Mélancolie de l’anatomiste
1Pour qui veut réfléchir à la place qu’occupent les images anatomiques dans l’œuvre de Nicolas Bouvier, Le Poisson-scorpion offre un terrain d’enquête privilégié. Au chapitre V, s’effectue une première plongée à l’intérieur du corps, lorsqu’un symptôme amène le narrateur à consulter les médecins d’un dispensaire de Ceylan :
Avant-hier matin comme je mangeais mon pain je me suis aperçu que c’était lui qui me mangeait la bouche. Le sang cognait dans les gencives enflées en dessinant la bordure de chaque dent, le parcours de chaque nerf comme dans une esquisse vésalienne.1
2L’observation de l’intérieur de la bouche, où le sang dessine des traits comme dans une « esquisse vésalienne », est le point de départ d’une exploration plus vaste, celle du dispensaire et de ses pensionnaires, qui deviennent les compagnons du narrateur. L’établissement est présenté comme une « petite cour des miracles » où l’on s’amuse en fin de journée à projeter les radiographies grâce à un épidiascope2. C’est un défilé de poumons abîmés, une danse macabre relatée sur un ton enjoué. Le clou du spectacle est atteint quand vient la radiographie des poumons du narrateur – en très bon état –, ses « vraies pompes à air de riche », qui déclenchent une véritable ovation. L’épisode tout entier souligne la conscience d’une humanité partagée par-delà les différences ethniques et culturelles – ou en deçà d’elles, dans l’évidence d’une universalité de l’anatomie. Bouvier donne un traitement comique à une scène collective, qui s’achève de manière moins tonitruante, sur une tonalité pathétique, par le resserrement sur la figure bien singularisée d’un voisin de chambre, un astrologue pour chevaux, dont le thorax a été défoncé par une jument, et qui vient mourir dans ce dispensaire. Un homme meurt, certes, mais pas seul : le passage s’achève sur l’idée réconfortante qu’une infirmière lui aura fermé les yeux.
3Dans ce passage, l’expression liminaire « esquisse vésalienne » introduit le thème anatomique mais aussi un mode d’écriture : elle fonctionne dans l’extrait comme un embrayeur initiant une scène qui se donne elle-même à voir comme une esquisse, comme une peinture au trait léger qui fait cependant ressortir des lignes de force. Ce que fait Bouvier dans le récit est bien le croquis de « croquants », pour reprendre le mot du narrateur. « Croquants », « rongés », « tousseux et édentés », plus loin comparés à une escorte de mouches ou à « une famille de bolets bouffés par les limaces », les dents et le grignotage sont décidemment omniprésents. Le style rapide et acéré, donnant l’impression d’une négligence calculée, est d’abord repérable aux réactions des personnages, réduites au strict minimum, à l’expression la plus rudimentaire de la joie du spectacle, l’onomatopée :
Nous étions tous là à jouir du spectacle, à voir défiler fressures et anatomies ravagées avec des « oh ! » des « ahh ! », des « chut ! », excités et rigolards comme au cinéma.3
4Même réduction aux détails essentiels dans les phrases nominales qui construisent le portrait haché du médecin indien se penchant sur lui :
Revenu à moi, déjà bordé dans un lit propre, un visage sombre et préoccupé, peau à larges pores, penché sur le mien. Stéthoscope, lunettes à double foyer dans lesquelles l’image de la chambre me parvenait inversée portée sur une sorte de houle.4
5Enfin, dans la bouche de ce médecin, même la langue anglaise est « découpée » :
Entendu une voix qui disait, chaque syllabe détachée comme des sous tintant dans la poche « Ne-ver-think-you-are-a-lone » (…).5
6Ce goût du trait rapide, de la recomposition du sujet en unités fondamentales remarquables, confinant au grotesque sans jamais se départir d’une forme de légèreté, est certainement une marque du style de Bouvier, que l’on saisit particulièrement dans les moments où sont évoqués les corps des personnages. On pourrait multiplier à l’envi les exemples tirés de L’Usage du monde : le portrait du médecin Paulus, par exemple, celui du capitaine de la prison de Mahabad ou, sur un mode plus contemplatif, l’évocation d’une jeune fille qui se lève la nuit pour boire de l’eau et qui ne se sait pas observée par Nicolas.
7Cependant le choix de l’expression « esquisse vésalienne » intrigue. Le décalage qui s’instaure entre le contexte picaresque du dispensaire à Ceylan et la référence savante à l’œuvre vésalienne résonne de manière ironique. Surtout, les deux termes qui la constituent semblent oxymoriques, dès lors qu’on pense aux gravures qui accompagnent l’œuvre maîtresse de Vésale. Loin de l’art de l’esquisse, ces dernières s’imposent par leur perfection formelle et sont étrangères à toute idée de légèreté. Le gros in folio de plus de 700 pages, paru à Bâle en 1543 sous le titre De humani corporis fabrica libri septem (Les sept livres de la fabrique du corps humain), vise l’exhaustivité, le rendu le plus minutieux, l’objectivation la plus totale du corps humain, représenté dans chacune de ses parties. Le père de l’anatomie moderne, médecin flamand entré au service de Charles Quint, consacre les deux premiers livres de son traité – qui constituent près de la moitié du volume – aux deux composants essentiels du corps : le squelette, puis les muscles. Bouvier voudrait-il être un Vésale au trait léger ? Dans la mention de Vésale, ce n’est pas simplement l’idée de la précision scientifique qu’il faut entendre mais déjà un point de vue sur les rapports du corps et de l’intériorité.
Le travail de l’iconographe
8Que les images vésaliennes ne soient pas à proprement parler des esquisses, Bouvier le sait, lui qui, dans son travail de photographe et d’iconographe, a très tôt été concerné par les images anatomiques. Dès février 1956, répondant à une commande de l’OMS, il travaille à la collecte d’images sur l’histoire de l’œil. Il contribue aussi, en tant que documentaliste, à une série d’ouvrages sur l’histoire des sciences et de la technique, notamment au volume sur l’histoire de la médecine, dont le texte a été écrit par Jean Starobinski, paru en 1963 dans la collection « Découverte de la science »6. La mise en page de cette collection, qui vise le grand public, est confiée au graphiste Erik Nitsche. Elle est très innovante, plus « décorative » que véritablement documentaire, déplorera Jean Starobinski7. Le choix des images et la mise en page mettent l’accent sur l’insolite, le détail incongru. Une certaine fantaisie ressort de ce travail. Ainsi les tables chronologiques présentées en colonnes sont assorties d’illustrations sans rapport nécessaire avec la période envisagée et autorisent toutes les projections imaginaires : on y voit défiler, comme dans une collection de figurines, une prothèse qui ressemble à une armure, une représentation du réseau des veines et artères se déployant comme une algue, une planche d’anatomie gynécologique, puis des écorchés imités de Vésale.
9Enfin cet intérêt pour les images médicales était au cœur d’un projet de livre avec Jean Starobinski, constamment relancé mais inabouti : un livre sur la condition corporelle, prise dans un sens large, mêlant poésie et philosophie, auquel Le Corps, miroir du monde. Voyage dans le musée imaginaire de Nicolas Bouvier8est venu donner une forme posthume. Dans sa préface, Jean Starobinski explique que les deux hommes s’étaient partagés la tâche. Lui devait prendre en charge les discours sur le corps venus de la littérature et de la philosophie, en privilégiant ceux qui traitaient des sensations de cénesthésie (vertige, nausée, frisson), notion sur laquelle il avait élaboré un cours à l’Université de Genève. Quant à Nicolas Bouvier, il collectionnait les images pour proposer des « mises en scène imaginaires des corps matériels » : écorchés, postures de squelette. Le plan du livre semblait déjà esquissé, et c’est à partir de lui qu’a été élaboré Le Corps miroir du monde, dont Pierre Starobinski a supervisé l’édition. L’ouvrage reprend en bonne partie des images anatomiques déjà utilisées dans L’Histoire de la médecine et qui sont par ailleurs commentées dans le film de Patricia Plattner, Le Hibou et la Baleine9. Il donne un aperçu de la collection d’images anciennes que possédait N. Bouvier, photographies (négatifs ou tirages) d’in-folio anatomiques et chirurgicaux, publiés pour la plupart entre les XVe et XVIIIe siècles. De cette collection, qui constitue une cartographie du corps humain, ressort le goût de Bouvier pour la théâtralité des mises en espace et des postures. Dans l’article qu’elle a consacré au fonds iconographique de Nicolas Bouvier, Sabina Engel10 en résume les qualités esthétiques primordiales : « la force du trait », l’« exaspération de la représentation du sujet » et « l’extravagance formelle ».
10Sur ces images anatomiques, qui opèrent la rencontre du mort et du vif par une mise en scène où les corps disséqués sont présentés comme des vivants, se greffe volontiers une certaine mélancolie. Dans un cahier préparatoire, des notes manuscrites de Bouvier invitent à une telle lecture. Sous le titre, s’étalant sur une double page, « Le corps est pour le meilleur et pour le pire l’image du monde », on lit dans la colonne de droite, consacrée à la Renaissance en Occident : « a) l’orgueil du corps (Cellini, Vinci) b) la mélancolie de la dissection - le « temple du corps ouvert, la crainte l’inquiétude s’installe ». Un peu plus bas, en gros caractères apparaissent les noms de Vésale et de Charles Estienne.11
Lecture mélancolique de l’image
11Il y a, à vrai dire, une grande diversité de styles dans la collection iconographique de Bouvier. Les images anatomiques occidentales n’en constituent qu’une partie. On le sait, Bouvier s’intéresse également aux représentations anatomiques dans les civilisations d’Extrême-Orient, qui font du corps un cosmos, immédiatement relié à l’univers par un système d’analogies. Cette variété exprime autant d’émotions possibles devant le corps anatomisé. Mais c’est bien la tradition iconographique contemporaine ou héritière de Vésale qui inaugure l’association entre anatomie et mélancolie. Quelques exemples signifiants par leur récurrence dans l’œuvre de Bouvier, montrent qu’une lecture mélancolique est en effet toujours possible.
12Au médecin Charles Estienne12, associé au chirurgien et dessinateur Etienne Rivière, Bouvier emprunte plusieurs images13. Il semble avoir une prédilection pour les anatomies féminines dont la découverte, dans les pages d’un livre, reste associée au souvenir tactile d’une humidité (le nom même de Rivière n’est pas anodin), chargée de connotations sexuelles.
Et je n’ai pas oublié le jour où, ouvrant le traité d’anatomie de Rivière, publié par Estienne (1545), volume quasiment neuf légué à la bibliothèque en 1715, et jamais consulté parce que déjà jugé caduc et libertin à cause de superbes femmes à chignon élégamment éviscérées, j’en avais décollé les pages avec un léger chuintement, l’encre, quatre siècles après l’édition, n’étant pas sèche.14
13Au fil de ces pages, les corps féminins ouverts s’inscrivent dans le cadre d’une chambre, dotée de tissus opulents, et se prêtent de bonne grâce au regard. L’érotisme des positions (buste renversé, jambes à demi-écartées) est manifeste. Par des gestes de deixis ou par un regard, le sujet disséqué semble se prêter au jeu de la démonstration, voire coopérer au projet scientifique.
14La recherche d’un plaisir dans des images a priori macabres apparaît, d’une manière plus radicale encore, mais sur un mode grotesque, dans une gravure tirée d’un traité chirurgical de Hans von Gersdorff, datant du début du XVIe siècle15. L’image intitulée « L’homme des blessures » nous montre le corps quasiment nu d’un homme, frappé sur toute sa surface par différentes armes et objets contendants, masse, boulet, épée, lances, flèches etc. L’image est censée donner un aperçu synthétique des diverses lésions qu’un chirurgien pourrait avoir à traiter selon les armes employées. Mais l’invraisemblance de ce corps pénétré de toutes parts, et pour ainsi dire accessoirisé, le sadisme échevelé que l’image exhibe, viennent parasiter sa visée utilitaire. Dans cette carnavalisation de l’horreur, l’effroi est dominé par le rire.
15Une stratégie tout aussi ambivalente de mise à distance de la peur est permise par la couleur dans l’estampe. Bouvier a dit à plusieurs reprises son goût pour les planches de Gautier d’Agoty dans la Myologie complète en couleur16, qui, grâce au procédé de l’aquatinte, nimbe les corps disséqué d’une sorte de halo, de brume, et plonge l’observateur dans une rêverie presque fantomatique. En contemplant « L’ange anatomique », reproduit dans le texte de 1985 intitulé « Les rêves du corps », nous saisissons à la fois la chair et la transparence d’un sujet féminin qui apparaît dans une atmosphère très obscure, légèrement voilée, propice à l’onirisme. Les couches myologiques de la nuque au sacrum sont réclinées et donnent l’impression de se métamorphoser en un somptueux vêtement rouge ou en « ailes », comme si la jeune femme disséquée était arrachée aux réalités organiques pour participer d’un « autre monde ».
Le rire de l’écorché
16Cette projection par l’observateur d’une pensée mélancolique sur des corps anatomisés, les planches dessinées par Jan van Calcar pour la Fabrica et l’Epitome de Vésale nous y invitaient déjà en tenant, de manière plus explicite, un discours sur la mélancolie de l’homme disséqué.
17Un écorché dont les tendons et les muscles réclinés pendent lamentablement, tels des haillons, se retourne pour contempler dans un regard nostalgique le paysage bucolique dont il est irrémédiablement séparé17. Un squelette laboureur, dont se souviendra Baudelaire, s’appuie sur sa bêche, lève le crâne vers le ciel et semble dire : « Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné »18 ? Un autre squelette, devant un tombeau, médite sur la mort, la main droite posée sur un crâne, son propre crâne soutenu par la main gauche, dans une posture qui, depuis Dürer au moins, caractérise la mélancolie ; sur le tombeau est gravée l’inscription « vivitur ingenio, et caetera mortis erunt »19. Ce sont plus souvent les images d’un imitateur de Vésale, le graveur et imprimeur Thomas Geminus, que l’on trouve dans les livres illustrés de Bouvier20. Dans la Compendiosa totius anatomiae delineatio aere exarata21, publié à Londres en 1545, souvent confondue par la suite avec l’œuvre de Vésale, Geminus s’inspirait des planches dessinées pour la Fabrica, en n’hésitant pas à les priver des explications anatomiques et en surdéterminant l’allégorisme des images par l’ajout de symboles.
18Dans ces images vésaliennes, une forme d’humour noir se superpose, comme un commentaire, à la fonction didactique. Le corps se dépouille mais l’esprit reste attachée aux os. On peut voir dans cette ironie la protestation ultime du dessinateur Jan van Calcar – auquel Vésale a nécessairement donné son aval – contre la violence faite à des corps dont tout chrétien espère la résurrection. Au XVIe siècle, la tension reste forte entre, d’une part, la prétention nouvelle à l’objectivation du corps dans l’anatomie scientifique, et d’autre part, une conception du corps comme « temple de l’âme ». Cette dérision peut également être interprétée comme une réaction à la terreur du supplice qu’inspirent ces corps écorchés et démembrés. Rappelons ici que le premier écorché fut le satyre Marsyas, qui rivalisait avec Apollon et prétendait jouer de la flûte mieux que le dieu des arts. Ayant perdu la compétition, dont les muses étaient les juges, il fut puni de son audace par celui qui est aussi le dieu de la médecine, et condamné à l’écorchement22.
19Si ces images anciennes, qui mettent en scène les corps disséqués, disent la conscience aiguë que la mort est toujours dans le vif, toujours déjà là, même dans le corps le mieux « fabriqué », elles signalent aussi, par leur récurrence dans l’œuvre de Bouvier, que l’excitation du regard est plus grande que la peur que ce coup d’œil pourrait susciter. C’est en quoi je retrouve dans « l’esquisse vésalienne » du Poisson Scorpion l’écho du rire noir de la mélancolie, une affectation de détachement, une revendication paradoxale de légèreté qui accompagnait bien des ouvrages anatomiques.
L’écriture au scalpel
20Curiosité anatomique et mélancolie ont donc parties liées, depuis les débuts de l’anatomie scientifique en Europe. Mais le geste qui consiste à associer une réflexion sur la mélancolie et la démarche anatomique, comprise cette fois comme tentative de compréhension et d’épuisement d’un objet, c’est l’ouvrage de Robert Burton, The Anatomy of Melancholy (1621)23 qui l’inaugure. Je ne sais pas si cet ouvrage, fondamental en Angleterre mais dont la réception fut tardive dans l’Europe francophone, était connu de Bouvier. Qu’il ait été un très bon angliciste (on se souvient que, dans Le Poisson-scorpion, le narrateur lit Montaigne, faute de mieux, dans la traduction de John Florio) ne suffit pas à le garantir. Il est possible, cependant, qu’il ait connu la thèse de médecine de Jean Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 190024, qui ménage une place décisive à Burton.
21L’écriture au scalpel et le sens de l’autodérision peuvent en effet rappeler le masque comique de Burton, celui de « Démocrite Junior ». Burton, explique Starobinski, est le premier érudit à faire explicitement du philosophe abdéritain un mélancolique, et non plus seulement, comme c’est le cas chez Montaigne, l’incarnation d’un rire de dédain face aux accidents du monde, auquel s’opposent les larmes d’Héraclite. Démocrite, rappelle Burton, écrivait, entouré des cadavres des animaux qu’il avait disséqués, parce qu’il cherchait à trouver dans leurs entrailles le siège de la mélancolie. Il manie donc à la fois le scalpel et la plume. Démocrite devient pour Burton une figure du mélancolique par excellence auquel est associée, dans sa longue préface, la métaphore du théâtre : il s’abandonne « à l’amer plaisir de la dérision » devant le spectacle du monde auquel il participe aussi. Bouvier diffère cependant de Burton par bien des points : il n’est pas un sédentaire comme l’était l’érudit d’Oxford, pas plus qu’il n’a le goût des citations savantes qui saturent le texte de Burton. Bouvier aurait plutôt le sens de la citation suggestive qui invite à la rêverie. Mais une même sensibilité au lien étroit qui unit la mélancolie et le sentiment de la théâtralité du monde, comme du corps, mérite d’être relevée.
22Bouvier fouille, à son tour, mais à l’intérieur de lui-même, dans un poème du recueil Le Dehors et le Dedans, intitulé Le Transit de Saturne25:
De la nuit à la nuit je fouille la montagne
ombres m’entendez-vous ?
m’entends-tu l’imposteur ?
m’entendez-vous creuser ?
j’en atteindrai le cœur
où le rire et le sel ont la même saveur
j’en atteindrai le cœur et le ferai sauter
23Atteindre le cœur de cette montagne, où le rire et le sel des larmes se confondent, c’est bien atteindre un siège possible de la mélancolie, et vouloir parfois le faire voler en éclats.
24Dans les récits de l’expérience de son corps, souvent malade, Bouvier reste fondamentalement un européen : prédomine une conception du corps enveloppe, qui se pense toujours en fonction du « dehors et du dedans », et qui est susceptible de s’évider26. La Fin du Poisson scorpion en témoigne. Les radiographies du dispensaire offraient le premier spectacle public. Le spectacle final revient au « dernier enchanteur », qui donne son titre au chapitre XX. Le narrateur éprouve une violente déception devant le numéro d’un avaleur de sabres, qu’il avait d’abord pris pour un lanceur de couteaux. Au lieu de lancer habilement des lames, l’homme se les enfonce dans le cou et la nuque, sans qu’une goutte de sang n’apparaisse. L’inversion du geste attendu provoque une colère rentrée :
J’osais à peine tourner la tête comme si les canifs de ce Juda étaient fichés dans ma nuque, je pissais mentalement sur la tombe de sa mère tout en sentant mon esprit s’obscurcir. J’aurais bien voulu pleurer.27
25Entravé dans ses pensées, le narrateur se blesse contre un poteau. Ce n’est qu’alors, lorsque la peau de son visage s’entrouvre, faisant passage au sang, qu’il éprouve un sentiment de libération. Avec cette hémorragie bien réelle coïncide l’écoulement de l’humeur noire accumulée, comme une lie, dans une forme de purgation qui initie une « retour à la vie » :
Les larmes sont lentes à venir, le sang, lui, fait moins de manières. Je passai la main sur mon visage ruisselant, m’arrêtai pour lécher mes paumes – c’était délicieux et salé – et poursuivis mon chemin en laissant derrière moi une trace gluante comme les insectes moribonds que j’avais si souvent vus sur mon mur. Moi je commençais à revivre : j’avais touché le fond, je remontais comme une bulle. Cette tête enfin ouverte se vidait comme en songe de tout le noir mirage qui y pourrissait depuis trop longtemps. Je ne veux plus nommer aujourd’hui toute ce qui s’en est, en un éclair, échappé pour s’abolir en silence.28
26Refus, donc, de nommer ce « noir mirage » qui se dissipe, s’abolit. La mélancolie a partie liée avec l’innommable29. Peut-être est-elle plus facilement « montrable ».
L’ossature de l’existence
27La prégnance d’un imaginaire anatomique dans l’écriture de Bouvier se mesure enfin au fait qu’il ressurgit dans bien des moments où ni la dérision, ni la noirceur mélancolique n’ont a priori leur place. Ainsi l’expérience du bonheur et du sentiment de légèreté qui l’accompagne – une légèreté qui ne serait pas compensatoire, cette fois-ci – se dit dans un lexique anatomique. C’est le cas dans un passage très marquant de L’Usage du Monde, à la toute fin de la section intitulée « La route d’Anatolie ». Nous sommes à l’Est d’Erzurum, sur une piste déserte. La voiture est arrêtée au milieu de la nuit. Sur le réchaud, on fait bouillir de l’eau pour le thé ; on devine « les yeux phosphorescents de renards ». Nicolas et Thierry parlent en fumant.
Puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour.30
28Les souvenirs sont voués à devenir des corps morts. C’est sans doute bien malgré lui que Bouvier fait résonner pour moi la polysémie de « corps mort » : le cadavre bien sûr, mais aussi, dans le lexique nautique (le « corps-mort », avec un tiret), une masse de béton déposée sur le fond marin qui permet de retenir le coffre flottant auquel est amarré le bateau, et donc un objet caché qui permet de fixer ce qui est mobile. Cet instant de bonheur fait l’objet d’un commentaire dans un énoncé presque sentencieux, très « classique » dans sa facture, qui rappelle celle des moralistes. La phrase clôt le chapitre :
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.31
29L’« ossature de l’existence » est comme l’« esquisse vésalienne », une formule presque paradoxale, tiraillée entre le palpable et l’impalpable. L’ossature du corps biologique, nous la connaissons, nous la sentons sous la peau. Mais qu’en est-il de « l’ossature de l’existence » ? Pour Bouvier, elle est ce qui donne à notre vie sa forme secrète et sa beauté. Sa dignité, sans doute aussi. Elle est ce qui la soutient et qui permet donc de continuer de vivre. Mais l’ossature de l’existence, c’est aussi, ce qui, pour d’éventuels paléontologues, restera de nous quand nous serons dans la terre. Ce ne sont pas les traces des institutions sociales – famille, carrière et postérité – qu’il s’agit de retrouver, ce sont les traces, consignées par l’écriture et donc partageables, de moments évanescents : en l’occurrence ici la sensation de faire un avec le monde environnant.
30Ces instants sont difficilement communicables, qui se solidifient dans l’après coup. Ils sont d’autant plus solides et saillants dans le souvenir qu’ils sont rares et fragiles dans le moment de l’expérience. « L’ossature de l’existence », ce n’est donc pas un squelette dont on hérite, le squelette du déterminisme biologique ou social. C’est pour Bouvier un squelette qu’il se donne avec l’aide du hasard sans doute, un squelette – mélancolique peut-être – dont il invente les lignes et les articulations, une « fabrique » pour reprendre le mot de Vésale, une recomposition libre de soi.