expression biblique reprise par Jules Romains désignant ici les travailleurs humanitaires ainsi que les décideurs et personnalités politiques qui ont œuvré à réduire la souffrance humaine.
9Il s'en tient ensuite à une chronologie stricte, qu’il considère inhérente à une démarche de fidélité, privilégiée par le genre des Mémoires : « J’ai dit ce que j’ai vu et entendu, jusqu’à la limite où je pouvais aller. Je n’ai ni menti, ni trahi, ni caché »14. Les années et les lieux sont mentionnés par les titres de chapitres et dans la table des matières. Une carte qui détaille les voyages est donnée en ouverture.
10Devant l’aspect méthodique de sa mise en récit, c’est sans surprise qu’il emprunte le passage, presque obligé dans le genre mémorial, de l’enfance et de la jeunesse. Il est né à Paris en 1911 dans une famille suisse de banquiers, pasteurs ou soldats, son père seul se distinguant, en devenant journaliste passionné de littérature15. Il se dit élevé « avec toute la sévérité et la rigueur des protestants – les parpaillots. »16 Le père ruiné par le krach de 1929, R. Courvoisier doit prendre en charge sa famille et embrasse la carrière militaire, sans véritable vocation. En 1936, le Comité International de la Croix-Rouge propose au jeune lieutenant une mission en Espagne, alors que la guerre civile vient de commencer. Il évoque le stage de formation suivi à Genève, ainsi que la rencontre déterminante avec Marcel Junod, qui apparaît dans les écrits de délégués comme le véritable modèle de l’engagement humanitaire dans l’esprit CICR17.
11À l’autre bout du récit, R. Courvoisier écrit : « J’arrive au bout de ce « regard en arrière », en revivant le moment que je craignais le plus : celui où l’homme, atteint par la limite d’âge, doit mettre un terme à ses activités »18. Le récit est donc encadré, et apparaît comme une mise en ordre et en sens de sa vie à l’heure où professionnellement, elle se finit.
La mise en place d’un système émotionnel
12Ceux qui ne devaient pas mourir est donc un récit factuel, extrêmement construit, exhibant les preuves de son attachement au réel (lieux, dates, cartes et mêmes photographies de R. Courvoisier en action), mais émotionnel dans le même temps. En effet, dès l’avant-propos, l’auteur présente ses Mémoires comme « toute la vérité », là où les autres pratiques scripturales – journal adressé à sa femme, correspondance avec ses proches – échouaient à dire le pire :
De même qu’il est des expériences que les mots ne sauraient traduire, il en est d’autres sur lesquelles nous choisissons de faire silence afin d’épargner à ceux que nous aimons les affres de l’imagination et de l’angoisse impuissante. À mes parents et à ma femme, je n’ai pas tout dit de ce que j’avais vu au moment où je le voyais. […]. À mes descriptions des bombardements de Bucarest et des îles de la mer Égée et du Dodécanèse, au tableau que j’ai tracé de Varsovie, immense charnier, il manquait des détails bien plus atroces19 .
13Dans son écriture privée, du moins telle qu’il la décrit, ses « émotions » (angoisse, espoir), affleurent, mais rien n’est dévoilé de l’horreur rencontrée sur le terrain. Rien, par contre, ne devrait être épargné au lecteur. La mise en place dans les Mémoires d’un système émotionnel, qui a pour but de dire la souffrance rencontrée aux quatre coins du globe, passe par trois procédés principaux.
14En premier lieu, l’intensité émotionnelle fait l’objet d’une véritable recherche et mise en avant. Ainsi introduit-il le récit de deux rencontres avec des Hongrois en 1957-1958 : « Deux cas, divergents par l’origine, mais semblables par la qualité d’émotion, illustrent leur état d’esprit ». Il se dit également « ému au-delà de la compassion », par la chute de Madrid en 193920. Il faut noter que l’usage du terme « compassion » est ambivalent chez l’auteur. D’un côté, il la considère comme l’attitude juste et normale que l’humain doit éprouver face à la souffrance de son prochain : « ce monde est égoïste, inhumain, sans compassion »21. De l’autre, il a conscience que les victimes ne souhaitent pas en être l’objet :
Les refugiés sont fiers et, s’ils sont dans la pénible obligation d’accepter l’aide internationale, ils ne veulent pas qu’elle se transforme en charité. Ils ne désirent pas non plus que ceux et celles qui vont alléger leurs peines prennent des attitudes compatissantes ou se croient obligés de larmoyer22.
15En second lieu, il faut remarquer la récurrence du procédé narratif de l’exemple ou du cas (constituant d’ailleurs une catégorie de pensée de l’aide psycho-sociale). Le cas a valeur éthique : c’est au nom des victimes présentées que les guerres doivent cesser. R. Courvoisier est d’ailleurs conscient de l’utilité du procédé. Relatant une conférence de presse sur la situation polonaise au sortir de la guerre, il note : « Dix, vingt, cent exemples s’offraient spontanément à moi, il ne s’agissait que de choisir dans la sinistre liste ce qui pourrait toucher l’auditoire »23.
16Ces exemples facilement isolables de la narration, sur le mode du « je revois », concernent en grand nombre les enfants touchés par les guerres. Des orphelins espagnols auxquels seul R. Courvoisier prête attention dans une scène de retrouvailles, aux jeunes aveugles polonais à qui il distribue pour Noël des jouets fabriqués par des enfants suisses, de la petite fille qui garde la moitié de sa ration d’aide pour le lendemain, à celle qui refuse de considérer son père pour mort et continue de balayer le foyer pour son retour, des enfants affamés qui lui offrent leur ration de soupe, aux frères se partageant une unique paire de chaussures, l’enfant est inconditionnellement bon – et infiniment fragile.
17Sans surprise, l’auteur épouse là les pratiques discursives classiques de l’aide humanitaire qui se construit ainsi comme un discours « sans adversaires »24, en faisant de la souffrance des enfants un véritable leitmotiv, censé emporter l’adhésion du lecteur :
Mais, aucune femme, aucun homme ne pourrait regarder ces petits êtres diminués sans pleurer. Nous avons honte de nous et de l’humanité en nous penchant sur eux, en ce premier jour. Ces pauvres gosses, quand nous les avons arrachés aux trous creusés dans le sol et aux ruines, avaient des regards affolés, le dos voûté, des jambes maigres et nues, et cette attitude de peur, d’angoisse tellement pénibles à voir chez un enfant25.
18Cette constante dans l’écriture du désastre chez l’auteur n’apparaît pas, à titre comparatif, chez son modèle (tant d’action que d’écriture) Marcel Junod26. Elle répond à une réalité sociale (les conflits évoluant au cours du siècle vers de plus grandes conséquences civiles), mais est également un signe de l’économie morale contemporaine analysée par Didier Fassin. Celle-ci est caractérisée par une mise en scène de la souffrance, essentiellement des femmes et des enfants, désormais plus à même de mobiliser que le sang du combat, ce que l’anthropologue cristallise en ces termes : « la pietà plutôt que la crucifixion27 ».
19Et de fait, de la souffrance des femmes, c’est essentiellement la douleur maternelle que R. Courvoisier retient. Par exemple, à propos de la haine croissante chez les réfugiés palestiniens, il note : « Pour comprendre cette métamorphose, il faut avoir croisé le regard désolé des enfants nés dans les camps [...]. Comment comprendre, si on ne l’a pas vu, le désespoir des mères penchées sur leurs enfants affamés28 ? » De même, il raconte sa rencontre avec une jeune fille hongroise qui lui dit : « Je ne suis pas mariée. Je n’ai plus personne, plus rien que cet enfant qui va naître dans moins d’un mois. Je voudrais qu’il naisse dans un pays où il sera libre... Faites que cela soit, c’est pour mon enfant, pour lui seul, que j’ai quitté mon pays... »29
20Écriture du débordement émotif, ce texte construit enfin un ethos auctorial30 « concerné », fortement marqué par la souffrance d’autrui. S’établit ainsi un passage entre émotions des victimes – au premier plan desquelles l’angoisse et la terreur devant un destin qui s’acharne – et émotions de l’acteur humanitaire – la compassion –, dont la description à l’orée du texte frise avec l’état caractéristique au traumatisé, hanté par des images sous forme de flashs :
Omission n’est pas oubli. Tout est resté gravé dans ma mémoire, tout m’a longtemps poursuivi… Je n’oublierai jamais le « Struma », bateau fantôme qu’un matin je vis disparaître […] avec une cargaison de Juifs dont personne ne voulait, dont pas un n’est revenu… […] Non ! Je n’ai rien oublié de mes voyages en enfer. Ses premières victimes, les enfants, par milliers se plaignent encore à moi de la brutalité des hommes. J’aurai toujours devant les yeux le sourire d’Elena, l’adorable petite fille grecque qui, à Cos, mourut, assassinée, pour rien31.
21Concerné et ému par la souffrance, il fait l’expérience du souffrir avec, autant dans le sens traditionnel de la compassion, que dans celui de souffrir aux côtés de, présent par exemple dans des scènes de bombardements où il a peur avec, et plus seulement pour les autres32. À la souffrance des victimes de guerre répond, en effet, celle, nerveuse, du travailleur humanitaire. À plusieurs reprises, il se décrit comme « fatigué », « déséquilibré nerveusement33, « surmené », « oppressé »34, ayant les « nerfs usés par la tension et l’insécurité »35, subissant un « choc nerveux »36. Il est « obsédé » et « torturé »37 par la situation polonaise, qui lui donne subitement l’impression de vieillir, jusqu’à douter de ses capacités et songer à abandonner. Cet aspect de l’ethos de l’auteur répond à une sensibilité tout juste émergente : celui qui vient au secours des victimes peut lui aussi, à son tour être victime, du syndrome de stress post-traumatique par exemple38. Il est ainsi caractéristique à cet égard que le Comité International de la Croix-Rouge ait créé en 1994 une cellule d’aide psychologique pour ses propres travailleurs.
22 Mais cet aveu de faiblesse est immédiatement dépassé. R. Courvoisier se présente également comme un héros, qui brave les risques de la guerre au péril de sa vie. C’est dans cette tension entre victimisation et héroïsation qu’il faut lire les abondantes scènes de transport, où par mer, par route ou par avion, l’auteur frôle sans cesse la mort. Ainsi, les premières pages sur la guerre d’Espagne ne comptent-elles pas moins de trois accidents de voiture dont le délégué sort toujours sauf. Si ce héros juge finalement qu’abandonner est impensable39, c’est parce qu’il se sent responsable des autres, voire qu’il remplit une mission dépassant le cadre professionnel : « Ma vie se confond désespérément avec le visage épouvantable de la guerre. J’ai vu trop souffrir. Mais la misère hurle sans cesse en moi : je dois être présent, là où l’on souffre. » Il conclut : « Les tranquilles promenades du dimanche ne sont pas pour moi. »40
23On reconnaît ainsi chez R. Courvoisier une maîtrise toute gaullienne du système des passions, telle qu’elle a été analysée à propos des Mémoires de guerre, où la tristesse et l’enthousiasme allègent les séquences descriptives – ici des circonstances historiques ou du travail logistique41. En outre, en se présentant à la fois comme victime et héros, l’auteur multiplie les possibilités d’identification et de sympathie de la part du lecteur. En effet, si l’adhésion à la cause de la victime se questionne à peine, la figure du héros humanitaire, dont le symbole est aujourd’hui le french doctor, attire elle aussi la bienveillance. Le genre des Mémoires, ici, creuse encore davantage cette « adhésion empathique42 » en partageant avec le lecteur ses états d’âme et ses « petits secrets ».
Souvenirs et roman en variations
24Ni le système émotionnel précédemment décrit ni les procédés littéraires qui le soutiennent ne sont remis en cause par le changement générique. Néanmoins, les variations qu’ils connaissent, parfois ténues, renseignent tant sur le fonctionnement des genres qu’elles donnent à voir que sur les possibilités poétiques et les difficultés éthiques d’une poétique de la compassion.
25Pour chacun des deux titres suivants, nous verrons d’abord comment les traits définitoires de leur identité générique complexifient le système émotionnel. Il apparaîtra ensuite que, dans ce qui se présente comme des souvenirs et un roman, il ne s’agit plus uniquement, pour l’auteur, de se montrer compatissant.
26Des hommes sur une route, paru en 1983, appartient au genre des souvenirs, dont d’ailleurs il se réclame. Dans la sphère des récits égo-historiques, ce genre relève tout d’abord, davantage que celui des Mémoires, du paradigme de la mémoire individuelle43. Des hommes sur une route met en effet l’accent sur la dimension identitaire, voire psychologique, de l’activité de remémoration et d’écriture. Dans son avant-propos qui explicite le projet, R. Courvoisier raconte son souvenir d’une gitane, Lola, qui avait lu les lignes de sa main alors qu’il n’avait pas vingt ans, et avait entrevu son destin fait de dangers, de voyages, de travail sur la souffrance des autres, et de rencontres avec des rois. Elle avait terminé sa « lecture » en lui demandant « Qui es-tu vraiment ? », soulignant le caractère exceptionnel de son destin. Il termine son avant-propos en faisant de cette rencontre le déclencheur de l’écriture : « Ce n’est qu’aujourd’hui, 50 ans plus tard, que je peux répondre à Lola, la belle gitane... »44. Par l’écriture, il s’agit donc de dire « qui il est ».
27Cette réduction du champ mémoriel au genre des souvenirs permet à l’auteur de concentrer et ramasser la rhétorique compassionnelle à l’œuvre dans le volume de Mémoires, en la dépouillant des considérations trop techniques ou historiques. En effet, le matériel événementiel étant épuisé après l’écriture du premier livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à « combler les trous » en faisant des ponctions dans sa longue expérience pour aller à l’essentiel.
28Deuxièmement, si le genre des souvenirs se confond souvent avec celui des Mémoires, c’est avec une nuance importante, qui intéresse au premier chef le système des émotions. Ainsi que le note J.-L. Jeannelle,
le passé n’est plus le champ dramatique ou héroïque des événements collectifs, mais un espace préservé qui suscite admiration et nostalgie, que l’on saisit au moment où il jette ses derniers éclat45.
29Chez R. Courvoisier, la nostalgie et l’admiration concernent des personnalités disparues (le pape Jean XXIII, par exemple), qui sont surtout celles d’un homme vieillissant pour des années où il se sentait au cœur du siècle :
Les souvenirs, bons et mauvais, s’accumulent pour abreuver le présent. Le temps passe sans jamais ralentir son avance. L’on se regarde dans le miroir du passé pour rêver mieux à sa lumière, aux couleurs effacées, au relief disparu, aux portes à jamais fermées, aux être aimés évanouis46.
30Enfin, en notant l’identité plus floue du genre des souvenirs en regard de celle des Mémoires, J.L. Jeannelle avait remarqué une tendance à une « forme relâchée » et à un « contenu anecdotique et souvent secondaire », s’éloignant de la maîtrise à l’œuvre dans les Mémoires47. Des hommes sur une route se présente en effet comme un recueil de rencontres, une suite de cas, qui ne s’embarrasse plus de la succession événementielle ni de lier les épisodes. Seul se donne à lire l’immédiat de la rencontre, tant des responsables politiques et militaires que des victimes anonymes. Dans une tentative d’épuisement du réel, l’auteur fait le décompte des « situations compassionnelles » les plus marquantes : non seulement celles qui le concernent, mais également celles dont il a été le témoin.
31Il est d’ailleurs significatif que le nombre de chapitres composant cet ouvrage soit beaucoup plus élevé (25) que celui de son premier livre (11), alors même qu'il est deux fois plus court. Ces petits chapitres, qui constituent des portraits, répètent une même structure narrative. Ils commencent toujours par décrire le cadre de la rencontre (la région, le conflit) et la personne (ses responsabilités, ses problèmes), puis l’intensité de la rencontre (R. Courvoisier est ainsi frappé par la simplicité du pape Jean XXIII). Les chapitres se closent généralement sur le récit de coïncidences ou coups du sort. Par exemple, R. Courvoisier reçoit de Dag Hammarskjöld, président de l’O.N.U., sa décoration pour lui prouver son amitié et lui porter bonheur, mais ce dernier décède peu après dans un accident d’avion48, et retrouve par hasard en Andalousie une Grecque qu’il a sauvée alors qu’elle était enfant : « Je suis Iris, vous m’aviez donné des biscuits. J’ai toujours prié pour vous... [...] Moi aussi je me souviens de la petite orpheline aux grands yeux noirs. Elle avait pris ma main...49 »
32Quant à Mourir à Jérusalem, publié en 1990, son identité générique est plus floue qu’il n’y paraît. L’ouvrage est sous-titré « roman » et comporte de nombreuses coïncidences, comme dans Des hommes sur une route, mais plus difficiles encore à concevoir autrement que comme des procédés d’efficacité narrative. Parmi les plus structurantes, on peut évoquer le fait que les trois orphelins dont il s’agit, chacun d’une confession et d’une origine différente (un juif polonais, un musulman palestinien et un chrétien palestinien) seraient tous nés le 5 février 1928, se seraient rencontrés à Paris, et seraient morts ensemble à Jérusalem d’un attentat à la bombe en 1988, après avoir revu à plusieurs reprises R. Courvoisier qui leur avait fourni de l’aide quand ils étaient enfants.
33Cependant, l’auteur passe ici un contrat de lecture similaire à celui de ses autres ouvrages et se base toujours essentiellement sur un matériau autobiographique. Il continue d’attester qu’il s’agit de ce qu’il a vu et entendu : « le récit véridique de ce que j’ai souvent vu, ou simplement écouté, de l’existence de trois orphelins que liait l’amitié »50. En outre, s’il abandonne ici la première personne, prédominante dans les récits de soi, c’est pour mieux revenir sous couvert d’anonymat. L’acteur de l’ombre qui s’enquiert à intervalles réguliers de la vie des trois amis n’est autre, évidemment, que le délégué-écrivain :
Un matin de septembre 1958, un taxi s’arrête devant l’entrée des bureaux où Fouad travaille. Un passager solitaire en descend. [...] Fouad s’est levé d’un bond en apercevant le visiteur.... C’est pour lui une immense surprise de revoir cet homme auquel il doit sa situation actuelle51.
34Ce relatif effacement de l’auteur va de pair avec une focalisation maximale sur les victimes. Celles-ci sont plus fortement individualisées : récit est fait de leurs origines familiales, de leurs aspirations, de leurs carrières et histoires amoureuses. C’est d’abord de leurs émotions (et non de celles de l’acteur humanitaire) que traite le roman. Les trois enfants puis jeunes hommes sont fréquemment décrits comme éprouvant bonheur et reconnaissance devant l’aide humanitaire qui leur a été apportée (l’accueil dans un village suisse pour un des enfants), et confiants en l’avenir grâce à la foi. Notons en outre que les émotions des personnages sont exprimées dans leur corporéité. On retrouve en effet des situations émotionnelles archétypales, telles que le souvenir qui marque au « fer rouge52 », l’émotion qui « fige53 »ou des lettres tachées de larmes54. L’amitié qui unit les jeunes hommes est elle aussi fortement corporalisée :
Ils se fixent du regard avec intensité, se serrent les mains. Quelque chose d’inexplicable est né entre eux.Une attirance irrésistible, incontrôlable les envahit. Une sympathie réciproque les anime dès les premières paroles qu’ils échangent55.
35Juste avant de mourir, leurs mains sont « solidement unies entre elles comme pour une prière, laissent passer, de l’un à l’autre, un fluide de grande et pure amitié56 ».
Émergence d’une modalité testimoniale
36Paradoxalement, ces caractéristiques du genre des souvenirs (importance de l’aspect individuel de la remémoration, rapport nostalgique au passé, relâchement de la forme et privilège de l’anecdote) et du roman (individualisation, événementialité et affectivité)57 donnent au discours humanitaire une modalité que l’on peut qualifier de testimoniale, que ne permettait pas le genre des Mémoires. J.-L. Jeannelle a montré que là où les mémorialistes écrivent l’Histoire au nom de leur statut, le témoignage, lui, veut dire la réalité d’une tragédie et demander réparation, dans un rapport non-autorisé au passé58. Sans constituer des témoignages stricto sensu, c’est bien dans cet esprit plus critique que les deux derniers ouvrages traitent l’expérience humanitaire, discrètement pour Des hommes sur une route, beaucoup plus nettement pour Mourir à Jérusalem. En effet, le premier ouvrage restait proche de la vérité officielle et institutionnelle (Comité International de la Croix-Rouge, O.N.U.) et peu de commentaires y étaient faits sur les situations politiques, si ce n’est le regret convenu que l’homme soit un loup pour l’homme. Dans les souvenirs, on voit émerger un discours plus critique, dont le contenu émotif fait place à l’indignation devant, par exemple, la corruption ou l’absence de « concernement » de certains responsables et face à la situation que doivent subir les réfugiés. Ainsi, lors d’une visite au pape Paul VI en 1964, R. Courvoisier lui fait part de son avis sur la situation palestinienne :
Il en est ainsi depuis 16 ans. En dépit des efforts, des contributions, des appels, les budgets sont étriqués. Il semble que le monde ne sache pas, ne soit pas informé ou veut-il simplement ignorer ?
37Il laisse également entendre la voix d'un Palestinien qui exprime son désir de « voir son peuple posséder une terre qui soit la sienne » et de « voir cesser l’acharnement avec lequel certains s’efforcent à faire des réfugiés de Palestine des terroristes »59.
38L’évocation de la Shoah est également très contrastée entre les deux ouvrages. Les Mémoires ne l’abordaient que dans des termes brefs et relativement neutres, voire techniques : l’avitaminose et la tuberculose au sortir des camps60, le nombre de Juifs dans le ghetto de Varsovie, le décompte des morts61. Ce n’est que dans Des hommes sur une route que l’auteur aborde sa visite en 1945 des camps d’Auschwitz et de Maidanek, décrivant les fours crématoires, les restes humains et les fosses communes, sur le mode de l’attestation :
J’ai vu les fours crématoires à l’intérieur desquels des cendres humaines restaient encore collées [...]. J’ai vu aussi à l’une des entrées du camp une pyramide de chaussures de 10 mètres de haut62.
39Alors que le roman relève d’un travail esthétique plus important (ne fût-ce que dans la composition du récit), l’ambition testimoniale de dire une réalité méconnue ou peu entendue du grand public s’accroît. R. Courvoisier quitte définitivement la neutralité politique de Ceux qui ne devaient pas mourir. Il y fustige par exemple, par le truchement d’un personnage, l’absence de compassion des nations et « l’égocentrisme international dominé par une politique démentielle » face auxquels « le Liban de toujours et son peuple captivant se savent perdus63 ». L’ouvrage comporte d’ailleurs des notes sur deux situations politiques, qui mettent en exergue la construction de causes par l’auteur : « Notes sur le problème des réfugiés en Palestine » et « Notes sur les juifs de Pologne et d’Allemagne ». Or, nécessairement, pour construire une cause, il faut que celle-ci soit individualisée socialement et historiquement, condition difficile à remplir par les genres des Mémoires et des souvenirs tels qu’ils sont pratiqués par l’auteur, brassant une multitude de situations de guerre. Après avoir été décrits et exemplifiés, les malheurs sont incarnés et analysés. En plaçant ces notes en clôture de son ouvrage, l’auteur y condense un « message » inquiétant pour le futur, engageant à l’action : la jeunesse du Proche-Orient est traumatisée et son avenir est menacé64, tandis qu’en 1980, les juifs de Berlin ne sont plus que 4487 contre 160000 avant guerre. Le roman, contre toute attente, exacerbe ainsi la modalité testimoniale en allant jusqu’à lui faire embrasser une cause, mémorielle dans le cas de la Shoah, d’appel à l’action dans le cas de la Palestine. Cette déneutralisation du propos doit également, il est vrai, être rapportée à la temporalité de sa carrière (sa dernière mission date de 1985).
40La compassion, socle du « système émotionnel » bâti par l’auteur, continue ici d’évoluer vers l’indignation, dont la présence est favorisée par un genre romanesque plus ou moins assumé. C’est parce que la victime est reconnue en son statut d’individu souffrant d’un événement « x », parce que le malheur est devenu une injustice, qu’un appel à l’action peut être lancé. Évolution et non rupture, donc, comme le rappelle Luc Boltanski :
Face au spectacle d'un malheureux souffrant au loin, que peut faire un spectateur, condamné - au moins dans l'immédiat - à l'inaction, mais moralement bien disposé ? Il peut s'en indigner. L'entrée dans l'indignation passe bien par la pitié car, si l'on est sans pitié, pourquoi faudrait-il s'indigner [...]. Mais dans l'indignation, la pitié est transformée. Elle ne demeure pas désarmée et, par conséquent, impuissante, mais se dote des armes de la colère. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'elle pointe vers l'action puisque la colère, qui est, on l'a vu, une émotion d'acteur, prépare ou [...] simule l'engagement dans une situation où elle pourrait s'accomplir en actes. Quelle serait leur nature ? Bien évidemment, de l'ordre de la violence. Mais à distance et, par conséquent, hors de tout contact physique, cette violence est condamnée à demeurer langagière. L'acte de parole qui la manifeste est une accusation65.
41Certes, la politisation du discours humanitaire par le biais de l’indignation garde des proportions relativement restreintes dans le cas de R. Courvoisier. L’action valorisée reste au niveau de la sensibilisation, de la promotion de la paix, du don ou de l’engagement humanitaire (et pas de l’action politique ou militaire, par exemple). Par ailleurs, l’accusation, selon L. Boltanski qui manifeste l’indignation, n’est pas dirigée contre un persécuteur nettement identifié. R. Courvoisier ne s’en prend ni à la hiérarchie nazie, ni aux dirigeants. Son réquisitoire – pour filer la métaphore judiciaire initiée par les termes de témoignage et d’accusation – est à charge de l’humanité, sourde aux malheurs d’autrui et à la parole divine, le roman se terminant sur la référence au commandement « Aimez-vous les uns les autres »66. Il n’empêche que le choix de ces deux situations (Shoah et Palestine), par leur croisement autant que par l’évolution du système émotionnel mis en place, incite à dépasser la seule compassion à l’égard d’un malheur indifférencié pour aller vers une indignation qui mobilise.
42La traversée générique de R. Courvoisier – Mémoires, souvenirs, roman – peut ainsi être considérée comme un crescendo testimonial, qui a fait de la compassion son moteur discursif, bien que celui-ci évolue, on l’a vu, vers l’indignation. Les glissements identifiés dans cet article, d’un genre à l’autre et d’une émotion à l’autre, devraient être contrastés (ou constatés?) sur un corpus plus ample. Ils montrent néanmoins que la poétique des genres littéraires traditionnels, et celle des sous-genres des récits de soi en particulier, a tout à gagner d’un réexamen de ses catégories à l’aune de l’intérêt croissant et croisé pour le domaine des affects.
43Enfin, la prise en compte des poétiques de la compassion dans l’étude d’une littérature contemporaine marquée par un retour de l’histoire et du monde67 invite à retourner la proposition de Martha Nussbaum : il ne s’agirait plus seulement de comprendre comment la littérature participe au développement des « émotions démocratiques »68, mais également de penser en quoi celles-ci interrogent la littérature et la somment, peut-être, de se « réengager »69.