La reprise des genres, la reprise des émotions : le cinéma néoclassique
1Le cinéma néoclassique se caractérise par la reprise de principes du cinéma classique, avec en outre, la conscience que ceux-ci appartiennent au passé, et que d’autres formes esthétiques comme le baroque, la modernité, le maniérisme et la postmodernité se sont développées depuis les années quarante. Pour mieux définir le cinéma néoclassique, il est utile de rappeler quelques-unes des figures propres au classicisme : importance et lisibilité de l’intrigue et des personnages, présence d’un conflit central que porte le protagoniste, transparence et équilibre de la mise en scène, construction du film comme totalité organique et recours aux genres. Le cinéma néoclassique implique la conscience que les figures classiques ne relèvent plus de l’évidence et de l’immédiateté, mais d’une démarche volontaire et réfléchie, qui suppose non seulement la connaissance de ces figures, mais aussi une certaine capacité à prendre ses distances avec elles. Selon Vincent Amiel et Pascal Couté, cependant, le propre du néoclassicisme est que cette distance ne doit pas apparaître comme telle, sinon on basculerait du côté de la postmodernité à travers la citation, comme chez les frères Coen, ou encore de la parodie chez Dante, du détournement chez Tarantino, ou de l’hommage subjectif dans les œuvres de Tim Burton1. En ce sens, le néoclassicisme doit tout à la fois assumer sa distance envers le classicisme et ne pas la mettre en exergue. Pour ce faire, il est amené à tenir compte des formes qui ont émergé depuis la fin du cinéma classique, à rejeter certains aspects de celles-ci, tout en s’en réappropriant d’autres mais à l’intérieur d’un cadre emprunté au classicisme.
2Le néoclassicisme suppose d’identifier un référent au sein du cinéma classique. Pour le cinéma américain, le référent est évidemment l’art hollywoodien et son système des genres. C’est ce que l’on voit par exemple chez Clint Eastwood dont les films, même quand ils n’appartiennent pas clairement à un genre reconnu (comme dans Honkytonk Man), y font toujours référence plus ou moins indirectement.
3Le cinéma néoclassique, à la différence du cinéma académique implique en effet une claire conscience de la clôture du genre, et de l’impossibilité de le réactiver dans ses formes archaïques. La résurrection ne suffit pas : la reprise du genre entraîne son nécessaire forçage, par un travail à partir de la séquence moderne saturée, sans pour autant aboutir à la dislocation du genre, comme dans les tentatives modernistes des années 70 avec Arthur Penn et Monte Hellman. Ce retour au genre, motivé par la croyance qu’il peut encore participer à la création d’idées-cinéma nouvelles, ne peut donc être de l’ordre de la soumission au système, et les films mettent à l’épreuve ce qui peut être repris du genre, et son degré de fécondité dans la traversée des opinions contemporaines. Il s’agit là d’une exploration des limites de la configuration hollywoodienne, qui ne va pas sans une distorsion parfois extrême des éléments traditionnels du genre. Les films néoclassiques s’inscrivent dans une double fidélité : à l’art hollywoodien, en particulier le genre et ses typologies, et à la modernité, dont ils retiennent essentiellement les opérations de distanciation – l’enjeu étant l’émancipation de la pensée-cinéma, la capacité du cinéma à penser (et à donner à penser) son temps.
4La réactivation néoclassique des genres opère souvent par le biais d’un travail sur la totalité (l’ensemble du film dans sa totalité organique): alternance, mixage, superposition de tonalités différentes, voire contradictoires ; dérive abrupte ou imperceptible de la tonalité dominante d’un genre vers une autre plus inattendue ; invention de tonalités inédites. Ces différentes opérations sollicitent les émotions du spectateur et mobilisent son attention envers l’extrême élasticité des genres, qui doivent désormais être appréhendés comme des polarités et non comme des catégories cloisonnées.
5Le style néoclassique prend sa source dans l’imitation du classicisme. Toutefois, il n’est pas un art de la copie, à savoir un acte sans esprit qui se composerait d’une simple reproduction mécanique, mais il est au contraire un style qui mobilise un processus rigoureux d’extraction et de distillation que suppose l’imitation.
6Le cinéma néoclassique reprend le classicisme hollywoodien, notamment dans ce que celui-ci a de plus standard : le genre. La notion de « genre cinématographique » permet au public d’identifier un film mais aussi de comprendre les caractères communs qui unissent les films d’un même genre. Pour Casetti,
le genre est cet ensemble de règles partagées qui permet à l’un – celui qui fait le film – d’utiliser des formules de communication établies et à l’autre – celui qui regarde – d’organiser son propre système d’attente2.
7Le genre est donc avant tout un canon à partir duquel le film se fait et se regarde. Cependant, faire reposer la notion de genre sur ce simple appareil ne suffit pas.
8Les genres mis en scène par le cinéma néoclassique imitent le système des studios de la tradition classique (importance et lisibilité de l’intrigue et des personnages, présence d’un conflit central que porte le protagoniste, transparence et équilibre de la mise en scène, recours aux genres, et construction du film comme totalité organique).
Contrairement au Phénix qui renaît identique de ses cendres, un genre cinématographique ne peut ressusciter sous la même forme, dans un contexte de production différent […] Quand un genre refait surface, ce qui arrive parfois, c’est donc dans un nouvel équilibre de traits sémantiques et syntaxiques et dans un nouveau contexte d’interprétation. Signalons enfin que ce qui vaut pour la résurgence d’un genre réapparaissant après une éclipse vaut aussi pour les genres au très long cours, ainsi que pour tous les genres, à la définition et aux limites assez floues […]3.
9Il n’est pas question ici de citation, ni de copie de films. Au contraire l’imitation se fait par le renouveau des thèmes, des intrigues et du schéma narratif. Tous les genres repris par le cinéma néoclassique se parent d’une modernité. Loin du postmodernisme qui déconstruit le système par la citation ou la parodie, le néoclassicisme fait évoluer le corps générique.
10Pour le cinéma néoclassique, il est courant de parler d’imitation du classicisme. Cependant, le terme d’« imitation » a une connotation péjorative, car il semble simplement renvoyer à une forme de copie. Or, pour le néoclassicisme, il ne faut pas s’arrêter à cette définition mais plutôt envisager le processus d’imitation comme une reprise des formes classiques capables de mettre en lumière la puissance de ses thématiques, de ses typologies et de ses motifs.
11La reprise, tout comme l’imitation, évoque généralement la répétition. Au théâtre, la répétition sert à réciter le texte pour mécaniser la mémoire, tout en formulant une re-création ou Revival en anglais. Dans le cadre du présent article au contraire, la reprise est envisagée au sens kierkegaardien du terme, c’est-à-dire au sens spirituel, existentiel. Pour le philosophe, la reprise évoque un second commencement, une nouvelle vie, la création d’une créature.
12Dans la reprise ou l’imitation, les cinéastes ne cherchent pas la copie, la référence au film classique calquée exactement sur les motifs du genre, mais au contraire le revival, la re-création d’un nouveau classicisme. Par le retour et l’imitation mais aussi par la confrontation à d’autres identités cinématographiques (comme d’autres mouvements, genres ou encore styles) et par l’utilisation de leurs motifs, le cinéma néoclassique hollywoodien s’empare ainsi de toute une histoire, d’un passé, d’une mémoire cinématographique, afin de les ré-exploiter et de les moderniser. Ces nouveaux modernes regardent en arrière et dans leur revival questionnent la place du cinéma classique aujourd’hui et sa réception par un public contemporain.
13Dans cette étude, nous essayerons de comprendre comment les émotions naissent dans les films néoclassiques en dehors de tout académisme. Nous développerons pour ce faire l’étude de trois œuvres mélodramatiques, Million Dollar Baby, Sur la route de Madison, Two Lovers.
La reprise du mélodrame et la fusion des genres
14Depuis le théâtre du drame bourgeois, le mélodrame est caractérisé par l’emphase, l’exacerbation des sentiments, le schématisme des ressorts dramatiques et l’invraisemblance des situations opposant des figures manichéennes. Tout cela est fortement souligné par des plages musicales dont le paroxysme est employé pour susciter une émotion chez le spectateur. À son origine, le septième art reprend ce genre théâtral, mais le mélodrame est réduit à un schéma narratif qui manipule les émotions des spectateurs. Les films mélodramatiques s’orientent alors vers le romanesque et se concentrent sur la figure de la victime, souvent en quête d’un paradis perdu. L’emphase et le lyrisme restent alors de mise. Les thèmes du mélodrame mettent souvent en scène des conflits, principalement dans des milieux aisés. C’est le cas chez Léo Mc Carrey avec An Affair to Remember (Elle et lui, 1957), chez Joseph L. Mankiewicz avec The Ghost and Mrs Muir (L’Aventure de Madame Muir, 1947), ou encore chez Douglas Sirk avec A Time to Love and a Time to Die (Le Temps d’aimer et le temps de vivre, 1958). Les principales thématiques mélodramatiques sont l’innocence persécutée, la foi trahie, le couple contrarié, les coups de l’infortune, les enfants trouvés (The Kid, Chaplin, 1921), les héritages, la vengeance et le triomphe du faible sur l’antagoniste. Selon Jean-Loup Bourget, on définit comme mélodrame tout film hollywoodien qui présente les caractéristiques suivantes : un personnage de victime (souvent une femme, un enfant, un infirme ) ; une intrigue faisant appel à des péripéties providentielles ou catastrophiques, et non au seul jeu des circonstances réalistes ; enfin, un traitement qui met l’accent soit sur le pathétique et la sentimentalité (faisant partager au spectateur, au moins en apparence, le point de vue de la victime), soit sur la violence des péripéties, soit (le plus souvent) tour à tour sur ces deux événements, avec les ruptures de ton que cela implique4.
15Le cinéma néoclassique tente de moderniser le mélodrame par des réflexions plus contemporaines sur la vision du couple et de la famille et d’y introduire des motifs issus d’autres genres. Avec le néoclassicisme, une conclusion presque crépusculaire est apportée au mélodrame. Ce style questionne le classicisme face à la modernité pour y introduire des pensées plus pessimistes sur les émotions. Ainsi Clint Eastwood se sert-il du mélodrame pour s’exprimer sur les émotions contemporaines : dans ses films la persistance des motifs croît pour créer une ambiance et un squelette empruntés au cinéma classique.
16Million Dollar Baby est un film assez étrange dans la carrière de Clint Eastwood. Le film évolue entre le classique et le moderne dans le mélange des genres. S’il se présente avant tout pour le public et les studios comme un film de boxe, le film de Clint Eastwood ne cesse de créer des variations dans sa reprise des codes du genre. Première variation sur le genre : le héros possède les traits d’une femme – une boxeuse – et non d'un homme. Seconde variation : si le personnage du boxeur est typiquement talentueux, ou du moins prometteur, et souvent en proie à un tourment qui lui fait perdre la raison, il n’en est rien ici. Maggie apparaît tel un personnage non seulement novice mais parfaitement sain d’esprit, à qui il n’est pas nécessaire d’inculquer une morale. Le film de boxe est toutefois connu pour fournir un cadre permettant, à travers le sport, de saisir des enjeux existentiels ; sa principale règle veut en effet que la boxe soit métonymique d’un combat pour la survie. Or de survie, il ici est bien question pour Maggie, échappée d’une famille prolétaire décrite comme avide d’assistance, et dont le désir de surmonter les préjugés force l’admiration de Scrap, puis de Frankie. Cherchant ainsi à s’élever au-dessus de sa condition sociale, Maggie ne se résigne pas à ce que le destin lui réserve, et s’appuie sur une force de caractère doublée d’une force de travail. En un certain sens, Clint Eastwood suit les codes du genre du film de boxe classique, mais ce qui fait la force de son film c’est le mélange, la fusion avec le mélodrame, qui crée ainsi une variation dans la reprise du genre. Il faut voir la construction de ce film comme une forme de diptyque : d’un côté la boxe, l’apprentissage et les victoires de la nouvelle boxeuse prometteuse et de l’autre un mélodrame sur la figure de l’enfant malade. La rupture abrupte entre les deux genres est d’ailleurs marquée par la mise en scène. Lors de la partie sur la boxe, la mise en scène est transparente, limpide, avec un montage et des mouvements d’appareils invisibles. L’importance est donnée à l’histoire et aux personnages et non à la réalisation arbitraire et voyante. Or le seul plan délibérément expressif du film se situe à la jointure entre les deux genres (le film de boxe et le mélodrame) avec une forte plongée verticale sur le ring avant le coup fatal qui rendra la boxeuse paraplégique. Ce plan est le moment de prendre du recul et de prendre nos distances, au moment où l’histoire va bifurquer de façon radicale et entrer dans un autre genre, le mélodrame. Ce qui fait la force du film et qui crée l’émotion à la fin, ce sont les thèmes et la structure narrative de Million Dollar Baby – l’un des thèmes centraux du film se trouvant être l’euthanasie.
17Le retour aux émotions dans le film de Clint Eastwood implique le mélange des deux genres, car rien ne prépare le spectateur dans la première moitié du film au basculement du genre de la boxe vers le mélodrame. Virement abrupt puisque Eastwood joue des codes des deux genres pour créer une émotion vive, que cela soit dans la dureté des corps combattants ou dans le rétablissement de la boxeuse lors des combats, son nez cassé étant remis en place. Logiquement, dans le film de boxe, le schéma narratif conduit toujours le personnage principal vers une chute, chute que doit vaincre le boxeur pour se relever et acquérir un titre mais aussi un corps héroïque. Ici rien ne joue sur ce code générique puisque la chute de la boxeuse marque la fin de sa carrière et celle de son corps. Paraplégique, elle ne pourra se relever et combattre sur le ring ou dans la vie pour montrer son envie de victoire. Mais là où les émotions renaissent se situe aussi, dans la mise en scène, la noirceur de l’image, puisque les ombres prennent de plus en plus de place. Comme dans son précédent film, Mystic River, l’éclairage évolue au cours du film à mesure que le destin des personnages s’assombrit. Lors de la partie mélodramatique, le visage de Frankie est progressivement absorbé par l’ombre. Ce qui se joue dans le film et se prépare tout au long de la première partie, c’est la montée progressive de l’émotion. Durant toute la première partie, Frankie est présenté comme un soigneur de coin hors du commun, capable de réparer n’importe quel type de blessure, ne serait-ce que pour quelques instants, afin de permettre au combattant de finir un match, comme nous l’indique l’une des séquences. Sur son lit, Maggie lui demande d’achever ses souffrances, lui dit qu’elle ne peut vivre ainsi ; les dernières images du film suscitent une émotion vive chez le spectateur car toute la narration porte ce moment, qui débouche sur la création d’une relation père/fille mais aussi sur l’instant où par amour, on donne la mort. Eastwood emprunte au cinéma mélodramatique certains codes génériques comme le paradis artificiel que cherchent les personnages, évoqué dans le poème de Yeats (The Lake Isle of Innisfree)que ne cesse de lire Frankie en gaëlique. Le village d’Innisfree est comme un purgatoire où l’homme se réconcilie avec la nature et peut entendre le champ des grillons pour y trouver la présence de Dieu – purgatoire d’ailleurs invoqué par Frankie pour le rétablissement de Maggie et pour sa propre rédemption. À travers le poème, Eastwood invoque la nature et le romantisme fordien de The Quiet Man, oùSeanThornton regagne son Irlande natale et abandonne la boxe après la mort de l’un de ses adversaires au cours d’un combat. Mais si John Ford propose à son personnage une rédemption à l’intérieur de la nature. Eastwood fait au contraire le lien entre cette rédemption et l'impératif de devenir quelqu'un d'autre. Dans le film, Frankie se réconcilie avec Dieu un peu comme le fait le grillon dans le poème de Yeats, la tarte au citron qu’il mange à la fin montrant le pardon du personnage envers Dieu et son retour à la foi. La reprise des codes du mélodrame sert ici la reprise des émotions puisque tout le schéma narratif du film ne se construit que sur la séquence de la disparition et le choix de Frankie de mettre fin à la souffrance de sa fille adoptive. Alors qu’il cherchait la rédemption auprès de sa famille abandonnée, Frankie ne l’a trouvée que dans la perte de sa famille reconstruite et dans la désacralisation du genre et de ses règles classiques. Par la mise en scène et la structure du film, la reprise des codes du genre suscite des émotions perdues par les spectateurs du fait de l’académisme et des clichés des deux genres.
Le cliché comme distanciation et la renaissance des émotions
18Clint Eastwood a surpris en adaptant le roman de Robert James Waller The Bridges of Madison County en 1992. Le livre est un roman à l’eau de rose auréolé de bons sentiments et lorsqu’il reprend le projet à Steven Spielberg, Eastwood déconcerte et inquiète tant l’adaptation du roman semble rappeler l’académisme hollywoodien.
19 Si au premier abord le film se situe dans la reprise exacte des codes mélodramatiques, Eastwood joue au contraire des codes pour distancier certaines émotions et certaines situations-clichés tant attendues. Dans ce film, Clint Eastwood travaille sur la temporalité des clichés académiques, il joue sur l’attente du spectateur quant à l’histoire et aux sentiments que le film va lui apporter. Si Clint Eastwood se joue des scènes-clichés (comme la danse ou encore la scène d’amour devant la cheminée) du cinéma classique hollywoodien, s’il en distancie l’émotion, c’est parce qu’il souhaite prendre à revers les émotions des spectateurs. Eastwood brise ainsi la sentimentalité savamment modulée pour créer un certain lyrisme. Dans Sur la route de Madison, les sexes sont inversés : Francesca, la fermière est la morte-vivante, et son libérateur est le reporter photographe Kincaid qui lui offre en quatre jours plus de sensations qu’elle n’en a connu en vingt ans de mariage (dans le cinéma classique le schéma se trouve inversé et c’est le plus souvent la femme qui ouvre à l’homme de nouveaux possibles). La passion n’est plus une possession, mais le souffle même de la vie. Un regain de désir qui nous force à ouvrir à nouveau les yeux. La mise en scène est un réveil des sens et un réveil des émotions tant la temporalité joue sur les distorsions. Eastwood raconte que ce film ne fonctionne que sur la durée. Si le tempo était accéléré il ne resterait que le squelette, et avec la perte du conflit intérieur de la femme mariée, de ses hésitations, de ses aspirations contradictoires, il ne resterait plus rien. Selon lui, il faut que les personnages évoluent sinon l’identification du spectateur ne serait pas possible. Ce jeu sur la temporalité, que cela soit pour prendre à revers les clichés, ou encore pour permettre au spectateur de prendre le temps de s’identifier, fait toute la force du film. C’est le jeu sur la temporalité et la cassure des clichés mélodramatiques qui prépare à la naissance de l’émotion dans Sur la route de Madison.
20Le montage opposant les deux voitures est en quelque sorte la réponse à la distanciation des clichés. Eastwood prend le temps de mettre en place un suspens, d’étirer le temps de la séquence par des jeux de regards sur l’hésitation de la jeune femme. Si cette séquence a tant fait parler d’elle, c’est parce que comme pour Million Dollar Baby Clint Eastwood l’a soigneusement préparée pour faire naître l’émotion du spectateur. La construction narrative du film et la temporalité des clichés désarçonnent le spectateur. Alors que l’on s’attendait à une œuvre mièvre et académique, Eastwood arrive, par tout un jeu de distanciation des clichés mélodramatiques, à créer une œuvre forte émotionnellement, car il a réussi à détruire les clichés et la mièvrerie qui émane de ces derniers. Ainsi lors de la dernière séquence, ce n’est pas sur le regard que se jouent les conventions du genre mélodramatique mais sur l’étirement du temps. L’émotion naît lorsque la voiture s’éloigne et que le spectateur comprend que la femme laisse partir son grand amour pour le bien de sa famille. Clint Eastwood fait ici renaître l’émotion du mélodrame mais de manière moderne par la mise en scène et par son utilisation de la temporalité. Le réalisateur semble avoir repris le lyrisme des films de John Ford, dont la fin mobilise justement de vives émotions chez le personnage et chez le spectateur. Nous pourrions tout d’abord citer Quelle était verte ma vallée, mais surtout Ce n’est qu’un au revoir, sorte de comédie sur l’académie militaire dont la fin elle aussi éclatée – les élèves rendent hommage aux personnages en faisant une parade accompagnée de musique irlandaise – ne laisse pas présager une montée émotionnelle – durant la parade et la longueur de la dernière séquence le personnage principal aperçoit les gens aimés et disparus venus lui rendre hommage comme des fantômes.
La distanciation par le regard caméra et la re-création des émotions (Two Lovers James Gray)
21La distance est vue comme constitutive de l’art lui-même par les formalistes, pour qui c’est un effet normal de l’œuvre d’art que de provoquer, chez celui qui la reçoit, un certain étonnement. L’œuvre apparaît comme étrange et étrangère : elle est autre que le quotidien et l’habituel. En prenant conscience de ce caractère de l’œuvre, le spectateur prend un certain recul et c’est pour l’essentiel la tâche de la forme, de sa nouveauté et de sa visibilité que de produire cette distance.
22Dans la conception brechtienne, l’œuvre doit accentuer des éléments de dispositif qui soulignent et rappellent en permanence son caractère artificiel ; il s’agit par là d’éviter toute adhésion à l’histoire racontée, au bénéfice d’une distance critique permettant et suscitant un jugement.
23Dans le cinéma néoclassique, les cinéastes mettent en place un processus de distanciation moderne qui opère à partir des œuvres classiques. Ainsi de nombreuses mises à distance sont utilisées pour donner à réfléchir sur le genre et l’œuvre. C’est le cas dans le premier mélodrame de James Gray : Two Lovers (2008). Le film est une transposition du roman Les Nuits blanches de Fiodor Dostoïevski dans le New York contemporain. Il narre l’histoire d’un jeune homme bipolaire et de sa voisine, histoire d’un amour inconditionnel sous la forme du thriller avec des plongées dans la psyché du protagoniste déchiré entre le fantasme – sa projection de la femme parfaite – et l’amour rationnel. Gray parvient à retranscrire le sentiment et le déchirement amoureux mais aussi à se distancier de la surenchère des sentiments par des éléments filmiques de la modernité (comme la rupture du quatrième mur) : nombre de regards caméra viennent ainsi briser le sentimentalisme mélodramatique. Gray fait une transposition, dans Two Lovers mais aussi The Immigrant, des sentiments modernes et du choix entre rationalité (choix pour la famille, la communauté) et fantasme érotique.
Pour moi, déclare James Gray, la modernité consiste d’abord à observer ce qui est advenu, s’imprégner du passé tout en espérant créer quelque chose d’inédit. Alors que se triturer l’esprit pour fabriquer de la nouveauté vous condamne à être vite passé de mode, à ne pas perdurer5.
24Le néoclassicisme de Gray passe donc par la résurgence de motifs scéniques et génériques. Mais il met en image des thèmes modernes : co-dépendance, relation de couple entre passion et raison, liens familiaux, avortement, sous le couvert de la totalité organique empruntée au cinéma classique du mélodrame. Cependant, cette reprise brise la règle du mélodrame, qui est de faire ressentir les émotions des personnages au spectateur, car le regard caméra brise la continuité du film et de l’identification du spectateur. Le regard caméra est présent dès les premiers films (The Great Train Robbery, 1903). Il est évité systématiquement par les cinéastes quand il s’agit de dérouler une trame dramatique dont le public veut profiter pleinement. Dans l’esprit du spectateur, un regard caméra impose l’équation suivante : « Le personnage me regarde, donc je ne suis pas lui. Je reste simple spectateur ». Le regard caméra est un appel à témoin du spectateur, une mise à distance du dispositif d’immersion fictionnelle. Lorsque le personnage le regarde, le spectateur prend conscience qu’il est devant un spectacle. C’est ce qu’écrit Jean-Luc Godard à propos du film Monika (1953) d’Ingmar Bergman :
Il faut avoir vu Monika rien que pour ces quelques extraordinaires minutes où Harriet Andersson, avant de coucher avec un type qu’elle avait plaqué, regarde fixement la caméra, ses yeux rieurs embués de désarroi, prenant le spectateur à témoin du mépris qu’elle a d’elle-même d’opter involontairement pour l’enfer contre le ciel. C’est le plan le plus triste de l’histoire du cinéma6.
25Il faut rappeler ici que la Nouvelle Vague, et plus généralement le cinéma de la modernité, a beaucoup utilisé ce dispositif pour prendre le spectateur à témoin : Les 400 Coups de François Truffaut, mais aussi À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Si le plan fait vivre une émotion, ce n’est plus celle du spectateur s’enivrant de la scène et du côté mélodramatique de la fiction, mais c’est parce que celui-ci est pris comme témoin devant l’écran de projection, comme quelqu’un qui doit juger le personnage. Dans le film de James Gray, le réalisateur nous demande notre point de vue sur ces personnages et nous invite à essayer de les comprendre.
26Le premier regard caméra a lieu lorsque Leonard avoue son amour à Michèle. Il lui raconte qu’il n’est pas un enfant, qu’il a déjà aimé et que le mariage a été annulé à cause de sa maladie (il est bipolaire). C’est la première fois que le personnage se confie sur son passé : plus tôt dans le film apparaissent des indices mais rien n’est explicitement dit.
27La mise en scène de la séquence ne prépare à aucun moment cette cassure dans le dispositif : dès le début du film, celle-ci est limpide, transparente. Le gros plan qui finit cette séquence semble devoir induire une naissance des émotions qui devraient apparaître sur le visage de Michèle, mais comme celle-ci regarde furtivement la caméra et donc le spectateur, il semble qu’elle ne ressente pas les mêmes sentiments que Leonard et qu’elle agisse par dépit plus que par amour. Ce regard caméra demande au spectateur de la comprendre (d’essayer de se mettre à sa place). Dans la séquence finale du film, nous retrouvons cette même idée : alors que Michèle a quitté Leonard qui projetait de s’enfuir avec elle, en abandonnant Sandra et sa famille, Leonard revient chez lui avec une bague pour demander Sandra en mariage. Lorsque celle-ci dit oui et qu’ils s’enlacent, par-dessus l’épaule de la jeune fille, Léonard fixe la caméra, marquant ainsi le choix par dépit qu’il vient de faire afin de satisfaire aux vœux de sa famille. Dans sa mise en scène de la distanciation, James Gray place les émotions au delà de l’académisme, car les émotions ne sont pas divulguées par les personnages mais par notre compréhension et notre questionnement sur la motivation du personnage. Et comme le plan de Monika,c’est notre jugement sur eux et notre participation en tant que témoin qui créent l’émotion dans le film.
28Le cinéma néoclassique reprend les codes du genre en les modernisant ; il cherche ainsi à faire naître de nouvelles émotions par la re-création des genres et par une nouvelle identification générique. Par la mise à distance des genres, il re-crée de l’émotion pour des spectateurs trop habitués à l’académisme et à des œuvres mièvres parfois dénuées de sens, qui sont légion sur les toiles.